Longtemps l’eau de pluie fut une ennemie. Il convenait de la mépriser, de la considérer tel un déchet à évacuer au plus vite. Hors de notre vue ! Toit, gouttière, caniveau, égout, et enfin tuyaux, la pluie n’existait pas en ville. Elle nous tombait dessus, ruisselait sur la peau en macadam et gagnait la rivière quelques heures après, vite. Depuis quelques années, ce n’est plus pareil. Dans notre beau pays où les choses mettent du temps à changer du tout au tout, la pluie est désormais dans les bouches des maires l’égale de l’arbre et de la piste cyclable : il faut lui faire de la place, l’accueillir car d’elle dépendra notre adaptation au réchauffement climatique. Comment ? En dés-ar-ti-fi-cia-li-sant, nouvelle formule des colloques et des tables rondes. Libérer le sol de sa gangue d’enrobés pour que l’eau l’imbibe, y percole jusqu’à abreuver des arbres qui, en été, feront de l’ombre. Avec par-dessus le marché la certitude qu’ainsi désigné comme éponge à pluie, le sol saura utilement éviter les inondations. Il était temps de savoir ce qu’il en est réellement avec des gens de l’art, réunis lors de la seconde journée de la si mal nommée Journée mondiale des sols (JMS) – car elle dure huit jours ! David Ramier, chercheur en hydrologie urbaine au Céréma, Laure Vidal-Baudet, professeure en agronomie urbaine à l‘Institut Agro Rennes-Angers, Jean Guiony, cofondateur de l’Institut de la Transition foncière et Philippe Bataillard, chimiste du sol au BRGM ont discuté une heure trente durant de la relation complexe unissant l’eau, les sols et la ville.
Une lente maturation
« Ça prend toujours du temps, parce que ça implique des transformations de l’aménagement, » démarre David Ramier. L’eau et la ville, cela ne fait guère qu’un quart de siècle qu’on en parle depuis qu’au début des années 1990 la ville de Douai, confrontée à une série d’inondations, épaulée par une association devenue référence en Europe, Adopta, a écorché un boulevard et une place afin que l’eau de pluie pénétrât plutôt qu’elle ne s’accumulait. « Il y a depuis une prise de conscience, et maintenant, il y a les problèmes environnementaux, le changement climatique, la pollution, des problèmes un peu plus prégnants qui font que les gens se mobilisent sur ce sujet. » Il était temps. Les abats d’eau brutaux du temps qui change entraînent une saturation ponctuelle des réseaux qui a de bonnes chances de s’installer, vu l’évolution du climat. Deux solutions pour les élus : mettre des tuyaux plus gros, ce qui a un coût considérable, ou aider ceux-ci par une « solution fondée sur la nature », une bien belle formule pour parler du bon sens. « L’approche de l’eau en ville est en train de changer, » estime David Ramier. « L’idée aujourd’hui est plutôt de la gérer sur place et de la retenir. C’est le concept de ville éponge, où on gère l’eau sur place, éventuellement pour la réutiliser pour la végétation. Il y a aussi l’idée de rendre l’eau apparente pour faire prendre conscience aux gens des enjeux qui y sont liés. » Le paradigme change, dit le « sachant » lorsqu’il veut écraser le béotien sous le poids considérable de sa maîtrise du sujet. Les agences de l’eau s’en tiennent à une plus modeste « gestion de l’eau à la parcelle », pour dire, en gros, que la maison, le quartier, la rue, l’immeuble, absorbe d’abord l’eau de pluie qui lui coule dessus avant que le réseau ne s’en occupe.
