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INFOLETTRE N°118

Mieux manger, mieux produire… en zone rurale

Juil 5, 2023

L’histoire dira peut-être que c’est en 2022 que nous avons découvert que tout est dans tout. Ce que les écologues savaient, la population en a pris conscience à l’occasion de la crise sanitaire, de la sécheresse du dernier été, des incendies de forêt et de la guerre à l’est de l’Europe : ce que nous mangeons a des liens avec le marché de l’énergie, celui des céréales, l’usage de l’eau et des sols, le changement climatique, notre revenu, celui des agriculteurs. L’équation est complexe, pourtant, beaucoup pensent la résoudre par un calcul simplifié : la souveraineté alimentaire. Que chaque territoire produise ce dont il a besoin, selon des critères stricts en matière de qualité des produits et de respects des canons de l’écologie, si possible en arrosant le moins possible de pesticides, d’engrais… et d’eau. Le tout à coût modéré pour que cesse le scandale d’avoir parmi nous près de 9 millions de personnes qui à un moment de chaque mois sont obligés d’arbitrer entre manger, se chauffer ou faire rouler la voiture. Comment réussir cette gageure ? Mieux produire et mieux manger pour tous ? Cette question, collectivités et entreprises tentent d’y répondre de manières différentes et avec plus ou moins de réussites. Coorganisée par Espaces naturels régionaux, l’Association Développement durable et Territoires (ADDT) et l’Université d’Artois, la journée « Alimentation durable dans les territoires ruraux : enjeux et dynamiques » a permis le 13 octobre 2022 de se faire une idée de ce qui se passe dans les campagnes.

Aider les chômeurs, devenir producteur

La journée a commencé par les témoignages croisés de deux figures de l’alimentation « sociale », Benoît Canis et Stéphanie Ambellié. Le premier était un écolo qui ne voulait pas devenir commerçant et a fini par l’être parce qu’il était paysan. La seconde dirige [dirigeait, elle a quitté cette structure au moment où je publie cet article] une structure qui préfère distribuer à ses bénéficiaires des aliments de qualité bien choisis plutôt que de leur faire la charité avec des invendus. « Moi je fais une mission d’intérêt général », estime Benoît Canis, cofondateur de Vert’tige. « Je reste paysan, je produis pour mes magasins [sous l’enseigne Biocoop], comme ça, je garde le lien, celui de la valeur de l’environnement, de l’écosystème. On retrouvera forcément ce lien jusqu’à l’assiette, en réapprenant des choses, pour le consommateur à cuisiner avec des produits de saison plus savoureux et moins chers et plus riches en éléments nutritifs. » Son histoire commence en 1985 alors que la désindustrialisation avale le nord de la France à marche forcée. Parce qu’il avait été décidé quelque part par quelques-uns que la France ne devait plus être un vieux pays d’industries polluantes mais une nation de services et de tourisme, des villes se sont retrouvées en quelques mois sans usines, sans emplois, la mythologie ouvrière effacée. « On a commencé à voir ce qu’on n’avait jamais vu auparavant, des chômeurs de longue durée ; des enfants ont commencé à ne plus voir leurs parents se lever pour aller travailler… des cadres notamment, une nouveauté ! » C’était l’époque où la malbouffe s’implantait tout doucement dans les rues, plantant dans les ventres son mauvais cocktail nutritionnel. « Je ne savais pas quoi faire pour aider. Avec Béatrice Boutin [son associée], j’ai rencontré des éducateurs de rue qui travaillaient depuis des années à un avenir possible pour des gens qui ne savaient ni lire ni écrire ni compter. » Benoît Canis crée alors un élevage de vers de terre, ce qui l’amène à réfléchir au modèle agricole. Voulant créer de l’emploi, il fait le calcul qu’en bio, le besoin de main-d’œuvre serait de 25 à 30 % supérieur au conventionnel. Alors Benoît Canis ouvre une ferme bio à Wavrin, près de Lille. Il pensait pouvoir vendre directement ses produits aux restaurants d’entreprise, mais les géants de la cantine allèrent plus vite que lui. « On s’est alors décidé à vendre aux gens, » à devenir commerçant, « après avoir fait des essais en vente directe à la ferme. On a sorti nos tables, nos tréteaux sous les halles de Wazemmes en 1989, et on a mis le doigt dans ce bel engrenage de vendre au consommateur final. » Ses propres produits, et, progressivement, ceux que ses clients lui ont demandés, comme les pommes et les endives, qu’il est allé chercher chez des collègues. « Aujourd’hui, tout cela est devenu un ensemble de trois magasins Biocoop : il y en a un sur la ferme, un autre toujours à Wazemmes, et un dernier rue des Postes. On valorise 85 % de ce que l’on produit, le reste, les 15 % restants, est vendu à notre coopérative, Norabio, » une coopérative agricole ch’ti constituée par 130 producteurs en agriculture biologique.

