Longtemps l’eau de pluie fut une ennemie. Il convenait de la mépriser, de la considérer tel un déchet à évacuer au plus vite. Hors de notre vue ! Toit, gouttière, caniveau, égout, et enfin tuyaux, la pluie n’existait pas en ville. Elle nous tombait dessus, ruisselait sur la peau en macadam et gagnait la rivière quelques heures après, vite. Depuis quelques années, ce n’est plus pareil. Dans notre beau pays où les choses mettent du temps à changer du tout au tout, la pluie est désormais dans les bouches des maires l’égale de l’arbre et de la piste cyclable : il faut lui faire de la place, l’accueillir car d’elle dépendra notre adaptation au réchauffement climatique. Comment ? En dés-ar-ti-fi-cia-li-sant, nouvelle formule des colloques et des tables rondes. Libérer le sol de sa gangue d’enrobés pour que l’eau l’imbibe, y percole jusqu’à abreuver des arbres qui, en été, feront de l’ombre. Avec par-dessus le marché la certitude qu’ainsi désigné comme éponge à pluie, le sol saura utilement éviter les inondations. Il était temps de savoir ce qu’il en est réellement avec des gens de l’art, réunis lors de la seconde journée de la si mal nommée Journée mondiale des sols (JMS) – car elle dure huit jours ! David Ramier, chercheur en hydrologie urbaine au Céréma, Laure Vidal-Baudet, professeure en agronomie urbaine à l‘Institut Agro Rennes-Angers, Jean Guiony, cofondateur de l’Institut de la Transition foncière et Philippe Bataillard, chimiste du sol au BRGM ont discuté une heure trente durant de la relation complexe unissant l’eau, les sols et la ville.
Une lente maturation
« Ça prend toujours du temps, parce que ça implique des transformations de l’aménagement, » démarre David Ramier. L’eau et la ville, cela ne fait guère qu’un quart de siècle qu’on en parle depuis qu’au début des années 1990 la ville de Douai, confrontée à une série d’inondations, épaulée par une association devenue référence en Europe, Adopta, a écorché un boulevard et une place afin que l’eau de pluie pénétrât plutôt qu’elle ne s’accumulait. « Il y a depuis une prise de conscience, et maintenant, il y a les problèmes environnementaux, le changement climatique, la pollution, des problèmes un peu plus prégnants qui font que les gens se mobilisent sur ce sujet. » Il était temps. Les abats d’eau brutaux du temps qui change entraînent une saturation ponctuelle des réseaux qui a de bonnes chances de s’installer, vu l’évolution du climat. Deux solutions pour les élus : mettre des tuyaux plus gros, ce qui a un coût considérable, ou aider ceux-ci par une « solution fondée sur la nature », une bien belle formule pour parler du bon sens. « L’approche de l’eau en ville est en train de changer, » estime David Ramier. « L’idée aujourd’hui est plutôt de la gérer sur place et de la retenir. C’est le concept de ville éponge, où on gère l’eau sur place, éventuellement pour la réutiliser pour la végétation. Il y a aussi l’idée de rendre l’eau apparente pour faire prendre conscience aux gens des enjeux qui y sont liés. » Le paradigme change, dit le « sachant » lorsqu’il veut écraser le béotien sous le poids considérable de sa maîtrise du sujet. Les agences de l’eau s’en tiennent à une plus modeste « gestion de l’eau à la parcelle », pour dire, en gros, que la maison, le quartier, la rue, l’immeuble, absorbe d’abord l’eau de pluie qui lui coule dessus avant que le réseau ne s’en occupe.
Des arbres, donc de l’eau, donc, des sols
L’argument majeur est aujourd’hui la végétalisation des villes, car on redécouvre, à l’aune des canicules, que des arbres font plus d’ombre en plein soleil qu’un banc design scellé sur une place tout en marbre. « Jusqu’à il y a une vingtaine d’années, l’arbre était considéré en ville surtout pour son côté ornemental. C’était finalement la seule fonction qu’on lui prêtait, bien que quand même, à la fin du XIXe siècle, quand les grandes avenues ont été développées, l’idée fût d’hygiéniser la ville pour aérer la ville et planter des arbres le long des avenues, » rappelle Laure Vidal-Baudet. « L’impression que l’on a aujourd’hui, c’est qu’effectivement, les villes redécouvrent que le végétal peut avoir un rôle important pour le bien-être des habitants et avoir ce rôle multifonctionnel dans le rafraîchissement du climat local pour les populations vulnérables. Mais pour que l’arbre puisse jouer ce rôle de rafraîchissement, il faut qu’il puisse transpirer, et donc pour qu’il transpire… » il lui faut de l’eau. Qui lui tombe dessus directement, comme à la campagne. Un arbre vit d’autant mieux qu’il est arrosé par la pluie plutôt que par la camionnette-citerne du service des espaces verts ; l’écologie, c’est décidément l’art d’enfoncer les portes ouvertes.
Une autre porte apparaît, elle est un peu plus difficile à ouvrir, c’est le sol : un arbre a besoin d’eau pour grandir, or, l’eau, l’arbre la puise au moyen de ses racines, qui ont besoin de suffisamment de sol pour s’épanouir. Y a-t-il donc suffisamment de sols en ville alors qu’elle se dit prête à multiplier les « forêts urbaines » ? « On dit souvent que le volume racinaire d’un arbre correspond au volume de sa partie aérienne, de son houppier, mais en fait on s’aperçoit que les racines peuvent prospecter un espace qui est beaucoup plus grand que le houppier que l’on peut avoir en surface. » Il en faut donc, du volume. Souvent, les arbres vivotent dans un petit mètre cube de terre recouvert d’une grille. Il en faudrait dix à vingt fois plus, d’autant que de plus en plus souvent, les maires, soucieux de montrer à leurs administrés le bon usage du fruit de leurs impôts locaux, plantent des arbres déjà grands, bien visibles, qui sont par nature plus fragiles et exigent bien plus de terres que des tout-petits.
On ne connaît pas les sols des villes
Cependant, il n’y a pas que le volume de sols qui compte, il y a aussi sa qualité. « Un sol doit fournir des éléments nutritifs, il doit donc être relativement riche en matière organique. Il doit aussi être capable de faire circuler l’eau, grâce à une bonne porosité : il ne doit donc pas être compacté, tassé. »
Avant donc d’imaginer couvrir boulevards et avenues d’arbres immenses, il ne serait pas inutile de connaître la nature des sols cachés sous la voirie. C’est là qu’est l’os, justement car selon Laure Vidal-Beaudet, « la ville est une tache blanche dans laquelle le pédologue n’est toujours pas rentré. Si on a des informations sur les sols en ville, c’est par le biais d’opérations ponctuelles où il y a eu la volonté d’avoir un peu une cartographie des sols en place sur un petit espace, un petit projet. » N’en soyons pas surpris : la France a du mal à constituer un portefeuille de cartes d’usages des sols à une échelle inférieure au 1/250 000, au mieux au 1/100000e, alors vous imaginez bien que les villes, où les sols sont invisibles… « Voilà pourquoi mon équipe travaille à mettre au point une méthode de cartographie des sols au dix-millième, parce qu’on a besoin quand même d’être précis en ville pour pouvoir prendre des décisions en termes d’utilisation des sols, dans le cadre par exemple de la loi ZAN. » Une cartographie qui tient compte des facteurs classiques de discrimination des sols, auxquelles est ajouté le facteur anthropique de la dénaturation des sols.
Des polluants jusque-là cachés
Ce dernier a un impact visible – la compaction, l’absence d’horizons, certaines couleurs, il en a un qui ne vient jamais dans les discussions lorsqu’on aborde le sujet de la désimperméabilisation : la pollution. Car après tout, le sol en ville est finalement réduit à l’état de soubassement du trottoir alors que sous la chaussée, c’est un sol rapporté, conçu exprès pour être capable de supporter le poids des véhicules. Philippe Bataillard : « En ouvrant la croûte étanche, le risque est d’aller finalement trouver des contaminations qu’on avait pu, qu’on avait dû laisser enfouies parce qu’on n’avait pas su ou voulu dépolluer. Sous des matériaux imperméables peuvent se trouver confinés des polluants qu’on a oubliés, » faute d’une cartographie précise et, tout simplement, à cause d’une mémoire sélective. Compte tenu de l’histoire des villes, des constructions et réaménagements, des changements d’usages, il est hasardeux de faire des généralités : il n’y a pas deux bouts de sols pareils. Du point de vue du chimiste, « les sols en ville sont très hétérogènes. En l’espace d’un mètre, on peut avoir un sol avec des propriétés complètement différentes parce qu’il y a eu des actions anthropiques différentes qui ont fait qu’ici on a raboté des sols, là-bas on les a déplacés, à côté on en a ramené d’autres, il y a eu des activités industrielles au cours de l’histoire qui font que les sols n’ont plus rien à voir avec des sols qu’on pourrait qualifier de naturels. » Sauf dans les centres-villes, les cœurs historiques, ou il y a peu de changements, en périphérie les sols ont été très remaniés. L’ère industrielle et ensuite l’après-guerre ont profondément modifié les paysages. « L’étalement de la ville à partir des années 1950 a eu un impact très très important. Il y avait besoin de loger les gens, alors on a eu la super idée de construire des grandes barres avec des espaces vers tout autour. Après, on s’est rendu compte que ce n’était pas forcément la meilleure solution, et dans les années soixante, l’idée de Pompidou avait été de dire qu’on allait permettre aux gens d’être propriétaires de leur maison sur un petit bout de terrain. D’où l’étalement urbain et la construction de lotissements qui ont imité ce qui se faisait aux États-Unis. C’est à partir de là que la consommation et l’étalement de la ville sont devenus très très importants, avec des remaniements plus ou moins forts. » Comme l’eau et les sédiments, les sols sont la mémoire de nos vies. Un coup de tarière en ville vous dévoile une chronologie, celle de l’histoire, les changements de nos économies, de nos manières de produire, d’habiter, de se déplacer.
Soulevez le macadam, et, dans une ville comme Tours, vous ouvrirez une boîte noire épaisse de 8 à 12 mètres… de sols qui ont connu toutes les évolutions. « Nos villes sont marquées par des contaminants, les voitures émettent des polluants, on a eu des industries, on a eu des cheminées d’usines, on a des cheminées de particuliers, » il y eut dans le passé des boucheries et des tanneries, des ateliers sidérurgiques et des usines d’explosifs, des dépôts de déchets et des teintureries, des chemins puis des autoroutes qui ont imprégné le sol Jusqu’à nos jours. Des boîtes de Pandore. « Il y a donc dans les sols urbains des contaminants immobilisés. Or, sur un revêtement étanche, seules 10 % des eaux traversent la route, 90 % ruissellent sur les côtés. Personne n’est au contact du matériau, des contaminants, il n’y a pas non plus d’émanations de gaz. Or, si on change l’usage du sol en le découvrant, tout change. On se retrouve potentiellement… contaminés. » Le danger existe, le risque est faible, d’autant que la loi est bien faite. Un sol découvert pour le bonheur des enfants d’un futur jardin public sera soumis à une batterie de tests chimiques assez « ceinture et bretelles » pour reprendre le mot de Philippe Bataillard.
Le sol est-il un dépolluant ?
On va nous dire anthropocentré, car après tout, une fois découvert, le sol de la ville jouera sa fonction d’éponge à eau. Celle qui lui tombe du ciel, qui n’est déjà pas d’une pureté de diamant compte tenu de la pollution de l’air (dioxydes d’azote venant des engrais, microparticules et dérivés d’hydrocarbures issus des voitures etc.), se charge encore un peu plus en circulant sur les tuiles et le macadam. Avant, les tuyaux l’amenaient à la rivière, désormais, elle arrivera directement sur les sols. Qui non seulement risquent bien d’être contaminés à nouveau, et ensuite, de transmettre leurs polluants aux milieux naturels et en définitive, aux nappes phréatiques. D’autant qu’en circulant dans le sol plutôt que dans un égout, l’eau de pluie est susceptible de mobiliser, comme disent les chimistes, les polluants déjà présents.
À moins que le sol ne soit à même de se dépolluer lui-même ? Après tout la vie, les micro-organismes, les plantes elles-mêmes sont connues pour « abattre » de la pollution. « On sait que certains polluants se dégradent mieux en conditions oxydantes, avec les bactéries, la rhizosphère, les exsudats racinaires. En labo, on peut ainsi augmenter la dégradation des hydrocarbures. Il faut que le polluant soit biodégradable. » Ce n’est pas le cas des polluants organiques persistants comme les PCB et les pesticides des années 1960 à 1980, quasi indestructibles. Les pesticides actuels et les HAP se dégradent en des éléments différents, plus ou moins toxiques. Les métaux lourds, eux, ne se dégradent pas. Ils sont chélatés (emprisonnés), ou stockés dans certains tissus des plantes, ils ne sont jamais modifiés.
Ma vision es choses, pour @Marianne.
Un DPE sols en ville ?
