Comme il est bon de constater que la planète n’a pas cessé de tourner ! Les vacances sont finies, mes JO aussi, j’ai passé deux mois heureux comme un enfant enchaînant les toboggans. De la rando avec des vautours, de la pirogue avec des phoques, du cheval avec ma fille, des moules avec tous mes enfants, des glaces avec ma compagne, des drapeaux agités en chantant du Johnny, l’été fut bien à part. Sans allumer la radio, sans regarder la télé, répondant peu aux mails et aux SMS. En écrivant juste pour Marianne sur le prix de l’eau. Alors, quand je suis rentré du Verdon, j’ai ouvert la radio et j’ai lu les réseaux sociaux avec une certaine appréhension. Le monde, c’est-à-dire Paris, ses politiques et ces journalistes politiques arrangés comme les vaches et leurs hérons gardes-bœufs que l’on voit en Baie de Somme, avait-il continué de faire ses tours banals durant mon insouciance ?
Ouf, la réponse est oui. Nous n’avons toujours pas de gouvernement, et pourtant, je n’ai assisté nulle part à des manifestations d’angoisse. J’ai vu bien des gens priant, les yeux vers leurs orteils, mais c’était lors du 15 août. La France est donc possible sans ses ministres, grâce au ronronnement de ses administrations qui, de toute façon, font toujours ce qu’elles veulent. La kermesse des petites phrases et des grandes déclarations s’est réinstallée, je l’écoute en équeutant des haricots verts. Tiens, une synagogue a failli être incendiée par un défenseur de la Palestine ; ah, un gendarme a été tué par un chauffard en BM, et je ne l’entends pourtant pas bruire, la farandole des poux de plateaux télé. Je me demande : et si les flammes avaient préféré lécher une mosquée, et si pour se protéger le flic avait tiré sur le chauffard, y aurait-il eu une telle modération dans leurs commentaires ? Les grands officiers de la conscience écologique pétitionnent en veux-tu en voilà pour que la France déploie sa flotte afin que le Groenland libère Paul Watson, ce bienfaiteur. Je me souviens d’un débat que j’eus avec lui lors d’un salon littéraire organisé par un palace méditerranéen. Il était arrivé entouré d’amazones en t-shirt noir aussi souriantes qu’une famille de lycaons flairant un jeune springbok isolé, il n’a jamais répondu à une seule question, il débitait ses certitudes sans égard pour ma pauvre pomme ni le confrère qui tentait d’animer le débat, devant une foule acquise et à la fin quand même, surprise ; et puis il était reparti, entouré de ses amazones au regard noir. Retrouvant mon stand, Bernard Giraudeau, mon voisin de librairie, qui avait assisté à l’illumination, me dit « ah là là, il est pas facile celui-là. » Sur Inter, il y a toujours Léa Salamé qui a tant su montrer l’étendue de sa lourdeur sur France 2 lors des JO. Cela patine un peu avec Nicolas Demorand, c’est normal, c’est le début de la saison. Ils interviewent Kamel Daoud. Le soleil perce tout d’un coup les nuages, il arrive dans ma cuisine avec des odeurs de romarin et une saveur de foie gras poêlé à la confiture d’orange, je me sens porté par une onde et je me trouve intelligent. « Là où la femme est libre, moi je suis libre. (…). Et le nœud dans le monde qu’on appelle Arabe c’est le statut de la femme. Tant qu’on ne bougera pas sur cette question-là (…), on ne bougera jamais. L’enjeu, il est là. » À l’heure où j’écris ces lignes, les Gardiens de la Révolution mélenchoniste ne l’ont toujours pas condamné.
Ils n’ont même plus le temps de dénoncer, tant ils s’occupent de Macron. L’ado retardé qui s’est marié avec sa prof avait cassé son jouet avant les JO et cela a transformé tout le monde en opposant politique. Chacun dénonce le coup d’État, la constitution décidément mal fichue, la Ve République autoritaire, tout en se proposant d’être à Matignon, où tiens, toi, machine là-bas, oui, toi, on t’a jamais vue, tu seras très bien comme première ministre. Les programmes des partis sont immenses, à leur lecture les historiens s’émeuvent à se retrouver plongés dans la grandeur de la Libération. Des idées définitives à droite comme gauche, et autant de dettes en plus qu’on nie ou qu’on agite comme une fiole pleine de smallpox. Tout le monde a gagné les élections, on ne parle plus des motivations des gens qui ont voté Bardella.
Tiens, j’ai passé une partie de mes vacances chez Ruffin, en Baie de Somme, une zone humide RN. En 50 km, la voiture fait voir la stratification sociale des plages. Au Touquet, les vendeurs de churros sont beaux et peignés comme une pub pour Heineken, les mamies vont à la plage avec leur permanente qui résiste au vent et des petits-enfants dessinés sur catalogue, les ados se chiffonnent pour savoir si elles se rejoignent au club tennistique ou plutôt au cours de cheval. Au Touquet, les rues qui séparent les villas gigantesques sont à l’ombre d’arbres anciens et assez larges pour faire passer des chars. Mais le front de mer est affreux. Au nord, il y a Hardelot, un peu moins chic, il y a quand même un Golf. Au sud, voici Stella-plage. Ça sent un peu la graisse à frite, au bord de la mer les maisons sont accolées l’une à l’autre, il y a des bars, des kebabs et des marchands de sandalettes, c’est très vivant. Les gens sont plus ronds, les t-shirts sont souvent tendus juste au-dessus du nombril et les jambes dépassent des shorts. Plus au sud encore il y a Merlimont où la tendance s’accentue.
Voici enfin Quend-Plage, après Fort-Mahon. Deux villages au creux des dunes qui n’existent que pour les vacances où vivent des gens qui n’en ont pas les moyens. Chacune a son petit cinéma, c’est miraculeux. Quand il pleut, qu’il fait gris, il ne s’y passe rien. À Quend, même le vendeur de frites-burgers-barbapapa-gaufre-et-glaces ne vend alors plus du tout, et il se plaint. Sur le bord de mer, ce n’est pas comme à Fort-Mahon. Il y a des maisons et des appartements pas très beaux, une friterie et un bar. La mer est possible. Un peu en arrière se trouve un restaurant de qualité. Quand on est dans la vitrine, on y voit deux France. Celle du restaurant, qui a les moyens de bien manger les produits pêchés en face, et celle qui passe devant. Des gens tous gros ou gras, des familles à poussettes et cornets de glace, des groupes d’amis qui font des selfies avec le coucher de soleil, il y a, je le remarque année après année, de plus en plus de noirs et de pakis en vacances, et toujours aussi peu de reubeus. Deux France tranquilles qui se côtoient sur la plage où, le 14 juillet, il y eut un feu d’artifice. Deux France qui en masquent bien d’autres, qui ne voient pas les choses de la même façon : il y a celle des campings et des locations loin de la mer, celle qui roule à vélo et l’autre qui ne fait que de l’auto, une France qui laisse les phoques s’approcher de sa pirogue silencieuse et cette autre qui les provoque depuis des bateaux poussés par 300 chevaux, il y a une France qui marche, une France qui ne quitte pas la plage, une France qui visite les musées et une autre qui se promène à dos de cheval. Il y a souvent un peu de tout cela, les Français étant comme-ci comme-ça.
Mais tous comptent. Tous, pour peu qu’on regarde les caddies et qu’on écoute les gens parler, sont frappés par l’inflation. Tous se demandent de quoi l’avenir sera fait avec le climat qui change, Poutine qui bande, les aides à la rénovation énergétique qu’on ne comprend pas, l’eau qui manquera, Mélenchon qui en fait trop, Bardella qui a l’air bête, Macron et ses prédécesseurs qui ont ruiné le pays, la voiture qu’on ne pourra plus utiliser et ces voitures électriques qui sont trop chères, la retraite qu’on aimerait bien prendre avant de mourir mais qui va la payer, les éoliennes c’est bien mais il y en a trop, elles profitent à qui ? en tout cas pas à nous, les flics qui ne sont plus respectés, comme les profs, hélas.
Heureusement il y a eu les JO. Deux France, encore, celle qui les a regardés à la télé, celle qui les a vus avec un ticket à la main. Pourtant les deux mêmes qui pour une fois, durant quinze jours, ont pu se montrer simplement heureuses d’être là, chanter la Marseillaise et crier Vive la France sans qu’on les accuse de racisme, de nationalisme, de fascisme.