Benoît Canis © Philippe Houzé/ ENRx

Le nœud très serré du système alimentaire

À Coudekerque-Branche, où Stéphanie Ambellié dirige Label épicerie (dans une église déconsacrée), l’ambiance ressemble à celle du 1985 de Benoît Canis. Les gens semblent loin de tout, du travail, de l’argent, des aliments de qualité. Elle aide, et ce n’est pas un pansement sans cesse renouvelé pour empêcher que le sang soit trop visible : « je prends toujours l’exemple des lois sur l’accessibilité des bâtiments par les PMR : tout le monde a trouvé ça cher, inutile, or, aujourd’hui, tout le monde en profite des rampes d’accès ! Aider les gens à mieux se nourrir, c’est pareil : à un moment ou un autre, cela profitera à tout le monde, parce qu’on aura repensé le système alimentaire en pensant à la fois aux gens et aux agriculteurs, et en ne faisant pas de la charité. » Stéphanie Ambellié n’impose rien à ses 39 producteurs, surtout pas de baisser leurs prix. « On les rencontre, on considère qu’on met en route une relation de partenariat, ensuite, si ça nous plaît, on contractualise. L’idée générale est de faire de la place à des producteurs situés dans un rayon fixé par notre logistique, dans un espace où les producteurs ne sont pas très organisés, où il n’y a pas de plateformes communes de livraison ; donc dans un rayon de 100 km, et encore, avec des volumes limités par notre capacité à les distribuer. » Le cahier des charges est large, sinon, elle n’y arriverait pas : des produits frais, en premier lieu, et si possible bio. « Il y a une réalité, ici dans le Nord et le Pas-de-Calais : 3 % de la SAU est en agriculture biologique. Et il y en a une autre : les producteurs qui veulent faire avec peu d’intrants travaillent plus, et souvent, ils ne se paient pas, or les consommateurs, a fortiori nos bénéficiaires, disent qu’ils n’ont pas les moyens de les aider. On est tous dans un nœud, difficile à dénouer. » Manger mieux réclame de l’argent, produire mieux exige du temps et de la main-d’œuvre. Le nœud est gordien.
Benoît Canis admet le problème, mais il le décrit un peu différemment : « produire en bio, c’est surtout plus compliqué, cela nécessite des connaissances en agronomie, qu’on a oubliées. » Cela implique aussi de vendre en direct, seule manière de former les bons prix parce qu’elle limite les pertes : « Quand je plante 200 m2 de mâche, je sais qu’elle est déjà vendue en janvier, parce que je sais ce que je vends dans mes trois magasins. En fait, dans ce modèle, la planification est hyperimportante. Quand je plante 150 000 poireaux, je sais que mes trois magasins vont les vendre, donc, je n’en plante pas 200 000. » Pour Stéphanie Ambellié, ce modèle relève de l’idéal, car ses propres volumes ne sont pas suffisants. « On travaille à créer une plateforme logistique à plusieurs acteurs pour, justement, pouvoir faire de la planification. » M. Canis a fait ses calculs : 200 à 300 familles régulières nécessitent 1 ha de surface de production, et 50 m2 de surfaces de vente, six jours sur sept. « 5 ha gênèrent 3 500 tickets de vente par semaine, dont un petit 2 000 issu des clients les plus fidèles. » Il faut tout de même beaucoup de paires de mains pour desserrer le nœud.