Autre conséquence de ce retour de l’eau en ville, le prix de la ville. Ouvrir la chaussée, créer des jardins de pluie, des noues végétalisées, partout des espaces où l’eau va pouvoir percoler, cela pourrait prendre de la place sur un foncier compté. Jean Guiony voit pourtant cela comme une opportunité : « Il y a 17 millions de Français qui vivent dans des zones inondables, et cela fait une quinzaine d’années que les villes tiennent plus ou moins compte de la circulation de l’eau, des bassins-versants où elles se trouvent, pour leurs besoins d’aménagements. On a encore des progrès à faire là-dessus. Avec le ZAN, cette question de l’eau est devenue une opportunité, puisqu’on est en train de comprendre qu’on sait produire des logements pas forcément neufs mais nouveaux, qu’on sait faire de la réhabilitation, de la restructuration. On invente des méthodes d’urbanisme nouvelles pour protéger d’abord ou restaurer des sols. C’est un urbanisme de recyclage, pour de l’intensification foncière (les mêmes bâtiments vont faire plusieurs usages). » Cependant, on ne se sort pas d’une vision surfacique. « C’est vrai qu’il faudrait commencer à prendre en compte la qualité des sols pour l’hydrologie des villes, ce qui compliquera la révision des PLU et des SCOT, et risque de rendre plus cher encore le foncier. Dans sa définition de l’artificialisation, la loi Climat et Résilience a essayé de passer d’une vision purement surfacique – la consommation d’espaces naturels, agricoles ou forestiers, à une vision portée justement sur la dégradation des fonctions. Mais en définitive, la loi ZAN demande une planification qui oblige à repasser à une vision un peu surfacique puisqu’on demande aux SRADDET, aux SCOT et aux plans locaux d’urbanisme de répartir des enveloppes d’aménagements calculées en hectares.» L’Institut de la Transition foncière travaille avec l’Office français de la biodiversité à un DPE propre aux sols. « L’idée serait que dans chaque cession immobilière ou foncière, il y ait un diagnostic de la qualité des sols, avec un carottage a minima. Si l’on met sur le marché un terrain qui n’est pas dans un bon état, le prix s’en ressentira, comme, en théorie, un bien classé G selon le DPE (au demeurant très critiqué par ses biais de jugement) vaut aujourd’hui moins cher qu’avant. Demain une décote pédagogique ? « Aujourd’hui, vous pouvez vendre un sol qui vous appartient et même faire une plus-value dessus après l’avoir considérablement dégradé, si personne ne s’est plaint de votre action. Donc, il n’y a pas de responsabilité et il n’y a pas de coût à mal faire, c’est-à-dire que le marché ne prend pas du tout en compte un signal de dégradation des sols. Avec un DPE sol, cela pourrait changer. » Le tout étant de savoir ce qu’on met dedans. Potentiel hydrique ? Niveau de biodiversité ? Quantité de carbone stocké ?
L’essentiel serait déjà que l’on se mette d’accord sur les mots. Bien nommer, c’est essentiel. Laure Vidal-Beaudet a une proposition : ne plus parler de désartificialisation, mais de descellement. Car retirer le macadam ou abattre un immeuble ne suffit pas, on l’aura compris, à libérer comme par enchantement un sol fertile apte à faire pousser une forêt urbaine. Ce n’est que la première étape. la nouvelle vie de sols urbains ne fait que commencer.
Les JMS ont été organisés par l’Afes en collaboration avec Rhizobiome.
La France aime les débats qui n’en sont pas, le manichéisme érigé en manière de penser. Elle réécrit sans cesse le loup et l’agneau, redessine le dualisme antédiluvien entre l’homme et la nature, la rupture entre le paradis où il suffisait de cueillir pour vivre et l’enfer de l’agriculture auquel le péché originel nous condamna. Et encore, le berger a bonne image, celle du pasteur qui se contente de marcher derrière ses bêtes. Mais aujourd’hui, il devrait disparaître, car le loup est revenu. Réunis en congrès à Limoges en septembre dernier, les éleveurs d’ovins membres de la Fédération nationale ovine (FNO) ont exprimé un désarroi qui cristallise assez bien les tourments de tout un pays.Invité à exprimer mon point de vue, le voici.
photo vieillie d’un troupeau et de sa bergère alors âgée, à Cajarc (Lot), en 2011.
les bergers ne sont plus paisibles
Les bergers et bergères de France ont tenu congrès à Limoges et ils n’étaient pas tous paisibles. Après une soirée au Tapis rouge, fameux cabaret façon Moulin rouge, ils se sont retrouvés le 7 septembre au lycée agricole des Vaseix, à Verneuil-sur-Vienne, au nord-ouest de la capitale de la Haute-Vienne. Alors, ils ont offert au témoin que je fus une figure partagée : voilà en effet des gens souriants, spontanément amicaux, heureux de leur métier, émus par les prairies, quelque part amoureux de leurs brebis, et pourtant, rongés par la tristesse où les plonge l’absence de considération de la société. Les « gens » ne les comprendraient pas. Quoi qu’ils pensent, de quelque manière qu’ils s’expriment, ils auraient tort. Alors ils se défendent en s’enfermant dans la carapace commode de la victime, très en vogue dans la société, ou bien s’habillent-ils d’indifférence, se repliant, mais certains se figent dans les crispations de l’attaquant.
C’est évidemment le loup qui cristallise les émois. Sur la bête, chacun se projette. Elle est un symbole, un totem sur lequel les éleveurs tapent alors que les écolos tournent autour en chantant des louanges à mère nature. Tout est excessif dans le débat sur le canidé suprême comme dans cet autre qui lui est lié, l’élevage. Or, ce qui excessif est toujours un peu douteux. Quand on dit trop fort, c’est qu’on dit autre chose. Les psychanalystes sont toujours très attentifs à l’outrance. Cependant, toute notre société est excessive. Elle aurait besoin de s’allonger sur un divan. Les débats n’en sont jamais, car la nuance n’y a que rarement sa place au point que les gens nuancés sont considérés comme « clivants ». En France, sur tout sujet, il faut prendre parti dans un faux dialogue qui est une joute théâtralisée entre deux camps irréductibles. Cela permet de faire des bons mots et surtout, de réduire la complexité des choses à des slogans. Le simplisme est une outrance dans laquelle chacun se compromet, mais qui a le mérite de simplifier le travail des journalistes. Blanc, ou noir, pour ou contre, la dialectique bas du front masque utilement l’inculture et l’absence de curiosité. Ainsi le monde est-il facile à appréhender, cela donne de mauvais débats qui perdurent parce que leurs participants sont devenus des acteurs.
Comment rester éleveur ?
En réalité, le loup, qu’une minorité d’éleveurs fait encore semblant de considérer comme ayant été introduit volontairement – dans quel but ! ? – c’est Paris. Il est l’incarnation facile du « décideur » qui pense à la place de l’éleveur, du technocrate, du bobo des villes, très bien diplômé, écolo, qui ne connaît la campagne que par le fantasme qu’il en a, celui d’une sorte de paradis où l’Homme ne pêcherait jamais plus. Que dirait-on à Paris ? Que l’élevage pourfend le climat, que tuer des animaux pour les manger est un crime, que le fromage est le produit du viol ; que les troupeaux, ça pisse et ça chie jusque dans les nappes et les rivières ; en plus, ça fait du bruit et des odeurs derrière les résidences secondaires. L’éleveur a donc tort, il est responsable des maux de la nature. Responsable et coupable car il s’en moque, entendu qu’il ne travaille que pour l’argent. Alors, allez lui parler du loup…
Dans une société qui s’offusque de toute insulte, qui déniche l’oppression dans toute frustration et déploie chaque jour cellules d’aides psychologiques et marches blanches, qui pourtant chasse loin de ses yeux la mort et la souffrance dans les Ehpad et passe sans ralentir à côté du clochard allongé sur le trottoir, l’éleveur a le tort de n’être pas hypocrite. Il est ce qu’il est, il élève, et ensuite il fait tuer. Dans un pays qui accuse sans cesse un autre pour expliquer les raisons du changement climatique, de la pollution et de l’érosion de la biodiversité, l’éleveur est l’inculpé idéal : il agit sur la nature, avec le vivant, il en est assez fier et se défend mal. Dans une civilisation qui a perdu contact avec le sauvage et idéalise cet objet qu’elle ne connaît plus, le berger fait tache. Lui qui marche dans les estives dérange la routine de l’intellectuel qui tourne son fauteuil pour rester dans le sens du vent.
C’est vrai, dans les prises de parole des pro-loups et des anti-élevage il y a du mépris. Pis, il y a souvent de la condescendance. C’est peut-être inconscient, c’est très infantilisant. Comprenez-vous, l’éleveur n’y peut rien, car il est assujetti au grand capitalisme destructeur, il ne sait pas, car il a été mal formé par des lycées et des conseillers à la solde de l’agroalimentaire, il ne comprend pas en quoi le loup est une chance car il n’a pas été éveillé à l’écologie. Heureusement, d’autres, en villes, qui ont la capacité de regarder loin vont le guider vers un avenir meilleur, où il n’aura pas sa place. Il en va des éleveurs comme les habitants des cités, ils ont été assignés à un rôle, ils ont été transformés en êtres folkloriques, indigènes exotiques qu’on utilise en poupée vaudoue ou en doudou, c’est selon. Terrible en la matière est l’enquête d’opinion conduite par Europe écologie les verts durant le premier semestre 2023 pour nourrir ses « États généraux de l’écologie » : elle a placé la ruralité en dernier des priorités par les 19 293 sympathisants et militants questionnés. Un Français sur trois, neuf communes sur dix, l’essentiel des paysages n’existent donc pas dans la tête des sympathisants du parti vert. Pour autant, les sujets « alimentation », « pollutions » et « biodiversité » sont parmi les grandes priorités d’EELV. Manger mieux, dans un air sain et une nature pleine, certes, mais sans les bergers.
Un léger renouvellement
Difficile en effet d’être serein, d’autant que les affaires ne vont pas très bien. Les Français achètent moins de viandes, les éleveurs ont du mal, ils sont nombreux à ne pas trouver de repreneur ou à passer du bétail aux céréales. Sans parler des paysans qui ne trouvent personne pour les aider en saison. Travailler, c’est dur. Alors, pourquoi s’emmerder à ne pas gagner grand-chose si ce n’est des insultes ? Cela dit, ça pourrait être pire, car il y a un renouveau. Des gens qui s’installent en brebis, des femmes, de plus en plus, et même des néoruraux, ces bobos ayant fui leurs villes ! C’est que l’élevage ovin demande moins d’argent que le bovin, il rapporte plus que la vache ; et puis la brebis, l’agneau et le roquefort jouissent d’une meilleure image que la côte de bœuf. Cela peut sembler paradoxal alors que la société s’inquiète du bien-être animal. Et elle a raison. Et ce n’est pas une tendance, car c’est un mouvement de fond : nous, Français, ne supportons plus les mauvais traitements. Certes, nous ne supportons plus grand-chose, ni l’insulte, ni la baffe, ni le haussement de ton, ni l’exercice de l’autorité, encore moins la mort. Certes, L214 a utilisé l’arme de la sidération affûtée des années durant par la pornographie et le jeu vidéo sanglant, pour arriver à sa fin, l’abolition de l’élevage. Tout de même, l’association a eu raison de promener ses caméras dans des abattoirs atroces. Ses vidéos n’auraient jamais eu autant de succès si la société n’était pas déjà aux aguets. Il y a des choses qu’on ne doit plus faire. En conséquence, il y a des choses qu’on mange moins.
Une éthique de l’alimentation
Les enquêtes d’opinion se succèdent et disent la même chose que les statistiques de cette grande rançonneuse du monde paysan qu’est la grande distribution : nous voulons des produits qui nous font du bien et ne font de mal à aucun être, des aliments qui ne menacent pas notre santé, la planète, les travailleurs, profitent à l’économie locale et sont pratiques à utiliser ; des produits qui doivent dire qui les a fabriqués, où ils l’ont été. Lors de débats organisés par des parlementaires pour entendre la parole des gens à propos du projet de loi Egalim, ce qui revenait souvent était, « nous, les labels, le bio, on s’en fout, ce qui compte, c’est qu’on sache d’où ça vient. » La bouffe, c’est avant tout un lien social dont la crise de la vache folle avait montré la rupture et, quelques années après, celle des lasagnes au cheval le mensonge. Ces crises ont été surmontées grâce à la figure du boucher, de l’éleveur et de l’écolo. Il faut incarner pour rassurer, et cela, le berger et la bergère savent faire.
Ce qui change aujourd’hui, c’est la démultiplication des attentes. On est ce que l’on mange, on mange ce que l’on est. Ainsi, chacun de nous projette sur son assiette ses manques et ses besoins. Puisque nous souffrons, c’est que la bouffe ne correspond pas à nos attentes. Elle est trop sucrée, trop salée, trop transformée, elle a nécessité trop d’eau, d’engrais, elle a émis trop de carbone, elle contient trop de gluten, elle n’a pas profité au paysan, elle a fait souffrir, etc. Les as du marketing eux aussi en souffrent, car les consommateurs peuvent avoir plusieurs requêtes en même temps, parfois contradictoires. Difficile de créer des segments ! Le vegan ne veut pas qu’on touche à la planète mais il achète des substituts de viande ultra-transformés. Cela dit, s’il y a quelle chose de commun à tout cela, c’est le besoin de réassurance. Nous avons la trouille, dans notre pays où pourtant l’on ne meurt plus de manger un produit indigne, sauf d’un cancer ou d’un diabète gras fomenté par des ingrédients ou des pratiques invisibles. Nous avons d’autant plus peur que nous avons de moins en moins d’argent pour nous nourrir correctement. Mais nous tenons aux symboles : même pauvres, nous achetons encore un bout de viande car il est la démonstration que nous ne sommes pas tout à fait dans la gêne.
