Comme il est bon de constater que la planète n’a pas cessé de tourner !
Les vacances sont finies, mes JO aussi, j’ai passé deux mois heureux comme un enfant enchaînant les toboggans. De la rando avec des vautours, de la pirogue avec des phoques, du cheval avec ma fille, des moules avec tous mes enfants, des glaces avec ma compagne, des drapeaux agités en chantant du Johnny, l’été fut bien à part. Sans allumer la radio, sans regarder la télé, répondant peu aux mails et aux SMS. En écrivant juste pour Marianne sur le prix de l’eau. Alors, quand je suis rentré du Verdon, j’ai ouvert la radio et j’ai lu les réseaux sociaux avec une certaine appréhension. Le monde, c’est-à-dire Paris, ses politiques et ces journalistes politiques arrangés comme les vaches et leurs hérons gardes-bœufs que l’on voit en Baie de Somme, avait-il continué de faire ses tours banals durant mon insouciance ?
Ouf, la réponse est oui. Nous n’avons toujours pas de gouvernement, et pourtant, je n’ai assisté nulle part à des manifestations d’angoisse. J’ai vu bien des gens priant, les yeux vers leurs orteils, mais c’était lors du 15 août. La France est donc possible sans ses ministres, grâce au ronronnement de ses administrations qui, de toute façon, font toujours ce qu’elles veulent.
La kermesse des petites phrases et des grandes déclarations s’est réinstallée, je l’écoute en équeutant des haricots verts. Tiens, une synagogue a failli être incendiée par un défenseur de la Palestine ; ah, un gendarme a été tué par un chauffard en BM, et je ne l’entends pourtant pas bruire, la farandole des poux de plateaux télé. Je me demande : et si les flammes avaient préféré lécher une mosquée, et si pour se protéger le flic avait tiré sur le chauffard, y aurait-il eu une telle modération dans leurs commentaires ?
Les grands officiers de la conscience écologique pétitionnent en veux-tu en voilà pour que la France déploie sa flotte afin que le Groenland libère Paul Watson, ce bienfaiteur. Je me souviens d’un débat que j’eus avec lui lors d’un salon littéraire organisé par un palace méditerranéen. Il était arrivé entouré d’amazones en t-shirt noir aussi souriantes qu’une famille de lycaons flairant un jeune springbok isolé, il n’a jamais répondu à une seule question, il débitait ses certitudes sans égard pour ma pauvre pomme ni le confrère qui tentait d’animer le débat, devant une foule acquise et à la fin quand même, surprise ; et puis il était reparti, entouré de ses amazones au regard noir. Retrouvant mon stand, Bernard Giraudeau, mon voisin de librairie, qui avait assisté à l’illumination, me dit « ah là là, il est pas facile celui-là. »
Sur Inter, il y a toujours Léa Salamé qui a tant su montrer l’étendue de sa lourdeur sur France 2 lors des JO. Cela patine un peu avec Nicolas Demorand, c’est normal, c’est le début de la saison. Ils interviewent Kamel Daoud. Le soleil perce tout d’un coup les nuages, il arrive dans ma cuisine avec des odeurs de romarin et une saveur de foie gras poêlé à la confiture d’orange, je me sens porté par une onde et je me trouve intelligent. « Là où la femme est libre, moi je suis libre. (…). Et le nœud dans le monde qu’on appelle Arabe c’est le statut de la femme. Tant qu’on ne bougera pas sur cette question-là (…), on ne bougera jamais. L’enjeu, il est là. » À l’heure où j’écris ces lignes, les Gardiens de la Révolution mélenchoniste ne l’ont toujours pas condamné.
Ils n’ont même plus le temps de dénoncer, tant ils s’occupent de Macron. L’ado retardé qui s’est marié avec sa prof avait cassé son jouet avant les JO et cela a transformé tout le monde en opposant politique. Chacun dénonce le coup d’État, la constitution décidément mal fichue, la Ve République autoritaire, tout en se proposant d’être à Matignon, où tiens, toi, machine là-bas, oui, toi, on t’a jamais vue, tu seras très bien comme première ministre. Les programmes des partis sont immenses, à leur lecture les historiens s’émeuvent à se retrouver plongés dans la grandeur de la Libération. Des idées définitives à droite comme gauche, et autant de dettes en plus qu’on nie ou qu’on agite comme une fiole pleine de smallpox. Tout le monde a gagné les élections, on ne parle plus des motivations des gens qui ont voté Bardella.