Stéphanie Ambellié © Philippe Houzé/ ENRx

Consommateurs et agriculteurs, deux mondes qui se télescopent

Pour aider, donner des forces, il y a l’apprentissage. Montrer aux gens qu’ils peuvent manger autrement, montrer aux agriculteurs qu’ils peuvent produire différemment. « Nos adhérents ne savent pas rien, » prévient Stéphanie Ambellié, « ils ont même un niveau de connaissance sous-estimé. On a tendance à ranger les pauvres dans la catégorie des non-sachants, alors qu’en fait ils sont experts dans la gestion de leur budget, dans l’équilibre alimentaire pour les enfants, avec très peu de moyens. En fait, bien manger, c’est du bon sens, plus qu’une question de moyens. Mais c’est vrai aussi qu’il faut qu’ils soient conscients de la réalité. C’est pour cela qu’on fait des temps de table ronde, pour informer, on travaille également sur un projet de cuisine de rue, en espérant que les chefs viendront manger avec nos adhérents. » Quant à lui, M. Canis ouvre les portes de sa ferme, ayant constaté que la conscience des choses change après qu’on a vu qui est sur le tracteur, quelles sont les têtes de l’équipe de production. Ce qui donne confiance est le lien. Or manger, dans notre société judéo-chrétienne latine où la table est un rituel, c’est un lien social. Mais comment le créer et le maintenir entre deux mondes différents, entre ceux qui mangent et ceux qui produisent le manger ? Comment oser demander aux agriculteurs, en plus du reste, d’être de bons communicants, d’excellents pédagogues, de se dégager du temps pour faire bien visiter les fermes et de justifier leurs façons de produire ? « On circule beaucoup à pied dans nos champs, on a du temps pour réfléchir, mais on n’a pas le temps d’écrire, ni celui forcément de recevoir les gens, » résume M. Canis. Stéphanie Ambellié complète : « on vit dans des mondes qui se télescopent, comment on met en place des stratégies communes pour dépasser les blocages culturels ? » Le problème est le même à peu près dans tous les domaines. Il ne suffit pas de mettre des gens autour d’une table pour qu’ils se parlent. La médiation, c’est un métier qui pour l’essentiel consiste à crever les abcès émotionnels et à définir un vocabulaire de base commun. C’est ensuite que l’on peut commencer à discuter, cela demande du temps, du doigté dans la pratique et de la fermeté sur les objectifs.

Producteur de lingot et de flageolet vert. chez André Charles (voir plus bas) ©ENRx

L’impérialisme des GMS

A fortiori pour le sujet alimentaire qui appelle tous les autres. La société a un rapport ambigu avec ses paysans. Elle veut mieux manger, dans un monde sans pollutions, à la biodiversité florissante, au carbone réabsorbé, à l’eau pure, aux paysages préservés, aux animaux bien traités, tout en trouvant toujours trop cher le prix de la nourriture. Tout en achetant l’essentiel de ses produits dans les super et hypermarchés, les GMS qui, par leurs quatre centrales d’achats, imposent leurs prix de vente aux 740 000 agriculteurs français. En position dominante, les grandes enseignes se sentent fragilisées par le reflux lent mais constant des consommateurs qui commencent à comprendre les choses. Alors, elles multiplient les ventes de produits locaux, les partenariats avec des agriculteurs pour produire de la qualité. « Cela va même plus loin », annonce Stéphanie Ambellié, « car certaines GMS tentent de vendre de nouveaux projets de développement durable agricole aux collectivités. Nous, ça nous inquiète. Par exemple, dans le cadre des projets de PAT [voir plus bas], elles annoncent qu’elles peuvent coordonner des temps de travail d’animateur des territoires. Bref, elles proposent de faire le travail de structures comme la nôtre, avec des solutions clés en mains. » La seule manière de contrer cette menace est toujours la même : se faire connaître. « Il faut des liens, des lieux, des événements, le système dominant cherche à diviser pour mieux régner, or, on est suffisamment nombreux pour défendre l’intérêt général et sociétal, » défend Benoît Canis. Lequel met le doigt sur un sérieux facteur limitant : tant que les retraites agricoles seront aussi petites, les paysans vendront leurs terres aux plus offrants, les prix de celles-ci continueront d’augmenter aux dépens des aspirants agriculteurs qui, chaque année, sont de moins en moins nombreux.

Les PAT, l’alimentation pour parler de soi

Ensuite, ils et elles ont changé sur leurs expériences d’alimentation durable. Noémie Hilmoine, responsable Développement du Germoir d’Ambricourt ; Véronique Thiébaut, Vice-Présidente de la Communauté de Communes du Sud-Artois ; Paul Mazerand, Chargé de mission Économie agricole et alimentaire à Terres en ville ; Marine Bré-Garnier, doctorante CIFRE à l’Université Paris-Nanterre et l’Université polytechnique Hauts-de-France et Amaury Caulier, Vice-Président en charge du Social à la Communauté de Communes Somme Sud-Ouest ont réfléchi au rôle des collectivités rurales dans la transition alimentaire. Fondée pour développer un (a) ménagement durable des territoires, l’association Terres en Ville a comme principal chantier les espaces agricoles. Paul Mazerand connaît bien les Plans d’alimentation territoriale (PAT) depuis leur création par la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt (LAAAF) de 2014. Des plans de bonne réputation car ils portent l’idée fantasmatique d’une souveraineté, voire, d’une autonomie alimentaire axée sur les circuits courts. Il remet les pendules à l’heure : « l’autonomie alimentaire, c’est quoi ? Elle est de 4 % en moyenne sur le territoire national, soit 1 journée d’autonomie. C’est un objectif très utopique, du coup, l’enjeu c’est la coopération entre les territoires, afin de s’en approcher. » Quant aux circuits courts, « c’est dans l’inconscient collectif, c’est le premier mot qui vient à l’esprit quand on évoque un PAT, toutefois, si on veut toucher la consommation à l’échelle d’un territoire défini, et si on ne travaille qu’avec les circuits courts en vente directe, à la fin on ne travaillera qu’avec les producteurs et les consommateurs les plus militants, ce qui représentera 15 % au maximum de la population. » Bref, le 100 % circuits courts relève du rêve éveillé.