Une autre encore. La France telle qu’elle est existe en dehors de Paris, de Lyon et de Bordeaux. Il y a un pays entre ces grandes villes. Un pays que je vois changer depuis les fenêtres des trains que je pratique assidûment depuis quarante ans (oui, quarante). Un pays qui se couvre chaque année un peu plus de forêts qui gagnent sur les champs délaissés par le départ des éleveurs désemparés. Un pays où fleurissent les éoliennes et, çà et là, les panneaux photovoltaïques. Un pays de serres en plastiques ou en verre. Un pays avec des Dacia dans les allées et des trampolines sur les gazons. Un pays dont les petites villes sont devenues silencieuses, libres de leurs commerces fermés et des services publics déplacés. Un pays où l’on fait ses courses dans des centres commerciaux où les enseignes sont partout les mêmes. Un pays qui s’appauvrit. Un pays qui à lire la presse nationale ne peut être sauvé que par les néoruraux venus des grandes villes qui savent, eux, elles, mieux que les locaux bouffés par leurs habitudes, ce qu’il faut faire pour faire pousser du blé, une haie, une vache, une bière. Les innovations viennent forcément des gens éduqués qui ont appris à verbaliser, à intellectualiser, à en parler. Après leur traditionnel burn-out, ils achètent cash à la campagne, la campagne, vous savez ce truc étrange en dehors des villes où les chiens aboient la nuit dans les rues. D’autres, plus aisés, peut-être leurs parents, achètent des maisons sur le littoral, autour des places des jolis villages, là où les points de vue sont les plus fameux, et les prix montent, alors les gens du coin, nés et qui travaillent ici, ne peuvent plus ni acheter ni louer, ils s’éloignent et se perdent en essence et en maintenance automobile. Néoruraux et urbains en résidences ont un comportement de colons. « Ben non, on fait vivre les gens, vu qu’on crée de l’activité ; », comme les colons en Afrique. Ils arrivent, ils sont les mêmes, ils vivent ensemble, ils créent les activités qui leur ressemblent, celles des villes, ils utilisent les ressources locales, ils ne fréquentent pas les locaux dont ils contribuent à l’éloignement. Les néoruraux, au moins, s’implantent et en définitive, ils créent quelque chose.
Cette France-là invente d’elle-même. Je la vois faire depuis une quinzaine d’années. La transition écologique se fait par les collectivités, les parcs naturels régionaux, les chambres d’agriculture, les clubs d’entreprises, les administrations déconcentrées, les tribunaux administratifs, les associations, les structures de médiation et de pédagogie tels que les CPIE et les CAUE, je la vois avancer, je suis le témoin de son inventivité lors de débats et de conférences, c’est lent, trop lent, mais ça commence à se voir. Il n’y a que depuis les plateaux télé où l’on ne voit rien. Où le yaka-faucon est proféré par des invités et des invitées qui savent ce qu’il faudrait faire, qui intellectualisent, conceptualisent, rappellent la catastrophe et accusent les citoyens ou le capitalisme de mal agir pour se donner l’impression de connaître la réalité et de maîtriser les événements. Parler devant une caméra des choses qui vont leur train, des collectivités qui créent, c’est assez mal vu. Les choses ne peuvent être dûment réfléchies qu’à Paris.
Autrement, c’est mal. Regardez ces gens qui refusent les éoliennes. Forcément des fachos. J’en ai rencontré une lors d’un tournage dans la Somme. Au premier moment, elle a dit ce qu’elle pensait, nous journalistes parisiens, que nous voulions entendre. « C’est encore des trucs que les Allemands nous ont imposés, ils ont détruit nos paysages. » De quoi faire un sujet sur Cnews. Laissons-lui le temps de ne plus avoir peur de nous, parlons sans ouvrir la caméra, ça fera venir les bons verbes, les mots qu’il faut. Après une heure, nous avons compris : « nous nous sentons oppressés, parce qu’il y en a partout, sans qu’on nous ait consultés, sans que l’argent que ça génère nous profite. » Mais il y a eu nécessairement des débats publics, c’est la loi, lui fis-je remarquer. « Et comment voulez-vous vous rendre aux débats publics quand l’affiche n’est posée que sur le panneau de la mairie, juste un mois avant la fin du processus ? Pourquoi voulez-vous y aller quand vous savez que le Préfet peut ne pas tenir compte de l’avis du public ? Et puis les sous ? Qu’ont fait les mairies des taxes foncières dégagées par les éoliennes ? Rien de concret. » Le paysage vécu des gens a été modifié sans qu’ils s’en soient rendu compte, et le changement ne leur profite pas. C’est sans carbone ? C’est plutôt avec des oiseaux à leurs pieds, disent les chasseurs, et il y a déjà le nucléaire, qu’on a laissé crever. Si au moins l’électricité qu’on fabrique devant chez nous allait chez nous… « Les gens se sentent oppressés, je vous dis, et quand ils le disent l’écrivent, personne ne les écoute. Sauf, devinez qui ? Les élus du RN. Ni les élus de gauche ni les élus de droite ne sont venus entendre nos doléances. »
Une dernière France. Ces guides de pirogues qui vous parlent du bonheur à être tous les jours sur l’eau de la Somme, à moins que ce soit l’eau de la Manche, dans ce delta qui change à chaque minute, qui se joue des prévisions à chaque marée, qui avance et recule comme un crocodile méfiant. Le silence. Les phoques approchent. Les petits, curieux, suivis par leurs mères, inquiètes. Le soleil arrive à l’horizontale quand l’eau recouvre les derniers bancs de sable, on ne voit plus que les têtes des bêtes et les rides salées des guides, heureux de profiter de cela. Plus au sud, les gorges du Verdon sont pleines de kayaks, de pédalos et de bateaux électriques dès l’ouverture des boutiques de location. Entre les falaises qui font écho, le son grossit à chaque rebond et monte. Depuis le dessus, auquel on arrive après quelques heures de grimpette, on entend les chiens aboyer à 600 m au-dessus de la rivière. Sur le sommet immense et plat il n’y a qu’un randonneur un certain matin, moi, et un type qui est torse nu, les orteils justes au-dessus du vide. Fait-il une prière au dieu de la pierre, un hommage à son prochain suicide, va-t-il faire un discours définitif, en tout cas il ne parle pas et je le laisse seul. Au belvédère suivant, plus haut, je me retourne. Il s’est emballé dans une combinaison bleue et le voilà qui saute. Après une chute féroce, l’air chaud le soulève et il vole au-dessus du Verdon en faisant un bruit de planeur. Encore une petite ascension et deux belvédères et les vautours sont enfin là, derrière un groupe de pins plantés au bord de l’à-pic. Il suffirait d’un rien pour que je me croie sur la plage, et ce serait fini. Je regarde les oiseaux, ils font comme le bonhomme en bleu.
Après quelques mois de réflexions C dans l’sol est revenu le 13 février 2024 pour une quatrième saison, plus longue d’une demi-heure, un intervenant supplémentaire et un sujet de thématique générale illustré au niveau du sol. Ce fut ce jour-là le réchauffement climatique… et le sol avec Christophe Cassou, climatologue directeur de recherches au CNRS, spécialiste de la modélisation devenu célèbre grâce aux réseaux sociaux, et Claire Chenu, une directrice de recherches de l’INRAE historique de l’émission.
« Ce qu’on est en train de vivre c’est une rupture par rapport aux fluctuations climatiques passées, on est en train d’entrer dans l’inédit pour l’espèce humaine », démarre sans précautions Christophe Cassou. « On s’en va plutôt vers un réchauffement planétaire de l’ordre de 3 degrés à la fin de ce siècle, ce qui se traduira par + 4 degrés sur la France. » Oui, sans que nous nous en rendions compte, nous entrons dans une ère que notre espèce n’a jamais connue en 300 000 ans d’existence. Des fluctuations du climat, nous en avons vécu, néanmoins, elles avaient leur place dans des laps de temps très longs. Nous avons changé d’échelle et d‘ordre de grandeur : de 10 000 ans nous sommes passés au siècle pour constater un changement d’ampleur. Lequel se voit sur les sols, affirme Claire Chenu : « l’augmentation de la température moyenne se traduit par celle de l’activité des êtres vivants du sol, en particulier les micro-organismes. Ils sont plus actifs quand il fait plus chaud ! Donc, ils minéralisent plus de matière organique, ils émettent alors plus de CO2. » Ce qui a un effet réchauffant sur le climat. Le changement entraîne le changement. Cela dit, les sécheresses qui s’installent un peu plus chaque année devraient a priori avoir un effet négatif sur les micro-organismes. « Non, car globalement, notamment en zone boréale, le réchauffement climatique favorise l’activité biologique des sols qui favorise le réchauffement climatique. Ainsi est-ce dit : tout pourrait s’emballer.