Il faut constater l’émergence, y compris chez les gens qui ont peu de moyens, d’une éthique de l’alimentation. Laquelle, chez les plus militants, dérive facilement vers la quête du plus propre, voire, de la pureté. On appelle cela l’orthorexie, la pathologie du contrôle de ce que l’on ingurgite, dans un but ou un autre.
visite d’un élevage ovin entre Lot et Cédé.
Un monde en manque de rencontres
Or, il se trouve que les éleveurs de moutons ont une image sympathique. Ils ne peuvent pas être mauvais vu qu’ils élèvent des animaux tellement mignons dans des paysages tellement bucoliques. Le fromage de chèvres acheté sur le marché « à un petit producteur » est un des classiques des comptes rendus de vacances à la machine à café. Aller au-delà de ce cliché très Marie-Antoinette dans sa fermette implique de rencontrer les gens. Expliquer le métier, parler du loup, raconter le paysage qui est dans l’assiette quand on y met une souris d’agneau ou un brocciu. Pour contredire à la fois l’agribashing et son symétrique, la posture victimaire, il n’y a guère qu’un seul moyen, multiplier les rencontres avec les consommateurs. Des visites de bergeries, la vente directe, profiter de la moindre réunion publique pour raconter ce que l’on est, convaincre par la passion qui émane de soi. Certes, vous, éleveurs, avez autre chose à faire. Vous avez peu de temps, et vous n’avez pas appris à prendre la parole en public, ce qui ne sera jamais un exercice simple. Mais il n’y a que cela que vous puissiez faire. Être dans la société comme n’importe quel citoyen. Devenir visible, évident, comme un des grands linéaments de la vie sociale et du paysage où les gens naissent, vivent et meurent. Tiens, l’écopâturage, ce greenwahsing naïf, qui mine de rien introduit le mouton dans la ville. C’est comme le vélo. À force d’en voir on finit par ne plus l’oublier et même quand il n’est plus là, on se surprend à rouler moins vite.
Les parcs naturels régionaux, les centres permanents d’initiative pour l’environnement, les conservatoires des espaces naturels, nombre d’associations et de coopératives œuvrant à la sauvegarde la nature sauvage sont des espaces de dialogue permanents, largement sous-utilisés. Les plans d’alimentation territoriale, les PAT, sont aussi faits pour cela : avant tout, pour rapprocher les agriculteurs du reste de la population. Dans beaucoup d’endroits, en zone rurale, ils ne se fréquentent jamais. D’où une défiance et une méfiance réciproques. Les idées reçues sont pratiques quand on ne veut pas sortir de chez soi. Mais le temps se prête au changement depuis un petit moment.
Le fantasme des paysages sans paysans
Le véganisme militant, agressif, commence à passer de mode, parce qu’il a trouvé sa population et a fini par lasser les journalistes, qui passent d’une tendance à une autre après l’avoir fait grossir puis dégonfler. La crise de l’eau de l’an 2022 a rendu plus audible la démonstration qu’un sol riche est une réserve en eau et qu’un des sols le plus riches est une prairie régulièrement pâturée, nonobstant les pets et les rots des animaux qui la ruminent. Les maladies liées à la malbouffe ont progressivement amené les gens à s’interroger sur leur régime alimentaire, en particulier leur surconsommation de produits transformés et de viandes de mauvaise qualité. La saturation de nos cerveaux par les vidéos répétitives d’élevages et d’abattages monstrueux nous a permis de faire la part des choses entre des animaux qui ont passé leur vie à manger de l’herbe et du foin, et d’autres qui ont été gavés de concentrés sous des stabulations. Cela tombe mal, les agneaux en mangent beaucoup, ce qui leur fait un mauvais bilan carbone et hydrique en plus d’être… des agneaux, qui auraient sans doute mérité de vivre plus vieux. Expliquer cela demande du temps, de la répétition, mais les gens se sentent élevés par la complexité et portés par l’espoir.
Il faut demander aux gens ceci : si nous n’étions plus là, nous, éleveurs, comment vous sentiriez-vous ? On vous répondra peut-être que sans vous, il y aurait toujours de l’agneau pas cher dans les hypers qui viendra du pays du Seigneur des Anneaux et des All Blacks, et que sans vous, eh bien, il y aurait plus d’arbres, à la place des pâtures.
Cela changerait quoi ? Si c’est un choix éclairé de la société, rien. Si ça ne l’est pas, tout : les paysages ouverts depuis 5 000 ans par l’ongle et la dent du mouton se refermeraient, ils finiraient par se ressembler, cela aurait des conséquences sur l’eau et la biodiversité, depuis le train on ne verrait plus que du vert assez monotone mais la France aurait ainsi acheté sa rédemption en laissant faire la nature. Sauf que la biodiversité aurait chuté parce qu’un écosystème n’est jamais aussi riche que lorsqu’il est morcelé de niches écologiques et perturbé par des événements. Une forêt, un chemin creux, une haie, un bosquet, une tourbière et de l’herbe, tout ce bocage aménagé par un ongulé domestiqué. Certes, sans lui, les ongulés sauvages feraient le même métier, mais pas aussi bien, car avant que la hache de bronze n’ait coupé les premiers arbres, la France était surtout couverte de forêts. Et puis, ce n’est pas parce qu’une prairie est laissée libre qu’elle va devenir une chênaie-charmaie comme dans les livres : elle va d’abord passer beaucoup de temps sous les épineux qui allumeront de grands incendies.
Mais au moins, il y aura du loup. Et l’ours. Bergères et bergers, il faut vous y faire, il est là, et contrairement à ce que disent certains qui prétendent vous défendre, nul en France et en Europe n’a l’intention pas plus que le pouvoir de les éradiquer. Dire que c’est néanmoins indispensable est à peu près aussi bête que promettre un continent sans immigration et un marché sans importations. Aussi con que la défense absolue du loup et de l’ours par des écolos qui considéreront toujours que l’homme est de trop dans la nature. Enfin, l’homme… l’autre, vous, pas eux. En réalité, la France est bouffée par les conflits de légitimité. Chacun se sent meilleur que l’autre pour utiliser la nature. La nature est à moi, pas à vous. L’écolo misanthrope considère que le loup et l’ours ont priorité sur le mouton car il y en a assez des malheurs que l’homme fait subir à la nature sauvage. Le berger aveugle considère que les paysages sont à lui, qu’en conséquence tout ce qui le perturbe doit être éliminé. Un éleveur de moutons n’a pas plus de légitimité qu’un écolo à dessiner le paysage des gens. La nature n’appartient à personne, car elle est le bien commun de tout le monde. Certes, vous, paysans, l’avez façonnée avec le temps. Vous en êtes en grande partie l’auteur et vous réclamez d’en toucher les droits. Pourtant, vous n’êtes plus seuls. La société manifeste un immense besoin de nature qui pour l’instant s’exprime mal. Le balancier de l’horloge était d’un côté, il est parti de l’autre, il est en train de trouver sa position. Le Plan loup récemment annoncé a fait l’unanimité contre lui, mais il n’a pas été rejeté dans les hurlements. Le seul fait qu’on y a trouvé la proposition d’un déclassement partiel du statut de protection du loup montre que les esprits avancent vers, peut-être, un compromis.
Les temps changent, la preuve ? la haie
Un jour, on y arrivera, mais cela aura des conséquences. Un jour nous parviendrons à dialoguer, dans ce pays coincé. Partout où je participe à des débats, ou j’en anime, j’entends la même chose : « on ne nous entend pas » parce qu’on « ne se parle pas. » Notamment parce que la parole est facilement confisquée par les professionnels du micro qui s’en saisissent vite pour défendre le point de vue de leurs corporations. Dans une réunion, identifier les extrêmes pour les éliminer est un préalable. Et puis, demander aux participants pourquoi ils font cela, pourquoi ils pensent de cette manière. Le débat sur le glyphosate est à ce titre révélateur : personne n’interroge jamais le cultivateur sur les raisons qu’il a d’utiliser l’herbicide, en dépit de la dangerosité qu’il connaît. Peut-être qu’avec un lieu où tout le monde serait régulièrement représenté, sur le modèle des commissions locales de l’eau, on arriverait à de justes compromis.
Le temps s’y prête, car, par exemple, la question des haies est en train de dépasser, cela ne fait pas longtemps, les clivages syndicaux et politiques. Un nombre croissant d’agriculteurs contacte les associations de protection de la nature, les CPIE, les PNR, les chambres d’agriculture ou les DDT pour savoir comment « planter des haies, parce que c’est bien. » Les chasseurs ne sont pas contre. La haie, comme d’ailleurs le sol, est en train de devenir un objet social majeur. Or la haie, c’est l’élevage. C’est donc le mouton. Vous, bergers et bergères en êtes les gardiens comme vous l’êtes des alpages, des causses et des landes. La société est en train de vous regarder différemment, votre place face au loup et l’ours vous est moins comptée qu’avant.
Le loup devrait lui aussi faire avec
Vous pourrez mieux discuter. Peut-être qu’en certains endroits il ne faudra plus faire de mouton, tant la menace sera devenue incontrôlable et le coût de la protection insupportable. Le coût humain, celui de la dépression des éleveurs qui ont craqué après avoir été tant d’années durant « dans la situation de l’habitant qui doit rester dans sa maison chaque heure qui passe pour dissuader les voleurs, qui de toute façon viennent et font ce qu’ils veulent. » Peut-être qu’ailleurs par contre il faudra foutre la frousse au loup car il en ira du maintien des prairies dans l’inconscient collectif et l’infrastructure écologique, comme disent les technos. Partout il faudra bien que le loup, avec lequel nous partageons une histoire d’influences communes, celle de l’acquisition de la chasse en groupe, accepte lui aussi de devoir partager l’espace. Partout il faudra expliquer aux gens ce que cela implique pour la société : tolérer un danger, traduire en actes de grandes ambitions, car vouloir des paysages riches avec une agriculture de proximité tout en magnifiant un super-prédateur nécessitera parfois de choisir entre l’homme et l’animal. À tout le moins d’en discuter sans émotion. Moi-même j’ai du mal. Entre un loup vivant et un éleveur en dépression, je préfère aider le second. Pourtant, le loup me réjouit car il est la démonstration que l’Homme ne peut pas tout, sur Terre. En plus, il bouffe du chevreuil et du sanglier qui font du mal aux arbres et aux pâtures.
Enfin, il bouffe surtout du mouton, et là, il m’emmerde.
Après Deauville, Argentan. Après l’explication de textes sur la compensation en 2022, une révision s’imposait. La compensation est une bonne manière d’allier souveraineté alimentaire et biodiversité, pourtant, beaucoup estiment encore qu’elle se fait au détriment des terres agricoles. La table ronde qui a eu lieu lors de l’Assemblée générale de la Safer Normandie du 8 juin 2023 dans la ville de Fernand Léger et Michel Onfray, a remis l’ouvrage sur l’atelier, en pleine actualité. La loi ZAN était en discussion au Sénat, elle a depuis été votée puis pourfendue par Laurent Wauquiez, le gouvernement avait annoncé une loi dite « industrie verte », votée également fin juillet, tandis que la FNSEA comme les partis de droite représentés au Parlement de Strasbourg s’opposaient au projet de loi européen sur la restauration des écosystèmes, le texte phare du Pacte Vert de la Commission finalement adopté. Les craintes exprimées se résument à un seul mot : foncier. À quoi faut-il l’allouer en priorité ? À la souveraineté alimentaire, expression devenue à la mode depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine. Mais aussi à la restauration des milieux naturels qui ne fonctionnent plus correctement, à la construction de logements qui manquent tant, à l’installation de panneaux photovoltaïques. Tout à la fois, en même temps ! Chaque usage s’estime plus important que les autres dans une belle querelle de légitimités qui, en définitive, s’exprime sur le champ de bataille habituel, la terre agricole.
