Longtemps furent-elles des lieux impossibles. Les gens n’aiment pas l’entre-deux. Les no man’s land font peur. Où est-on ? Si on ne le sait pas, il faut fuir, ou transformer. Entre terre et eau, mouvantes et froides, les zones humides ont de tout temps éveillé les soupçons. Les moutons s’y enfonçaient jusqu’à mourir de faim, les enfants bergers s’y noyaient, il suffisait, au crépuscule, d’y respirer pour attraper une vilaine fièvre. Tourbières et marais semblaient avoir une vie propre, qui dissuadait quiconque de s’en approcher. Si cela ne suffisait pas, des fées, des sorcières et des lutins étaient dépêchés. Il faut lire Les malédictions de Claude Signolle, ou à peu près tous les romans de Stephen King pour se rendre compte que les zones humides sont des puits où l’âme s’est autrefois perdue. Où les drains sont encore posés pour en faire quelque chose. Les sécheresses successives ont tout changé. Les marécages sont en train de gagner l’heureux statut des banalités indispensables. Chaque été désormais il est affirmé que sans les zones humides, ce serait pire, car elles retiennent et régulent l’eau. La vérité est ailleurs, on s’en doute, c’est ce qu’ont voulu nous montrer les intervenants de la troisième table ronde du 1er décembre lors de la Journée mondiale des sols : Christophe Ducommun, ingénieur d’études et pédologue à l’Institut Agro Rennes-Angers, président de la commission « Zones Humides » de l’AFES ; Blandine Lemercier, ingénieure de recherche à l’Institut Agro Rennes-Angers, et Jacques Thomas, ingénieur écologue, directeur de la SCOP Sagne et alors président de l’Afes (il ne l’est plus depuis 2024).
La couleur du fer
Puisqu’aujourd’hui tout le monde parle – en bien – des zones humides, il est à parier que peu savent vraiment ce qu’elles sont. Faites un sondage autour de vous, vous verrez. En général on vous dira que c’est un endroit mal signalé où l’on s’enfonce, ou bien une zone où il y a de l’eau tout le temps. Un lac et une fondrière seraient-ils des zones humides ? Pas tout à fait, répond Christophe Ducommun. « Du point de vue du pédologue, une zone humide est un milieu extrême en termes de sol, c’est un milieu dans lequel il va régner des conditions de vie très difficiles pour les organismes qui y vivent, des conditions extrêmes dans le sens où l’eau remplace l’air, où donc on va avoir une absence d’oxygène. Seuls des organismes très particuliers vont pouvoir s’adapter et vivre là, où ils vont développer des stratégies qui vont en retour avoir une influence sur leur environnement. Du coup, il y a des fonctions qui émanent. » Voilà une définition qui peut s’appliquer à n’importe quelle « interface », comme on dit en écologie, aux zones de marnage par exemple. Elle ne nous avance pas encore beaucoup. « Alors, du point de vue de la législation, les zones humides correspondent à des zones qui sont inondées. » En termes de sol, le corpus juridique indique qu’elles sont des milieux dont les sols affichent « un réactif coloré, le fer. Il se trouve à l’état réduit dans beaucoup de roches, si bien qu’on ne le voit pas. Mais quand ces roches s’altèrent, le fer est libéré, et il est oxydé. Il devient brun, orangé. Et quand le sol se retrouve engorgé, il est mobilisé, il précipite, il se concentre [à nouveau] sous forme réduite, et donner d’autres couleurs bleues, vertes. » Marqué au fer, le sol de zone humide montre des couleurs significatives. La gamme du redox.
De l’eau, du fer, des organismes adaptés. Il faut compléter la définition, poursuit Jacques Thomas. « Il y a aussi un autre réactif coloré qui n’a pas de couleur, ou quasiment pas, parce qu’il est très très noir, c’est la tourbe. Si on fait exception des zones littorales, on a deux grands types majeurs de zones humides chez nous. Il y a les tourbières, qui sont des endroits où s’accumule une litière au fil des millénaires, et qui est généralement très très sombre. Et d’autres où s’accumule cet autre réactif coloré qu’est le fer. » Et l’eau ? « Les zones humides sont des zones où il y a une concentration excessive d’eau. Cependant, les eaux sont généralement en transit, et même, en plein d’endroits, l’eau ne se voit pas, et alors les zones humides sont cachées dans des sols qui paraissent « sains », alors que pourtant il y a bien des transferts d’eau, des flux d’eau, dessous. » On dit de ces zones humides qu’elles sont comme les seringues, hypodermiques : alimentées par une eau qui coule juste sous la surface. Dans le Tarn, patrie de Jacques Thomas, c’est l’essentiel. Les zones humides se défient des apparences.
