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Ce plat pays qui est le vin

Ce plat pays qui est le vin

Au sud du Nord, le réchauffement climatique a deux témoins. L’eau, et la patate. La première est devenue cyclothymique, quand elle tombe, c’est en trombe, et quand elle se fait attendre, elle use les patiences. La seconde lui répond : aujourd’hui, il y a des producteurs de pommes de terre qui ne peuvent plus faire autrement qu’irriguer. Du goutte-à-goutte pour faire des frites… À quelques kilomètres du Cambrai, le temps qui change encourage décidément les surprises. Du côté de Bantouzelle, un agriculteur s’est mis à faire du vin.

(papier écrit en décembre 2023 en vue d’une publication presse, que j’ai réactualisé. photos © FD)

Le Cambrésis est une surface où l’on peut affirmer que la Terre est plate. Le paysage est un profil, le relief une hypothèse. Des siècles durant cette planéité a été labourée par d’innombrables armées, attirées par ses horizons lointains très pratiques pour faire du cheval et se battre à vue. Il y a un peu plus d’un siècle, on fit donner par ici la première bataille de chars de l’histoire. Guerres après guerres, les soldats morts se sont enfouis, formant un fumier qui, s’ajoutant à la prodigalité naturelle d’une terre lourde, a gavé les cultures. Sur ces étendues, pas grand-chose n’interrompt le regard. Le vent circule sans risquer de turbulences car les arbres ont été coupés il y a longtemps. La charrue est arrivée par les Flandres aux alentours du XIVe siècle, et puisque c’était déjà bien plat, on a coupé tout ce qui dépassait encore afin qu’elle puisse aller tout droit. Dans le Cambrésis, le remembrement est une histoire ancienne. Tout est utile. Le paysage n’a jamais été laissé au hasard. Il doit produire. Il le rend bien : les agriculteurs ont toujours été gras. Dès le début du XIXe l’industrie textile a apporté un peu de fantaisie en dressant ses cheminées. Le Cambrésis se croyait une surface, il a découvert le volume ! Et après que les usines furent dans les années 1980 abattues par le désintérêt de l’État et la mondialisation, les éoliennes ont remplacé les cheminées. Sans elles, les yeux chercheraient péniblement sur quoi s’arrêter. Il y en a partout, plantées en bosquets, sans logique apparente.
À l’est du Cambrésis, c’est différent. Le pays commence à se froisser puisqu’il est tiré par les bosses des Ardennes toutes proches. Entre le département du Nord et celui de l’Aisne, il y a des ondulations qui font des lumières. C’est ici qu’Antoine Vanholebeke a décidé d’ajouter une quatrième dimension, le temps.

Le climat ressort la vigne des archives

Il a le poil roux coupé bien court, et puisque sa peau est rougie par le froid, cela lui met des jolies teintes chaudes au visage. Pour le rencontrer, il faut passer un joli canal, s’engager sous un porche et entrer dans une ferme organisée comme un enclos de briques rouges. Antoine Vanholebeke est installé chez son père qui est là depuis des lustres au sud de Cambrai, à Bantouzelle. L’abbaye cistercienne de Vaucelles n’est pas loin. Depuis deux ans, le jeune agriculteur en gilet sans manches fait un retour vers le futur : il fabrique du vin. Ce n’est pas novateur comme introduire la pistache dans la région de Montpellier, car jusqu’au XIIIe siècle, la vigne était par ici assez nombreuse, la preuve, le village d’à côté s’appelle Les Rues-des-Vignes : on y visite un site archéologique mérovingien. Feu Emmanuel Le Roy Ladurie, l’inventeur de l’histoire du climat, me l’avait expliqué un jour : le « petit âge glaciaire », un refroidissement du climat d’à peine 0,5 à 1 °C selon les endroits, avait à partir du début du XIVe siècle et jusqu’au mitan du XIXe siècle mit fin à la production des vins du nord, au bénéfice de la bière. Selon le grand monsieur décédé récemment, à ma profonde tristesse vu qu’il m’avait préfacé, et professé plein d’anecdotes méchantes sur ses confrères et les présidents de la République, si ça picole du houblon au nord de l’Europe, c’est parce qu’à un moment, le froid avait empêché le raisin. Après le « beau Moyen-Âge » qui avait permis de faire pousser la vigne jusqu’en Suède et des cathédrales sur les terres grasses du Nord, il fallut bien trouver un truc à boire. La bière, qui n’est jamais que des céréales mises à fermenter, fut choisie et remplaça le vin.


Aujourd’hui, le temps est bouleversé, et le beau Moyen-Âge revient, plus chaud encore. « Ce que je vois, », m’explique Antoine, « c’est le changement climatique qui arrive et qui m’aide. Enfin, moi je parle plutôt de dérèglement climatique, » dit-il, accoudé à son bureau, « car rien n’est plus aussi stable qu’avant. » Les agriculteurs aiment prévoir, or, ils ne le peuvent plus vraiment. « On a toujours des gelées, mais à des moments où l’on ne s’y attend pas. On a aussi du vent plus puissant. En été, des orages violents, avec des dégâts plus importants. » De la grêle et des sécheresses, aussi. En réalité, « la répartition de l’eau sur l’année change, » et on ne sait plus quand arracher les betteraves ni récolter le blé. « J’ai toujours connu la moisson le jour de l’anniversaire de mon père, il est né début août, » désormais, c’est terminé fin juillet. Par contre, l’Escaut, ce grand fleuve qui prend sa source à 9 km de la ferme, a continué de couler durant la sécheresse de 2022. Il prend toujours l’eau en mer du Nord, à 350 km d’ici. Il semblerait qu’il y ait quand même des choses immuables.
En plantant son chardonnay au voisinage du canal de Saint-Quentin, sur lequel un jour voguèrent Napoléon Ier et Marie-Louise après que les époux impériaux l’eussent inauguré, eh oui, Antoine Vanholebeke a rompu avec la course traditionnelle du temps agricole. « C’est un projet vraiment sur du très long terme, » un temps bien plus étendu que celui du cycle de la betterave et des céréales. Se projeter à une génération alors que l’habitude est à l’année et que le temps est devenu imprévisible, cela semble irréel dans le monde paysan. Une vie d’agriculteurs, ça n’est jamais que quarante récoltes, rater une année, c’est prendre un risque important. « Sur notre ferme, mon grand-père a fait de l’élevage laitier, dans les années 1980 mon père est passé à la grande culture, on produit toujours du blé, de l’orge, du colza, des betteraves sucrières, du lin pour la fibre. On s’est lancés dans le vin en mai 2021, on attend les résultats, » c’est-à-dire les premiers vins, avant juin 2024 (depuis ma visite, les premières bouteilles sont sorties en septembre 2024). Antoine est diplômé de l’ISA-Junia, une école d’agro à Lille. Avec des copains, il s’était demandé pourquoi les Belges et les Anglais se mettaient à planter de la vigne, chez eux. « On a compris qu’il y a une migration vers le nord de l’ère optimale de production. Et que le nord de la France, comme plein d’autres régions un peu plus au nord que les vignobles actuels dans le monde, vont être de nouvelles régions où l’on pourra produire du raisin pour faire du vin. » Un bon calcul d’ingénieur sous un climat qui sera de plus en plus propice à son résultat.

