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INFOLETTRE N°122

Il fut mon instructeur

Juin 9, 2024

En ce jour d’élections européennes où l’écologie aurait dû constituer un des piliers de la campagne, je me permets cet hommage à un des grands de la discipline.

Hommage à Maurice Soutif

C’est à cela qu’on se voit un peu vieillir. L’an dernier, Claude Rives, un de mes mentors, est mort. Je sortais de la fac dont m’avait heureusement sorti Francis Le Guen, j’avais fini l’armée, j’étais devenu modeste iconographe et à l’occasion d’une recherche à la défunte agence Visa où il trônait en maître-photographe, je l’avais rencontré. Il m’avait dit chercher un auteur pour mettre ses images en histoire, et avait décidé que ce serait moi. Il voulait d’abord raconter l’algue qu’on appelait alors tueuse au mitan des années 1990, et quelques semaines plus tard il me présentait à la rédaction de Géo. Devant Maurice Soutif, qui allait devenir un de mes autres grands mentors, et un ami proche. Maurice est mort il y a un peu moins d’un mois, et je ne l’ai appris que par hasard. J’en suis perturbé.

Maurice avait une chaînette pour empêcher ses lunettes de tomber. Elles glissaient régulièrement de son nez et parfois, de ses oreilles dans l’une desquelles se trouvait un appareil pour mieux entendre. Lui,qui maniait un français précis, oyait mal, ce qui parfois l’arrangeait. Il n’avait plus tous ses cheveux mais assez pour se les gratter. Comme quand il me remit ma copie, ce premier « vrai » papier, ma première commande de l’alors très prestigieux magazine Géo : L’affaire caulerpe. « Frédéric, euh… un article de presse ce n’est pas un rapport de gendarmerie ni une thèse, recommence ! » Sur ses feuilles qu’il n’imprimait qu’en gros caractères, n’émergeaient plus que quelques mots en noir isolés dans un océan de ratures en rouge.

Versions après versions, en ce temps où l’on avait le temps pour faire long, j’ai appris à écrire. Article après article, j’ai compris avec Maurice la différence entre une info et une opinion, entre l’objectivité et l’honnêteté, j’ai découvert que même dans un calibrage et une ligne éditoriale contraints on pouvait d’une virgule, du choix judicieux d’un mot, d’une allitération, compenser ce qu’on avait coupé. Maurice m’a démontré que la rigueur était synonyme de clarté, qu’on ne pouvait décemment pas présenter son travail aux lecteurs sans avoir vérifié ses infos et sa grammaire.

Année après année, nous avons passé du temps ensemble. À écrire, à manger, à boire, à parler. Nous sommes devenus un moment très proches, partageant nos malheurs familiaux et nos visions du monde. Je suis toujours resté admiratif de sa culture considérable et de sa finesse d’analyse des gens. Une sorte de prescience. Une amertume souriante. Un détachement sensible. Maurice était un révolté sans colère, un être sans beaucoup d’illusions si ce n’est la puissance de l’amitié.
On s’écrivait, car on ne se voyait plus depuis presque dix ans. Son divorce l’avait bien abîmé. Il semblait confirmer la fin de tout qu’il anticipait depuis longtemps. Maurice n’aimait pas le monde d’aujourd’hui alors il s’est ensuite réfugié quelque part pour ne plus avoir à en parler. Où cela, je ne sais pas, car quand à l’occasion d’un mail où il rigolait de m’avoir vu à la télé ou de m’avoir lu quelque part je lui proposais toujours un resto, un bistrot, il ne répondait plus. Maintenant il est mort et je me retrouve démuni.

Dans le discours qu’elles ont prononcé lors de ses obsèques, ses filles regrettaient de n’avoir découvert son talent que fort tard. « … je le crois, mon papa était un être d’exception. Ainsi, mon immense peine est alimentée par un regret. Celui de ne pas avoir, quand j’étais plus jeune, prit la mesure de tout ce que mon père pouvait me transmettre, » a dit Myriam.
Je veux vous le dire : votre père m’a transmis l’essentiel. Le paysan de la Mayenne a instruit le prolo du Cambrésis. Je n’ai pu assister à ses obsèques, j’irai lire du Albert Londres sur sa tombe, je vous en fais la promesse.

(Photo aimablement envoyée par ses filles, Myriam, Esther et Julie)

Maurice Soutif