Un emballement incertain
Cette rétroaction positive – auto-amplification – est admise par tous, sa modélisation précise reste néanmoins difficile. « Quand il y a des incertitudes, on considère leurs effets dans une catégorie de processus, qu’on appelle de faibles probabilités à hauts risques. » Certes, mais encore, cher Christophe Cassou ? « Ce sont des processus qui ont de faibles probabilités d’advenir, dont on n’est pas capable aujourd’hui de déterminer justement la valeur réelle de la probabilité, c’est-à-dire du risque avec lequel ces processus pourraient s’enclencher. Par contre, on sait que s’ils se déclenchent, ils auront des impacts très importants, » comme la fonte du permafrost, le dépérissement de la forêt amazonienne, des changements divers dans les circulations océaniques ou encore l’effondrement possible des calottes glaciaires. Heureusement, si de telles fâcheuses conséquences ont lieu, elles n’arriveront pas d’un coup. Nous ne devrions pas être surpris, d’autant que nous voilà prévenus.
Dans les sols également se nichent beaucoup d’incertitudes. Notamment à propos des sécheresses. « On a une confiance assez bonne dans la relation température-activité des micro-organismes-émissions de CO2, mais avec le pic de chaleur, beaucoup moins, » nous apprend Claire Chenu. Et à l’inverse, avec les inondations qui ont noyé une grande partie du Pas-de-Calais au cours du dernier hiver ? « Les micro-organismes qui décomposent les matières organiques du sol, ils sont comme nous, ils ont besoin d’oxygène. Et quand un sol est rempli d’eau, l’oxygène a du mal à pénétrer, alors, les micro-organismes décomposent plus lentement, » ce qui, vu comme cela serait plutôt bénéfique au climat. « Sauf que, si on arrive à des conditions où l’oxygène manque beaucoup, certains micro-organismes [dits anaérobies] vont devenir actifs, or, ceux-là vont émettre du méthane, un gaz à effet de serre nettement plus puissant que le dioxyde de carbone. » Cerise sur le gâteau, s’il y a de l’azote minéral dans le sol, c’est-à-dire de l’engrais non organique, les bactéries anaérobies vont l’utiliser et produire du protoxyde d’azote, du N2O, qui est encore pire que le méthane. « En fait, c’est pareil avec le fumier, lequel, en se décomposant, donne aussi de l’azote minéral. En cas de risque inondation, il s’agit plutôt en amont de raisonner la fertilisation, qu’elle soit organique ou minérale. »
Ombre et photosynthèse
Pas de crainte pour les sols qui sauront s’en remettre. Ils sont résilients comme il faut dire aujourd’hui. « Il n’y a rien d’irréversible. Le sol est une espèce de réacteur, une usine avec plein d’organismes différents qui font plein de choses différentes, ça donne une certaine robustesse au sol. » Sauf dans le cas de l’érosion, car alors, c’est tout qui s’en va, et ne peut revenir avant une dizaine de milliers d’années. « À notre échelle humaine, l’érosion, c’est définitif. » La succession d’épisodes de chaleur ne peut pas détruire un sol mais modifier éventuellement sa structure, nous alerte Claire Chenu. « Les chaleurs extrêmes peuvent modifier la structure du sol, le réseau des pores du sol, des fissures, donc la capacité d’infiltration, » qui repose sur le nombre de petits pores plutôt que sur celui de gros diamètres. À moins, et si l’on se place sur une échelle très globale, qu’il y ait une végétation abondante, tente de nous rassurer la grande chercheuse. « L’agroforesterie apporte un certain nombre de vertus. Avec plus de photosynthèse, il y a plus d’entrées de carbone dans le sol, il y a donc plus de matières organiques, plus de stockage de carbone, plus de CO2 de l’atmosphère qui est piégé, plus de séquestration de carbone. » Ce n’est pas tout : « il y a aussi des effets très positifs sur la biodiversité, dans le sol et au-dessus du sol, et puis des effets de microclimat. On a montré par exemple qu’en zone méditerranéenne, la présence d’arbres dans des parcelles en agroforesterie atténue la chaleur sur les cultures. »
C’est comme en ville, plus on met de l’arbre, plus il y a de l’ombre, plus le sentiment de fraîcheur est important, c’est comme en forêt avec cette « ambiance forestière » tant mise en avant par les forestiers. « Et plus on met d’arbres, mieux on protège le sol », ajoute Claire Chenu. « D’abord parce que ça casse l’énergie cinétique des gouttes de pluie quand elles arrivent et puis ça limite le ruissellement, ça favorise l’infiltration, ça maintient le sol en place. En ville, la présence d’arbres permet de diminuer l’afflux d’eau des fortes pluies dans les rues. »
Les sols pour creuser le puits de carbone
Dans le public des internautes, les questions sont techniques, elles portent beaucoup sur le lien entre travail du sol et capacité du sol à « résister » au changement climatique. Par exemple, est-ce que le fait de labourer ou de laisser un sol tout nu sous la chaleur a une influence négative sur le métabolisme des micro-organismes ? Claire Chenu en sait un peu sur la chose : « le travail du sol perturbe l’architecture dans laquelle vivent les micro-organismes. » Perturbe en bien car le travail aère le sol, ce qui stimule l’activité des bactéries et des champignons. Ne plus du tout labourer n’a donc pas d’effet négatif sur la vie des micro-organismes du sol. De même, couvrir le sol entre les cultures a un effet plutôt bénéfique : « si on veut que les sols absorbent du carbone, il faut faire plus de photosynthèses, il faut faire entrer plus de biomasse, plus de carbone au sol. C’est l’agroforesterie, c’est-à-dire les plantes d’interculture, bien sûr, tous les couverts végétaux, mais aussi les prairies temporaires, les haies et, j’insiste, tout ce qui permet de freiner l’érosion, car quand le sol s’en va, il ne revient pas et tout le carbone qui était dedans repart dans l’atmosphère… »
Augmenter le puits de carbone n’est pas une mince affaire, mais il faut le faire, car, rappelle Christophe Cassou, le puits de carbone « France » n’est plus si profond qu’avant. « Les derniers chiffres à notre disposition montrent que ce puits capturait 50 millions de tonnes de CO2 de l’atmosphère dans les années 2010 – contre environ 400 millions émis – alors qu’aujourd’hui on est tout juste à 20 millions de tonnes. » Parce qu’ici, les forêts sont parvenues à un âge où elles ne captent plus rien au regard de ce qu’elles respirent, et là, elles ont du mal avec la chaleur qui réduit à la fois le rendement de la photosynthèse et leur capacité à opposer une résistance aux parasites. Il va falloir replanter, et, en ce qui concerne l’agriculture, passer à ce dont on vient de parler, l’agroécologie et l’agroforesterie. « On a réfléchi à tout ce qu’on pourrait faire pour que le sol augmente sa capacité à stocker le carbone, » poursuit Christophe Cassou, « … par exemple les cultures intermédiaires, les prairies temporaires, etc. et on est arrivés à la conclusion que si l’on faisait tout ça, on aurait un stockage additionnel de carbone dans les sols qui permettrait de compenser 41 % des émissions agricoles françaises et 7 % des émissions nationales. » Restent 93 %. Aïe.
Qui plus est, on ne peut pas augmenter partout la teneur des sols en matières organiques ! « C’est ce qu’a fait croire le programme 4 pour 1000 », qui a été mal compris, explique Claire Chenu, « pourtant, c’est une erreur. Déjà, on ne peut pas augmenter la teneur des sols en carbone sous les forêts, ni celle des sols sous prairie permanente. S’ils ne sont pas dégradés, ces deux types de sols sont déjà au maximum de ce qu’un écosystème peut capter de carbone. En réalité, on ne peut augmenter le taux de carbone que dans des sols où ils sont faibles, ce qui a un certain coût. » Christophe Cassou opine. Il ajoute une autre limitation au programme 4 pour 1000 qui est malheureusement devenu dans l’inconscient médiatique une sorte de Saint-Graal. « Le 4 p 1000 c’est un flux, pas un stock. Il s’agit d’augmenter le flux de carbone entre l’air et le sol, pas le stock de carbone dans le sol. Ce n’est pas la même chose, » et c’est nettement moins ambitieux, car un flux, c’est toujours moins qu’un stock.