Pour ne pas se tromper, il convient donc de regarder s’il y a du fer ou de la tourbe, s’il y a de l’eau visible ou cachée et aussi des plantes et des animaux bien particuliers. « Les zones humides sont des milieux qu’on retrouve de manière très disséminée dans les paysages, sans forcément qu’il y ait de marqueurs très forts de leur présence en surface », abonde Blandine Lemercier. « Il y a ces zones humides patrimoniales extraordinaires, remarquables, qu’on ne doit surtout pas opposer aux zones humides ordinaires qui sont présentes un peu partout dans les paysages et qui ont des fonctions hydrologiques très importantes. Or, c’est souvent celles-là, ces zones humides moins bien perçues, qui vont être les premières à être affectées par les aménagements. » Le paradoxe de la protection : on ne se focalise que sur les espèces et les milieux naturels qui ont un statut juridique, et on ne regarde pas tout autour, c’est-à-dire, l’immense majorité du vivant qui, non sauvegardé, subit les aménagements. A fortiori quand il est parfois si difficile de repérer une zone humide : pourquoi faire attention à ce qui n’est ni protégé, ni patrimonial, ni évident ?
Où sont les pédologues ?
Peu de spécialistes sont capables de repérer une zone humide avec une marge d’erreur faible, ce sont les pédologues. « Il y a beaucoup de gens qui interviennent sur le terrain, en études d’impacts, qui ne sont pas pédologues. Or, pour bien connaître les zones humides, il faut une formation en pédologie – et bien connaître les textes réglementaires, » déplore Christophe Ducommun. En cœur lui et les deux autres intervenants déplorent qu’il n’existe plus en France de formation doctorale à la discipline (la dernière se trouvait à l’université de Nancy), moyennant quoi il n’y aurait pas plus de 50 pédologues dans le pays. Lesquels maîtrisent en principe la lecture du paysage, une qualité nécessaire selon Christophe Ducommun : « Il ne s’agit pas de se focaliser sur le sol lui-même, parce que le sol, c’est une réponse de l’environnement, il est en équilibre avec l’environnement qui est autour de lui. Le préalable est vraiment de savoir se situer, savoir naviguer dans le paysage pour savoir où implanter sa tarière. Il faut être capable de se dire, ah, là, il doit y avoir quelque chose. » Le pédologue n’utilise pas la baguette de sourcier, il a dans sa tête une basse de données visuelle et cartographique, un SIG mental. « Le pédologue sait très bien que le sol est conditionné par le climat, la topographie, la roche qui se trouve en dessous, et ces éléments-là, en les croisant, permettent de supposer des endroits particuliers dans le paysage, et puis de savoir où sonder. » Aller juste avec des bottes et une tarière pour faire un trou par-ci, un trou par-là ne suffit pas pour chercher une zone humide. Or, c’est ce qui se fait trop souvent : le bouche-à-oreille transmet plein d’études mal fichues qui ont vu des zones humides où il n’y en avait pas ou des pâtures qui en étaient pourtant. Christophe Ducommun a une statistique, à l’énoncé de laquelle Jacques Thomas et Blandine Lemercier acquiescent, hélas. « Les bureaux d’études se plantent une fois sur deux, » parce que le diagnostic ne porte jamais sur la provenance de l’eau.