40 ans d’invisibilité
Oui il faut le redire, comme le fait Denis Gandin, directeur adjoint de la Direction Départementale des Territoires de l’Orne : « Cela fait près de 50 ans qu’on est censés compenser, que les études d’impact ont été introduites par la loi, » celle, un des grands textes de l’histoire de la République, du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature. Que nous dit-elle exactement ? L’article 2 précise que l’étude d’impactdoit comprendre « au minimum une analyse de l’état initial du site et de son environnement, l’étude des modifications que le projet y engendrerait et les mesures envisagées pour supprimer, réduire et, si possible, compenser les conséquences dommageables pour l’environnement. » Si possible. Traduit dans le code de l’environnement, cela donne ceci : « Le principe d’action préventive […] implique d’éviter les atteintes à la biodiversité et aux services qu’elle fournit ; à défaut, d’en réduire la portée ; enfin, en dernier lieu, de compenser les atteintes qui n’ont pu être évitées ni réduites, en tenant compte des espèces, des habitats naturels et des fonctions écologiques affectées. » La séquence ERC, comme on dit dans les colloques, n’est pas nouvelle. La compensation n’est pas une affaire récente fabriquée pour faire du tort au monde agricole. Elle avait été mise sous le tapis jusqu’à ce qu’il faille la surligner par une autre loi, celle du 8 août 2016 dite de reconquête de la biodiversité, et la préciser par une autre encore, la loi Climat et résilience du 22 août 2021. Cela aboutit à l’article 163-1 du code de l’environnement rédigé ainsi : « « Les mesures de compensation des atteintes à la biodiversité visent un objectif d’absence de perte nette, voire de gain de biodiversité. Elles doivent se traduire par une obligation de résultat et être effectives pendant toute la durée des atteintes. Elles ne peuvent pas se substituer aux mesures d’évitement et de réduction. »
Les textes sont précis alors pourquoi semblent-ils flous ? M. Gandin a son idée sur la question : « Nous, services instructeurs, on n’a peut-être pas eu suffisamment de discours clairs sur la compensation, » ne serait-ce qu’en rappelant que « si l’aménageur ne fait pas un bon dossier, cela ira au contentieux, de plus en plus fréquent, qui porte très souvent sur le caractère insuffisant de l’étude d’impact et la non-application de la séquence ERC. L’aménageur doit présenter la réflexion qui l’a amené à son projet et les mesures qu’il a mises en place pour réduire les impacts. » Car le code de l’environnement est très clair : si les atteintes liées au projet ne peuvent être ni évitées, ni réduites, ni compensées de façon satisfaisante, celui-ci n’est pas autorisé en l’état. L’étude d’impact doit comporter une description précise des mesures d’évitement, de réduction, voire de compensation. « En fait, les maîtres d’œuvre manquent d’anticipation… » constate Denis Gandin. Ils ne sont pas les seuls. En France, on aime attendre d’avoir le nez près du mur pour constater qu’il y a bien un mur, il suffit de voir l’empressement avec lequel les communes détricotent les zones à faible émission (ZFE), pourtant dans les rouages européens puis nationaux depuis presque 20 ans, mais que les élus avaient sagement balayé sous le tapis.
Souvent les aménageurs traitent de la compensation en dernier lieu, parce qu’elle n’est selon eux qu’une obligation réglementaire secondaire, dont il faut se débarrasser au plus vite, alors que même en faisant attention, même après avoir tenté d’éviter et essayé de réduire, ils vont devoir compenser, les prévient Claire Poinsot, directrice régionale de Biotope, l’un des principaux bureaux d’études environnement de France. « Aujourd’hui, penser qu’un projet d’aménagement puisse s’exonérer de compensation c’est irréaliste. La tension est telle actuellement quant à la rareté de certaines espèces, qu’il est presque impossible de n’avoir pas besoin de compensation. Il y a quelques années le R de réduction était encore possible, maintenant il implique le C de compensation, ne serait-ce qu’en raison de l’effondrement des populations d’espèces communes d’oiseaux agricoles. » Traiter le sujet par-dessus la jambe comme on évacuerait un souci comptable est un peu osé. D’autant plus que les associations de protection de la nature n’hésitent jamais à porter les dossiers litigieux au tribunal administratif, lequel, dès lors qu’il constate la présence d’une espèce patrimoniale sur la zone à aménager, est rarement accommodant.
Toutefois, et contrairement à une idée reçue solidement implantée dans le monde agricole, la loi n’oblige pas l’aménageur à compenser selon un facteur multiplicateur démentiel. Denis Gandin le rappelle : non, il n’existe même pas, ce facteur multiplicateur, autrement dit, si l’on coupe un arbre, il ne faudra pas en planter cinq ou vingt sur une terre agricole, car « la loi dit simplement qu’il faut compenser à fonctionnalité écologique équivalente. L’esprit c’est de mesurer finement les fonctionnalités, pour avoir zéro perte de biodiversité. » On compense si possible sur le site même, voire à proximité, le but étant que le fonctionnement des écosystèmes ne soit pas altéré. « Cela peut dépendre de certaines espèces, » précise Claire Poinsot. « Si vous avez un amphibien protégé qui ne se déplace que de 200 m dans sa vie, il faudra compenser vraiment tout près. »
Anne-Marie Denis en doute quand même. Agricultrice et Présidente de la FRSEA de Normandie et de l’Orne, elle avait l’an dernier interpellé la salle à propos du « vol de terre », que la compensation exerçait sur le monde paysan. Une déclamation un tantinet exagérée. « Ce que je constate, c’est que l’on compense à des endroits qui ne sont pas indiqués. Ici on demande à des collègues qui ont plein de haies d’en replanter. Là, des villages se couvrent de boisements, naturellement, et on veut y faire de la compensation… en plantant des arbres ! ? Ça n’a aucun sens ! Il faudrait regarder où on compense à l’échelle du territoire ! » Une idée légitimée par un travail de recherches. Entre 2018 et 2021, un programme interdisciplinaire s’est penché sur la compensation écologique, CompAg. Il a concerné une vingtaine de chercheurs de l’INRAE, du Cerema, du CNRS, de l’Université de Côte d’Azur, les entreprises Terres de Liens et Agrosolutions et les Conservatoires des espaces naturels. Dans une note de synthèse parue en 2021, les hommes et femmes impliqués estimaient qu’il était temps de « dépasser les limites de la compensation écologique », en la réfléchissant à l’échelle du paysage, parce que le maintien du fonctionnement des écosystèmes ne peut se réfléchir a minima qu’à ce niveau, ce qui implique une administration territoriale de la compensation, pourquoi pas jusqu’à la taille de la région. Autre proposition, ne pas s’en tenir uniquement aux espèces patrimoniales, protégées, mais à la nature ordinaire. Enfin, l’équipe de chercheurs propose une bonne huile pour décoincer les blocages agricoles : préférer les friches, et si l’on ne peut faire autrement que de compenser sur des terres en exploitation, le faire en aidant l’agriculteur à passer à des pratiques agroécologiques, telles que la conservation des sols ou la plantation de haies.
Les espaces agricoles marginaux
Les friches. L’arlésienne du débat. Après tout, pourquoi compenser sur des terres cultivables alors qu’à proximité on peut trouver des zones en friches ? « Les friches agricoles, ces « espaces agricoles marginaux », comme disent les chercheurs, on ne les connaît pas, ils sont un impensé, » avoue Denis Gandin. « On peut pourtant les valoriser, la 1re utilisation, ce serait un retour à l’agriculture, ou alors de la production d’ENR, et pourquoi pas en effet de la compensation écologique. On a fait une petite étude, en première approche, dans le département de l’Orne, on arriverait à 2 500 ha de friches agricoles pas exploitées depuis au moins trois ans… 0,67 % seulement de la SAU départementale, mais peut-être suffisant pour accueillir les projets de compensation. » Ce ne serait pas inutile de les connaître en région Île-de-France, là où les demandes de foncier sont considérables, convient Pierre Marcille, le président de la Safer régionale. « Pour autant, ça ne couvrira pas les besoins liés au Grand Paris, au Grand Paris Express, aux JO 2024 etc. » Alors que les terres agricoles éventuellement disponibles pour exercer le devoir de compensation sont protégées par la loi ZAN. « Dans son nouveau schéma régional, la région n’allouera plus que 650 ha de surfaces ouvertes à l’urbanisation chaque année entre 2030 et 2050, contre 1 300 jusqu’à 2030. Cela va exercer une pression accrue sur le foncier agricole, » qui ne peut que faire monter les prix, au détriment de l’installation de nouveaux agriculteurs. Pierre Marcille a dû intervenir récemment, dans les Yvelines : « Le département n’avait pas de foncier disponible pour compenser, alors il était en train de négocier avec les agriculteurs, à cinq fois le prix du marché ! » La Safer s’est opposée en préemptant des terres. « De toute façon, les aménageurs sont toujours en retard quant aux surfaces à compenser, alors, [dans une région qui a peu de foncier disponible] ils discutent directement avec les agriculteurs. » M. Gandin le constate également, la compensation arrive toujours en fin de dossier, « les maîtres d’œuvre établissent toutes les priorités, celle-ci arrive toujours en dernier. Ce qui fait qu’on n’est pas suffisamment consulté en amont des projets, et on ne tient pas assez compte de la sécurité économique des agriculteurs, ni donc de la souveraineté alimentaire, » qui est la grande défense de Madame Denis. « Une terre agricole sur laquelle on vient faire de la compensation, c’est une terre perdue pour la production de nourriture », ajoute-t-elle avant de préciser, « je sais bien que ce n’est pas ce qui nous prend le plus de terres, c’est l’artificialisation, mais ça se rajoute, » c’est une double peine, que souhaite éviter la Safer.
Et revoilà les friches !
Il y a les friches agricoles, que le département de l’Orne et les Safer essaient de cartographier. Il y a également les industrielles et commerciales, très nombreuses, pas toujours faciles à réutiliser pour des raisons sanitaires et financières : la dépollution coûte une fortune, qu’un aménageur veut bien investir s’il sait qu’il pourra faire la bascule en vendant des logements très chers. Autrement dit, dans les zones tendues, où le foncier est déjà hors de prix. « Et encore, » nuance Pierre Marcille, « une friche industrielle [ou même agricole et urbaine] peut s’avérer impropre à tout usage dès lors qu’on y trouve une espèce rare. On a eu le cas en Seine-et-Marne : on avait réhabilité une zone polluée sur un ancien golf avec des remblais du Grand Stade, et puis on nous a demandé de compenser la création d’un ISDI – une décharge, sur des terres agricoles. En réponse on a dit à l’aménageur qu’on allait utiliser cette zone polluée. Mais la DRIEE nous a répondu que non, car un biotope riche était apparu sur la friche ! » Lorsque la nature revient, elle se protège parfois elle-même.
Le gisement de friches et de vacances diverses laisse amer Emmanuel Hyest, président de la Safer Normandie et de la Fédération nationale des Safer. « En termes de compensation la meilleure, c’est éviter. Combien y a-t-il de friches en France ? Combien y a-t-il de logements vacants en France ? Ce n’est pas tolérable de ne rien faire des friches. Ce qui n’est pas acceptable, c’est de gâcher, or, on gâche de l’espace, et on va compenser sur les terres agricoles. » En France, on a du mal à construire sur l’existant, à boucher les dents creuses, à rehausser entrepôts et magasins. On pourrait compenser en zones urbaines… là où le principe d’additionnalité sur lequel s’adosse la compensation trouverait peut-être mieux à s’exprimer, vu que dans une ZAC ou dans une friche urbaine a priori la biodiversité n’est pas extraordinaire. Sauf présence d’une espèce protégée… Lors de l’Assemblée générale de l’an dernier, Emmanuel Hyest avait développé une idée pour inciter à la construction les gestionnaires d’espaces industriels et commerciaux « Regardez les ZAC. Dans la plupart des cas, l’essentiel du prix du foncier a été pris en charge par les collectivités pour attirer les investisseurs et amener de l’activité sur leurs territoires, pourtant, quand leurs biens deviennent vacants, les propriétaires ne veulent aucune contrainte ! Il faudrait instaurer une taxe sur ce foncier vacant, pour qu’ils en fassent quelque chose. Sinon, on continuera à bâtir ailleurs alors qu’on a déjà de la place, inutilisée. » On pourrait aller plus loin, estiment des juristes. Car avec une ZAC par exemple, le droit d’utiliser les mètres carrés est attaché au site, ce qui implique que lorsque son propriétaire s’en va, son ancien centre commercial a encore une valeur durant trois années, car il est considéré comme un actif. En faire autre chose, avant ce délai, serait une dépréciation. Une idée qui court dans les colloques serait de réformer les Commissions départementales d’aménagement commercial (CDAC) de façon que le droit ne soit plus attaché à un site mais à une fonction, donc, aux mètres carrés. Ainsi le propriétaire pourrait-il transférer son métier d’un site à l’autre sans perdre la valeur de son actif, et un nouveau pourrait plus facilement transformer ces mètres carrés abandonnés. Les friches commerciales auraient enfin un avenir, et ce serait autant de gagné pour les terres agricoles. « En attendant, » déplorent ensemble Emmanuel Hyest et Pierre Marcille, « on construit le Grand Paris Express autour d’Argenteuil, alors qu’il y a tant d’anciennes usines qui ne sont pas réutilisées parce que tout le monde attend que les prix montent pour revendre… » La spéculation, l’autre ennemi de la bonne compensation.
Peut-être qu’en inversant les choses la compensation environnementale serait-elle plus facile à mettre en place. « Passer d’une compensation par la demande à une compensation par l’offre », pense Denis Gandin. Avec un objet particulier, le site naturel de compensation (SNC), et un outil, l’unité de compensation (UC). Vous voulez aménager ? Achetez tout de suite des unités de compensation qui sont autant de parts de sites naturels de compensation. Un moyen d’anticiper. Voté fin juillet 2023, le projet de loi dit industrie verte propose de renforcer cette possibilité par son article 6 qui écrit clairement la volonté du législateur d’ « anticiper la procédure de compensation pour favoriser la bonne mise en œuvre d’un dispositif particulier, les « sites clés en mains », qui ne s’appelleraient plus sites naturels de compensation, mais sites naturels de restauration et de renaturation, agréés par l’État, dont les aménageurs pourraient acquérir des unités de « restauration. » Le but de cet article est de réduire les délais d’implantation de sites industriels, en anticipant « certaines étapes administratives sur ces terrains en amont de l’arrivée du projet, et faire gagner environ six mois à l’industriel. » Sur le principe, c’est le marché du carbone : un aménageur débiteur d’une obligation de compensation aura la possibilité soit de générer lui-même des unités de restauration en mettant en place un site naturel de restauration et de renaturation, soit acheter ces unités auprès du détenteur d’un tel site. « Attention », prévient toutefois Claire Poinsot, « je ne suis pas certaine que ce soit viable, parce que cela impliquerait pour l’aménageur de prendre le risque d’investir, de restaurer, sans avoir la garantie de vendre ses crédits. Cela demanderait de s’engager sur des risques trop importants. »
ZAN, certes, mais sur quelle base ?