Une vigne sans labours

Pour autant, il flotte sur le Cambrésis, et il « drachera » toujours, comme on dit ici. Le changement climatique ne fait jamais que renforcer l’existant. Pourtant, le sol est lourd et humide car il est argileux. Il retient l’eau alors que de notoriété publique, une terre à vin se doit d’être sèche. Pour grossir le raisin, la racine doit sucer le caillou. Du côté de Bantouzelle, on l’imagine plutôt se noyer comme les tranchées l’étaient lors de l’occupation allemande. « Et en Champagne alors ? », objecte vigoureusement Antoine Vanholebeke, comme si je lui avais affirmé que les betteraves étaient salées, « chez nous, c’est un peu pareil, c’est humide, il y a de l’eau, mais le terrain est crayeux, » grâce à quoi la pluie est conduite vers les profondeurs plutôt qu’à stagner. Le sol de Bantouzelle, le bantouzol, appelons-le comme cela, est une passoire à gros trous, car il y a des cailloux, le drainage est donc naturel. En effet : les silex sont partout au pied des vignes d’Antoine. Il m’a conduit jusque-là, sur un tout petit mamelon qui domine modestement le pays. « On est très vite à la roche, », me montre-t-il, en effet, « donc l’eau circule bien. Et cela nous oblige à labourer très peu profond. » Le sol l’en remercie.
Ne plus tant travailler le sol. Ce fut longtemps une incongruité que de dire cela en France dont une des mamelles était le labourage. Cela n’a pas été un gros effort pour Antoine, car les Vanholebeke ne labourent presque plus depuis quelques années. Ils déchaument, ils décompactent, ils soulèvent les tassements, ils tirent des dents fissuratrices, parfois, ils labourent lorsque la terre devient serrée, « c’est très rare, et quand il faut le faire, je laisse mon père, moi je n’aime pas le principe de labourer. » La bonne odeur de la terre retournée au petit matin ne lui fait pas frissonner les narines. Père et fils plantent dans des résidus de culture, alors qu’ils ne sont pas en semi-direct, pas plus qu’ils ne sont en conservation des sols. Ils ne veulent appartenir à aucune de ces nouvelles églises apparues pour résister à l’ombre de la cathédrale conventionnelle et à celle du temple réformé de la bio. Les Vanholebeke font, car ils pensent aux sols et à ce qu’il y a dedans. « Il y a une chose importante ici, c’est la manière dont on va cultiver, et la matière organique qu’on va laisser dans nos sols… Pour ça, on laisse nos cultures intercalaires, on ne les récolte pas, on les broie, on les enfouit en déchaumant, on laisse un peu de résidus en paillage, et on plante là-dedans. » Les trèfles, moutardes et autres phacélies sont implantés entre deux cultures, rien n’en est exporté vers les méthaniseurs, les Vanholebeke s’y refusent. La matière organique doit rester au sol. Car avant même qu’elle le nourrisse, elle y fait de l’ombre : « Sur des semis de colza, les cultivateurs veulent en général une terre très propre avec peu de résidus. Eh bien nous, l’année dernière [en 2022] on les a semés dans une terre avec encore plein de résidus. Tout le monde a eu des colzas qui ont eu du mal à lever, pas nous, parce qu’on avait réussi à maintenir l’humidité grâce aux résidus, à cette paille qui était en surface, qui a fait de l’ombrage. »


Sols effleurés, sols couverts, Antoine Vanholebeke avait « la cohérence agronomique pour faire du vin », comprend Élie Talaga, œnologue pour la société Photosynterre, qui le suit depuis le début du projet. « Il l’a simplement étendue à la vigne, », ajoute-t-il au téléphone. En effet. Je vous décris maintenant la parcelle. Feuilles jaunes et sol vert, elle est allongée sur une pente légère qui regarde le sud. Au-dessus, les nuages défilent, ils obturent le soleil comme une pellicule devant un vieux projecteur. Sur la vigne, ils envoient des ombres. Elle domine : nous sommes quand même à 125 m d’altitude, sur un pic, le Mont Gargan. En face il y a une prétentieuse, la Montagne d’Issu, à peine plus haute. Antoine Vanholebeke a planté bien en ligne sur le lieu-dit du Moulin-Brûlé. « Avant de mettre les ceps, on a travaillé le sol pendant deux ans pour épuiser le stock de graines des mauvaises herbes, sur 3 cm d’épaisseur. Et puis entre les rangs on a ensemencé avec un mélange de plantes, dont des légumineuses, » lesquelles, au moyen de la symbiose racinaire avec des bactéries particulières, savent aller chercher l’azote dans l’air pour en faire des bons nitrates. La terre génère son propre engrais, elle n’est jamais à nu, elle ne sèche pas, elle ne s’érode pas, elle peut donc porter le tracteur même quand il pleut. « Je laisse aussi les feuilles du haut pour que les raisins ne brûlent pas sous le soleil. » Une vue de l’esprit car l’étoile n’a pas trop dardé au cours des étés 2023 et 2024. Les baies sont restées bien rondes. En hiver, quand je m’y pointe, le vignoble du Haut Escaut, ainsi Antoine l’a-t-il nommé, a les couleurs d’un été indien. Il est haut comme dans le Languedoc, mais beaucoup plus dense. Les ceps ont la taille d’un cheval de labour : 1,80 m. « C’est pour avoir le maximum d’ensoleillement, sachant que les pieds sont séparés de 2 mètres, ça répond à un calcul simple, qui dépend de l’angle du soleil, » lequel, dans le haut de la France, est toujours bien incliné.

Le vin d’alouette

« Mon but ce n’est pas de faire de la vigne intensive, j’ai envie de faire un vin artisanal, de cultiver en respectant un maximum la vigne. » Un vin tranquille, c’est-à-dire sans bulles, on le suppose léger, pas compliqué à boire, qui change des jus très complexes qui sortent aujourd’hui des fûts à 14 °C – ou plus. Antoine fait des stages, il apprend, il est avide. La première vendange a eu lieu en octobre 2023, par appel du peuple dans les journaux. Avec une cinquantaine de joyeux bénévoles, la récolte fut festive. Je ne sais pas si on a bu de la bière. La vinification se déroule au sein de fûts en inox, quelque part dans la ferme familiale. On ouvre une vieille porte et on les voit. Le jus qui en sort est bien clair, légèrement vert. En bouche, il pique un peu. C’est un clairet ! « Tout ce que je peux dire », analyse Élie Talaga, « c’est que les fermentations se sont très bien déroulées, le jus a bien vinifié, on est encore au stade de vin brut de cuve, il faut lui laisser le temps de s’exhaler. » Nous étions alors en novembre 2023. Tout a ensuite dépendu de l’élevage selon que le vin allait être mis à élever dans une cuve en bois ou en inox. Antoine a finalement choisi l’inox… et la céramique. « Le vin sera a priori très minéral, avec une acidité prédominante, donc, une grande fraîcheur. Simple, franc, net. » Avec une moule marinière, un potjevlesch ou un maroilles, il se pourrait qu’il soit en bon mariage. « Avec un vin comme cela, à 12 degrés, on va retrouver un public qui aujourd’hui se détourne des vins trop taniques et trop alcoolisés, » et des vins de snobs dits nature qui sentent le fumier (les vins, pas les snobs). Le marché est sans doute là. Local. « Je pense vraiment que le local a sa place dans la consommation de demain, et surtout dans le Nord. Mes premiers acheteurs sont d’ailleurs des cavistes et des restaurateurs des environs, » se réjouit Antoine Vanholebeke. Avec 2 000 bouteilles à venir au second trimestre 2024, il n’arrosera pas les grandes surfaces, qui de toute façon ne l’intéressent pas.
« Je suis natif de Liévin, dans le Pas-de-Calais, je suis parti à Chambéry, mais quand je vois ce qui se passe ici, je me demande si je ne vais retourner au pays » se demande Élie Talaga. La Belgique plante 200 ha par an, l’Angleterre en est à 3 900 ha, « alors que chez moi, en Savoie, on en est qu’à 2 500 ha en tout et pour tout ! ». La carte viticole du beau Moyen Âge est en train de se reconstituer. « La viticulture, c’est une des agricultures les plus techniques qu’on puisse pratiquer, mais ici ça va marcher parce qu’Antoine est passionné, il ne laisse rien au hasard, il calcule tous les détails, il a un bagage excellent, il est bien accompagné, son projet est ultra-fiable. » Tellement convaincant que les banques l’ont suivi : Antoine n’a touché aucune subvention, il a pris le risque. Tout juste l’œnologue lui conseille-t-il d’abandonner le tellement classique Chardonnay pour un cépage résistant au Mildiou et à l’Oïdium tel que l’Artaban. Antoine doit planter deux hectares de plus. Il y pense.

En attendant, il a mis en vente ses premiers vins samedi 14 septembre 2024. La cuvée de l’alouette, car il en voit passer tout le temps sur ses vignes de cet oiseau devenu rare à cause de la disparition des haies. Les temps changent, et c’est assez joyeux.