Paul Mazerand © Philippe Houzé/ ENRx


Les élus présents à la table ronde en conviennent. D’ailleurs, les PAT ne naissent pas pour créer des circuits courts, leur porte d’entrée est même rarement agricole comme en témoigne Amaury Caulier. Avec 119 communes réparties sur 900 km² et 40 000 habitants, sa com’com est la plus grosse des Hauts-de-France. Une des plus diffuses aussi : la plus grande commune, Poix-de-Picardie, fait à peine 2 400 habitants. « On a commencé en 2012 par un contrat local de santé, car on avait identifié des manques, des besoins en la matière. Cela a donné en 2021 un second contrat local de santé sur trois items : l’aide aux aidants, la lutte contre les addictions et le lien alimentation-santé, » qui a été directement labellisé PAT. Au sud-ouest du Pas-de-Calais, Véronique Thiébaut a poussé la porte d’entrée sociale pour créer son PAT. Avec 64 communes et 28 000 habitants, l’agglomération n’est pas bien importante, aux portes de Bapaume. « Nous, c’est l’emploi, les artisans, les commerçants, l’insertion. On s’est dit que si chacun embauchait quelqu’un, cela ferait beaucoup d’emplois. Et puis on a vu qu’il y avait des gens qui ne rentraient dans aucune case, par exemple des agriculteurs qui pouvaient vendre en direct et ne savaient pas comment faire. » Ils avaient besoin de notoriété, l’agglomération les a aidés en imprimant une plaquette, elle a aussi mis un terrain à disposition d’une association afin de créer un Jardin de Cocagne. Lors de réunions dans des établissements médicosociaux, très nombreux sur ce territoire, Madame Thiébaut a entendu des choses intéressantes : ici « c’est dommage, dans ma maison de retraite on mange des endives qui font beaucoup de trajets », ailleurs « j’ai une cantine surdimensionnée », « alors on s’est dit qu’il y avait un problème de gaspillage et l’Ademe a proposé de nous accompagner sur un réseau de lutte contre le gaspillage – le Regal, et on a recruté un premier agent. » Chaque Français jette environ 155 kg de nourriture par an, 9 000 euros par an jetés par les fenêtres des cantines des écoles et des maisons de retraite de la CC( ??). « Quelqu’un nous a dit qu’avec tout cela, on avait fait un PAT sans le savoir, alors on a fait le diagnostic après ! »

D’abord, faire pousser les gens 

Voilà qui légitime le PAT qui a tout l’air de couler de source. Par quelque bout qu’on prenne la vie d’un territoire, on en vient à l’alimentation en tant que levier d’action. Notamment, soutient Noémie Hilmoine, produire ce que l’on mange. « Notre com’com a racheté une ferme en bio que les enfants des propriétaires ne voulaient pas reprendre. Elle en a fait le Germoir, et Terres de Liens nous a aidés à acheter 5 ha. » Le Germoir d’Ambricourt est un lieu du « faire ensemble, où on a envie de donner aux citoyens de la capacité pour agir. » Un endroit qui produit des légumes, avec des chantiers participatifs et des ateliers de cuisine. Un lieu où germent des graines, des aliments et des projets : il accompagne la création d’activités et propose par exemple des espaces tests pour les personnes souhaitant devenir agriculteur. « Des stages de l’envie au projet » dit joliment Me Hilmoine. « L’intérêt c’est de le faire ensemble, de pair à pair, en écoutant les autres : oui, vous pouvez modéliser votre propre parcours. Ce qui compte, c’est travailler avec d’autres, comprendre leurs enjeux, leurs attentes, ce qui signifie avoir une bonne appréhension de soi. En définitive, on accompagne la maturation d’un individu. » Tout germe, à Ambricourt, la transition écologique passe par la transition intérieure, sans PAT. L’agriculture, la bonne bouffe, n’est qu’un moyen d’aider à la maturation des gens.