Depuis cette assemblée générale, la loi ZAN a été votée en juillet par le Sénat et le Parlement. Un forfait de 12 500 hectares a été attribué aux grands projets nationaux, dont 10 000 hectares seront à partager entre les régions qui ont achevé leur schéma régional d’aménagement et de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet). Le reste, 2 500 hectares est réservé spécifiquement à la région Île-de-France, à la Corse et à l’Outre-mer. La loi a introduit également une « garantie rurale », qui assure aux communes qui s’estiment toujours être le réservoir à compensation des communes urbaines, de pouvoir continuer, un peu, à se développer. Fixée à un hectare par commune détentrice d’un PLU, elle est sans condition de densité. Cette garantie ne fait pas l’unanimité, car elle porte en elle le risque d’une nouvelle artificialisation des terres agricoles selon un constat qu’écologistes, urbanistes et aménageurs estiment erroné : ce n’est pas parce qu’une commune est très peu dense qu’elle ne bétonne pas. D’ailleurs le Cerema, dans son dernier rapport sur « la consommation d’espaces et ses déterminants », estime que « une partie de la consommation d’espaces est située dans des zones avec une dynamique démographique faible : 7 697 communes perdent des ménages tout en consommant de l’espace, » et « 61,6 % de la consommation d’espaces est localisée dans des communes détendues. Les communes rurales représentent 65,4 % de la consommation d’espaces entre 2013 et 2019, pour 21,8 % des nouveaux habitants et 29,7 % des nouveaux ménages. »
Les débats sur la compensation ne sont pas près de s’achever, d’autant que la base du ZAN est faussée, car selon les outils de mesures qu’on utilise, l’artificialisation des terres passe du simple au quintuple. Ceux utilisés par le Cerema sont les fichiers fonciers, a priori les plus précis. Mais pas forcément les plus proches de la réalité, car un parc urbain en herbes est réglementairement considéré au même titre qu’une autoroute, tandis qu’un champ de patates, une serre géante ou des hectares de panneaux photovoltaïques posés au sol sont rangés parmi les espaces non artificialisés… Aucun maire ne semble content. Ceux des zones rurales s’estiment lésés, car le ZAN imposant de diviser par deux les constructions par rapport à la surface aménagée dans les années 2010, les grandes villes disposent encore d’un joli paquet de mètres carrés à construire d’ici 2030, contrairement aux collectivités rurales. En ce qui les concerne, les maires des grandes villes partagent la même frustration pour des raisons inverses : comment, sans rogner ni compenser sur les terres agricoles, construire de nouveaux logements, sur les dents creuses, les friches, l’existant, tout en faisant de la place à la végétation pour lutter contre l’effet îlot de chaleur urbain (ICU) et en « dédensifiant » la ville afin que ses habitants puissent respirer selon le modèle de l’Anru ? Personne ne sait. L’équation semble d’autant plus difficile à résoudre que nul ne sait précisément repérer et mesurer les friches et les logements et bureaux vacants ! De quoi nourrir la rancœur de nombreux élus, sur laquelle a surfé Laurent Wauquiez en annonçant le 30 septembre 2023 qu’il allait « sortir du ZAN » – comme s’il allait pouvoir le faire, cette loi selon lui « ruralicide, [qui est] l’incarnation d’une technocratie administrative qui consiste à appliquer une même règle de façon très uniforme sur l’ensemble du territoire. »
agence locale de compensation
Pour que la compensation ait lieu dans des conditions sereines, sans que les communes rurales s’estiment en être l’agent obligatoire pour permettre aux villes de continuer de s’étendre, la Safer Normandie a décidé d’entrer au capital d’Archipel. Créé en 2016 par le bureau d’études Biotope et la Safer Île-de-France, Archipel, dont Claire Poinsot est la directrice générale, est un « intermédiaire de compensation. » Avec elle, un agriculteur peut signer une convention de gestion par laquelle il sera rémunéré durant 30 à 50 ans pour entretenir des terres de compensation. Dans le panier de la mariée, la Safer apporte l’expertise foncière et juridique tandis que Biotope dépose son expertise naturaliste et réglementaire. « Le but est d’éviter la double peine agricole, la spéculation foncière en créant des montages financiers innovants avec tous les acteurs locaux », explique Emmanuel Hyest. Et ceci, suffisamment en amont des projets pour tenter l’évitement. Anticiper, proposer des solutions foncières adaptées, cibler des friches. En Île-de-France, rappelle Claire Poinsot, Archipel a pu faire de la compensation sur 200 ha sur d’anciennes carrières, des terrains de sport abandonnés et des dépôts d’ordures sauvages. « Avec l’argent de la compensation on les a achetés et restaurés, et depuis, on les gère, » et cela fait 200 ha de terres agricoles qui n’auront pas été détournés pour faire de la compensation écologique. Ainsi faite, la compensation pourrait passer de l’image de boulet réglementaire au statut de projet de territoire.
L’histoire dira peut-être que c’est en 2022 que nous avons découvert que tout est dans tout. Ce que les écologues savaient, la population en a pris conscience à l’occasion de la crise sanitaire, de la sécheresse du dernier été, des incendies de forêt et de la guerre à l’est de l’Europe : ce que nous mangeons a des liens avec le marché de l’énergie, celui des céréales, l’usage de l’eau et des sols, le changement climatique, notre revenu, celui des agriculteurs. L’équation est complexe, pourtant, beaucoup pensent la résoudre par un calcul simplifié : la souveraineté alimentaire. Que chaque territoire produise ce dont il a besoin, selon des critères stricts en matière de qualité des produits et de respects des canons de l’écologie, si possible en arrosant le moins possible de pesticides, d’engrais… et d’eau. Le tout à coût modéré pour que cesse le scandale d’avoir parmi nous près de 9 millions de personnes qui à un moment de chaque mois sont obligés d’arbitrer entre manger, se chauffer ou faire rouler la voiture. Comment réussir cette gageure ? Mieux produire et mieux manger pour tous ? Cette question, collectivités et entreprises tentent d’y répondre de manières différentes et avec plus ou moins de réussites. Coorganisée par Espaces naturels régionaux, l’Association Développement durable et Territoires (ADDT) et l’Université d’Artois, la journée « Alimentation durable dans les territoires ruraux : enjeux et dynamiques » a permis le 13 octobre 2022 de se faire une idée de ce qui se passe dans les campagnes.
Aider les chômeurs, devenir producteur
La journée a commencé par les témoignages croisés de deux figures de l’alimentation « sociale », Benoît Canis et Stéphanie Ambellié. Le premier était un écolo qui ne voulait pas devenir commerçant et a fini par l’être parce qu’il était paysan. La seconde dirige [dirigeait, elle a quitté cette structure au moment où je publie cet article] une structure qui préfère distribuer à ses bénéficiaires des aliments de qualité bien choisis plutôt que de leur faire la charité avec des invendus. « Moi je fais une mission d’intérêt général », estime Benoît Canis, cofondateur de Vert’tige. « Je reste paysan, je produis pour mes magasins [sous l’enseigne Biocoop], comme ça, je garde le lien, celui de la valeur de l’environnement, de l’écosystème. On retrouvera forcément ce lien jusqu’à l’assiette, en réapprenant des choses, pour le consommateur à cuisiner avec des produits de saison plus savoureux et moins chers et plus riches en éléments nutritifs. » Son histoire commence en 1985 alors que la désindustrialisation avale le nord de la France à marche forcée. Parce qu’il avait été décidé quelque part par quelques-uns que la France ne devait plus être un vieux pays d’industries polluantes mais une nation de services et de tourisme, des villes se sont retrouvées en quelques mois sans usines, sans emplois, la mythologie ouvrière effacée. « On a commencé à voir ce qu’on n’avait jamais vu auparavant, des chômeurs de longue durée ; des enfants ont commencé à ne plus voir leurs parents se lever pour aller travailler… des cadres notamment, une nouveauté ! » C’était l’époque où la malbouffe s’implantait tout doucement dans les rues, plantant dans les ventres son mauvais cocktail nutritionnel. « Je ne savais pas quoi faire pour aider. Avec Béatrice Boutin [son associée], j’ai rencontré des éducateurs de rue qui travaillaient depuis des années à un avenir possible pour des gens qui ne savaient ni lire ni écrire ni compter. » Benoît Canis crée alors un élevage de vers de terre, ce qui l’amène à réfléchir au modèle agricole. Voulant créer de l’emploi, il fait le calcul qu’en bio, le besoin de main-d’œuvre serait de 25 à 30 % supérieur au conventionnel. Alors Benoît Canis ouvre une ferme bio à Wavrin, près de Lille. Il pensait pouvoir vendre directement ses produits aux restaurants d’entreprise, mais les géants de la cantine allèrent plus vite que lui. « On s’est alors décidé à vendre aux gens, » à devenir commerçant, « après avoir fait des essais en vente directe à la ferme. On a sorti nos tables, nos tréteaux sous les halles de Wazemmes en 1989, et on a mis le doigt dans ce bel engrenage de vendre au consommateur final. » Ses propres produits, et, progressivement, ceux que ses clients lui ont demandés, comme les pommes et les endives, qu’il est allé chercher chez des collègues. « Aujourd’hui, tout cela est devenu un ensemble de trois magasins Biocoop : il y en a un sur la ferme, un autre toujours à Wazemmes, et un dernier rue des Postes. On valorise 85 % de ce que l’on produit, le reste, les 15 % restants, est vendu à notre coopérative, Norabio, » une coopérative agricole ch’ti constituée par 130 producteurs en agriculture biologique.
À Coudekerque-Branche, où Stéphanie Ambellié dirige Label épicerie (dans une église déconsacrée), l’ambiance ressemble à celle du 1985 de Benoît Canis. Les gens semblent loin de tout, du travail, de l’argent, des aliments de qualité. Elle aide, et ce n’est pas un pansement sans cesse renouvelé pour empêcher que le sang soit trop visible : « je prends toujours l’exemple des lois sur l’accessibilité des bâtiments par les PMR : tout le monde a trouvé ça cher, inutile, or, aujourd’hui, tout le monde en profite des rampes d’accès ! Aider les gens à mieux se nourrir, c’est pareil : à un moment ou un autre, cela profitera à tout le monde, parce qu’on aura repensé le système alimentaire en pensant à la fois aux gens et aux agriculteurs, et en ne faisant pas de la charité. » Stéphanie Ambellié n’impose rien à ses 39 producteurs, surtout pas de baisser leurs prix. « On les rencontre, on considère qu’on met en route une relation de partenariat, ensuite, si ça nous plaît, on contractualise. L’idée générale est de faire de la place à des producteurs situés dans un rayon fixé par notre logistique, dans un espace où les producteurs ne sont pas très organisés, où il n’y a pas de plateformes communes de livraison ; donc dans un rayon de 100 km, et encore, avec des volumes limités par notre capacité à les distribuer. » Le cahier des charges est large, sinon, elle n’y arriverait pas : des produits frais, en premier lieu, et si possible bio. « Il y a une réalité, ici dans le Nord et le Pas-de-Calais : 3 % de la SAU est en agriculture biologique. Et il y en a une autre : les producteurs qui veulent faire avec peu d’intrants travaillent plus, et souvent, ils ne se paient pas, or les consommateurs, a fortiori nos bénéficiaires, disent qu’ils n’ont pas les moyens de les aider. On est tous dans un nœud, difficile à dénouer. » Manger mieux réclame de l’argent, produire mieux exige du temps et de la main-d’œuvre. Le nœud est gordien. Benoît Canis admet le problème, mais il le décrit un peu différemment : « produire en bio, c’est surtout plus compliqué, cela nécessite des connaissances en agronomie, qu’on a oubliées. » Cela implique aussi de vendre en direct, seule manière de former les bons prix parce qu’elle limite les pertes : « Quand je plante 200 m2 de mâche, je sais qu’elle est déjà vendue en janvier, parce que je sais ce que je vends dans mes trois magasins. En fait, dans ce modèle, la planification est hyperimportante. Quand je plante 150 000 poireaux, je sais que mes trois magasins vont les vendre, donc, je n’en plante pas 200 000. » Pour Stéphanie Ambellié, ce modèle relève de l’idéal, car ses propres volumes ne sont pas suffisants. « On travaille à créer une plateforme logistique à plusieurs acteurs pour, justement, pouvoir faire de la planification. » M. Canis a fait ses calculs : 200 à 300 familles régulières nécessitent 1 ha de surface de production, et 50 m2 de surfaces de vente, six jours sur sept. « 5 ha gênèrent 3 500 tickets de vente par semaine, dont un petit 2 000 issu des clients les plus fidèles. » Il faut tout de même beaucoup de paires de mains pour desserrer le nœud.