Savoir d’où l’eau vient
Jacques Thomas : « Or, c’est l’essentiel. Si on a une zone humide a priori identifiée, il faut se demander d’où vient l’eau de façon à évaluer les conséquences qu’auront les altérations liées au projet en question sur l’eau, même loin de la zone humide. » À l’inverse, situer l’origine de l’eau d’une zone que l’on pense humide permet de limiter le risque de se tromper : « par exemple, une zone apparaît humide à côté d’une rivière qui a débordé. Or, une crue qui dure quelques jours ou quelques semaines ne permet pas de créer un sol hydromorphe pour tout le reste de l’année. La saturation en eau des sols doit être suffisamment conséquente en durée pour qu’il y ait réellement une hydromorphie qui apparaisse dans le sol. En l’occurrence, une zone d’expansion de crues n’est pas nécessairement une zone humide. »
Il faut du temps, lequel n’est pas indiqué dans les textes de loi. Il faut en fait croiser les observations. De l’eau, du fer, de la tourbe, un paysage, et, rappelle Blandine Lemercier, « après des semaines, des mois, si la situation s’installe, on voit apparaître des espèces qui sont des espèces dites hygrophiles, dont on connaît maintenant bien la biologie, l’écologie des espèces, et avec cela, sans même avoir à faire un trou dans le sol, on est capable de dire si vraiment le sol est affecté par une situation d’hydromorphie conséquente. »
IA et bota
La zone humide est un assemblage de déductions et d’intuitions. La caractériser exige beaucoup de temps d’une expertise poussée. Celui-ci étant compté, autant ne pas le disperser à de vaines recherches. Où y a-t-il le plus de chances de dénicher une zone humide ? Là où l’expérience le suggérera au pédologue chevronné. Mais au chargé de mission de bureau d’études ? L’intelligence artificielle pourra l’aider, Blandine Lemercier s’y emploie. « Je travaille sur deux projets de prédiction, de prélocalisation des zones humides. On utilise des algorithmes qui permettent de mettre en lien un ensemble de données. Des données issues d’inventaire de terrain, donc bien réelles. L’algorithme est en mesure de faire le lien entre des données sol, végétation, topographie, occupation du sol, géologie. Il apprend à partir de 140 000 données attachées à 4 200 zones humides identifiées. On croise tout cela, et on obtient une carte exhaustive de probabilité de trouver une zone humide. » En faisant tourner l’algorithme à l’envers, c’est-à-dire en lui demandant de prédire une zone humide existante, Blandine Lemercier arrive à une marge d’erreur de 30 %. C’est beaucoup. Mais par rapport à l’erreur humaine des bureaux d’études, on progresse. « C’est une aide précieuse pour guider la stratégie d’inventaire sur le terrain, » reconnaît volontiers Jacques Thomas. Qui aimerait qu’un autre paramètre rejoigne la cohorte prise en compte par les algorithmes de Blandine Lemercier : « la toponymie. Souvent, les anciens ont appelé les lieux en fonction de ce qu’ils reconnaissaient comme fonction. Dans le Sud-Ouest, dans le sud du Massif central, quand on a un lieu-dit qui s’appelle la Sagne, on doit s’attendre à trouver un sol tourbeux ou paratourbeux, parce que ça désigne en Occitan les zones humides. » En Bretagne, les villages avec Gwern dans leur nom sont sans doute situés sur une zone humide. Palud, dans le Sud-Est, indique que le quartier, la zone commerciale a été bâtie dans un marais… drainé. « On devrait aussi dépouiller les vieilles flores », ajoute Jacques Thomas, « pour identifier les plantes caractéristiques des zones humides ! »
Il faut de toute façon continuer à faire des trous à 80 cm, 1,20 m. Voire, des fosses pédologiques, pour être bien sûrs. Au moins pour les premiers relevés. Christophe Ducommun en profite pour enterrer une idée reçue, devenue bonne cliente des plateaux télé depuis l’été 2022 : les zones humides sont des grandes bassines naturelles qui régulent l’eau même quand il fait très très chaud. « C’est un peu poétique, mais c’est faux. Dans notre climat, on a un régime hydrique qui est très sévère, c’est-à-dire que l’été, on coupe le robinet. Il faut voir les zones humides comme des vases communicants. La plupart du temps, le vase va contenir sa propre eau, et si on continue l’alimentation – par la pluie – le vase, par débordement, va se déverser dans un autre. » Jusque-là, rien de nouveau, « sauf que lorsqu’on coupe le robinet, l’été, chaque zone humide – chaque vase – est finalement confinée avec sa propre quantité d’eau… qu’elle ne la restitue pas. » La zone humide ne travaille que pour elle-même. Elle n’est pas un stock à disposition des milieux naturels, des nappes et des rivières. « Oui, on peut dire les choses comme cela : l’été, quand on ferme les robinets du climat, les zones humides ne fonctionnent plus que pour elles-mêmes. Elles n’alimentent pas les points bas ! Leur rôle dans l’hydrologie générale n’est pas aussi important qu’on l’imaginait. » Les zones humides ne travaillent que pour elles-mêmes. Ce sont des milieux confinés, isolés.