Noémie Hilmoine © Philippe Houzé/ ENRx

De l’ambivalence du dialogue entre les paysans et leurs villages

Mais comme l’avaient remarqué Stéphanie Ambellié et Benoît Canis, les agriculteurs sont loin des gens. « C’est vrai que sur notre territoire, ils n’ont pas intérêt à intégrer un PAT car ils exportent tout, » constate Véronique Thiébaut. Elle est maire d’un village parfaitement rural, riche d’une petite centaine d’habitants. Des gros producteurs sont venus la voir, se plaignant que les voisins ne leur achètent pas leurs patates, chez eux ; elle leur a répondu « mais les voyez-vous du haut de votre tracteur ? ! » Dans un espace restreint, des mondes peuvent se juxtaposer sans chercher à se connaître. Le dialogue est difficile. « En rencontres individuelles il l’est moins », constate Madame la maire, « les discours ne sont pas les mêmes qu’en collectif. Et puis quand on écoute les représentants du monde agricole, c’est encore un autre discours, très uniforme alors que chaque paysan a souvent une vision différente des autres. » La com’com a mis en place un forum annuel où les paysans peuvent rencontrer les cuisiniers des restaurants collectifs. « Ça ne va pas de soi pour les instances représentatives de participer aux réflexions de la collectivité », confirme Amaury Caulier, « pour les faire venir, s’il n’y a pas un coup à boire… Ils ont autre chose à faire, les convaincre est difficile. C’est pour cela qu’on a un rôle majeur de communication. Pour l’agriculteur, parler de ce qu’il fait, ça coûte cher, ça prend du temps et ce n’est pas son métier. C’est donc notre rôle en tant que collectivité de faire venir les consommateurs vers les producteurs et inversement. »

Doctorante, Marine Bré-Garnier fait sa thèse dans le territoire de Véronique Thiébaut, sur l’intégration des espaces ruraux productifs aux projets de type PAT. « Le monde agricole est séparé des autres acteurs sociaux, d’autant plus qu’ils sont de fait dans le monde de l’industrie agroalimentaire : leurs dynamiques sont plus du côté des marchands, » analyse-t-elle. Le dialogue est laborieux à cause d’un grand nombre de freins de l’ordre des perceptions. Cela commence par la perception du monde rural par la ville comme étant agro-industriel, pas attirant, inerte, dont on ne voit pas les dynamiques. « Pourtant, ces dynamiques existent au sein du monde agricole. Par exemple, il n’y a pas de clivages entre bio et conventionnel, sur ce territoire, mais plutôt entre gros et petits. Or, la tentation quand on est un acteur public c’est de se tourner vers les petits et moyens, alors que c’est plutôt vers les gros qu’il faudrait se diriger, » des gros exploitants que l’expression circuit court conduit à se refermer.

Marine Bré-Garnier © Philippe Houzé/ ENRx

Marine Bré-Garnier dévoile une autre facette de ce dynamisme discret. Les mondes sont à part sauf devant l’extérieur. Le corporatisme du monde agricole est avant tout un corporatisme rural : « j’ai conduit une enquête chez les habitants, eh bien, la population se sent proche et défend le monde agricole et de l’industrie agroalimentaire, mais pas du tout de celui des GMS. Ce n’est peut-être pas l’alimentation qui fait société sur les territoires ruraux, c’est surtout une communauté de destin autour du monde agricole. » Cela n’a pas l’air de simplifier le travail des élus qui se retrouvent à devoir faire avec une certaine schizophrénie : paysans et non-paysans sont du même monde dans deux sous-ensembles sans relations, dont le sous-ensemble productif est lui-même séparé en entités géographiquement décalées : « y a-t-il un intérêt territorial des agriculteurs prospères ? Je n’en suis pas sûr. C’est compliqué en tant qu’acteur politique territorial d’affronter la diversité de discours qui peut être violente, par des acteurs agricoles qui n’ont pas intérêt à agir. »