Des arbres, donc de l’eau, donc, des sols
L’argument majeur est aujourd’hui la végétalisation des villes, car on redécouvre, à l’aune des canicules, que des arbres font plus d’ombre en plein soleil qu’un banc design scellé sur une place tout en marbre. « Jusqu’à il y a une vingtaine d’années, l’arbre était considéré en ville surtout pour son côté ornemental. C’était finalement la seule fonction qu’on lui prêtait, bien que quand même, à la fin du XIXe siècle, quand les grandes avenues ont été développées, l’idée fût d’hygiéniser la ville pour aérer la ville et planter des arbres le long des avenues, » rappelle Laure Vidal-Baudet. « L’impression que l’on a aujourd’hui, c’est qu’effectivement, les villes redécouvrent que le végétal peut avoir un rôle important pour le bien-être des habitants et avoir ce rôle multifonctionnel dans le rafraîchissement du climat local pour les populations vulnérables. Mais pour que l’arbre puisse jouer ce rôle de rafraîchissement, il faut qu’il puisse transpirer, et donc pour qu’il transpire… » il lui faut de l’eau. Qui lui tombe dessus directement, comme à la campagne. Un arbre vit d’autant mieux qu’il est arrosé par la pluie plutôt que par la camionnette-citerne du service des espaces verts ; l’écologie, c’est décidément l’art d’enfoncer les portes ouvertes.
Une autre porte apparaît, elle est un peu plus difficile à ouvrir, c’est le sol : un arbre a besoin d’eau pour grandir, or, l’eau, l’arbre la puise au moyen de ses racines, qui ont besoin de suffisamment de sol pour s’épanouir. Y a-t-il donc suffisamment de sols en ville alors qu’elle se dit prête à multiplier les « forêts urbaines » ? « On dit souvent que le volume racinaire d’un arbre correspond au volume de sa partie aérienne, de son houppier, mais en fait on s’aperçoit que les racines peuvent prospecter un espace qui est beaucoup plus grand que le houppier que l’on peut avoir en surface. » Il en faut donc, du volume. Souvent, les arbres vivotent dans un petit mètre cube de terre recouvert d’une grille. Il en faudrait dix à vingt fois plus, d’autant que de plus en plus souvent, les maires, soucieux de montrer à leurs administrés le bon usage du fruit de leurs impôts locaux, plantent des arbres déjà grands, bien visibles, qui sont par nature plus fragiles et exigent bien plus de terres que des tout-petits.
On ne connaît pas les sols des villes
Cependant, il n’y a pas que le volume de sols qui compte, il y a aussi sa qualité. « Un sol doit fournir des éléments nutritifs, il doit donc être relativement riche en matière organique. Il doit aussi être capable de faire circuler l’eau, grâce à une bonne porosité : il ne doit donc pas être compacté, tassé. »
Avant donc d’imaginer couvrir boulevards et avenues d’arbres immenses, il ne serait pas inutile de connaître la nature des sols cachés sous la voirie. C’est là qu’est l’os, justement car selon Laure Vidal-Beaudet, « la ville est une tache blanche dans laquelle le pédologue n’est toujours pas rentré. Si on a des informations sur les sols en ville, c’est par le biais d’opérations ponctuelles où il y a eu la volonté d’avoir un peu une cartographie des sols en place sur un petit espace, un petit projet. » N’en soyons pas surpris : la France a du mal à constituer un portefeuille de cartes d’usages des sols à une échelle inférieure au 1/250 000, au mieux au 1/100000e, alors vous imaginez bien que les villes, où les sols sont invisibles… « Voilà pourquoi mon équipe travaille à mettre au point une méthode de cartographie des sols au dix-millième, parce qu’on a besoin quand même d’être précis en ville pour pouvoir prendre des décisions en termes d’utilisation des sols, dans le cadre par exemple de la loi ZAN. » Une cartographie qui tient compte des facteurs classiques de discrimination des sols, auxquelles est ajouté le facteur anthropique de la dénaturation des sols.