Une directive et un cadre
Un flux que le projet de directive-cadre sur les sols se propose d’accroître. Elle sera présentée au Parlement européen courant juillet, et porte bien des espoirs. « Ce que propose ce projet de loi, c’est de surveiller les sols, » commence Claire Chenu, qui en est une des parties prenantes. Elle poursuit : « pour savoir si les sols se dégradent ou non, il faut être capable de mesurer leurs caractéristiques, de les mesurer périodiquement et de les mesurer dans plein d’endroits différents parce que les sols sont extrêmement divers et sous des usages différents, des pratiques différentes. Ce que propose le projet de directive-cadre, c’est de mettre en place une surveillance systématique des sols dans tous les pays de l’Union européenne, en mesurant tout un panel de caractéristiques, avec une densité de point assez importante. » Des indicateurs physicochimiques et biologiques. « C’est vraiment une avancée majeure, d’autant que si on mesure régulièrement les caractéristiques des sols, si on s’entend entre pays européens sur quels sont les indicateurs, quelles sont les valeurs seuil, et bien ensuite on pourra utiliser tout cela dans plein de domaines différents », par exemple pour établir des certificats de santé des sols, lesquels pourraient être utilisés pour moduler le versement des aides dans. le cadre de la PAC et le prix des terres lors de cessions. Ce qui reviendrait à évaluer les agriculteurs selon leurs résultats en matière de qualité des sols, et les collectivités en matière d’aménagement du territoire.
En attendant, cessons de couvrir nos sols de bitume inutile, plaident les deux intervenants. Prenant l’exemple du projet d’autoroute A69, ils disent des choses simples : une bande de macadam, cela change l’albédo, c’est sombre, ça absorbe la chaleur du jour et la restitue la nuit, ce qui n’aidera pas les Tarnais à affronter les prochaines canicules ; et puis, cela empêche une bonne partie de la pluie de l’infiltrer, l’autre partie ne pouvant s’évaporer, ce qui accroît encore l’effet réchauffant de l’autoroute sur l’air déjà chaud ; enfin, les terres qui auront été excavées connaîtront la minéralisation avant leur éventuelle réutilisation, ce qui conduira à l’émission d’encore un peu plus de dioxyde de carbone. Mais à la place des platanes, il y aura des bornes de recharge rapide, alors, disent ses promoteurs, l’A69 est une autoroute verte.
En ce jour d’élections européennes où l’écologie aurait dû constituer un des piliers de la campagne, je me permets cet hommage à un des grands de la discipline.
Hommage à Maurice Soutif
C’est à cela qu’on se voit un peu vieillir. L’an dernier, Claude Rives, un de mes mentors, est mort. Je sortais de la fac dont m’avait heureusement sorti Francis Le Guen, j’avais fini l’armée, j’étais devenu modeste iconographe et à l’occasion d’une recherche à la défunte agence Visa où il trônait en maître-photographe, je l’avais rencontré. Il m’avait dit chercher un auteur pour mettre ses images en histoire, et avait décidé que ce serait moi. Il voulait d’abord raconter l’algue qu’on appelait alors tueuse au mitan des années 1990, et quelques semaines plus tard il me présentait à la rédaction de Géo. Devant Maurice Soutif, qui allait devenir un de mes autres grands mentors, et un ami proche. Maurice est mort il y a un peu moins d’un mois, et je ne l’ai appris que par hasard. J’en suis perturbé.
Maurice avait une chaînette pour empêcher ses lunettes de tomber. Elles glissaient régulièrement de son nez et parfois, de ses oreilles dans l’une desquelles se trouvait un appareil pour mieux entendre. Lui,qui maniait un français précis, oyait mal, ce qui parfois l’arrangeait. Il n’avait plus tous ses cheveux mais assez pour se les gratter. Comme quand il me remit ma copie, ce premier « vrai » papier, ma première commande de l’alors très prestigieux magazine Géo : L’affaire caulerpe. « Frédéric, euh… un article de presse ce n’est pas un rapport de gendarmerie ni une thèse, recommence ! » Sur ses feuilles qu’il n’imprimait qu’en gros caractères, n’émergeaient plus que quelques mots en noir isolés dans un océan de ratures en rouge.
Versions après versions, en ce temps où l’on avait le temps pour faire long, j’ai appris à écrire. Article après article, j’ai compris avec Maurice la différence entre une info et une opinion, entre l’objectivité et l’honnêteté, j’ai découvert que même dans un calibrage et une ligne éditoriale contraints on pouvait d’une virgule, du choix judicieux d’un mot, d’une allitération, compenser ce qu’on avait coupé. Maurice m’a démontré que la rigueur était synonyme de clarté, qu’on ne pouvait décemment pas présenter son travail aux lecteurs sans avoir vérifié ses infos et sa grammaire.
Année après année, nous avons passé du temps ensemble. À écrire, à manger, à boire, à parler. Nous sommes devenus un moment très proches, partageant nos malheurs familiaux et nos visions du monde. Je suis toujours resté admiratif de sa culture considérable et de sa finesse d’analyse des gens. Une sorte de prescience. Une amertume souriante. Un détachement sensible. Maurice était un révolté sans colère, un être sans beaucoup d’illusions si ce n’est la puissance de l’amitié. On s’écrivait, car on ne se voyait plus depuis presque dix ans. Son divorce l’avait bien abîmé. Il semblait confirmer la fin de tout qu’il anticipait depuis longtemps. Maurice n’aimait pas le monde d’aujourd’hui alors il s’est ensuite réfugié quelque part pour ne plus avoir à en parler. Où cela, je ne sais pas, car quand à l’occasion d’un mail où il rigolait de m’avoir vu à la télé ou de m’avoir lu quelque part je lui proposais toujours un resto, un bistrot, il ne répondait plus. Maintenant il est mort et je me retrouve démuni.
Dans le discours qu’elles ont prononcé lors de ses obsèques, ses filles regrettaient de n’avoir découvert son talent que fort tard. « … je le crois, mon papa était un être d’exception. Ainsi, mon immense peine est alimentée par un regret. Celui de ne pas avoir, quand j’étais plus jeune, prit la mesure de tout ce que mon père pouvait me transmettre, » a dit Myriam. Je veux vous le dire : votre père m’a transmis l’essentiel. Le paysan de la Mayenne a instruit le prolo du Cambrésis. Je n’ai pu assister à ses obsèques, j’irai lire du Albert Londres sur sa tombe, je vous en fais la promesse.
(Photo aimablement envoyée par ses filles, Myriam, Esther et Julie)
Longtemps furent-elles des lieux impossibles. Les gens n’aiment pas l’entre-deux. Les no man’s land font peur. Où est-on ? Si on ne le sait pas, il faut fuir, ou transformer. Entre terre et eau, mouvantes et froides, les zones humides ont de tout temps éveillé les soupçons. Les moutons s’y enfonçaient jusqu’à mourir de faim, les enfants bergers s’y noyaient, il suffisait, au crépuscule, d’y respirer pour attraper une vilaine fièvre. Tourbières et marais semblaient avoir une vie propre, qui dissuadait quiconque de s’en approcher. Si cela ne suffisait pas, des fées, des sorcières et des lutins étaient dépêchés. Il faut lire Les malédictions de Claude Signolle, ou à peu près tous les romans de Stephen King pour se rendre compte que les zones humides sont des puits où l’âme s’est autrefois perdue. Où les drains sont encore posés pour en faire quelque chose. Les sécheresses successives ont tout changé. Les marécages sont en train de gagner l’heureux statut des banalités indispensables. Chaque été désormais il est affirmé que sans les zones humides, ce serait pire, car elles retiennent et régulent l’eau. La vérité est ailleurs, on s’en doute, c’est ce qu’ont voulu nous montrer les intervenants de la troisième table ronde du 1er décembre lors de la Journée mondiale des sols : Christophe Ducommun, ingénieur d’études et pédologue à l’Institut Agro Rennes-Angers, président de la commission « Zones Humides » de l’AFES ; Blandine Lemercier, ingénieure de recherche à l’Institut Agro Rennes-Angers, et Jacques Thomas, ingénieur écologue, directeur de la SCOP Sagne et alors président de l’Afes (il ne l’est plus depuis 2024).
La couleur du fer
Puisqu’aujourd’hui tout le monde parle – en bien – des zones humides, il est à parier que peu savent vraiment ce qu’elles sont. Faites un sondage autour de vous, vous verrez. En général on vous dira que c’est un endroit mal signalé où l’on s’enfonce, ou bien une zone où il y a de l’eau tout le temps. Un lac et une fondrière seraient-ils des zones humides ? Pas tout à fait, répond Christophe Ducommun. « Du point de vue du pédologue, une zone humide est un milieu extrême en termes de sol, c’est un milieu dans lequel il va régner des conditions de vie très difficiles pour les organismes qui y vivent, des conditions extrêmes dans le sens où l’eau remplace l’air, où donc on va avoir une absence d’oxygène. Seuls des organismes très particuliers vont pouvoir s’adapter et vivre là, où ils vont développer des stratégies qui vont en retour avoir une influence sur leur environnement. Du coup, il y a des fonctions qui émanent. » Voilà une définition qui peut s’appliquer à n’importe quelle « interface », comme on dit en écologie, aux zones de marnage par exemple. Elle ne nous avance pas encore beaucoup. « Alors, du point de vue de la législation, les zones humides correspondent à des zones qui sont inondées. » En termes de sol, le corpus juridique indique qu’elles sont des milieux dont les sols affichent « un réactif coloré, le fer. Il se trouve à l’état réduit dans beaucoup de roches, si bien qu’on ne le voit pas. Mais quand ces roches s’altèrent, le fer est libéré, et il est oxydé. Il devient brun, orangé. Et quand le sol se retrouve engorgé, il est mobilisé, il précipite, il se concentre [à nouveau] sous forme réduite, et donner d’autres couleurs bleues, vertes. » Marqué au fer, le sol de zone humide montre des couleurs significatives. La gamme du redox.