Des vautours, des français et des phoques

Des vautours, des français et des phoques

Comme il est bon de constater que la planète n’a pas cessé de tourner !
Les vacances sont finies, mes JO aussi, j’ai passé deux mois heureux comme un enfant enchaînant les toboggans. De la rando avec des vautours, de la pirogue avec des phoques, du cheval avec ma fille, des moules avec tous mes enfants, des glaces avec ma compagne, des drapeaux agités en chantant du Johnny, l’été fut bien à part. Sans allumer la radio, sans regarder la télé, répondant peu aux mails et aux SMS. En écrivant juste pour Marianne sur le prix de l’eau. Alors, quand je suis rentré du Verdon, j’ai ouvert la radio et j’ai lu les réseaux sociaux avec une certaine appréhension. Le monde, c’est-à-dire Paris, ses politiques et ces journalistes politiques arrangés comme les vaches et leurs hérons gardes-bœufs que l’on voit en Baie de Somme, avait-il continué de faire ses tours banals durant mon insouciance ?

Ouf, la réponse est oui. Nous n’avons toujours pas de gouvernement, et pourtant, je n’ai assisté nulle part à des manifestations d’angoisse. J’ai vu bien des gens priant, les yeux vers leurs orteils, mais c’était lors du 15 août. La France est donc possible sans ses ministres, grâce au ronronnement de ses administrations qui, de toute façon, font toujours ce qu’elles veulent.
La kermesse des petites phrases et des grandes déclarations s’est réinstallée, je l’écoute en équeutant des haricots verts. Tiens, une synagogue a failli être incendiée par un défenseur de la Palestine ; ah, un gendarme a été tué par un chauffard en BM, et je ne l’entends pourtant pas bruire, la farandole des poux de plateaux télé. Je me demande : et si les flammes avaient préféré lécher une mosquée, et si pour se protéger le flic avait tiré sur le chauffard, y aurait-il eu une telle modération dans leurs commentaires ?
Les grands officiers de la conscience écologique pétitionnent en veux-tu en voilà pour que la France déploie sa flotte afin que le Groenland libère Paul Watson, ce bienfaiteur. Je me souviens d’un débat que j’eus avec lui lors d’un salon littéraire organisé par un palace méditerranéen. Il était arrivé entouré d’amazones en t-shirt noir aussi souriantes qu’une famille de lycaons flairant un jeune springbok isolé, il n’a jamais répondu à une seule question, il débitait ses certitudes sans égard pour ma pauvre pomme ni le confrère qui tentait d’animer le débat, devant une foule acquise et à la fin quand même, surprise ; et puis il était reparti, entouré de ses amazones au regard noir. Retrouvant mon stand, Bernard Giraudeau, mon voisin de librairie, qui avait assisté à l’illumination, me dit « ah là là, il est pas facile celui-là. »
Sur Inter, il y a toujours Léa Salamé qui a tant su montrer l’étendue de sa lourdeur sur France 2 lors des JO. Cela patine un peu avec Nicolas Demorand, c’est normal, c’est le début de la saison. Ils interviewent Kamel Daoud. Le soleil perce tout d’un coup les nuages, il arrive dans ma cuisine avec des odeurs de romarin et une saveur de foie gras poêlé à la confiture d’orange, je me sens porté par une onde et je me trouve intelligent. « Là où la femme est libre, moi je suis libre. (…). Et le nœud dans le monde qu’on appelle Arabe c’est le statut de la femme. Tant qu’on ne bougera pas sur cette question-là (…), on ne bougera jamais. L’enjeu, il est là. » À l’heure où j’écris ces lignes, les Gardiens de la Révolution mélenchoniste ne l’ont toujours pas condamné.

Ils n’ont même plus le temps de dénoncer, tant ils s’occupent de Macron. L’ado retardé qui s’est marié avec sa prof avait cassé son jouet avant les JO et cela a transformé tout le monde en opposant politique. Chacun dénonce le coup d’État, la constitution décidément mal fichue, la Ve République autoritaire, tout en se proposant d’être à Matignon, où tiens, toi, machine là-bas, oui, toi, on t’a jamais vue, tu seras très bien comme première ministre. Les programmes des partis sont immenses, à leur lecture les historiens s’émeuvent à se retrouver plongés dans la grandeur de la Libération. Des idées définitives à droite comme gauche, et autant de dettes en plus qu’on nie ou qu’on agite comme une fiole pleine de smallpox. Tout le monde a gagné les élections, on ne parle plus des motivations des gens qui ont voté Bardella.

Tiens, j’ai passé une partie de mes vacances chez Ruffin, en Baie de Somme, une zone humide RN. En 50 km, la voiture fait voir la stratification sociale des plages. Au Touquet, les vendeurs de churros sont beaux et peignés comme une pub pour Heineken, les mamies vont à la plage avec leur permanente qui résiste au vent et des petits-enfants dessinés sur catalogue, les ados se chiffonnent pour savoir si elles se rejoignent au club tennistique ou plutôt au cours de cheval. Au Touquet, les rues qui séparent les villas gigantesques sont à l’ombre d’arbres anciens et assez larges pour faire passer des chars. Mais le front de mer est affreux. Au nord, il y a Hardelot, un peu moins chic, il y a quand même un Golf. Au sud, voici Stella-plage. Ça sent un peu la graisse à frite, au bord de la mer les maisons sont accolées l’une à l’autre, il y a des bars, des kebabs et des marchands de sandalettes, c’est très vivant. Les gens sont plus ronds, les t-shirts sont souvent tendus juste au-dessus du nombril et les jambes dépassent des shorts. Plus au sud encore il y a Merlimont où la tendance s’accentue.

Voici enfin Quend-Plage, après Fort-Mahon. Deux villages au creux des dunes qui n’existent que pour les vacances où vivent des gens qui n’en ont pas les moyens. Chacune a son petit cinéma, c’est miraculeux. Quand il pleut, qu’il fait gris, il ne s’y passe rien. À Quend, même le vendeur de frites-burgers-barbapapa-gaufre-et-glaces ne vend alors plus du tout, et il se plaint. Sur le bord de mer, ce n’est pas comme à Fort-Mahon. Il y a des maisons et des appartements pas très beaux, une friterie et un bar. La mer est possible. Un peu en arrière se trouve un restaurant de qualité. Quand on est dans la vitrine, on y voit deux France. Celle du restaurant, qui a les moyens de bien manger les produits pêchés en face, et celle qui passe devant. Des gens tous gros ou gras, des familles à poussettes et cornets de glace, des groupes d’amis qui font des selfies avec le coucher de soleil, il y a, je le remarque année après année, de plus en plus de noirs et de pakis en vacances, et toujours aussi peu de reubeus. Deux France tranquilles qui se côtoient sur la plage où, le 14 juillet, il y eut un feu d’artifice. Deux France qui en masquent bien d’autres, qui ne voient pas les choses de la même façon : il y a celle des campings et des locations loin de la mer, celle qui roule à vélo et l’autre qui ne fait que de l’auto, une France qui laisse les phoques s’approcher de sa pirogue silencieuse et cette autre qui les provoque depuis des bateaux poussés par 300 chevaux, il y a une France qui marche, une France qui ne quitte pas la plage, une France qui visite les musées et une autre qui se promène à dos de cheval. Il y a souvent un peu de tout cela, les Français étant comme-ci comme-ça.

Mais tous comptent. Tous, pour peu qu’on regarde les caddies et qu’on écoute les gens parler, sont frappés par l’inflation. Tous se demandent de quoi l’avenir sera fait avec le climat qui change, Poutine qui bande, les aides à la rénovation énergétique qu’on ne comprend pas, l’eau qui manquera, Mélenchon qui en fait trop, Bardella qui a l’air bête, Macron et ses prédécesseurs qui ont ruiné le pays, la voiture qu’on ne pourra plus utiliser et ces voitures électriques qui sont trop chères, la retraite qu’on aimerait bien prendre avant de mourir mais qui va la payer, les éoliennes c’est bien mais il y en a trop, elles profitent à qui ? en tout cas pas à nous, les flics qui ne sont plus respectés, comme les profs, hélas.

Heureusement il y a eu les JO. Deux France, encore, celle qui les a regardés à la télé, celle qui les a vus avec un ticket à la main. Pourtant les deux mêmes qui pour une fois, durant quinze jours, ont pu se montrer simplement heureuses d’être là, chanter la Marseillaise et crier Vive la France sans qu’on les accuse de racisme, de nationalisme, de fascisme.