Consommateurs et agriculteurs, deux mondes qui se télescopent
Pour aider, donner des forces, il y a l’apprentissage. Montrer aux gens qu’ils peuvent manger autrement, montrer aux agriculteurs qu’ils peuvent produire différemment. « Nos adhérents ne savent pas rien, » prévient Stéphanie Ambellié, « ils ont même un niveau de connaissance sous-estimé. On a tendance à ranger les pauvres dans la catégorie des non-sachants, alors qu’en fait ils sont experts dans la gestion de leur budget, dans l’équilibre alimentaire pour les enfants, avec très peu de moyens. En fait, bien manger, c’est du bon sens, plus qu’une question de moyens. Mais c’est vrai aussi qu’il faut qu’ils soient conscients de la réalité. C’est pour cela qu’on fait des temps de table ronde, pour informer, on travaille également sur un projet de cuisine de rue, en espérant que les chefs viendront manger avec nos adhérents. » Quant à lui, M. Canis ouvre les portes de sa ferme, ayant constaté que la conscience des choses change après qu’on a vu qui est sur le tracteur, quelles sont les têtes de l’équipe de production. Ce qui donne confiance est le lien. Or manger, dans notre société judéo-chrétienne latine où la table est un rituel, c’est un lien social. Mais comment le créer et le maintenir entre deux mondes différents, entre ceux qui mangent et ceux qui produisent le manger ? Comment oser demander aux agriculteurs, en plus du reste, d’être de bons communicants, d’excellents pédagogues, de se dégager du temps pour faire bien visiter les fermes et de justifier leurs façons de produire ? « On circule beaucoup à pied dans nos champs, on a du temps pour réfléchir, mais on n’a pas le temps d’écrire, ni celui forcément de recevoir les gens, » résume M. Canis. Stéphanie Ambellié complète : « on vit dans des mondes qui se télescopent, comment on met en place des stratégies communes pour dépasser les blocages culturels ? » Le problème est le même à peu près dans tous les domaines. Il ne suffit pas de mettre des gens autour d’une table pour qu’ils se parlent. La médiation, c’est un métier qui pour l’essentiel consiste à crever les abcès émotionnels et à définir un vocabulaire de base commun. C’est ensuite que l’on peut commencer à discuter, cela demande du temps, du doigté dans la pratique et de la fermeté sur les objectifs.
A fortiori pour le sujet alimentaire qui appelle tous les autres. La société a un rapport ambigu avec ses paysans. Elle veut mieux manger, dans un monde sans pollutions, à la biodiversité florissante, au carbone réabsorbé, à l’eau pure, aux paysages préservés, aux animaux bien traités, tout en trouvant toujours trop cher le prix de la nourriture. Tout en achetant l’essentiel de ses produits dans les super et hypermarchés, les GMS qui, par leurs quatre centrales d’achats, imposent leurs prix de vente aux 740 000 agriculteurs français. En position dominante, les grandes enseignes se sentent fragilisées par le reflux lent mais constant des consommateurs qui commencent à comprendre les choses. Alors, elles multiplient les ventes de produits locaux, les partenariats avec des agriculteurs pour produire de la qualité. « Cela va même plus loin », annonce Stéphanie Ambellié, « car certaines GMS tentent de vendre de nouveaux projets de développement durable agricole aux collectivités. Nous, ça nous inquiète. Par exemple, dans le cadre des projets de PAT [voir plus bas], elles annoncent qu’elles peuvent coordonner des temps de travail d’animateur des territoires. Bref, elles proposent de faire le travail de structures comme la nôtre, avec des solutions clés en mains. » La seule manière de contrer cette menace est toujours la même : se faire connaître. « Il faut des liens, des lieux, des événements, le système dominant cherche à diviser pour mieux régner, or, on est suffisamment nombreux pour défendre l’intérêt général et sociétal, » défend Benoît Canis. Lequel met le doigt sur un sérieux facteur limitant : tant que les retraites agricoles seront aussi petites, les paysans vendront leurs terres aux plus offrants, les prix de celles-ci continueront d’augmenter aux dépens des aspirants agriculteurs qui, chaque année, sont de moins en moins nombreux.
Les PAT, l’alimentation pour parler de soi
Ensuite, ils et elles ont changé sur leurs expériences d’alimentation durable. Noémie Hilmoine, responsable Développement du Germoir d’Ambricourt ; Véronique Thiébaut, Vice-Présidente de la Communauté de Communes du Sud-Artois ; Paul Mazerand, Chargé de mission Économie agricole et alimentaire à Terres en ville ; Marine Bré-Garnier, doctorante CIFRE à l’Université Paris-Nanterre et l’Université polytechnique Hauts-de-France et Amaury Caulier, Vice-Président en charge du Social à la Communauté de Communes Somme Sud-Ouest ont réfléchi au rôle des collectivités rurales dans la transition alimentaire. Fondée pour développer un (a) ménagement durable des territoires, l’association Terres en Ville a comme principal chantier les espaces agricoles. Paul Mazerand connaît bien les Plans d’alimentation territoriale (PAT) depuis leur création par la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt (LAAAF) de 2014. Des plans de bonne réputation car ils portent l’idée fantasmatique d’une souveraineté, voire, d’une autonomie alimentaire axée sur les circuits courts. Il remet les pendules à l’heure : « l’autonomie alimentaire, c’est quoi ? Elle est de 4 % en moyenne sur le territoire national, soit 1 journée d’autonomie. C’est un objectif très utopique, du coup, l’enjeu c’est la coopération entre les territoires, afin de s’en approcher. » Quant aux circuits courts, « c’est dans l’inconscient collectif, c’est le premier mot qui vient à l’esprit quand on évoque un PAT, toutefois, si on veut toucher la consommation à l’échelle d’un territoire défini, et si on ne travaille qu’avec les circuits courts en vente directe, à la fin on ne travaillera qu’avec les producteurs et les consommateurs les plus militants, ce qui représentera 15 % au maximum de la population. » Bref, le 100 % circuits courts relève du rêve éveillé.
Les élus présents à la table ronde en conviennent. D’ailleurs, les PAT ne naissent pas pour créer des circuits courts, leur porte d’entrée est même rarement agricole comme en témoigne Amaury Caulier. Avec 119 communes réparties sur 900 km² et 40 000 habitants, sa com’com est la plus grosse des Hauts-de-France. Une des plus diffuses aussi : la plus grande commune, Poix-de-Picardie, fait à peine 2 400 habitants. « On a commencé en 2012 par un contrat local de santé, car on avait identifié des manques, des besoins en la matière. Cela a donné en 2021 un second contrat local de santé sur trois items : l’aide aux aidants, la lutte contre les addictions et le lien alimentation-santé, » qui a été directement labellisé PAT. Au sud-ouest du Pas-de-Calais, Véronique Thiébaut a poussé la porte d’entrée sociale pour créer son PAT. Avec 64 communes et 28 000 habitants, l’agglomération n’est pas bien importante, aux portes de Bapaume. « Nous, c’est l’emploi, les artisans, les commerçants, l’insertion. On s’est dit que si chacun embauchait quelqu’un, cela ferait beaucoup d’emplois. Et puis on a vu qu’il y avait des gens qui ne rentraient dans aucune case, par exemple des agriculteurs qui pouvaient vendre en direct et ne savaient pas comment faire. » Ils avaient besoin de notoriété, l’agglomération les a aidés en imprimant une plaquette, elle a aussi mis un terrain à disposition d’une association afin de créer un Jardin de Cocagne. Lors de réunions dans des établissements médicosociaux, très nombreux sur ce territoire, Madame Thiébaut a entendu des choses intéressantes : ici « c’est dommage, dans ma maison de retraite on mange des endives qui font beaucoup de trajets », ailleurs « j’ai une cantine surdimensionnée », « alors on s’est dit qu’il y avait un problème de gaspillage et l’Ademe a proposé de nous accompagner sur un réseau de lutte contre le gaspillage – le Regal, et on a recruté un premier agent. » Chaque Français jette environ 155 kg de nourriture par an, 9 000 euros par an jetés par les fenêtres des cantines des écoles et des maisons de retraite de la CC( ??). « Quelqu’un nous a dit qu’avec tout cela, on avait fait un PAT sans le savoir, alors on a fait le diagnostic après ! »
Voilà qui légitime le PAT qui a tout l’air de couler de source. Par quelque bout qu’on prenne la vie d’un territoire, on en vient à l’alimentation en tant que levier d’action. Notamment, soutient Noémie Hilmoine, produire ce que l’on mange. « Notre com’com a racheté une ferme en bio que les enfants des propriétaires ne voulaient pas reprendre. Elle en a fait le Germoir, et Terres de Liens nous a aidés à acheter 5 ha. » Le Germoir d’Ambricourt est un lieu du « faire ensemble, où on a envie de donner aux citoyens de la capacité pour agir. » Un endroit qui produit des légumes, avec des chantiers participatifs et des ateliers de cuisine. Un lieu où germent des graines, des aliments et des projets : il accompagne la création d’activités et propose par exemple des espaces tests pour les personnes souhaitant devenir agriculteur. « Des stages de l’envie au projet » dit joliment Me Hilmoine. « L’intérêt c’est de le faire ensemble, de pair à pair, en écoutant les autres : oui, vous pouvez modéliser votre propre parcours. Ce qui compte, c’est travailler avec d’autres, comprendre leurs enjeux, leurs attentes, ce qui signifie avoir une bonne appréhension de soi. En définitive, on accompagne la maturation d’un individu. » Tout germe, à Ambricourt, la transition écologique passe par la transition intérieure, sans PAT. L’agriculture, la bonne bouffe, n’est qu’un moyen d’aider à la maturation des gens.
De l’ambivalence du dialogue entre les paysans et leurs villages
Mais comme l’avaient remarqué Stéphanie Ambellié et Benoît Canis, les agriculteurs sont loin des gens. « C’est vrai que sur notre territoire, ils n’ont pas intérêt à intégrer un PAT car ils exportent tout, » constate Véronique Thiébaut. Elle est maire d’un village parfaitement rural, riche d’une petite centaine d’habitants. Des gros producteurs sont venus la voir, se plaignant que les voisins ne leur achètent pas leurs patates, chez eux ; elle leur a répondu « mais les voyez-vous du haut de votre tracteur ? ! » Dans un espace restreint, des mondes peuvent se juxtaposer sans chercher à se connaître. Le dialogue est difficile. « En rencontres individuelles il l’est moins », constate Madame la maire, « les discours ne sont pas les mêmes qu’en collectif. Et puis quand on écoute les représentants du monde agricole, c’est encore un autre discours, très uniforme alors que chaque paysan a souvent une vision différente des autres. » La com’com a mis en place un forum annuel où les paysans peuvent rencontrer les cuisiniers des restaurants collectifs. « Ça ne va pas de soi pour les instances représentatives de participer aux réflexions de la collectivité », confirme Amaury Caulier, « pour les faire venir, s’il n’y a pas un coup à boire… Ils ont autre chose à faire, les convaincre est difficile. C’est pour cela qu’on a un rôle majeur de communication. Pour l’agriculteur, parler de ce qu’il fait, ça coûte cher, ça prend du temps et ce n’est pas son métier. C’est donc notre rôle en tant que collectivité de faire venir les consommateurs vers les producteurs et inversement. »
Doctorante, Marine Bré-Garnier fait sa thèse dans le territoire de Véronique Thiébaut, sur l’intégration des espaces ruraux productifs aux projets de type PAT. « Le monde agricole est séparé des autres acteurs sociaux, d’autant plus qu’ils sont de fait dans le monde de l’industrie agroalimentaire : leurs dynamiques sont plus du côté des marchands, » analyse-t-elle. Le dialogue est laborieux à cause d’un grand nombre de freins de l’ordre des perceptions. Cela commence par la perception du monde rural par la ville comme étant agro-industriel, pas attirant, inerte, dont on ne voit pas les dynamiques. « Pourtant, ces dynamiques existent au sein du monde agricole. Par exemple, il n’y a pas de clivages entre bio et conventionnel, sur ce territoire, mais plutôt entre gros et petits. Or, la tentation quand on est un acteur public c’est de se tourner vers les petits et moyens, alors que c’est plutôt vers les gros qu’il faudrait se diriger, » des gros exploitants que l’expression circuit court conduit à se refermer.