De l’eau, du fer, des organismes adaptés. Il faut compléter la définition, poursuit Jacques Thomas. « Il y a aussi un autre réactif coloré qui n’a pas de couleur, ou quasiment pas, parce qu’il est très très noir, c’est la tourbe. Si on fait exception des zones littorales, on a deux grands types majeurs de zones humides chez nous. Il y a les tourbières, qui sont des endroits où s’accumule une litière au fil des millénaires, et qui est généralement très très sombre. Et d’autres où s’accumule cet autre réactif coloré qu’est le fer. » Et l’eau ? « Les zones humides sont des zones où il y a une concentration excessive d’eau. Cependant, les eaux sont généralement en transit, et même, en plein d’endroits, l’eau ne se voit pas, et alors les zones humides sont cachées dans des sols qui paraissent « sains », alors que pourtant il y a bien des transferts d’eau, des flux d’eau, dessous. » On dit de ces zones humides qu’elles sont comme les seringues, hypodermiques : alimentées par une eau qui coule juste sous la surface. Dans le Tarn, patrie de Jacques Thomas, c’est l’essentiel. Les zones humides se défient des apparences.
Pour ne pas se tromper, il convient donc de regarder s’il y a du fer ou de la tourbe, s’il y a de l’eau visible ou cachée et aussi des plantes et des animaux bien particuliers. « Les zones humides sont des milieux qu’on retrouve de manière très disséminée dans les paysages, sans forcément qu’il y ait de marqueurs très forts de leur présence en surface », abonde Blandine Lemercier. « Il y a ces zones humides patrimoniales extraordinaires, remarquables, qu’on ne doit surtout pas opposer aux zones humides ordinaires qui sont présentes un peu partout dans les paysages et qui ont des fonctions hydrologiques très importantes. Or, c’est souvent celles-là, ces zones humides moins bien perçues, qui vont être les premières à être affectées par les aménagements. » Le paradoxe de la protection : on ne se focalise que sur les espèces et les milieux naturels qui ont un statut juridique, et on ne regarde pas tout autour, c’est-à-dire, l’immense majorité du vivant qui, non sauvegardé, subit les aménagements. A fortiori quand il est parfois si difficile de repérer une zone humide : pourquoi faire attention à ce qui n’est ni protégé, ni patrimonial, ni évident ?
Où sont les pédologues ?
Peu de spécialistes sont capables de repérer une zone humide avec une marge d’erreur faible, ce sont les pédologues. « Il y a beaucoup de gens qui interviennent sur le terrain, en études d’impacts, qui ne sont pas pédologues. Or, pour bien connaître les zones humides, il faut une formation en pédologie – et bien connaître les textes réglementaires, » déplore Christophe Ducommun. En cœur lui et les deux autres intervenants déplorent qu’il n’existe plus en France de formation doctorale à la discipline (la dernière se trouvait à l’université de Nancy), moyennant quoi il n’y aurait pas plus de 50 pédologues dans le pays. Lesquels maîtrisent en principe la lecture du paysage, une qualité nécessaire selon Christophe Ducommun : « Il ne s’agit pas de se focaliser sur le sol lui-même, parce que le sol, c’est une réponse de l’environnement, il est en équilibre avec l’environnement qui est autour de lui. Le préalable est vraiment de savoir se situer, savoir naviguer dans le paysage pour savoir où implanter sa tarière. Il faut être capable de se dire, ah, là, il doit y avoir quelque chose. » Le pédologue n’utilise pas la baguette de sourcier, il a dans sa tête une basse de données visuelle et cartographique, un SIG mental. « Le pédologue sait très bien que le sol est conditionné par le climat, la topographie, la roche qui se trouve en dessous, et ces éléments-là, en les croisant, permettent de supposer des endroits particuliers dans le paysage, et puis de savoir où sonder. » Aller juste avec des bottes et une tarière pour faire un trou par-ci, un trou par-là ne suffit pas pour chercher une zone humide. Or, c’est ce qui se fait trop souvent : le bouche-à-oreille transmet plein d’études mal fichues qui ont vu des zones humides où il n’y en avait pas ou des pâtures qui en étaient pourtant. Christophe Ducommun a une statistique, à l’énoncé de laquelle Jacques Thomas et Blandine Lemercier acquiescent, hélas. « Les bureaux d’études se plantent une fois sur deux, » parce que le diagnostic ne porte jamais sur la provenance de l’eau.
Savoir d’où l’eau vient
Jacques Thomas : « Or, c’est l’essentiel. Si on a une zone humide a priori identifiée, il faut se demander d’où vient l’eau de façon à évaluer les conséquences qu’auront les altérations liées au projet en question sur l’eau, même loin de la zone humide. » À l’inverse, situer l’origine de l’eau d’une zone que l’on pense humide permet de limiter le risque de se tromper : « par exemple, une zone apparaît humide à côté d’une rivière qui a débordé. Or, une crue qui dure quelques jours ou quelques semaines ne permet pas de créer un sol hydromorphe pour tout le reste de l’année. La saturation en eau des sols doit être suffisamment conséquente en durée pour qu’il y ait réellement une hydromorphie qui apparaisse dans le sol. En l’occurrence, une zone d’expansion de crues n’est pas nécessairement une zone humide. »
Il faut du temps, lequel n’est pas indiqué dans les textes de loi. Il faut en fait croiser les observations. De l’eau, du fer, de la tourbe, un paysage, et, rappelle Blandine Lemercier, « après des semaines, des mois, si la situation s’installe, on voit apparaître des espèces qui sont des espèces dites hygrophiles, dont on connaît maintenant bien la biologie, l’écologie des espèces, et avec cela, sans même avoir à faire un trou dans le sol, on est capable de dire si vraiment le sol est affecté par une situation d’hydromorphie conséquente. »
IA et bota
La zone humide est un assemblage de déductions et d’intuitions. La caractériser exige beaucoup de temps d’une expertise poussée. Celui-ci étant compté, autant ne pas le disperser à de vaines recherches. Où y a-t-il le plus de chances de dénicher une zone humide ? Là où l’expérience le suggérera au pédologue chevronné. Mais au chargé de mission de bureau d’études ? L’intelligence artificielle pourra l’aider, Blandine Lemercier s’y emploie. « Je travaille sur deux projets de prédiction, de prélocalisation des zones humides. On utilise des algorithmes qui permettent de mettre en lien un ensemble de données. Des données issues d’inventaire de terrain, donc bien réelles. L’algorithme est en mesure de faire le lien entre des données sol, végétation, topographie, occupation du sol, géologie. Il apprend à partir de 140 000 données attachées à 4 200 zones humides identifiées. On croise tout cela, et on obtient une carte exhaustive de probabilité de trouver une zone humide. » En faisant tourner l’algorithme à l’envers, c’est-à-dire en lui demandant de prédire une zone humide existante, Blandine Lemercier arrive à une marge d’erreur de 30 %. C’est beaucoup. Mais par rapport à l’erreur humaine des bureaux d’études, on progresse. « C’est une aide précieuse pour guider la stratégie d’inventaire sur le terrain, » reconnaît volontiers Jacques Thomas. Qui aimerait qu’un autre paramètre rejoigne la cohorte prise en compte par les algorithmes de Blandine Lemercier : « la toponymie. Souvent, les anciens ont appelé les lieux en fonction de ce qu’ils reconnaissaient comme fonction. Dans le Sud-Ouest, dans le sud du Massif central, quand on a un lieu-dit qui s’appelle la Sagne, on doit s’attendre à trouver un sol tourbeux ou paratourbeux, parce que ça désigne en Occitan les zones humides. » En Bretagne, les villages avec Gwern dans leur nom sont sans doute situés sur une zone humide. Palud, dans le Sud-Est, indique que le quartier, la zone commerciale a été bâtie dans un marais… drainé. « On devrait aussi dépouiller les vieilles flores », ajoute Jacques Thomas, « pour identifier les plantes caractéristiques des zones humides ! »
Il faut de toute façon continuer à faire des trous à 80 cm, 1,20 m. Voire, des fosses pédologiques, pour être bien sûrs. Au moins pour les premiers relevés. Christophe Ducommun en profite pour enterrer une idée reçue, devenue bonne cliente des plateaux télé depuis l’été 2022 : les zones humides sont des grandes bassines naturelles qui régulent l’eau même quand il fait très très chaud. « C’est un peu poétique, mais c’est faux. Dans notre climat, on a un régime hydrique qui est très sévère, c’est-à-dire que l’été, on coupe le robinet. Il faut voir les zones humides comme des vases communicants. La plupart du temps, le vase va contenir sa propre eau, et si on continue l’alimentation – par la pluie – le vase, par débordement, va se déverser dans un autre. » Jusque-là, rien de nouveau, « sauf que lorsqu’on coupe le robinet, l’été, chaque zone humide – chaque vase – est finalement confinée avec sa propre quantité d’eau… qu’elle ne la restitue pas. » La zone humide ne travaille que pour elle-même. Elle n’est pas un stock à disposition des milieux naturels, des nappes et des rivières. « Oui, on peut dire les choses comme cela : l’été, quand on ferme les robinets du climat, les zones humides ne fonctionnent plus que pour elles-mêmes. Elles n’alimentent pas les points bas ! Leur rôle dans l’hydrologie générale n’est pas aussi important qu’on l’imaginait. » Les zones humides ne travaillent que pour elles-mêmes. Ce sont des milieux confinés, isolés.