Une autre encore. La France telle qu’elle est existe en dehors de Paris, de Lyon et de Bordeaux. Il y a un pays entre ces grandes villes. Un pays que je vois changer depuis les fenêtres des trains que je pratique assidûment depuis quarante ans (oui, quarante). Un pays qui se couvre chaque année un peu plus de forêts qui gagnent sur les champs délaissés par le départ des éleveurs désemparés. Un pays où fleurissent les éoliennes et, çà et là, les panneaux photovoltaïques. Un pays de serres en plastiques ou en verre. Un pays avec des Dacia dans les allées et des trampolines sur les gazons. Un pays dont les petites villes sont devenues silencieuses, libres de leurs commerces fermés et des services publics déplacés. Un pays où l’on fait ses courses dans des centres commerciaux où les enseignes sont partout les mêmes. Un pays qui s’appauvrit. Un pays qui à lire la presse nationale ne peut être sauvé que par les néoruraux venus des grandes villes qui savent, eux, elles, mieux que les locaux bouffés par leurs habitudes, ce qu’il faut faire pour faire pousser du blé, une haie, une vache, une bière. Les innovations viennent forcément des gens éduqués qui ont appris à verbaliser, à intellectualiser, à en parler. Après leur traditionnel burn-out, ils achètent cash à la campagne, la campagne, vous savez ce truc étrange en dehors des villes où les chiens aboient la nuit dans les rues. D’autres, plus aisés, peut-être leurs parents, achètent des maisons sur le littoral, autour des places des jolis villages, là où les points de vue sont les plus fameux, et les prix montent, alors les gens du coin, nés et qui travaillent ici, ne peuvent plus ni acheter ni louer, ils s’éloignent et se perdent en essence et en maintenance automobile. Néoruraux et urbains en résidences ont un comportement de colons. « Ben non, on fait vivre les gens, vu qu’on crée de l’activité ; », comme les colons en Afrique. Ils arrivent, ils sont les mêmes, ils vivent ensemble, ils créent les activités qui leur ressemblent, celles des villes, ils utilisent les ressources locales, ils ne fréquentent pas les locaux dont ils contribuent à l’éloignement. Les néoruraux, au moins, s’implantent et en définitive, ils créent quelque chose.

Cette France-là invente d’elle-même. Je la vois faire depuis une quinzaine d’années. La transition écologique se fait par les collectivités, les parcs naturels régionaux, les chambres d’agriculture, les clubs d’entreprises, les administrations déconcentrées, les tribunaux administratifs, les associations, les structures de médiation et de pédagogie tels que les CPIE et les CAUE, je la vois avancer, je suis le témoin de son inventivité lors de débats et de conférences, c’est lent, trop lent, mais ça commence à se voir. Il n’y a que depuis les plateaux télé où l’on ne voit rien. Où le yaka-faucon est proféré par des invités et des invitées qui savent ce qu’il faudrait faire, qui intellectualisent, conceptualisent, rappellent la catastrophe et accusent les citoyens ou le capitalisme de mal agir pour se donner l’impression de connaître la réalité et de maîtriser les événements. Parler devant une caméra des choses qui vont leur train, des collectivités qui créent, c’est assez mal vu. Les choses ne peuvent être dûment réfléchies qu’à Paris.

Autrement, c’est mal. Regardez ces gens qui refusent les éoliennes. Forcément des fachos. J’en ai rencontré une lors d’un tournage dans la Somme. Au premier moment, elle a dit ce qu’elle pensait, nous journalistes parisiens, que nous voulions entendre. « C’est encore des trucs que les Allemands nous ont imposés, ils ont détruit nos paysages. » De quoi faire un sujet sur Cnews. Laissons-lui le temps de ne plus avoir peur de nous, parlons sans ouvrir la caméra, ça fera venir les bons verbes, les mots qu’il faut. Après une heure, nous avons compris : « nous nous sentons oppressés, parce qu’il y en a partout, sans qu’on nous ait consultés, sans que l’argent que ça génère nous profite. » Mais il y a eu nécessairement des débats publics, c’est la loi, lui fis-je remarquer. « Et comment voulez-vous vous rendre aux débats publics quand l’affiche n’est posée que sur le panneau de la mairie, juste un mois avant la fin du processus ? Pourquoi voulez-vous y aller quand vous savez que le Préfet peut ne pas tenir compte de l’avis du public ? Et puis les sous ? Qu’ont fait les mairies des taxes foncières dégagées par les éoliennes ? Rien de concret. » Le paysage vécu des gens a été modifié sans qu’ils s’en soient rendu compte, et le changement ne leur profite pas. C’est sans carbone ? C’est plutôt avec des oiseaux à leurs pieds, disent les chasseurs, et il y a déjà le nucléaire, qu’on a laissé crever. Si au moins l’électricité qu’on fabrique devant chez nous allait chez nous… « Les gens se sentent oppressés, je vous dis, et quand ils le disent l’écrivent, personne ne les écoute. Sauf, devinez qui ? Les élus du RN. Ni les élus de gauche ni les élus de droite ne sont venus entendre nos doléances. »

Une dernière France. Ces guides de pirogues qui vous parlent du bonheur à être tous les jours sur l’eau de la Somme, à moins que ce soit l’eau de la Manche, dans ce delta qui change à chaque minute, qui se joue des prévisions à chaque marée, qui avance et recule comme un crocodile méfiant. Le silence. Les phoques approchent. Les petits, curieux, suivis par leurs mères, inquiètes. Le soleil arrive à l’horizontale quand l’eau recouvre les derniers bancs de sable, on ne voit plus que les têtes des bêtes et les rides salées des guides, heureux de profiter de cela.
Plus au sud, les gorges du Verdon sont pleines de kayaks, de pédalos et de bateaux électriques dès l’ouverture des boutiques de location. Entre les falaises qui font écho, le son grossit à chaque rebond et monte. Depuis le dessus, auquel on arrive après quelques heures de grimpette, on entend les chiens aboyer à 600 m au-dessus de la rivière. Sur le sommet immense et plat il n’y a qu’un randonneur un certain matin, moi, et un type qui est torse nu, les orteils justes au-dessus du vide. Fait-il une prière au dieu de la pierre, un hommage à son prochain suicide, va-t-il faire un discours définitif, en tout cas il ne parle pas et je le laisse seul. Au belvédère suivant, plus haut, je me retourne. Il s’est emballé dans une combinaison bleue et le voilà qui saute. Après une chute féroce, l’air chaud le soulève et il vole au-dessus du Verdon en faisant un bruit de planeur.
Encore une petite ascension et deux belvédères et les vautours sont enfin là, derrière un groupe de pins plantés au bord de l’à-pic. Il suffirait d’un rien pour que je me croie sur la plage, et ce serait fini. Je regarde les oiseaux, ils font comme le bonhomme en bleu.

Bonne Rentrée !

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Sol et climat, l’indissociable couple

Sol et climat, l’indissociable couple

Après quelques mois de réflexions C dans l’sol est revenu le 13 février 2024 pour une quatrième saison, plus longue d’une demi-heure, un intervenant supplémentaire et un sujet de thématique générale illustré au niveau du sol. Ce fut ce jour-là le réchauffement climatique… et le sol avec Christophe Cassou, climatologue directeur de recherches au CNRS, spécialiste de la modélisation devenu célèbre grâce aux réseaux sociaux, et Claire Chenu, une directrice de recherches de l’INRAE historique de l’émission.

« Ce qu’on est en train de vivre c’est une rupture par rapport aux fluctuations climatiques passées, on est en train d’entrer dans l’inédit pour l’espèce humaine », démarre sans précautions Christophe Cassou. « On s’en va plutôt vers un réchauffement planétaire de l’ordre de 3 degrés à la fin de ce siècle, ce qui se traduira par + 4 degrés sur la France. » Oui, sans que nous nous en rendions compte, nous entrons dans une ère que notre espèce n’a jamais connue en 300 000 ans d’existence. Des fluctuations du climat, nous en avons vécu, néanmoins, elles avaient leur place dans des laps de temps très longs. Nous avons changé d’échelle et d‘ordre de grandeur : de 10 000 ans nous sommes passés au siècle pour constater un changement d’ampleur. Lequel se voit sur les sols, affirme Claire Chenu : « l’augmentation de la température moyenne se traduit par celle de l’activité des êtres vivants du sol, en particulier les micro-organismes. Ils sont plus actifs quand il fait plus chaud ! Donc, ils minéralisent plus de matière organique, ils émettent alors plus de CO2. » Ce qui a un effet réchauffant sur le climat. Le changement entraîne le changement. Cela dit, les sécheresses qui s’installent un peu plus chaque année devraient a priori avoir un effet négatif sur les micro-organismes. « Non, car globalement, notamment en zone boréale, le réchauffement climatique favorise l’activité biologique des sols qui favorise le réchauffement climatique. Ainsi est-ce dit : tout pourrait s’emballer.