Marine Bré-Garnier dévoile une autre facette de ce dynamisme discret. Les mondes sont à part sauf devant l’extérieur. Le corporatisme du monde agricole est avant tout un corporatisme rural : « j’ai conduit une enquête chez les habitants, eh bien, la population se sent proche et défend le monde agricole et de l’industrie agroalimentaire, mais pas du tout de celui des GMS. Ce n’est peut-être pas l’alimentation qui fait société sur les territoires ruraux, c’est surtout une communauté de destin autour du monde agricole. » Cela n’a pas l’air de simplifier le travail des élus qui se retrouvent à devoir faire avec une certaine schizophrénie : paysans et non-paysans sont du même monde dans deux sous-ensembles sans relations, dont le sous-ensemble productif est lui-même séparé en entités géographiquement décalées : « y a-t-il un intérêt territorial des agriculteurs prospères ? Je n’en suis pas sûr. C’est compliqué en tant qu’acteur politique territorial d’affronter la diversité de discours qui peut être violente, par des acteurs agricoles qui n’ont pas intérêt à agir. »
Tout le monde sait faire quelque chose
Pourtant, les élus font. Bien obligés. Du côté de Poix-de-Picardie, « on est en train de créer un magasin de producteurs, une cuisine centrale, et on a financé pour partie un marché de plein vent qui se tient chaque semaine, et comme on a la compétence mobilité on a mis en place un bus pour y transporter les gens, » détaille Amaury Caulier, qui semble aimer les poids lourds car il a fait acheter et aménager un foodtruck, le PATelin, qui transporte ici et là un chef : « quand il s’arrête sur les marchés ou les foires, il prend quelques produits à chaque artisan et montre aux personnes qui viennent, que cuisiner ce n’est pas si difficile, il fournit en plus les recettes. Ça attire du monde. » Et ça demande d’avoir du personnel à disposition pour mettre toutes ces bonnes actions en place. Un vrai souci, partagé par tous les acteurs des territoires, qu’ils s’occupent d’alimentation, de nature ou de rénovation énergétique : on manque de sous et de personnels. « Franchement, on manque de moyens humains, car on passe un temps fou à répondre à des dossiers, » se plaint Me Thiébaut. En France, deux industries demeurent florissantes, celle des acronymes, et celle de la paperasse. Paul Mazerand confirme : « l’ingénierie territoriale est la plus grande difficulté, Le plan de relance a permis des financements spécifiques, aujourd’hui 151 PAT en émergence sont appuyés de cette façon par le ministère. » Mais après ? Encore faut-il que les financements multiples, générateurs de dossiers considérables, soient pérennes, pluriannuels, complète Noémie Hilmoine qui conclut le débat par ces mots : « tout ce qui compte ne se compte pas mais se raconte : on a tout intérêt à développer des noyaux d’acteurs qui peuvent être des socles et des piliers des projets… On pousse à l’intergénérationnel, à la transmission entre vieux et jeunes en milieu rural, apprendre à refaire des potagers, des bocaux, des conserves, se dire « c’est moi qui l’ai fait. » Tout le monde sait faire quelque chose, c’est ce qu’il faut valoriser.
La centaine de participants s’est ensuite répartie entre quatre ateliers sous l’œil de Nicolas Rouget, géographe, maître de Conférences à l’Université Polytechnique Hauts-de-France à Valenciennes, et directeur de thèse de Marine Bré-Garnier. Le premier s’est intéressé aux signes officiels de qualité. En quoi les labels, IGP, AOP, STG, Label rouge et AB (Agricuture Biologique) peuvent-ils aider à créer le lien entre production et consommation ? Les participants ont été d’accord pour dire que les labels contribuent à la « résilience » des territoires, et même, qu’ils les définissent de fait. « La certification montre à tous le lien entre le produit et une aire géographique pour l’IGP, » résume Cathy Gautier, directrice du Groupement régional pour la qualité alimentaire (Qualimentaire), créé par les associations de consommateurs avec le soutien de la région Hauts-de-France et des acteurs (Espaces naturels régionaux et son Centre régional de ressources génétiques, Parcs naturels régionaux,…). Un signe de qualité est un outil de notoriété pourtant, ont estimé nombre de participants, il est largement sous-utilisé par les offices de tourisme et les collectivités elles-mêmes. Il faut donc les soutenir, ces labels, les montrer, mais déjà, faciliter la constitution des dossiers pour en faire bénéficier de nouveaux produits : or, déplore, Madame Gautier, « en moyenne il faut une vingtaine d’années pour que des producteurs obtiennent une marque géographique… » ce qui réclame une belle cohésion de la filière sur le long terme, sans parler de ce que cela coûte. Qualimentaire est précisément là pour aider tous les porteurs de dossiers parce que la région estime que c’est une priorité pour maintenir l’activité agricole. 50 produits sont déjà protégés sur la région. Les producteurs concernés ne s’en plaignent pas. Si, quand même : « il faut produire, car cela crée de la demande, or, nous, pour la volaille de Licques, on pourrait construire 10 bâtiments de transformation, mais on ne trouve personne pour travailler, on manque d’éleveurs », déplore Xavier Gareneaux, président de Qualimentaire et producteur de cette volaille peu dodue mais à la chair ferme. On manquerait aussi de contrôles, a-t-on entendu au cours de cet atelier. Avec l’ail d’Arleux, on s’attend à avoir de l’ail poussé à Arleux, or c’est parfois de l’ail importé de Chine tout juste fumé à Arleux…
Ne jamais oublier la qualité de vie des producteurs
La question de la difficulté du travail du paysan avait été soulevée durant la matinée, elle a été débattue lors d’un second atelier. « Production locale et conditions de travail de l’exploitant. » Un titre qui suggère que les choses ne vont pas de soi. En effet : la difficulté constante de ce métier, depuis l’installation jusqu’à l’éventuelle transmission, a été redite. Comme son invisibilité. « Une Amap, c’est chic, du point de vue des clients, souvent aisés, mais qu’est-ce que ça produit en termes de revenus agricoles, est-ce que cela améliore l’autonomie financière et les conditions de travail des producteurs ? » s’est interrogé Bruno Villalba, professeur de sciences politiques à AgroParisTech au laboratoire… Printemps (Laboratoire professions, institutions, temporalités). La réponse est dans la question. Une Amap ne fonctionne que si les producteurs y trouvent leur compte. « Cela ne marche que si consommateurs et producteurs se rencontrent, afin que les premiers voient comment ça pousse, » selon Romuald Botte, maraîcher pour l’Amap des Weppes (à l’ouest de Lille). « Ainsi, les acheteurs savent pourquoi ils paient ce prix-là, car ils connaissent nos contraintes pour telle ou telle production. Pour nous, l’intérêt c’est la planification des plans de culture qu’on discute lors de notre réunion annuelle avec les clients. » Bien expliquer que l’on n’achète que ce qui a pu mûrir, et ce qui n’a pas nui à la terre ni au paysan.
L’ergonomie a été un mot-clé de cet atelier. Comment diminuer la difficulté du métier ? En adaptant outils et pratiques – travailler en musique ou allongé par exemple, en intensifiant la production sur une même surface pour ne pas s’épuiser dans la course à l’extension foncière. En embauchant de la main-d’œuvre… Une bonne idée venue du monde industriel est le Groupement d’Employeurs pour l’Insertion et la Qualification (GEIQ), c’est-à-dire une association pilotée et gérée par ses entreprises adhérentes, par exemple des structures agricoles, pour favoriser l’insertion des chômeurs et des jeunes grâce à l’alternance. Une façon de partager à plusieurs le risque d’embaucher alors que les candidats ne se bousculent pas ou abandonnent vite le travail à la ferme, qui fait mal au dos et durcit les mains. Comme l’a dit en substance un des participants (André Charles) à cet atelier, « on a des coups de main, certes, mais qui méritent parfois des coups de pied au cul ! »
Un coup de main bienvenu et efficace a été travaillé durant l’atelier numéro 3 ; l’écopâturage par des races locales, des races menacées à faible effectif. Pour les collectivités, c’est un moyen peu onéreux de faucher les herbes de leur foncier (espaces verts, friches, espaces naturels). Pour les éleveurs de races locales, voilà des surfaces gratuites de nourriture pour leurs bêtes, qui leur permettent d’augmenter leurs troupeaux, ou bien de consacrer une partie de leurs surfaces d’herbe en propre à autre chose. Pour les races menacées à faible effectif (mouton Boulonnais, bovins de races Rouge Flamande ou Bleue du Nord pour les Hauts-de-France) ou d’autres races (chèvres, … dans d’autres régions), c’est le moyen d’exister encore, de se reproduire afin d’éviter la disparition, tout en produisant de la nourriture de qualité et « typée » à forte identité, telle que l’a expliqué Thomas Vaesken, éleveur de Rouge flamande associé à la fabrication d’un tout nouveau fromage. Ces races constituent un patrimoine vivant, représente une partie de la biodiversité domestique. Le bénéfice de l’écopâturage est réciproque, pourtant, éleveurs et élus semblent ne pas suffisamment se connaître. La pauvreté du dialogue semble décidément être une constante. Les participants ont dressé le constat de méconnaissance des collectivités sur le métier d’éleveur, sur ses besoins spécifiques (une bergerie, en hiver, il faut y penser), sur sa saisonnalité. Sur les animaux qu’elles utilisent : « que les collectivités se rendent enfin compte qu’elles ont un patrimoine génétique ! », a plaidé Corinne Eychenne, maîtresse de conférences en géographie humaine à l’Université de Toulouse Jean Jaurès.
Peut-être cela irait-il déjà mieux si l’information du public était meilleure, plus explicative : le mouton dans la ville attire la sympathie des administrés qui ne savent pas toujours à quoi il sert, ni le travail de l’éleveur qu’il y a derrière. Cela serait encore mieux si éleveurs et élus… construisaient ensemble une vraie stratégie politique agricole, intégrant l’écopâturage. Manifestement, il n’y a que les seconds qui décident, sans en référer aux principaux intéressés. « Après, faut convaincre les jeunes de prendre la suite : on fait un travail dans les lycées agricoles pour prouver aux gamins qu’il y a de la place dans le mouton », tel est le défi des années à venir pour Patrick Vianet, éleveur de moutons Boulonnais et président de l’association correspondante. Un problème récurrent qui a été le fil conducteur de la journée.
Le dernier atelier s’est consacré à la justice alimentaire. Sans surprises, ce qui en est ressorti est l’enjeu principal de changer le modèle alimentaire, autant notre façon de consommer les aliments que celle de les produire. Pour cela, il faut obtenir de réels moyens financiers dans le temps long afin de faire vivre des initiatives heureuses. Et pour cela, il manque toujours une volonté politique partagée pour appuyer ces initiatives, notamment les demandes incessantes de financements qui épuisent les motivations. De la part des structures qui essaient, inventent, proposent, il manque en parallèle la volonté de s’organiser davantage ensemble pour dialoguer afin de se faire davantage entendre. Le chacun dans son coin n’aide pas, il crée une concurrence entre structures semblables pour des budgets pauvres. Il y a besoin d’instaurer un rapport de force, une parole forte qui porte et puisse faire poids face aux élus. Une parole à mieux entendre, aussi : écouter les gens, les bénéficiaires, les prendre au sérieux, ainsi que leurs pratiques et leurs savoirs, leur laisser le choix des produits, respecter leurs goûts alimentaires. On est loin de la charité et de l’aide alimentaire traditionnelles.
« Comment essaimer dans le milieu rural », s’est interrogé Sandrine Forzy, directrice de Vrac hauts-de-France. « La plupart des initiatives naissent en milieu urbain ou semi-urbain, il y a peu d’exemples en milieu rural. Il y a le problème de la livraison, des locaux de stockage, il y a aussi les financements. Nous, à Lille, Roubaix et Tourcoing, on est financé par les bailleurs sociaux, qui ont droit à une défiscalisation, mais en milieu rural ? » Peut-être y a-t-il aussi une autre raison : dans les villages et les petites villes, tout le monde se connaît, il y a une solidarité naturelle, du troc tacite, autant qu’une gêne à pousser la porte d’une structure quelconque d’aide alimentaire, ce qui serait su très vite de tout le monde. L’absence de l’anonymat ne favorise pas l’aveu de sa pauvreté. Quel que soit l’endroit, il s’agit d’aller chercher les personnes qui sont dans la gêne, sans jugement, pour les amener vers des espaces de dialogue et de rencontres qui souvent existent déjà, comme la médiathèque, la mairie. Ou bien des randonnées… qui de fermes en pâtures peuvent être le prétexte à parler alimentation de qualité, agriculture et aide concrète.
Ainsi résumés, ces quatre ateliers démontrent selon Nicolas Rouget la « force du collectif, » indispensable au dialogue entre les acteurs des territoires, notamment les consommateurs à qui il convient de demander leurs avis sur des questions qui, tout de même, concernent autant leurs estomacs que les paysages où ils vivent et travaillent. Qui concernent celles et ceux qui étymologiquement les font, ces paysages : les paysans. « En fait, on se retrouve aujourd’hui avec un débat entre agriculture de filière et agriculture de territoire qui n’aurait jamais dû avoir lieu : il faut réconcilier ce qui n’aurait pas dû être opposé, ces deux types d’agriculture. » La volonté de la société de bénéficier d’une alimentation durable peut être un moyen d’y parvenir, mais « c’est quoi une alimentation durable ? C’est pourtant elle qui va porter l’agriculture durable – laquelle ? – qui va modifier nos espaces ruraux. » Les PAT sont un outil parmi d’autres pour conduire cette volonté. « Tout dépend de quelle façon les gens se l’approprient. Quelle est sa finalité ? Quels acteurs doivent le porter, dans quel périmètre ? » Par quelle porte on y rentre ? L’agriculture, l’alimentation, la santé, l’emploi, l’aménagement du territoire, tout cela à la fois ? Les sciences sociales doivent être utilisées pour repérer les blocages, les mots mal expliqués, les postures, les refus et les peurs. « J’ai été très sensible à l’abolition de l’injonction des circuits courts durant cette journée, durant laquelle on a aussi été très loin de l’injonction à la bonne nourriture, à l’éducation de la population. » Mais selon Nicolas Rouget il a manqué des représentants de la Grande distribution, incontournable acteur du nœud alimentaire qui commence, selon lui, à se desserrer. Et sans doute aussi d’habitants de zones rurales, premiers concernés, premiers oubliés de toutes les réflexions globales sur la difficulté à vivre.