Tout le monde sait faire quelque chose

Pourtant, les élus font. Bien obligés. Du côté de Poix-de-Picardie, « on est en train de créer un magasin de producteurs, une cuisine centrale, et on a financé pour partie un marché de plein vent qui se tient chaque semaine, et comme on a la compétence mobilité on a mis en place un bus pour y transporter les gens, » détaille Amaury Caulier, qui semble aimer les poids lourds car il a fait acheter et aménager un foodtruck, le PATelin, qui transporte ici et là un chef : « quand il s’arrête sur les marchés ou les foires, il prend quelques produits à chaque artisan et montre aux personnes qui viennent, que cuisiner ce n’est pas si difficile, il fournit en plus les recettes. Ça attire du monde. » Et ça demande d’avoir du personnel à disposition pour mettre toutes ces bonnes actions en place. Un vrai souci, partagé par tous les acteurs des territoires, qu’ils s’occupent d’alimentation, de nature ou de rénovation énergétique : on manque de sous et de personnels. « Franchement, on manque de moyens humains, car on passe un temps fou à répondre à des dossiers, » se plaint Me Thiébaut. En France, deux industries demeurent florissantes, celle des acronymes, et celle de la paperasse. Paul Mazerand confirme : « l’ingénierie territoriale est la plus grande difficulté, Le plan de relance a permis des financements spécifiques, aujourd’hui 151 PAT en émergence sont appuyés de cette façon par le ministère. » Mais après ? Encore faut-il que les financements multiples, générateurs de dossiers considérables, soient pérennes, pluriannuels, complète Noémie Hilmoine qui conclut le débat par ces mots : « tout ce qui compte ne se compte pas mais se raconte : on a tout intérêt à développer des noyaux d’acteurs qui peuvent être des socles et des piliers des projets… On pousse à l’intergénérationnel, à la transmission entre vieux et jeunes en milieu rural, apprendre à refaire des potagers, des bocaux, des conserves, se dire « c’est moi qui l’ai fait. » Tout le monde sait faire quelque chose, c’est ce qu’il faut valoriser.

Moutons boulonnais mouton cap blanc nez/ © ENRx

Le territoire est en soi un label

La centaine de participants s’est ensuite répartie entre quatre ateliers sous l’œil de Nicolas Rouget, géographe, maître de Conférences à l’Université Polytechnique Hauts-de-France à Valenciennes, et directeur de thèse de Marine Bré-Garnier. Le premier s’est intéressé aux signes officiels de qualité. En quoi les labels, IGP, AOP, STG, Label rouge et AB (Agricuture Biologique) peuvent-ils aider à créer le lien entre production et consommation ? Les participants ont été d’accord pour dire que les labels contribuent à la « résilience » des territoires, et même, qu’ils les définissent de fait. « La certification montre à tous le lien entre le produit et une aire géographique pour l’IGP, » résume Cathy Gautier, directrice du Groupement régional pour la qualité alimentaire (Qualimentaire), créé par les associations de consommateurs avec le soutien de la région Hauts-de-France et des acteurs (Espaces naturels régionaux et son Centre régional de ressources génétiques, Parcs naturels régionaux,…). Un signe de qualité est un outil de notoriété pourtant, ont estimé nombre de participants, il est largement sous-utilisé par les offices de tourisme et les collectivités elles-mêmes. Il faut donc les soutenir, ces labels, les montrer, mais déjà, faciliter la constitution des dossiers pour en faire bénéficier de nouveaux produits : or, déplore, Madame Gautier, « en moyenne il faut une vingtaine d’années pour que des producteurs obtiennent une marque géographique… » ce qui réclame une belle cohésion de la filière sur le long terme, sans parler de ce que cela coûte. Qualimentaire est précisément là pour aider tous les porteurs de dossiers parce que la région estime que c’est une priorité pour maintenir l’activité agricole. 50 produits sont déjà protégés sur la région. Les producteurs concernés ne s’en plaignent pas. Si, quand même : « il faut produire, car cela crée de la demande, or, nous, pour la volaille de Licques, on pourrait construire 10 bâtiments de transformation, mais on ne trouve personne pour travailler, on manque d’éleveurs », déplore Xavier Gareneaux, président de Qualimentaire et producteur de cette volaille peu dodue mais à la chair ferme. On manquerait aussi de contrôles, a-t-on entendu au cours de cet atelier. Avec l’ail d’Arleux, on s’attend à avoir de l’ail poussé à Arleux, or c’est parfois de l’ail importé de Chine tout juste fumé à Arleux…