Un emballement incertain

Cette rétroaction positive – auto-amplification – est admise par tous, sa modélisation précise reste néanmoins difficile. « Quand il y a des incertitudes, on considère leurs effets dans une catégorie de processus, qu’on appelle de faibles probabilités à hauts risques. » Certes, mais encore, cher Christophe Cassou ? « Ce sont des processus qui ont de faibles probabilités d’advenir, dont on n’est pas capable aujourd’hui de déterminer justement la valeur réelle de la probabilité, c’est-à-dire du risque avec lequel ces processus pourraient s’enclencher. Par contre, on sait que s’ils se déclenchent, ils auront des impacts très importants, » comme la fonte du permafrost, le dépérissement de la forêt amazonienne, des changements divers dans les circulations océaniques ou encore l’effondrement possible des calottes glaciaires. Heureusement, si de telles fâcheuses conséquences ont lieu, elles n’arriveront pas d’un coup. Nous ne devrions pas être surpris, d’autant que nous voilà prévenus.

Dans les sols également se nichent beaucoup d’incertitudes. Notamment à propos des sécheresses. « On a une confiance assez bonne dans la relation température-activité des micro-organismes-émissions de CO2, mais avec le pic de chaleur, beaucoup moins, » nous apprend Claire Chenu. Et à l’inverse, avec les inondations qui ont noyé une grande partie du Pas-de-Calais au cours du dernier hiver ? « Les micro-organismes qui décomposent les matières organiques du sol, ils sont comme nous, ils ont besoin d’oxygène. Et quand un sol est rempli d’eau, l’oxygène a du mal à pénétrer, alors, les micro-organismes décomposent plus lentement, » ce qui, vu comme cela serait plutôt bénéfique au climat. « Sauf que, si on arrive à des conditions où l’oxygène manque beaucoup, certains micro-organismes [dits anaérobies] vont devenir actifs, or, ceux-là vont émettre du méthane, un gaz à effet de serre nettement plus puissant que le dioxyde de carbone. » Cerise sur le gâteau, s’il y a de l’azote minéral dans le sol, c’est-à-dire de l’engrais non organique, les bactéries anaérobies vont l’utiliser et produire du protoxyde d’azote, du N2O, qui est encore pire que le méthane. « En fait, c’est pareil avec le fumier, lequel, en se décomposant, donne aussi de l’azote minéral. En cas de risque inondation, il s’agit plutôt en amont de raisonner la fertilisation, qu’elle soit organique ou minérale. »

Ombre et photosynthèse

Pas de crainte pour les sols qui sauront s’en remettre. Ils sont résilients comme il faut dire aujourd’hui. « Il n’y a rien d’irréversible. Le sol est une espèce de réacteur, une usine avec plein d’organismes différents qui font plein de choses différentes, ça donne une certaine robustesse au sol. » Sauf dans le cas de l’érosion, car alors, c’est tout qui s’en va, et ne peut revenir avant une dizaine de milliers d’années. « À notre échelle humaine, l’érosion, c’est définitif. » La succession d’épisodes de chaleur ne peut pas détruire un sol mais modifier éventuellement sa structure, nous alerte Claire Chenu. « Les chaleurs extrêmes peuvent modifier la structure du sol, le réseau des pores du sol, des fissures, donc la capacité d’infiltration, » qui repose sur le nombre de petits pores plutôt que sur celui de gros diamètres. À moins, et si l’on se place sur une échelle très globale, qu’il y ait une végétation abondante, tente de nous rassurer la grande chercheuse. « L’agroforesterie apporte un certain nombre de vertus. Avec plus de photosynthèse, il y a plus d’entrées de carbone dans le sol, il y a donc plus de matières organiques, plus de stockage de carbone, plus de CO2 de l’atmosphère qui est piégé, plus de séquestration de carbone. » Ce n’est pas tout : « il y a aussi des effets très positifs sur la biodiversité, dans le sol et au-dessus du sol, et puis des effets de microclimat. On a montré par exemple qu’en zone méditerranéenne, la présence d’arbres dans des parcelles en agroforesterie atténue la chaleur sur les cultures. »

C’est comme en ville, plus on met de l’arbre, plus il y a de l’ombre, plus le sentiment de fraîcheur est important, c’est comme en forêt avec cette « ambiance forestière » tant mise en avant par les forestiers. « Et plus on met d’arbres, mieux on protège le sol », ajoute Claire Chenu. « D’abord parce que ça casse l’énergie cinétique des gouttes de pluie quand elles arrivent et puis ça limite le ruissellement, ça favorise l’infiltration, ça maintient le sol en place. En ville, la présence d’arbres permet de diminuer l’afflux d’eau des fortes pluies dans les rues. »

Les sols pour creuser le puits de carbone

Dans le public des internautes, les questions sont techniques, elles portent beaucoup sur le lien entre travail du sol et capacité du sol à « résister » au changement climatique. Par exemple, est-ce que le fait de labourer ou de laisser un sol tout nu sous la chaleur a une influence négative sur le métabolisme des micro-organismes ? Claire Chenu en sait un peu sur la chose : « le travail du sol perturbe l’architecture dans laquelle vivent les micro-organismes. » Perturbe en bien car le travail aère le sol, ce qui stimule l’activité des bactéries et des champignons. Ne plus du tout labourer n’a donc pas d’effet négatif sur la vie des micro-organismes du sol. De même, couvrir le sol entre les cultures a un effet plutôt bénéfique : « si on veut que les sols absorbent du carbone, il faut faire plus de photosynthèses, il faut faire entrer plus de biomasse, plus de carbone au sol. C’est l’agroforesterie, c’est-à-dire les plantes d’interculture, bien sûr, tous les couverts végétaux, mais aussi les prairies temporaires, les haies et, j’insiste, tout ce qui permet de freiner l’érosion, car quand le sol s’en va, il ne revient pas et tout le carbone qui était dedans repart dans l’atmosphère… »

Augmenter le puits de carbone n’est pas une mince affaire, mais il faut le faire, car, rappelle Christophe Cassou, le puits de carbone « France » n’est plus si profond qu’avant. « Les derniers chiffres à notre disposition montrent que ce puits capturait 50 millions de tonnes de CO2 de l’atmosphère dans les années 2010 – contre environ 400 millions émis – alors qu’aujourd’hui on est tout juste à 20 millions de tonnes. » Parce qu’ici, les forêts sont parvenues à un âge où elles ne captent plus rien au regard de ce qu’elles respirent, et là, elles ont du mal avec la chaleur qui réduit à la fois le rendement de la photosynthèse et leur capacité à opposer une résistance aux parasites. Il va falloir replanter, et, en ce qui concerne l’agriculture, passer à ce dont on vient de parler, l’agroécologie et l’agroforesterie. « On a réfléchi à tout ce qu’on pourrait faire pour que le sol augmente sa capacité à stocker le carbone, » poursuit Christophe Cassou, « … par exemple les cultures intermédiaires, les prairies temporaires, etc. et on est arrivés à la conclusion que si l’on faisait tout ça, on aurait un stockage additionnel de carbone dans les sols qui permettrait de compenser 41 % des émissions agricoles françaises et 7 % des émissions nationales. » Restent 93 %. Aïe.