Aujourd’hui que l’on parle des sols, on peut se demander si parfois c’est bien à propos. Ainsi, la santé. La commission européenne prépare pour mi-2023 une future directive portant sur les sols, dans le cadre d’une stratégie globale sur la santé – des sols, laquelle s’inscrit dans une autre stratégie, mondiale, lancée au début des années 2000 par l’OMS, One health : santé des animaux, santé de l’environnement, santé des humains, tout est lié. La preuve, le Covid qui se serait répandu à cause du mauvais état des écosystèmes chinois, abîmés par nous, humains. C’est évidemment un tantinet plus compliqué que cela. Cependant, dans notre esprit, s’installe un lien de causalité entre la bonne santé des sols, de la terre, de la Terre, et la nôtre. Est-ce bien fondé ? Comment on mesure la santé des sols ? C’est à ces questions qu’ont répondu les intervenants du troisième C dans l’sol organisé avec l’Afes durant la Journée mondiale des sols, le 2 décembre 2022.
Voici le 24e C dans l’sol, en direct depuis l’école d’ingénieurs en agronomie de Toulouse, l’Ensat.
Pour qu’un médecin établisse un diagnostic, encore faut-il qu’il ait un patient reconnu comme tel. Ça tombe mal, car le sol est toujours invisible au regard du droit. Qu’il soit, lui, cet écosystème, malade ou bien portant, peu importe, car il n’existe que si on en fait quelque chose. Pas de sols dans le code de l’environnement, donc, pas de santé des sols. « Sauf dans le cadre de la responsabilité environnementale, s’il y a un risque d’atteinte grave à la santé en cas de mauvais état du sol, » nous apprend Philippe Billet, professeur et directeur de l’Institut de droit de l’environnement de Lyon III. Dans notre corpus légal les sols n’apparaissent que dès lors qu’ils nous menacent, notamment s’ils sont bien pollués. « La loi climat et biodiversité n’a rien changé à cela. Le sol se trouve dans le code de la santé publique dans le cas d’une pollution qui nuirait à la qualité d’un captage d’eau, ou dans le code rural si son mauvais état peut avoir une incidence sur un bail rural. » On peut malmener un sol, tant que cela ne nuit pas à autrui. Le lien entre notre santé et celle des sols n’apparaît donc qu’à l’occasion d’un risque, il est oublié dès lors que celui-ci n’existe plus. En définitive, le sol n’est qu’en tant que vecteur et média, constate Philippe Billet. Il est comme un de ces gros sacs bien remplis qu’on pousse derrière la porte pour qu’elle reste ouverte.
Directeur de recherches à l’INRAE, Lionel Ranjard l’a glissé dans celle de la Métropole de Dijon. « Même si la science ne l’a pas parfaitement démontré, le lien semble évident entre la santé d’un sol et la santé des plantes », et, d’une manière métaphorique, avec la santé d’un territoire. Grâce à lui, Dijon et ses alentours ont élaboré un programme de « transition alimentaire », ProDij qui vise à garantir l’accès de tous les citoyens à une alimentation « saine », produite par des agriculteurs économes en intrants qui valorisent la biodiversité, font attention aux sols, une alimentation transformée par des acteurs locaux. Adopté en décembre 2019, le PLU intercommunal « HD » (il englobe habitat et transport) protège résolument les terres agricoles, les espaces naturels, les trames vertes etc. Il devrait permettre de diminuer de 30 % la consommation de celles-ci d’ici 2030, par rapport à la décennie 2010. « Le sol est enfin pris en considération, on va pouvoir regarder les empreintes sol de la production alimentaire, en espérant que le sol entrera dans la constitution d’un label bas carbone… » espère Lionel Ranjard.
Mesurer l’amélioration
D’ici-là, on aura au moins beaucoup parlé des sols, ce qui est fondamental pour que le droit, un jour, le considère, explique Philippe Billet. Le droit ne fait que mettre des mots sur l’air du temps, alors il faut souffler, en réunions, en colloques, en séminaires, il faut en parler aux gens, à tout le monde, aux élus. Voici un exemple de bonne vulgarisation qui renforce le lien intuitif, sans doute fondé, entre notre santé et l’état des sols. Acteur associatif bien connu du monde du sol, Pour une agriculture du vivant (PADV) a créé un indicateur de bonnes pratiques. Anne Trombini est sa directrice : « L’indice de régénération, c’est un outil qui permet d’envisager le sol de manière systématique en étant pragmatique et opérationnel. C’est un outil créé par et pour les agriculteurs et validé par la recherche, » dont Jean-Pierre Sarthou (Ensat) et Marc-André Sélosse (MNHN), présents lors de cette JMS 2023. Selon Anne Trombini, puisque tout part des sols, il faut que les agriculteurs aient les bonnes lunettes pour bien les regarder : « pour calculer cet indice, on prend par exemple les phytos, la biodiversité, la couverture et le travail du sol, le cycle du carbone, la fertilisation azotée… L’indice de régénération est un compromis entre réalité technique et solidité scientifique, il a vocation à être un outil de dialogue, un outil pour construire un plan de progrès ou pour mesurer l’impact d’un choix de pratiques. » L’IR, comme dit la directrice de PADV, est une note sur cent, une boussole. « Nous, on mesure les résultats des pratiques, on évalue la progression. » L’indice est open source et gratuit afin qu’un maximum puisse l’utiliser. « On s’est constitués en association, de façon que l’outil soit accessible à tous, qu’il soit gratuit pour les paysans. » Par contre, car il faut bien vivre, les adhérents de Pour une agriculture du vivant cotisent selon la taille de leurs structures. D’après Anne Trombini, si le modèle était payant, il serait contre-productif car il amplifierait les biais de constitution de l’IR : « quand c’est payant, c’est celui qui a inventé qui décide de la manière dont [un tableau de bord d’indicateurs] a été constitué. Un indice comme le nôtre est un agrégat, la pondération entre les indicateurs qui le constituent est un biais, car cette pondération serait forcément décidée par les intérêts du moment, par celui qui vendrait l’indice s’il était payant. » L’association existe depuis trois ans, elle a réalisé en dix-huit mois 2 000 indices de régénération et a formé 200 techniciens à son interprétation. L’IR s’applique aux productions végétales et aux bovins, il devrait bientôt concerner les ovins et les mono-gastriques (les cochons).
le sol au futur
Dijon a un autre bon exemple à donner en matière de vulgarisation. Référent prospective, chargé de mission Bioéconomie & Construction durable à l’Ademe, Lionel Combet travaille à l’élaboration de scénarios prospectifs d’échelle régionale, dans le cadre des scénarios nationaux Transitions 2050 déjà publiés par l’Ademe. L’exercice s’appelle « Autonomie alimentaire et énergétique en Bourgogne-Franche-Comté » : « on fait débattre une centaine de personnes sur les ressources qui constituent notre bien commun, et on montrera in fine aux gens comment les futurs possibles et souhaitables pourront se traduire concrètement dans des territoires précis. » Le programme se focalise sur les ressources naturelles, les « bioressources » qui, « dans un contexte de dépression climatique, présentent un risque d’appauvrissement des milieux et de conflit entre secteurs économiques, entre usagers aussi. L’exercice prospectif est sur la neutralité carbone, mais on l’a élargi aux grands enjeux contemporains que sont la biodiversité, la disponibilité de l’eau et les sols, qui sont la base de la réflexion. » Pour se faire, dans la même philosophie que Pour une agriculture du vivant, Lionel Combet travaille avec les acteurs des territoires identifiés, les instituts techniques, les représentants de l’État, les filières du bois et de l’agriculture, les parcs naturels régionaux, les chercheurs et les associations, etc. « Quelles trajectoires, quels équilibres dans l’usage des sols et des ressources en biomasse faut-il trouver ? », c’est ce qu’il essaie de savoir. Résultats lors d’assises régionales qui se tiendront fin mai à Beaune. « Tous ces travaux sont nécessaires », défend Philippe Billet, « je ne sais pas s’ils permettront qu’un jour le sol devienne un objet de droit, mais ils créent un besoin, qui sera traduit par le droit – c’est sa fonction, » analyse Philippe Billet. Créer des résonances, en n’oubliant jamais l’élément-clé, l’agriculteur.
En effet. Un bon indicateur doit avant tout servir à quelque chose. Des indicateurs, des indices, des projets et des prospectives qui ne sont que des tartes à la crème de colloques ne changeront pas le monde. Ils doivent être opérationnels. « C’est le but de nos scénarios, », assure Lionel Combet, « on ne sait pas dire si finalement l’échelle à laquelle nous traitons le sujet est pertinente, mais la finalité est bien d’élaborer un projet de territoire, avec une dimension opérationnelle. » À Dijon, on aimerait « organiser la ville autour des sols et pas l’inverse, », rêve Lionel Ranjard, qui se contenterait déjà d’une place plus importante des sols dans les Scot. Encore faut-il bien les connaître, ce qui coûte du temps et de l’argent. Un argument qui s’ajoute souvent au fameux « oui, mais on n’a pas les bons indicateurs, il faut réfléchir à en créer des fiables, à dessiner les cartographies les plus précises, » très classique dans la bouche de celles et ceux qui ne veulent surtout pas voir. Ne pas savoir, c’est ne pas se sentir responsable. « On est en pleine guerre des thermomètres, », confirme joliment Lionel Ranjard, « ça fait vingt ans que ça dure, et ça continue, alors qu’il y a en ce moment une offre de services, avec des choses rationnelles et d’autres moins. » Nul besoin de colloques sur comment mesurer la « santé » d’un sol, car on sait faire, mais la recherche est timide, alors elle s’est fait doubler par des sociétés comme Genesis qui, sentant l’air du temps, proposent depuis quelques années des indicateurs faciles à déployer, censés délivrer une carte de santé des sols fiable. Nonobstant leurs qualités intrinsèques, Philippe Billet admet que « les indicateurs mis à disposition des élus ou des agriculteurs doivent être simples à lire et à comprendre, » ce que n’ont pas toujours su faire les laboratoires de la recherche publique. « Il n’y aura jamais d’indicateurs simples, car leurs techniques seront toujours complexes, c’est leur traduction qui doit l’être » poursuit Lionel Ranjard. Malgré tout, élus et agriculteurs disent que le meilleur indicateur, le plus facile à comprendre, sera toujours trop cher. Cela énerve superbement Lionel Ranjard : « ça coûte cher ? Mais non, c’est le consentement à payer qui est difficile ! » Les sols ont encore trop peu de valeur pour qu’on ait l’idée que dépenser pour mieux les connaître n’est pas une dépense inutile. En France, on trouve toujours des sous pour faire un rond-point, difficilement pour mettre une signalétique autour d’une zone humide. Faire un carottage pour jauger de la capacité d’une terre à supporter une ZAC, oui, mesurer sa vie et son fonctionnement afin de voir si la ZAC ne serait pas mieux ailleurs, certainement pas. « Mais attention, on parle de vraies mesures, c’est-à-dire quelque chose qui est mesuré, pas estimé, pas modélisé… » glisse le chercheur, un œil sur Genesis, un autre sur PADV.
sol durable, sol en bonne santé
Disposer du bilan de santé de son sol n’est pas inutile quand on est agriculteur. Cela peut même rapporter de l’argent, ou éviter d’en perdre, parce que cela aide à mieux piloter son exploitation, affirme Lionel Ranjard : « quand un système est de bonne qualité, il est en général assez stable dans sa production, il est résistant et résilient. » L’anthropomorphisme aide à comprendre : un bon métabolisme est gage de longue vie, il se mesure à des paramètres physiologiques sur lesquels on peut agir séparément si on les jauge de manière régulière. La durabilité d’un patrimoine qui marche, serait-ce cela la santé des sols ? Les diagnostics existent et ne demandent qu’à être utilisés. Pour une agriculture du vivant a développé un réseau de fermes pionnières afin de tester son indice de régénération et d’en démontrer l’intérêt pratique. « On aimerait d’ailleurs constituer une base de données sur les pratiques et leurs impacts, tels qu’on les mesure avec l’IR, » demande Anne Trombini aux labos de recherche. Une fois que les indicateurs seront devenus naturels, on pourra passer à la phase de certification ou de labellisation, qui dira au grand public ce qui est « bon » pour lui ou non, parce qu’il y a du bon, ou pas, pour les sols. Mais quel label ? Ou bien faut-il modifier les labels actuels afin qu’ils intègrent les sols ? « Ce serait intéressant, car cela permettrait au public de s’approprier les sols [sans le savoir]. Il faudrait que le sol, avec l’eau, soit dans les indications géographiques protégées. Ce n’est pas le cas, sauf pour les lentilles du Puy ! », déplore et espère Philippe Billet. L’INAO devrait modifier ses cahiers des charges de la façon suivante : désormais, vous n’obtiendrez ce label qu’à la condition que votre production soit bonne pour les sols. Ainsi les intervenants à ce C dans l’sol seront-ils parvenus à leur but, positionner la qualité du sol au même titre que l’empreinte carbone, la composition d’un aliment et la santé des humains.