Cathy Gautier et Xavier Gareneaux © Isabelle Crincket/ ENRx

Ne jamais oublier la qualité de vie des producteurs

La question de la difficulté du travail du paysan avait été soulevée durant la matinée, elle a été débattue lors d’un second atelier. « Production locale et conditions de travail de l’exploitant. » Un titre qui suggère que les choses ne vont pas de soi. En effet : la difficulté constante de ce métier, depuis l’installation jusqu’à l’éventuelle transmission, a été redite. Comme son invisibilité. « Une Amap, c’est chic, du point de vue des clients, souvent aisés, mais qu’est-ce que ça produit en termes de revenus agricoles, est-ce que cela améliore l’autonomie financière et les conditions de travail des producteurs ? » s’est interrogé Bruno Villalba, professeur de sciences politiques à AgroParisTech au laboratoire… Printemps (Laboratoire professions, institutions, temporalités). La réponse est dans la question. Une Amap ne fonctionne que si les producteurs y trouvent leur compte. « Cela ne marche que si consommateurs et producteurs se rencontrent, afin que les premiers voient comment ça pousse, » selon Romuald Botte, maraîcher pour l’Amap des Weppes (à l’ouest de Lille). « Ainsi, les acheteurs savent pourquoi ils paient ce prix-là, car ils connaissent nos contraintes pour telle ou telle production. Pour nous, l’intérêt c’est la planification des plans de culture qu’on discute lors de notre réunion annuelle avec les clients. » Bien expliquer que l’on n’achète que ce qui a pu mûrir, et ce qui n’a pas nui à la terre ni au paysan.

L’ergonomie a été un mot-clé de cet atelier. Comment diminuer la difficulté du métier ? En adaptant outils et pratiques – travailler en musique ou allongé par exemple, en intensifiant la production sur une même surface pour ne pas s’épuiser dans la course à l’extension foncière. En embauchant de la main-d’œuvre… Une bonne idée venue du monde industriel est le Groupement d’Employeurs pour l’Insertion et la Qualification (GEIQ), c’est-à-dire une association pilotée et gérée par ses entreprises adhérentes, par exemple des structures agricoles, pour favoriser l’insertion des chômeurs et des jeunes grâce à l’alternance. Une façon de partager à plusieurs le risque d’embaucher alors que les candidats ne se bousculent pas ou abandonnent vite le travail à la ferme, qui fait mal au dos et durcit les mains. Comme l’a dit en substance un des participants (André Charles) à cet atelier, « on a des coups de main, certes, mais qui méritent parfois des coups de pied au cul ! »

Bruno Villalba, Romual Botte et André Charles © Isabelle Crincket/ ENRx

À quand la bergerie dans la ville ?

Un coup de main bienvenu et efficace a été travaillé durant l’atelier numéro 3 ; l’écopâturage par des races locales, des races menacées à faible effectif. Pour les collectivités, c’est un moyen peu onéreux de faucher les herbes de leur foncier (espaces verts, friches, espaces naturels). Pour les éleveurs de races locales, voilà des surfaces gratuites de nourriture pour leurs bêtes, qui leur permettent d’augmenter leurs troupeaux, ou bien de consacrer une partie de leurs surfaces d’herbe en propre à autre chose. Pour les races menacées à faible effectif (mouton Boulonnais, bovins de races Rouge Flamande ou Bleue du Nord pour les Hauts-de-France) ou d’autres races (chèvres, … dans d’autres régions), c’est le moyen d’exister encore, de se reproduire afin d’éviter la disparition, tout en produisant de la nourriture de qualité et « typée » à forte identité, telle que l’a expliqué Thomas Vaesken, éleveur de Rouge flamande associé à la fabrication d’un tout nouveau fromage. Ces races constituent un patrimoine vivant, représente une partie de la biodiversité domestique. Le bénéfice de l’écopâturage est réciproque, pourtant, éleveurs et élus semblent ne pas suffisamment se connaître. La pauvreté du dialogue semble décidément être une constante. Les participants ont dressé le constat de méconnaissance des collectivités sur le métier d’éleveur, sur ses besoins spécifiques (une bergerie, en hiver, il faut y penser), sur sa saisonnalité. Sur les animaux qu’elles utilisent : « que les collectivités se rendent enfin compte qu’elles ont un patrimoine génétique ! », a plaidé Corinne Eychenne, maîtresse de conférences en géographie humaine à l’Université de Toulouse Jean Jaurès.

Peut-être cela irait-il déjà mieux si l’information du public était meilleure, plus explicative : le mouton dans la ville attire la sympathie des administrés qui ne savent pas toujours à quoi il sert, ni le travail de l’éleveur qu’il y a derrière. Cela serait encore mieux si éleveurs et élus… construisaient ensemble une vraie stratégie politique agricole, intégrant l’écopâturage. Manifestement, il n’y a que les seconds qui décident, sans en référer aux principaux intéressés. « Après, faut convaincre les jeunes de prendre la suite : on fait un travail dans les lycées agricoles pour prouver aux gamins qu’il y a de la place dans le mouton », tel est le défi des années à venir pour Patrick Vianet, éleveur de moutons  Boulonnais et président de l’association correspondante. Un problème récurrent qui a été le fil conducteur de la journée.