Ambassadeur et protecteur des zones humides en Occitanie, Jacques Thomas émet quelques nuances à cette description perturbante. « La confusion, c’est d’attribuer à une zone humide tous les attributs, toutes les qualités, toutes les fonctions de toutes les zones humides réunies. Il y a ici le soutien d’étiage, de frein dans les écoulements, de ruissellement, de capture du carbone, etc. mais toutes les zones humides n’ont pas toutes ces fonctions en un même lieu. La grosse erreur, c’est de faire des copier-coller dans les rapports en attribuant tous ces attributs à tous les sites étudiés. » Toutefois, la description de Christophe Ducommun s’applique surtout aux zones humides de plateaux où l’engorgement est très localisé. « Elles ne se remplissent pas de la même manière que les zones humides de pente sur lesquelles il y a une conductivité hydraulique, un flux d’eau en souterrain quasiment continu, permanent et important, » d’où l’intérêt, dans tout travail de terrain sérieux, de chercher d’où vient l’eau qui emplit ce qu’on pense être une zone humide. « Les zones humides de plateau ont des contributions hydrologiques très très minimes, », conclut Jacques Thomas, « même si le fait de se sécher en fin de printemps, ça contribue aussi un petit peu à améliorer les conditions de non-réchauffement de l’atmosphère de la petite vallée où elle se trouve par exemple. Ce n’est pas tout à fait négligeable. »
Le piezo, juge de paix
En dépit de leur intérêt réel, les zones humides sont protégées. En tout cas, celles que l’on a reconnues comme telles. Tout autour l’on peut donc aménager, car c’est le travers de la protection : tant qu’une étude d’impact ne décèle aucune espèce soumise à un quelconque classement, on peut y aller de bon cœur. Ce qui peut être le cas d’une zone humide qui n’a pas été identifiée, et se retrouve drainée, asséchée. Peut-on la reconstituer au titre, par exemple, d’une compensation écologique ? « Il y a plusieurs cas de figure », détaille Christophe Ducommun. « Si on a drainé une zone humide en créant de gros fossés, il suffira de les combler pour espérer la retrouver une zone humide. Par contre, dans une ancienne zone humide dont il n’y a plus que des signes d’hydromorphie – quand le fer s’est délavé et a reprécipité par endroits, il n’y a pas grand-chose à faire, car en dépit des apparences, la zone n’a plus les fonctionnalités d’une zone humide. Ce qu’il faut dans ce cas-là, c’est mettre des piézomètres pour voir si on a au moins, effectivement de l’eau ici ou là. » Une zone humide n’est pas éternelle contrairement à une zone d’expansion de crue. La rivière retrouve toujours son lit, le marais peut déserter son aire.
L’homme qui sait si bien détruire peut-il créer une zone humide ex nihilo ? Les aménageurs sont friands de cette possibilité : je mets un parking sur une tourbière, mais je crée un marais chez un paysan. « Il suffit de regarder le Tarn : il y a quelques milliers d’années, parce qu’on a déforesté un bassin-versant, parce que ça a permis d’avoir davantage d’eau en surface, on a fait apparaître des zones humides, les sagnes. » Dans le sud du massif central, l’accumulation de tourbières est concomitante avec l’exploitation des massifs forestiers. C’est lié notamment aux remontées de nappes que Noémie Pousse a décrites lors du second débat consacré à l’eau et les sols en milieu agricole et forestier. Bref, peut-on créer ex abrupto, ex nihilo, une zone humide ? « Je l’ai fait ! », répond Jacques Thomas, « mais c’est extrêmement rare, car il faut certaines conditions liées au terrain. Par exemple, dans le Tarn, dans une zone de plaine, j’avais identifié des écoulements situés à 2 mètres de profondeur, dans des systèmes de terrasses qui allaient vers la rivière Tarn. Il y avait suffisamment d’eau pour que si on excavait à certains endroits, on aurait une alimentation continue, une saturation du sol, et effectivement ça a bien marché, » dans le cadre d’une mesure compensatoire.
À Orléans, la sécheresse de 2022 puis la pluie de 2023 nous auront permis de trouver le bon chemin entre les idées reçues. Les zones humides sont le miroir d’une eau qui passe.
Les JMS ont été organisés par l’Afes en collaboration avec Rhizobiome.
La canicule de l’an 2022 nous avait créé des émotions. Depuis, nous avons peur de manquer d’eau comme de vulgaires pays du sud. Cet été-là nous avions regardé, effarés, les grands incendies transformer nos vastes forêts en nuages de suie et de carbone. Les arbres étaient si secs qu’ils s’étaient enflammés à la première étincelle. Ils l’étaient car ils n’avaient plus d’eau, leurs sols en ayant été dépourvus par l’intense chaleur. Chaque jour à la télé, à la radio, sur les réseaux sociaux, dans les journaux le niveau des nappes était commenté. Plus basses qu’hier, et ce sera pire demain. Mais comment allions-nous faire au prochain hiver ? C’est alors que nous avons relié les événements. L’évidence nous est apparue. En définitive, quand l’eau du ciel tombe sur la Terre, elle fait des plocs sur le sol qui l’absorbe ensuite et la garde pour les arbres, les nappes et les rivières. L’intermédiaire indispensable, c’est lui ! On savait le sol excellent puits de carbone, on l’apprit belle éponge qui abreuve les cultures et les pâtures même quand il fait sec. La clé de notre adaptation au changement climatique, c’est lui, la meilleure des grandes bassines c’est le sol ! Comme souvent, nous avons basculé dans un nouvel excès. En plantant des haies dans des sols que nous ne labourerions plus nous allions pouvoir garder le peu d’eau qui nous reste. L’époque étant aux slogans faciles et aux idées courtes, la journée mondiale des sols (organisée par l’Afes) s’est chargée de remettre l’église au milieu du village. Lors de la journée consacrée aux trois débats C dans l’sol, elle a consacré le second au rôle du sol dans le cycle de l’eau en milieu agricole et forestier, avec Isabelle Cousin et Bernard Laroche, tous deux adjoints à la direction de l’unité Unité Info & Sols de l’Inrae d’Orléans, Benoît Louchard, chef d’équipe Eau et Environnement à la Chambre d’agriculture Centre Val-de-Loire et Noémie Pousse – Chargée de recherches R & D en pédologie au pôle Recherche, développement et innovation de l’Office national des forêts (ONF).