Qui plus est, on ne peut pas augmenter partout la teneur des sols en matières organiques ! « C’est ce qu’a fait croire le programme 4 pour 1000 », qui a été mal compris, explique Claire Chenu, « pourtant, c’est une erreur. Déjà, on ne peut pas augmenter la teneur des sols en carbone sous les forêts, ni celle des sols sous prairie permanente. S’ils ne sont pas dégradés, ces deux types de sols sont déjà au maximum de ce qu’un écosystème peut capter de carbone. En réalité, on ne peut augmenter le taux de carbone que dans des sols où ils sont faibles, ce qui a un certain coût. » Christophe Cassou opine. Il ajoute une autre limitation au programme 4 pour 1000 qui est malheureusement devenu dans l’inconscient médiatique une sorte de Saint-Graal. « Le 4 p 1000 c’est un flux, pas un stock. Il s’agit d’augmenter le flux de carbone entre l’air et le sol, pas le stock de carbone dans le sol. Ce n’est pas la même chose, » et c’est nettement moins ambitieux, car un flux, c’est toujours moins qu’un stock.

Une directive et un cadre

Un flux que le projet de directive-cadre sur les sols se propose d’accroître. Elle sera présentée au Parlement européen courant juillet, et porte bien des espoirs. « Ce que propose ce projet de loi, c’est de surveiller les sols, » commence Claire Chenu, qui en est une des parties prenantes. Elle poursuit : « pour savoir si les sols se dégradent ou non, il faut être capable de mesurer leurs caractéristiques, de les mesurer périodiquement et de les mesurer dans plein d’endroits différents parce que les sols sont extrêmement divers et sous des usages différents, des pratiques différentes. Ce que propose le projet de directive-cadre, c’est de mettre en place une surveillance systématique des sols dans tous les pays de l’Union européenne, en mesurant tout un panel de caractéristiques, avec une densité de point assez importante. » Des indicateurs physicochimiques et biologiques. « C’est vraiment une avancée majeure, d’autant que si on mesure régulièrement les caractéristiques des sols, si on s’entend entre pays européens sur quels sont les indicateurs, quelles sont les valeurs seuil, et bien ensuite on pourra utiliser tout cela dans plein de domaines différents », par exemple pour établir des certificats de santé des sols, lesquels pourraient être utilisés pour moduler le versement des aides dans. le cadre de la PAC et le prix des terres lors de cessions. Ce qui reviendrait à évaluer les agriculteurs selon leurs résultats en matière de qualité des sols, et les collectivités en matière d’aménagement du territoire.

En attendant, cessons de couvrir nos sols de bitume inutile, plaident les deux intervenants. Prenant l’exemple du projet d’autoroute A69, ils disent des choses simples : une bande de macadam, cela change l’albédo, c’est sombre, ça absorbe la chaleur du jour et la restitue la nuit, ce qui n’aidera pas les Tarnais à affronter les prochaines canicules ; et puis, cela empêche une bonne partie de la pluie de l’infiltrer, l’autre partie ne pouvant s’évaporer, ce qui accroît encore l’effet réchauffant de l’autoroute sur l’air déjà chaud ; enfin, les terres qui auront été excavées connaîtront la minéralisation avant leur éventuelle réutilisation, ce qui conduira à l’émission d’encore un peu plus de dioxyde de carbone. Mais à la place des platanes, il y aura des bornes de recharge rapide, alors, disent ses promoteurs, l’A69 est une autoroute verte.

Couverture Rencontres avec des écolos remarquables Delachaux & Niestlé
© Delachaux & Niestlé
Il fut mon instructeur

Il fut mon instructeur

En ce jour d’élections européennes où l’écologie aurait dû constituer un des piliers de la campagne, je me permets cet hommage à un des grands de la discipline.

Hommage à Maurice Soutif

C’est à cela qu’on se voit un peu vieillir. L’an dernier, Claude Rives, un de mes mentors, est mort. Je sortais de la fac dont m’avait heureusement sorti Francis Le Guen, j’avais fini l’armée, j’étais devenu modeste iconographe et à l’occasion d’une recherche à la défunte agence Visa où il trônait en maître-photographe, je l’avais rencontré. Il m’avait dit chercher un auteur pour mettre ses images en histoire, et avait décidé que ce serait moi. Il voulait d’abord raconter l’algue qu’on appelait alors tueuse au mitan des années 1990, et quelques semaines plus tard il me présentait à la rédaction de Géo. Devant Maurice Soutif, qui allait devenir un de mes autres grands mentors, et un ami proche. Maurice est mort il y a un peu moins d’un mois, et je ne l’ai appris que par hasard. J’en suis perturbé.

Maurice avait une chaînette pour empêcher ses lunettes de tomber. Elles glissaient régulièrement de son nez et parfois, de ses oreilles dans l’une desquelles se trouvait un appareil pour mieux entendre. Lui,qui maniait un français précis, oyait mal, ce qui parfois l’arrangeait. Il n’avait plus tous ses cheveux mais assez pour se les gratter. Comme quand il me remit ma copie, ce premier « vrai » papier, ma première commande de l’alors très prestigieux magazine Géo : L’affaire caulerpe. « Frédéric, euh… un article de presse ce n’est pas un rapport de gendarmerie ni une thèse, recommence ! » Sur ses feuilles qu’il n’imprimait qu’en gros caractères, n’émergeaient plus que quelques mots en noir isolés dans un océan de ratures en rouge.

Versions après versions, en ce temps où l’on avait le temps pour faire long, j’ai appris à écrire. Article après article, j’ai compris avec Maurice la différence entre une info et une opinion, entre l’objectivité et l’honnêteté, j’ai découvert que même dans un calibrage et une ligne éditoriale contraints on pouvait d’une virgule, du choix judicieux d’un mot, d’une allitération, compenser ce qu’on avait coupé. Maurice m’a démontré que la rigueur était synonyme de clarté, qu’on ne pouvait décemment pas présenter son travail aux lecteurs sans avoir vérifié ses infos et sa grammaire.

Année après année, nous avons passé du temps ensemble. À écrire, à manger, à boire, à parler. Nous sommes devenus un moment très proches, partageant nos malheurs familiaux et nos visions du monde. Je suis toujours resté admiratif de sa culture considérable et de sa finesse d’analyse des gens. Une sorte de prescience. Une amertume souriante. Un détachement sensible. Maurice était un révolté sans colère, un être sans beaucoup d’illusions si ce n’est la puissance de l’amitié.
On s’écrivait, car on ne se voyait plus depuis presque dix ans. Son divorce l’avait bien abîmé. Il semblait confirmer la fin de tout qu’il anticipait depuis longtemps. Maurice n’aimait pas le monde d’aujourd’hui alors il s’est ensuite réfugié quelque part pour ne plus avoir à en parler. Où cela, je ne sais pas, car quand à l’occasion d’un mail où il rigolait de m’avoir vu à la télé ou de m’avoir lu quelque part je lui proposais toujours un resto, un bistrot, il ne répondait plus. Maintenant il est mort et je me retrouve démuni.

Dans le discours qu’elles ont prononcé lors de ses obsèques, ses filles regrettaient de n’avoir découvert son talent que fort tard. « … je le crois, mon papa était un être d’exception. Ainsi, mon immense peine est alimentée par un regret. Celui de ne pas avoir, quand j’étais plus jeune, prit la mesure de tout ce que mon père pouvait me transmettre, » a dit Myriam.
Je veux vous le dire : votre père m’a transmis l’essentiel. Le paysan de la Mayenne a instruit le prolo du Cambrésis. Je n’ai pu assister à ses obsèques, j’irai lire du Albert Londres sur sa tombe, je vous en fais la promesse.