Justice alimentaire… à la campagne

Le dernier atelier s’est consacré à la justice alimentaire. Sans surprises, ce qui en est ressorti est l’enjeu principal de changer le modèle alimentaire, autant notre façon de consommer les aliments que celle de les produire. Pour cela, il faut obtenir de réels moyens financiers dans le temps long afin de faire vivre des initiatives heureuses. Et pour cela, il manque toujours une volonté politique partagée pour appuyer ces initiatives, notamment les demandes incessantes de financements qui épuisent les motivations. De la part des structures qui essaient, inventent, proposent, il manque en parallèle la volonté de s’organiser davantage ensemble pour dialoguer afin de se faire davantage entendre. Le chacun dans son coin n’aide pas, il crée une concurrence entre structures semblables pour des budgets pauvres. Il y a besoin d’instaurer un rapport de force, une parole forte qui porte et puisse faire poids face aux élus. Une parole à mieux entendre, aussi : écouter les gens, les bénéficiaires, les prendre au sérieux, ainsi que leurs pratiques et leurs savoirs, leur laisser le choix des produits, respecter leurs goûts alimentaires. On est loin de la charité et de l’aide alimentaire traditionnelles.

« Comment essaimer dans le milieu rural », s’est interrogé Sandrine Forzy, directrice de Vrac hauts-de-France. « La plupart des initiatives naissent en milieu urbain ou semi-urbain, il y a peu d’exemples en milieu rural. Il y a le problème de la livraison, des locaux de stockage, il y a aussi les financements. Nous, à Lille, Roubaix et Tourcoing, on est financé par les bailleurs sociaux, qui ont droit à une défiscalisation, mais en milieu rural ? » Peut-être y a-t-il aussi une autre raison : dans les villages et les petites villes, tout le monde se connaît, il y a une solidarité naturelle, du troc tacite, autant qu’une gêne à pousser la porte d’une structure quelconque d’aide alimentaire, ce qui serait su très vite de tout le monde. L’absence de l’anonymat ne favorise pas l’aveu de sa pauvreté. Quel que soit l’endroit, il s’agit d’aller chercher les personnes qui sont dans la gêne, sans jugement, pour les amener vers des espaces de dialogue et de rencontres qui souvent existent déjà, comme la médiathèque, la mairie. Ou bien des randonnées… qui de fermes en pâtures peuvent être le prétexte à parler alimentation de qualité, agriculture et aide concrète.

Ainsi résumés, ces quatre ateliers démontrent selon Nicolas Rouget la « force du collectif, » indispensable au dialogue entre les acteurs des territoires, notamment les consommateurs à qui il convient de demander leurs avis sur des questions qui, tout de même, concernent autant leurs estomacs que les paysages où ils vivent et travaillent. Qui concernent celles et ceux qui étymologiquement les font, ces paysages : les paysans. « En fait, on se retrouve aujourd’hui avec un débat entre agriculture de filière et agriculture de territoire qui n’aurait jamais dû avoir lieu : il faut réconcilier ce qui n’aurait pas dû être opposé, ces deux types d’agriculture. » La volonté de la société de bénéficier d’une alimentation durable peut être un moyen d’y parvenir, mais « c’est quoi une alimentation durable ? C’est pourtant elle qui va porter l’agriculture durable – laquelle ? – qui va modifier nos espaces ruraux. » Les PAT sont un outil parmi d’autres pour conduire cette volonté. « Tout dépend de quelle façon les gens se l’approprient. Quelle est sa finalité ? Quels acteurs doivent le porter, dans quel périmètre ? » Par quelle porte on y rentre ? L’agriculture, l’alimentation, la santé, l’emploi, l’aménagement du territoire, tout cela à la fois ? Les sciences sociales doivent être utilisées pour repérer les blocages, les mots mal expliqués, les postures, les refus et les peurs. « J’ai été très sensible à l’abolition de l’injonction des circuits courts durant cette journée, durant laquelle on a aussi été très loin de l’injonction à la bonne nourriture, à l’éducation de la population. » Mais selon Nicolas Rouget il a manqué des représentants de la Grande distribution, incontournable acteur du nœud alimentaire qui commence, selon lui, à se desserrer. Et sans doute aussi d’habitants de zones rurales, premiers concernés, premiers oubliés de toutes les réflexions globales sur la difficulté à vivre.

Couverture Rencontres avec des écolos remarquables Delachaux & Niestlé
© Delachaux & Niestlé