Des polluants jusque-là cachés
Ce dernier a un impact visible – la compaction, l’absence d’horizons, certaines couleurs, il en a un qui ne vient jamais dans les discussions lorsqu’on aborde le sujet de la désimperméabilisation : la pollution. Car après tout, le sol en ville est finalement réduit à l’état de soubassement du trottoir alors que sous la chaussée, c’est un sol rapporté, conçu exprès pour être capable de supporter le poids des véhicules. Philippe Bataillard : « En ouvrant la croûte étanche, le risque est d’aller finalement trouver des contaminations qu’on avait pu, qu’on avait dû laisser enfouies parce qu’on n’avait pas su ou voulu dépolluer. Sous des matériaux imperméables peuvent se trouver confinés des polluants qu’on a oubliés, » faute d’une cartographie précise et, tout simplement, à cause d’une mémoire sélective. Compte tenu de l’histoire des villes, des constructions et réaménagements, des changements d’usages, il est hasardeux de faire des généralités : il n’y a pas deux bouts de sols pareils. Du point de vue du chimiste, « les sols en ville sont très hétérogènes. En l’espace d’un mètre, on peut avoir un sol avec des propriétés complètement différentes parce qu’il y a eu des actions anthropiques différentes qui ont fait qu’ici on a raboté des sols, là-bas on les a déplacés, à côté on en a ramené d’autres, il y a eu des activités industrielles au cours de l’histoire qui font que les sols n’ont plus rien à voir avec des sols qu’on pourrait qualifier de naturels. » Sauf dans les centres-villes, les cœurs historiques, ou il y a peu de changements, en périphérie les sols ont été très remaniés. L’ère industrielle et ensuite l’après-guerre ont profondément modifié les paysages. « L’étalement de la ville à partir des années 1950 a eu un impact très très important. Il y avait besoin de loger les gens, alors on a eu la super idée de construire des grandes barres avec des espaces vers tout autour. Après, on s’est rendu compte que ce n’était pas forcément la meilleure solution, et dans les années soixante, l’idée de Pompidou avait été de dire qu’on allait permettre aux gens d’être propriétaires de leur maison sur un petit bout de terrain. D’où l’étalement urbain et la construction de lotissements qui ont imité ce qui se faisait aux États-Unis. C’est à partir de là que la consommation et l’étalement de la ville sont devenus très très importants, avec des remaniements plus ou moins forts. » Comme l’eau et les sédiments, les sols sont la mémoire de nos vies. Un coup de tarière en ville vous dévoile une chronologie, celle de l’histoire, les changements de nos économies, de nos manières de produire, d’habiter, de se déplacer.
Soulevez le macadam, et, dans une ville comme Tours, vous ouvrirez une boîte noire épaisse de 8 à 12 mètres… de sols qui ont connu toutes les évolutions. « Nos villes sont marquées par des contaminants, les voitures émettent des polluants, on a eu des industries, on a eu des cheminées d’usines, on a des cheminées de particuliers, » il y eut dans le passé des boucheries et des tanneries, des ateliers sidérurgiques et des usines d’explosifs, des dépôts de déchets et des teintureries, des chemins puis des autoroutes qui ont imprégné le sol Jusqu’à nos jours. Des boîtes de Pandore. « Il y a donc dans les sols urbains des contaminants immobilisés. Or, sur un revêtement étanche, seules 10 % des eaux traversent la route, 90 % ruissellent sur les côtés. Personne n’est au contact du matériau, des contaminants, il n’y a pas non plus d’émanations de gaz. Or, si on change l’usage du sol en le découvrant, tout change. On se retrouve potentiellement… contaminés. » Le danger existe, le risque est faible, d’autant que la loi est bien faite. Un sol découvert pour le bonheur des enfants d’un futur jardin public sera soumis à une batterie de tests chimiques assez « ceinture et bretelles » pour reprendre le mot de Philippe Bataillard.
Le sol est-il un dépolluant ?
On va nous dire anthropocentré, car après tout, une fois découvert, le sol de la ville jouera sa fonction d’éponge à eau. Celle qui lui tombe du ciel, qui n’est déjà pas d’une pureté de diamant compte tenu de la pollution de l’air (dioxydes d’azote venant des engrais, microparticules et dérivés d’hydrocarbures issus des voitures etc.), se charge encore un peu plus en circulant sur les tuiles et le macadam. Avant, les tuyaux l’amenaient à la rivière, désormais, elle arrivera directement sur les sols. Qui non seulement risquent bien d’être contaminés à nouveau, et ensuite, de transmettre leurs polluants aux milieux naturels et en définitive, aux nappes phréatiques. D’autant qu’en circulant dans le sol plutôt que dans un égout, l’eau de pluie est susceptible de mobiliser, comme disent les chimistes, les polluants déjà présents.