(Photo aimablement envoyée par ses filles, Myriam, Esther et Julie)

Maurice Soutif
Les zones humides : pas si généreuses

Les zones humides : pas si généreuses

Longtemps furent-elles des lieux impossibles. Les gens n’aiment pas l’entre-deux. Les no man’s land font peur. Où est-on ? Si on ne le sait pas, il faut fuir, ou transformer. Entre terre et eau, mouvantes et froides, les zones humides ont de tout temps éveillé les soupçons. Les moutons s’y enfonçaient jusqu’à mourir de faim, les enfants bergers s’y noyaient, il suffisait, au crépuscule, d’y respirer pour attraper une vilaine fièvre. Tourbières et marais semblaient avoir une vie propre, qui dissuadait quiconque de s’en approcher. Si cela ne suffisait pas, des fées, des sorcières et des lutins étaient dépêchés. Il faut lire Les malédictions de Claude Signolle, ou à peu près tous les romans de Stephen King pour se rendre compte que les zones humides sont des puits où l’âme s’est autrefois perdue. Où les drains sont encore posés pour en faire quelque chose. Les sécheresses successives ont tout changé. Les marécages sont en train de gagner l’heureux statut des banalités indispensables. Chaque été désormais il est affirmé que sans les zones humides, ce serait pire, car elles retiennent et régulent l’eau. La vérité est ailleurs, on s’en doute, c’est ce qu’ont voulu nous montrer les intervenants de la troisième table ronde du 1er décembre lors de la Journée mondiale des sols : Christophe Ducommun, ingénieur d’études et pédologue à l’Institut Agro Rennes-Angers, président de la commission « Zones Humides » de l’AFES ; Blandine Lemercier, ingénieure de recherche à l’Institut Agro Rennes-Angers, et Jacques Thomas, ingénieur écologue, directeur de la SCOP Sagne et alors président de l’Afes (il ne l’est plus depuis 2024).

La couleur du fer

Puisqu’aujourd’hui tout le monde parle – en bien – des zones humides, il est à parier que peu savent vraiment ce qu’elles sont. Faites un sondage autour de vous, vous verrez. En général on vous dira que c’est un endroit mal signalé où l’on s’enfonce, ou bien une zone où il y a de l’eau tout le temps. Un lac et une fondrière seraient-ils des zones humides ? Pas tout à fait, répond Christophe Ducommun. « Du point de vue du pédologue, une zone humide est un milieu extrême en termes de sol, c’est un milieu dans lequel il va régner des conditions de vie très difficiles pour les organismes qui y vivent, des conditions extrêmes dans le sens où l’eau remplace l’air, où donc on va avoir une absence d’oxygène. Seuls des organismes très particuliers vont pouvoir s’adapter et vivre là, où ils vont développer des stratégies qui vont en retour avoir une influence sur leur environnement. Du coup, il y a des fonctions qui émanent. » Voilà une définition qui peut s’appliquer à n’importe quelle « interface », comme on dit en écologie, aux zones de marnage par exemple. Elle ne nous avance pas encore beaucoup. « Alors, du point de vue de la législation, les zones humides correspondent à des zones qui sont inondées. » En termes de sol, le corpus juridique indique qu’elles sont des milieux dont les sols affichent « un réactif coloré, le fer. Il se trouve à l’état réduit dans beaucoup de roches, si bien qu’on ne le voit pas. Mais quand ces roches s’altèrent, le fer est libéré, et il est oxydé. Il devient brun, orangé. Et quand le sol se retrouve engorgé, il est mobilisé, il précipite, il se concentre [à nouveau] sous forme réduite, et donner d’autres couleurs bleues, vertes. » Marqué au fer, le sol de zone humide montre des couleurs significatives. La gamme du redox.

De l’eau, du fer, des organismes adaptés. Il faut compléter la définition, poursuit Jacques Thomas. « Il y a aussi un autre réactif coloré qui n’a pas de couleur, ou quasiment pas, parce qu’il est très très noir, c’est la tourbe. Si on fait exception des zones littorales, on a deux grands types majeurs de zones humides chez nous. Il y a les tourbières, qui sont des endroits où s’accumule une litière au fil des millénaires, et qui est généralement très très sombre. Et d’autres où s’accumule cet autre réactif coloré qu’est le fer. » Et l’eau ? « Les zones humides sont des zones où il y a une concentration excessive d’eau. Cependant, les eaux sont généralement en transit, et même, en plein d’endroits, l’eau ne se voit pas, et alors les zones humides sont cachées dans des sols qui paraissent « sains », alors que pourtant il y a bien des transferts d’eau, des flux d’eau, dessous. » On dit de ces zones humides qu’elles sont comme les seringues, hypodermiques : alimentées par une eau qui coule juste sous la surface. Dans le Tarn, patrie de Jacques Thomas, c’est l’essentiel. Les zones humides se défient des apparences.

Pour ne pas se tromper, il convient donc de regarder s’il y a du fer ou de la tourbe, s’il y a de l’eau visible ou cachée et aussi des plantes et des animaux bien particuliers. « Les zones humides sont des milieux qu’on retrouve de manière très disséminée dans les paysages, sans forcément qu’il y ait de marqueurs très forts de leur présence en surface », abonde Blandine Lemercier. « Il y a ces zones humides patrimoniales extraordinaires, remarquables, qu’on ne doit surtout pas opposer aux zones humides ordinaires qui sont présentes un peu partout dans les paysages et qui ont des fonctions hydrologiques très importantes. Or, c’est souvent celles-là, ces zones humides moins bien perçues, qui vont être les premières à être affectées par les aménagements. » Le paradoxe de la protection : on ne se focalise que sur les espèces et les milieux naturels qui ont un statut juridique, et on ne regarde pas tout autour, c’est-à-dire, l’immense majorité du vivant qui, non sauvegardé, subit les aménagements. A fortiori quand il est parfois si difficile de repérer une zone humide : pourquoi faire attention à ce qui n’est ni protégé, ni patrimonial, ni évident ?

Où sont les pédologues ?

Peu de spécialistes sont capables de repérer une zone humide avec une marge d’erreur faible, ce sont les pédologues. « Il y a beaucoup de gens qui interviennent sur le terrain, en études d’impacts, qui ne sont pas pédologues. Or, pour bien connaître les zones humides, il faut une formation en pédologie – et bien connaître les textes réglementaires, » déplore Christophe Ducommun. En cœur lui et les deux autres intervenants déplorent qu’il n’existe plus en France de formation doctorale à la discipline (la dernière se trouvait à l’université de Nancy), moyennant quoi il n’y aurait pas plus de 50 pédologues dans le pays. Lesquels maîtrisent en principe la lecture du paysage, une qualité nécessaire selon Christophe Ducommun : « Il ne s’agit pas de se focaliser sur le sol lui-même, parce que le sol, c’est une réponse de l’environnement, il est en équilibre avec l’environnement qui est autour de lui. Le préalable est vraiment de savoir se situer, savoir naviguer dans le paysage pour savoir où implanter sa tarière. Il faut être capable de se dire, ah, là, il doit y avoir quelque chose. » Le pédologue n’utilise pas la baguette de sourcier, il a dans sa tête une basse de données visuelle et cartographique, un SIG mental. « Le pédologue sait très bien que le sol est conditionné par le climat, la topographie, la roche qui se trouve en dessous, et ces éléments-là, en les croisant, permettent de supposer des endroits particuliers dans le paysage, et puis de savoir où sonder. » Aller juste avec des bottes et une tarière pour faire un trou par-ci, un trou par-là ne suffit pas pour chercher une zone humide. Or, c’est ce qui se fait trop souvent : le bouche-à-oreille transmet plein d’études mal fichues qui ont vu des zones humides où il n’y en avait pas ou des pâtures qui en étaient pourtant. Christophe Ducommun a une statistique, à l’énoncé de laquelle Jacques Thomas et Blandine Lemercier acquiescent, hélas. « Les bureaux d’études se plantent une fois sur deux, » parce que le diagnostic ne porte jamais sur la provenance de l’eau.