La vie n’est pour rien sans une bonne RU
D’emblée, Isabelle Cousin n’est pas très contente et elle tient à expliquer ses raisons : « On parle sans cesse de réservoir utile » – le fameux RU des spécialistes, pour qualifier le volume de l’eau qui est entreposée dans le sol, « non seulement ce n’est pas adéquat, en plus, avant, on parlait de réserve utile, c’est toujours ma petite déception de féministe d’être passé du masculin au féminin…, il faut dire réservoir utilisable. » Isabelle Cousin le définit d’une manière anodine, pour commencer : « C’est la capacité que le sol a de pouvoir réceptionner de l’eau qui va ensuite, si le réservoir déborde, éventuellement ruisseler, sinon, c’est de l’eau qui va probablement percoler jusqu’à la base du sol, ou bien elle sera évaporée, ou alors elle aura transpiré par les plantes. » Ensuite, Madame Cousin entreprend de nous déranger. Est-ce qu’un sol plein d’eau est un sol plein de vie comme l’auteur de ces lignes ne cesse de le dire sur les plateaux télé ? « Alors oui et non, Frédéric. » Me voilà bien aidé. « Ce qui va définir la capacité du système sol à interagir avec l’eau, c’est finalement l’arrangement des particules entre elles. Donc, selon qu’on se trouve dans un sol limoneux, argileux ou sableux, on va avoir une capacité différente de chaque horizon de sol à retenir une quantité plus ou moins importante d’eau. » La structure du sol est donc plus importante que son contenu en matière organique. « Pour que le réservoir se remplisse, il faut qu’il y ait des trous qui permettent à cette eau de s’infiltrer. Le sol est un bon réservoir dès lors qu’il est une bonne passoire, avec des trous de tailles différentes. Le sol, c’est une passoire de Shadock !» Il pleut, l’eau emplit la passoire mais n’y reste pas longtemps. La vie n’y est pour pas grand-chose. Bémol : « en général, plus le sol a une activité biologique importante, plus il va y avoir des galeries qui vont permettre à l’eau de circuler, mais cela reste superficiel. » C’est perturbant. « Le fait qu’il y ait une passoire, des trous de tailles différentes n’a rien à voir avec la vie. C’est juste la porosité du sol. Et ce qui fait la porosité du sol, ce sont les particules telles qu’elles sont et telles qu’elles s’assemblent. C’est donc également les actions extérieures qui vont générer ou transformer cette porosité : l’activité de la faune à toutes les échelles, l’enracinement, le climat, le gel, tout cela va générer des fissures, et puis c’est aussi bien sûr les activités de l’homme, en particulier pour l’horizon de surface, l’agriculture.» Soyons clairs : il faut des petits trous à la Gainsbourg pour retenir l’eau, et des gros trous pour qu’ensuite elle circule. En réalité, le sol est une plateforme logistique. L’eau y arrive, elle reste le temps de trouver son chemin, et puis elle part. Le sol n’est donc pas vraiment une éponge. C’est une plateforme, un hub. En conséquence de quoi, « les pratiques agricoles que l’on va rechercher sont des pratiques qui vont permettre cette multiplicité de tailles, qui vont permettre à la fois que le réservoir existe, qu’on puisse aller capturer l’eau sur toute sa profondeur, et qu’il ne s’engorge pas. »
De l’eau dans la roche
Benoît Louchard partage la définition d’Isabelle Cousin. L’eau, c’est le sol, pas la vie. La chambre d’agriculture Centre-Val-de-Loire expérimente, teste et enregistre depuis trente ans pour évaluer le réservoir utilisable en fonction des paramètres des sols. « La macroporosité, l’hypo-porosité ce sont des éléments fondamentaux, auxquels on ajoute l’eau dans la roche-mère.» Car il y a bien de l’eau dans la roche, d’ailleurs, autrement, les vignes n’iraient pas en zones sèches y insinuer leurs racines. « Il y a en effet des roches qui elles aussi ont des capacités de rétention en eau. Elles peuvent relarguer l’eau qu’elles stockent dans la porosité du sol qui se trouve au-dessus d’elles. » C’est alors que cette vidange génère des « remontées capillaires », et finalement, un remplissage par la roche, en sens inverse de la pluie. Ce webinaire s’engage vers le bouleversement des idées reçues. Mais après tout, une nappe phréatique n’est pas plus un lac d’eau douce qu’un gisement de pétrole n’est une rivière d’hydrocarbures. Une nappe, c’est une roche pleine de failles et de trous où l’eau se cache. Alors la roche peut aussi avoir de l’eau disponible. « On a fait des mesures pour exprimer la proportion d’eau que les cailloux peuvent apporter aux réservoirs utilisables, » rebondit Isabelle Cousin. « Ça peut peut-être vous étonner, mais ça peut être jusqu’à 60 % de la réserve en eau [d’une hauteur de sol] qui peut être contenue dans des cailloux ! » En particulier dans les calcaires très altérés. « On a fait des travaux de modélisation avec Arvalis il y a quelques années, » reprend Benoît Louchard, « qui nous ont permis de montrer que si on ne tenait pas compte de l’eau qui était contenue dans les cailloux, eh bien on pouvait fortement surestimer les besoins en irrigation. On a donc tout à fait intérêt, quand on qualifie le réservoir en eau des horizons de sol, celui de la terre fine, de qualifier également la partie caillouteuse. »
Limites de succion, pression limite
Et sous la forêt, alors ? Noémie Pousse est la spécialiste des sols au sein de l’ONF. Des sols a priori tout mous, bien souples, épais et pleins d’eau vu que l’arbre, ça pompe, au moyen de racines qui vont profond. « C’est pareil, on est attentifs à la porosité, on essaye de la dégrader le moins possible par le tassement des engins forestiers. Ce qui est différent est l’apport en eau: on n’a jamais d’irrigation en forêt, tous les apports se font par les précipitations et les remontées capillaires. » Il est vrai qu’on n’a jamais vu une forêt arrosée. Par contre, on en a vu beaucoup gagner du terrain depuis un siècle et demi. « La forêt colonise les terres qui ont été délaissées par l’agriculture, les terres les plus superficielles, les plus caillouteuses, les plus engorgées. Ce qui fait qu’on a beaucoup de contraintes de rétention en eau, il y en a soit trop, soit pas assez.
Le rôle du forestier est alors de choisir l’essence la plus adaptée à ces contraintes pour essayer d’optimiser l’enracinement et donc la prospection de ce réservoir utilisable, notamment en tenant compte a des sécheresses de plus en plus fréquentes. » Cependant on n’imaginait pas une forêt manquer d’eau, tant elle semble immuable. Les grands incendies de l’été 2022 nous ont remis les pieds sur terre : une forêt peut être sèche comme de l’étoupe dès lors que le sol est devenu poussière. « Au-delà d’une certaine succion, l’arbre ne peut plus aller chercher l’eau, » explique Noémie Pousse. Les arbres qui s’y essaient risquent de casser, comme ce fut le cas durant la canicule de 2003 : à force d’aller chercher loin, la différence de pression entre le bout de la racine et l’extrémité de la plus haute feuille est telle que les vaisseaux se percent et que les branches cassent, comme un tuyau abîmé dans lequel on remet l’eau après des jours. Cependant, en général, au-delà d’une certaine pression, les arbres renoncent. Ils préfèrent abandonner leurs feuilles pour faire baisser la pression. « Dans les argiles, il reste toujours pas mal d’eau, mais qui en période sèche n’est plus accessible aux racines. En fait aujourd’hui, avec le changement climatique, on a de plus en plus fréquemment en période estivale des sols où l’eau n’est plus accessible à la végétation. L’arbre réagit alors en fermant ses stomates, il va réguler, arrêter la photosynthèse et la transpiration. C’est là où effectivement la moindre étincelle peut faire partir un feu. » L’eau, comme le pétrole : il n’y en a plus, en fait il y en a toujours, à un coût d’exploitation trop important.