À moins que le sol ne soit à même de se dépolluer lui-même ? Après tout la vie, les micro-organismes, les plantes elles-mêmes sont connues pour « abattre » de la pollution. « On sait que certains polluants se dégradent mieux en conditions oxydantes, avec les bactéries, la rhizosphère, les exsudats racinaires. En labo, on peut ainsi augmenter la dégradation des hydrocarbures. Il faut que le polluant soit biodégradable. » Ce n’est pas le cas des polluants organiques persistants comme les PCB et les pesticides des années 1960 à 1980, quasi indestructibles. Les pesticides actuels et les HAP se dégradent en des éléments différents, plus ou moins toxiques. Les métaux lourds, eux, ne se dégradent pas. Ils sont chélatés (emprisonnés), ou stockés dans certains tissus des plantes, ils ne sont jamais modifiés.
Un DPE sols en ville ?
Autre conséquence de ce retour de l’eau en ville, le prix de la ville. Ouvrir la chaussée, créer des jardins de pluie, des noues végétalisées, partout des espaces où l’eau va pouvoir percoler, cela pourrait prendre de la place sur un foncier compté. Jean Guiony voit pourtant cela comme une opportunité : « Il y a 17 millions de Français qui vivent dans des zones inondables, et cela fait une quinzaine d’années que les villes tiennent plus ou moins compte de la circulation de l’eau, des bassins-versants où elles se trouvent, pour leurs besoins d’aménagements. On a encore des progrès à faire là-dessus. Avec le ZAN, cette question de l’eau est devenue une opportunité, puisqu’on est en train de comprendre qu’on sait produire des logements pas forcément neufs mais nouveaux, qu’on sait faire de la réhabilitation, de la restructuration. On invente des méthodes d’urbanisme nouvelles pour protéger d’abord ou restaurer des sols. C’est un urbanisme de recyclage, pour de l’intensification foncière (les mêmes bâtiments vont faire plusieurs usages). » Cependant, on ne se sort pas d’une vision surfacique. « C’est vrai qu’il faudrait commencer à prendre en compte la qualité des sols pour l’hydrologie des villes, ce qui compliquera la révision des PLU et des SCOT, et risque de rendre plus cher encore le foncier. Dans sa définition de l’artificialisation, la loi Climat et Résilience a essayé de passer d’une vision purement surfacique – la consommation d’espaces naturels, agricoles ou forestiers, à une vision portée justement sur la dégradation des fonctions. Mais en définitive, la loi ZAN demande une planification qui oblige à repasser à une vision un peu surfacique puisqu’on demande aux SRADDET, aux SCOT et aux plans locaux d’urbanisme de répartir des enveloppes d’aménagements calculées en hectares.» L’Institut de la Transition foncière travaille avec l’Office français de la biodiversité à un DPE propre aux sols. « L’idée serait que dans chaque cession immobilière ou foncière, il y ait un diagnostic de la qualité des sols, avec un carottage a minima. Si l’on met sur le marché un terrain qui n’est pas dans un bon état, le prix s’en ressentira, comme, en théorie, un bien classé G selon le DPE (au demeurant très critiqué par ses biais de jugement) vaut aujourd’hui moins cher qu’avant. Demain une décote pédagogique ? « Aujourd’hui, vous pouvez vendre un sol qui vous appartient et même faire une plus-value dessus après l’avoir considérablement dégradé, si personne ne s’est plaint de votre action. Donc, il n’y a pas de responsabilité et il n’y a pas de coût à mal faire, c’est-à-dire que le marché ne prend pas du tout en compte un signal de dégradation des sols. Avec un DPE sol, cela pourrait changer. » Le tout étant de savoir ce qu’on met dedans. Potentiel hydrique ? Niveau de biodiversité ? Quantité de carbone stocké ?
L’essentiel serait déjà que l’on se mette d’accord sur les mots. Bien nommer, c’est essentiel. Laure Vidal-Beaudet a une proposition : ne plus parler de désartificialisation, mais de descellement. Car retirer le macadam ou abattre un immeuble ne suffit pas, on l’aura compris, à libérer comme par enchantement un sol fertile apte à faire pousser une forêt urbaine. Ce n’est que la première étape. la nouvelle vie de sols urbains ne fait que commencer.
Les JMS ont été organisés par l’Afes en collaboration avec Rhizobiome.