Savoir d’où l’eau vient

Jacques Thomas : « Or, c’est l’essentiel. Si on a une zone humide a priori identifiée, il faut se demander d’où vient l’eau de façon à évaluer les conséquences qu’auront les altérations liées au projet en question sur l’eau, même loin de la zone humide. » À l’inverse, situer l’origine de l’eau d’une zone que l’on pense humide permet de limiter le risque de se tromper : « par exemple, une zone apparaît humide à côté d’une rivière qui a débordé. Or, une crue qui dure quelques jours ou quelques semaines ne permet pas de créer un sol hydromorphe pour tout le reste de l’année. La saturation en eau des sols doit être suffisamment conséquente en durée pour qu’il y ait réellement une hydromorphie qui apparaisse dans le sol. En l’occurrence, une zone d’expansion de crues n’est pas nécessairement une zone humide. »

Il faut du temps, lequel n’est pas indiqué dans les textes de loi. Il faut en fait croiser les observations. De l’eau, du fer, de la tourbe, un paysage, et, rappelle Blandine Lemercier, « après des semaines, des mois, si la situation s’installe, on voit apparaître des espèces qui sont des espèces dites hygrophiles, dont on connaît maintenant bien la biologie, l’écologie des espèces, et avec cela, sans même avoir à faire un trou dans le sol, on est capable de dire si vraiment le sol est affecté par une situation d’hydromorphie conséquente. »

IA et bota

La zone humide est un assemblage de déductions et d’intuitions. La caractériser exige beaucoup de temps d’une expertise poussée. Celui-ci étant compté, autant ne pas le disperser à de vaines recherches. Où y a-t-il le plus de chances de dénicher une zone humide ? Là où l’expérience le suggérera au pédologue chevronné. Mais au chargé de mission de bureau d’études ? L’intelligence artificielle pourra l’aider, Blandine Lemercier s’y emploie. « Je travaille sur deux projets de prédiction, de prélocalisation des zones humides. On utilise des algorithmes qui permettent de mettre en lien un ensemble de données. Des données issues d’inventaire de terrain, donc bien réelles. L’algorithme est en mesure de faire le lien entre des données sol, végétation, topographie, occupation du sol, géologie. Il apprend à partir de 140 000 données attachées à 4 200 zones humides identifiées. On croise tout cela, et on obtient une carte exhaustive de probabilité de trouver une zone humide. » En faisant tourner l’algorithme à l’envers, c’est-à-dire en lui demandant de prédire une zone humide existante, Blandine Lemercier arrive à une marge d’erreur de 30 %. C’est beaucoup. Mais par rapport à l’erreur humaine des bureaux d’études, on progresse. « C’est une aide précieuse pour guider la stratégie d’inventaire sur le terrain, » reconnaît volontiers Jacques Thomas. Qui aimerait qu’un autre paramètre rejoigne la cohorte prise en compte par les algorithmes de Blandine Lemercier : « la toponymie. Souvent, les anciens ont appelé les lieux en fonction de ce qu’ils reconnaissaient comme fonction. Dans le Sud-Ouest, dans le sud du Massif central, quand on a un lieu-dit qui s’appelle la Sagne, on doit s’attendre à trouver un sol tourbeux ou paratourbeux, parce que ça désigne en Occitan les zones humides. » En Bretagne, les villages avec Gwern dans leur nom sont sans doute situés sur une zone humide. Palud, dans le Sud-Est, indique que le quartier, la zone commerciale a été bâtie dans un marais… drainé. « On devrait aussi dépouiller les vieilles flores », ajoute Jacques Thomas, « pour identifier les plantes caractéristiques des zones humides ! »

Il faut de toute façon continuer à faire des trous à 80 cm, 1,20 m. Voire, des fosses pédologiques, pour être bien sûrs. Au moins pour les premiers relevés. Christophe Ducommun en profite pour enterrer une idée reçue, devenue bonne cliente des plateaux télé depuis l’été 2022 : les zones humides sont des grandes bassines naturelles qui régulent l’eau même quand il fait très très chaud. « C’est un peu poétique, mais c’est faux. Dans notre climat, on a un régime hydrique qui est très sévère, c’est-à-dire que l’été, on coupe le robinet. Il faut voir les zones humides comme des vases communicants. La plupart du temps, le vase va contenir sa propre eau, et si on continue l’alimentation – par la pluie – le vase, par débordement, va se déverser dans un autre. » Jusque-là, rien de nouveau, « sauf que lorsqu’on coupe le robinet, l’été, chaque zone humide – chaque vase – est finalement confinée avec sa propre quantité d’eau… qu’elle ne la restitue pas. » La zone humide ne travaille que pour elle-même. Elle n’est pas un stock à disposition des milieux naturels, des nappes et des rivières. « Oui, on peut dire les choses comme cela : l’été, quand on ferme les robinets du climat, les zones humides ne fonctionnent plus que pour elles-mêmes. Elles n’alimentent pas les points bas ! Leur rôle dans l’hydrologie générale n’est pas aussi important qu’on l’imaginait. » Les zones humides ne travaillent que pour elles-mêmes. Ce sont des milieux confinés, isolés.

Illustration des JMS 2023 © Afes

Ego-zones humides

Ambassadeur et protecteur des zones humides en Occitanie, Jacques Thomas émet quelques nuances à cette description perturbante. « La confusion, c’est d’attribuer à une zone humide tous les attributs, toutes les qualités, toutes les fonctions de toutes les zones humides réunies. Il y a ici le soutien d’étiage, de frein dans les écoulements, de ruissellement, de capture du carbone, etc. mais toutes les zones humides n’ont pas toutes ces fonctions en un même lieu. La grosse erreur, c’est de faire des copier-coller dans les rapports en attribuant tous ces attributs à tous les sites étudiés. » Toutefois, la description de Christophe Ducommun s’applique surtout aux zones humides de plateaux où l’engorgement est très localisé. « Elles ne se remplissent pas de la même manière que les zones humides de pente sur lesquelles il y a une conductivité hydraulique, un flux d’eau en souterrain quasiment continu, permanent et important, » d’où l’intérêt, dans tout travail de terrain sérieux, de chercher d’où vient l’eau qui emplit ce qu’on pense être une zone humide. « Les zones humides de plateau ont des contributions hydrologiques très très minimes, », conclut Jacques Thomas, « même si le fait de se sécher en fin de printemps, ça contribue aussi un petit peu à améliorer les conditions de non-réchauffement de l’atmosphère de la petite vallée où elle se trouve par exemple. Ce n’est pas tout à fait négligeable. »

Le piezo, juge de paix

En dépit de leur intérêt réel, les zones humides sont protégées. En tout cas, celles que l’on a reconnues comme telles. Tout autour l’on peut donc aménager, car c’est le travers de la protection : tant qu’une étude d’impact ne décèle aucune espèce soumise à un quelconque classement, on peut y aller de bon cœur. Ce qui peut être le cas d’une zone humide qui n’a pas été identifiée, et se retrouve drainée, asséchée. Peut-on la reconstituer au titre, par exemple, d’une compensation écologique ? « Il y a plusieurs cas de figure », détaille Christophe Ducommun. « Si on a drainé une zone humide en créant de gros fossés, il suffira de les combler pour espérer la retrouver une zone humide. Par contre, dans une ancienne zone humide dont il n’y a plus que des signes d’hydromorphie – quand le fer s’est délavé et a reprécipité par endroits, il n’y a pas grand-chose à faire, car en dépit des apparences, la zone n’a plus les fonctionnalités d’une zone humide. Ce qu’il faut dans ce cas-là, c’est mettre des piézomètres pour voir si on a au moins, effectivement de l’eau ici ou là. » Une zone humide n’est pas éternelle contrairement à une zone d’expansion de crue. La rivière retrouve toujours son lit, le marais peut déserter son aire.

L’homme qui sait si bien détruire peut-il créer une zone humide ex nihilo ? Les aménageurs sont friands de cette possibilité : je mets un parking sur une tourbière, mais je crée un marais chez un paysan. « Il suffit de regarder le Tarn : il y a quelques milliers d’années, parce qu’on a déforesté un bassin-versant, parce que ça a permis d’avoir davantage d’eau en surface, on a fait apparaître des zones humides, les sagnes. » Dans le sud du massif central, l’accumulation de tourbières est concomitante avec l’exploitation des massifs forestiers. C’est lié notamment aux remontées de nappes que Noémie Pousse a décrites lors du second débat consacré à l’eau et les sols en milieu agricole et forestier. Bref, peut-on créer ex abrupto, ex nihilo, une zone humide ? « Je l’ai fait ! », répond Jacques Thomas, « mais c’est extrêmement rare, car il faut certaines conditions liées au terrain. Par exemple, dans le Tarn, dans une zone de plaine, j’avais identifié des écoulements situés à 2 mètres de profondeur, dans des systèmes de terrasses qui allaient vers la rivière Tarn. Il y avait suffisamment d’eau pour que si on excavait à certains endroits, on aurait une alimentation continue, une saturation du sol, et effectivement ça a bien marché, » dans le cadre d’une mesure compensatoire.

À Orléans, la sécheresse de 2022 puis la pluie de 2023 nous auront permis de trouver le bon chemin entre les idées reçues. Les zones humides sont le miroir d’une eau qui passe.

Les JMS ont été organisés par l’Afes en collaboration avec Rhizobiome.

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