Surtout, ne pas flétrir…
Même sous un sol sec, il y a de l’eau dans la roche. Même dans un sol tassé, il reste des pores bien ouverts. Benoît Louchard complète la définition proposée par Noémie Pousse : « Dans les sols, il y a une partie du réservoir utilisable qui est, on va dire… facilement utilisable par la plante. Et puis il y a une autre partie, liée aux composantes du sol, qui ne va pas être utilisable par la plante. C’est justement pour éviter qu’il ne reste plus que cette partie-là que l’on apprend à piloter l’irrigation, » afin de remplir le bon stock, sans déborder, et d’éviter le point fatidique en deçà duquel il n’y aura plus d’eau utilisable par la plante, qu’on appelle le point de flétrissement, dernière étape avant la mort de la plante. « Le point de flétrissement est propre à chaque plante, » tient à préciser Isabelle Cousin. « Vous imaginez bien qu’une plante dans le désert a des niveaux de capacité de succion dix fois supérieurs à ceux d’une plante de grande culture. Au contraire, une plante qui vit dans un marais a une capacité à résister dix fois inférieure. Cette notion de sécheresse est en réalité très relative, puisqu’elle est dépendante de ce qu’on va mettre sur les sols, des plantes. » Un peu aussi du type de sol. « Dans un sol très argileux, le niveau d’eau est toujours le même, la pression avec laquelle l’eau est retenue est toujours la même. Au contraire, un sol sableux se draine très vite, donc il retient très peu d’eau, et puis ce qui est retenu est très facilement accessible à la plante, donc il va devenir très très sec plus vite que le sol argileux. »
Les plantes n’absorbent pas tout, surtout quand elles ne poussent pas. On le sait, pour les sols les pluies ne sont réellement efficaces qu’en automne ou en hiver, quand les plantes n’ont aucun besoin. L’eau peut alors imprégner, percoler jusqu’aux points de captage, dont s’occupe Bernard Laroche. « Il y a l’eau qui est retenue dans le sol et celle qui va transiter et alimenter finalement les masses d’eau en profondeur. Elle passe par les grands trous, les pores de plus gros diamètres. » L’eau s’infiltre par les petits pores, mais circule par les plus gros. Elle circule dans les sol dans une aire comparable à un bassin-versant : une aire de captage, c’est la surface sur laquelle la pluie finira en partie dans… un point de captage. « C’est difficile à modéliser, en définitive, le trajet de l’eau dans le sol. On peut le faire au niveau de sa verticalité, c’est-à-dire en connaissant les propriétés du sol, sa texture, sa profondeur, mais ensuite il y a des phénomènes hydrogéologiques difficiles à appréhender. » Pour Isabelle Cousin, il y a plein de choses qu’on ne maîtrise pas. « On peut imaginer modéliser le sol par le fait qu’on va s’intéresser à l’eau qui va circuler dans chacun de ses horizons, de l’un vers l’autre, des horizons qui sont autant de réservoirs. Bref, on peut tout à fait modéliser l’infiltration, l’évaporation, la percolation. C’est ce qu’on appelle un bilan hydrique, qui est un outil d’aide à la décision, » très utilisé par les agriculteurs pour paramétrer leur irrigation, ajoute Benoît Louchard. « On peut aussi avoir d’autres approches, plus déterministes, » reprend Isabelle Cousin, « où on va représenter les lois physiques qui décrivent la circulation de l’eau dans le sol, en tenant compte du ruissellement, de la nature du sol, des paramètres hydriques qui lui sont propres mais sont plus complexes à mesurer aussi bien sur le terrain qu’en laboratoire: on établit alors une courbe de rétention en eau, qui lie la quantité d’eau dans le sol avec l’énergie avec laquelle elle est retenue. » Le bilan hydrique est un modèle relativement simple en deux dimensions alors que la courbe est issue d’une représentation en volume, qui est toujours un objet de recherches tant les paramètres en jeu sont encore mal maîtrisés.
Savoir de combien d’eau on dispose est stratégique pour l’agriculteur. Les modèles ne permettent pas encore de lui dire le type de culture qu’il devra conduire demain en fonction de l’évolution climatique. « On ne peut faire que de la tactique », résume Benoît Louchard : « on peut lui dire, tu as telle culture, ta culture elle est dans cet état, est-ce que demain tu irrigues ou tu n’irrigues pas ?» L’irrigation, c’est comme les hormones, la bonne dose au bon moment, s’assurer que la plante ne risque pas de s’épuiser à aller chercher de l’eau qui serait trop peu disponible. « Le bilan hydrique repose sur une bonne connaissance des sols, de la météo sur la parcelle, des précipitations, les remontées capillaires également et puis il faut tenir compte du stade d’avancement de la plante, », ce qu’on appelle le coefficient cultural qui mesure les besoins métaboliques de la plante. Le bilan hydrique c’est en résumé les précipitations moins ce coefficient cultural multiplié par l’évapotranspiration. Benoît Louchard insiste sur le coefficient cultural. « L’irrigation est vraiment à calculer en fonction du besoin de la plante. Par exemple, le maïs », plante honnie par quiconque voit des rampes d’aspersion en plein été, « il y a pour toute plante des moments à ne pas rater, pour le maïs c’est en juillet, lorsqu’elle fleurit et fait ses grains, » alors qu’il n’y a parfois plus d’eau nulle part.
Évaporation versus transpiration
La chambre d’agriculture Centre-Val-de-Loire développe des outils d’aides à la décision qui, forts d’une trentaine d’années de bilans hydriques, essaient de « prévoir » l’évolution de la teneur en eau utilisable par la plante dans le sol afin d’en déduire le moment le plus opportun pour apporter une dose d’eau à la plante. « Prévoir un déficit pour savoir quand le combler, c’est ça l’irrigation.» La question est encore plus prégnante en ce qui concerne les forêts. « Le bilan hydrique est indispensable pour nous, les forestiers », explique Noémie Pousse, « mais il est encore plus compliqué à faire, car les données climatiques futures sont très incertaines alors que nous, on ne regarde pas à 3 jours, mais à 50 ans, et, autre problème, on a moins de données sur les sols qui varient en plus beaucoup en forêt et sont très caillouteux, » un dernier paramètre qui a son rôle sur la disponibilité de l’eau pour les arbres. En particulier pour les nouvelles essences que l’ONF teste afin d’adapter les peuplements au climat qui change. Implanter du cèdre à la place du Douglas dans les Vosges a l’air de se résumer à une question toute bête, est-ce que l’arbre venu du Maroc va résister aux quelques jours de gel qui s’abattent encore à l’est de la France ? « En fait, non, le premier critère que l’on regarde, c’est l’eau. Pour cela, on dispose d’outils d’aide à la décision qui s’appellent ClimEssences. Ils font la somme des déficits hydriques sur l’année, puisque le déficit hydrique augmente en intensité avec les changements climatiques, et augmente aussi en durée, c’est-à-dire qu’il apparaît plus tôt et disparaît plus tard. Donc on fait une sorte d’intégrale sur l’année pour avoir un indicateur du stress auquel va être soumise la plante. »
Ces super bilans hydriques sont également utilisés lors de l’analyse des dépérissements et pour imaginer quels itinéraires sylvicoles sont à envisager. Ils le sont pour modéliser l’impact sur l’hydrologie d’une forêt nouvelle, plantée ou en colonisation de friches agricoles. « Plus un peuplement forestier est dense, plus il transpire, et en même temps, plus son microclimat est favorable à l’eau : l’été la forêt va beaucoup transpirer, mais la température à l’intérieur du peuplement sera plus faible qu’à l’extérieur, et finalement, l’évapotranspiration sera plus faible. À l’inverse, avec un peuplement peu dense, il y a moins de transpiration, par contre la strate herbacée va en proportion transpirer beaucoup, ce qui entraîne une compétition entre les herbacées et les ligneux, et de toute façon avec un peuplement moins dense, le microclimat forestier tamponne moins la température ; il fera donc plus chaud à l’intérieur de la forêt que si celle-ci était plus dense. » La balance va entre évaporation et transpiration, elle est en général plus favorable dans les massifs bien épais. Avec une coupe à blanc, cette ambiance forestière disparaît. En plus de déstocker du carbone, elle entraîne une perte d’eau. « Il va y avoir deux effets. Quand on coupe à blanc, on coupe la pompe, il peut alors y avoir une remontée de nappe. On a aussi une augmentation de l’évaporation du sol, mais dans le même temps on a une chute de la transpiration ! Le bilan entre les deux n’est en vérité pas toujours en défaveur de la coupe rase… »
L’arbre qui fait peur
Et l’arbre dit paysan, celui qu’on plante entre les parcelles ? C’est à la mode, mais les agriculteurs renâclent. Ils craignent une concurrence pour l’eau et le soleil, au détriment de leurs cultures et de leurs pâtures. « Ce n’est pas tout à fait clair, » reconnaît Noémie Pousse. « Il y a ce fameux microclimat forestier qui va maintenir une température plus basse en période estivale. Il y a aussi la couverture du sol par la culture ou la pâture qui va éviter la surchauffe du sol, donc l’évaporation. Par contre, l’arbre transpire, plus que l’herbe ou la culture. Mais l’enracinement de l’arbre est aussi plus profond. Le prélèvement d’eau est donc réparti sur un plus gros volume de sols, d’autant que l’arbre est capable de faire ce qu’on appelle l’ascenseur hydraulique, d’aller prélever dans les couches profondes et de redistribuer ça en surface. » Bref, l’agroforesterie ne semble pas être un ennemi de l’abreuvement des cultures.
Il n’est pas besoin de creuser loin pour puiser la conclusion : pour garder l’eau dans le sol, il faut ménager ses trous. Ne surtout pas tasser, labourer un peu en surface, cultiver sur l’année des variétés d’enracinement différents, à des moments différents. Un peu de matière organique ne peut pas faire de mal, bien qu’il ne faille pas en faire une question existentielle. Beaucoup de modélisations ne sauraient nuire, car en définitive, la plante est le jouet chahuté par l’évaporation, la transpiration et l’aspiration.
Les JMS ont été organisés par l’Afes en collaboration avec Rhizobiome.