Ego-zones humides
Ambassadeur et protecteur des zones humides en Occitanie, Jacques Thomas émet quelques nuances à cette description perturbante. « La confusion, c’est d’attribuer à une zone humide tous les attributs, toutes les qualités, toutes les fonctions de toutes les zones humides réunies. Il y a ici le soutien d’étiage, de frein dans les écoulements, de ruissellement, de capture du carbone, etc. mais toutes les zones humides n’ont pas toutes ces fonctions en un même lieu. La grosse erreur, c’est de faire des copier-coller dans les rapports en attribuant tous ces attributs à tous les sites étudiés. » Toutefois, la description de Christophe Ducommun s’applique surtout aux zones humides de plateaux où l’engorgement est très localisé. « Elles ne se remplissent pas de la même manière que les zones humides de pente sur lesquelles il y a une conductivité hydraulique, un flux d’eau en souterrain quasiment continu, permanent et important, » d’où l’intérêt, dans tout travail de terrain sérieux, de chercher d’où vient l’eau qui emplit ce qu’on pense être une zone humide. « Les zones humides de plateau ont des contributions hydrologiques très très minimes, », conclut Jacques Thomas, « même si le fait de se sécher en fin de printemps, ça contribue aussi un petit peu à améliorer les conditions de non-réchauffement de l’atmosphère de la petite vallée où elle se trouve par exemple. Ce n’est pas tout à fait négligeable. »
Le piezo, juge de paix
En dépit de leur intérêt réel, les zones humides sont protégées. En tout cas, celles que l’on a reconnues comme telles. Tout autour l’on peut donc aménager, car c’est le travers de la protection : tant qu’une étude d’impact ne décèle aucune espèce soumise à un quelconque classement, on peut y aller de bon cœur. Ce qui peut être le cas d’une zone humide qui n’a pas été identifiée, et se retrouve drainée, asséchée. Peut-on la reconstituer au titre, par exemple, d’une compensation écologique ? « Il y a plusieurs cas de figure », détaille Christophe Ducommun. « Si on a drainé une zone humide en créant de gros fossés, il suffira de les combler pour espérer la retrouver une zone humide. Par contre, dans une ancienne zone humide dont il n’y a plus que des signes d’hydromorphie – quand le fer s’est délavé et a reprécipité par endroits, il n’y a pas grand-chose à faire, car en dépit des apparences, la zone n’a plus les fonctionnalités d’une zone humide. Ce qu’il faut dans ce cas-là, c’est mettre des piézomètres pour voir si on a au moins, effectivement de l’eau ici ou là. » Une zone humide n’est pas éternelle contrairement à une zone d’expansion de crue. La rivière retrouve toujours son lit, le marais peut déserter son aire.
L’homme qui sait si bien détruire peut-il créer une zone humide ex nihilo ? Les aménageurs sont friands de cette possibilité : je mets un parking sur une tourbière, mais je crée un marais chez un paysan. « Il suffit de regarder le Tarn : il y a quelques milliers d’années, parce qu’on a déforesté un bassin-versant, parce que ça a permis d’avoir davantage d’eau en surface, on a fait apparaître des zones humides, les sagnes. » Dans le sud du massif central, l’accumulation de tourbières est concomitante avec l’exploitation des massifs forestiers. C’est lié notamment aux remontées de nappes que Noémie Pousse a décrites lors du second débat consacré à l’eau et les sols en milieu agricole et forestier. Bref, peut-on créer ex abrupto, ex nihilo, une zone humide ? « Je l’ai fait ! », répond Jacques Thomas, « mais c’est extrêmement rare, car il faut certaines conditions liées au terrain. Par exemple, dans le Tarn, dans une zone de plaine, j’avais identifié des écoulements situés à 2 mètres de profondeur, dans des systèmes de terrasses qui allaient vers la rivière Tarn. Il y avait suffisamment d’eau pour que si on excavait à certains endroits, on aurait une alimentation continue, une saturation du sol, et effectivement ça a bien marché, » dans le cadre d’une mesure compensatoire.
À Orléans, la sécheresse de 2022 puis la pluie de 2023 nous auront permis de trouver le bon chemin entre les idées reçues. Les zones humides sont le miroir d’une eau qui passe.
Les JMS ont été organisés par l’Afes en collaboration avec Rhizobiome.