Tiens, j’ai passé une partie de mes vacances chez Ruffin, en Baie de Somme, une zone humide RN. En 50 km, la voiture fait voir la stratification sociale des plages. Au Touquet, les vendeurs de churros sont beaux et peignés comme une pub pour Heineken, les mamies vont à la plage avec leur permanente qui résiste au vent et des petits-enfants dessinés sur catalogue, les ados se chiffonnent pour savoir si elles se rejoignent au club tennistique ou plutôt au cours de cheval. Au Touquet, les rues qui séparent les villas gigantesques sont à l’ombre d’arbres anciens et assez larges pour faire passer des chars. Mais le front de mer est affreux. Au nord, il y a Hardelot, un peu moins chic, il y a quand même un Golf. Au sud, voici Stella-plage. Ça sent un peu la graisse à frite, au bord de la mer les maisons sont accolées l’une à l’autre, il y a des bars, des kebabs et des marchands de sandalettes, c’est très vivant. Les gens sont plus ronds, les t-shirts sont souvent tendus juste au-dessus du nombril et les jambes dépassent des shorts. Plus au sud encore il y a Merlimont où la tendance s’accentue.
Voici enfin Quend-Plage, après Fort-Mahon. Deux villages au creux des dunes qui n’existent que pour les vacances où vivent des gens qui n’en ont pas les moyens. Chacune a son petit cinéma, c’est miraculeux. Quand il pleut, qu’il fait gris, il ne s’y passe rien. À Quend, même le vendeur de frites-burgers-barbapapa-gaufre-et-glaces ne vend alors plus du tout, et il se plaint. Sur le bord de mer, ce n’est pas comme à Fort-Mahon. Il y a des maisons et des appartements pas très beaux, une friterie et un bar. La mer est possible. Un peu en arrière se trouve un restaurant de qualité. Quand on est dans la vitrine, on y voit deux France. Celle du restaurant, qui a les moyens de bien manger les produits pêchés en face, et celle qui passe devant. Des gens tous gros ou gras, des familles à poussettes et cornets de glace, des groupes d’amis qui font des selfies avec le coucher de soleil, il y a, je le remarque année après année, de plus en plus de noirs et de pakis en vacances, et toujours aussi peu de reubeus. Deux France tranquilles qui se côtoient sur la plage où, le 14 juillet, il y eut un feu d’artifice. Deux France qui en masquent bien d’autres, qui ne voient pas les choses de la même façon : il y a celle des campings et des locations loin de la mer, celle qui roule à vélo et l’autre qui ne fait que de l’auto, une France qui laisse les phoques s’approcher de sa pirogue silencieuse et cette autre qui les provoque depuis des bateaux poussés par 300 chevaux, il y a une France qui marche, une France qui ne quitte pas la plage, une France qui visite les musées et une autre qui se promène à dos de cheval. Il y a souvent un peu de tout cela, les Français étant comme-ci comme-ça.
Mais tous comptent. Tous, pour peu qu’on regarde les caddies et qu’on écoute les gens parler, sont frappés par l’inflation. Tous se demandent de quoi l’avenir sera fait avec le climat qui change, Poutine qui bande, les aides à la rénovation énergétique qu’on ne comprend pas, l’eau qui manquera, Mélenchon qui en fait trop, Bardella qui a l’air bête, Macron et ses prédécesseurs qui ont ruiné le pays, la voiture qu’on ne pourra plus utiliser et ces voitures électriques qui sont trop chères, la retraite qu’on aimerait bien prendre avant de mourir mais qui va la payer, les éoliennes c’est bien mais il y en a trop, elles profitent à qui ? en tout cas pas à nous, les flics qui ne sont plus respectés, comme les profs, hélas.
Heureusement il y a eu les JO. Deux France, encore, celle qui les a regardés à la télé, celle qui les a vus avec un ticket à la main. Pourtant les deux mêmes qui pour une fois, durant quinze jours, ont pu se montrer simplement heureuses d’être là, chanter la Marseillaise et crier Vive la France sans qu’on les accuse de racisme, de nationalisme, de fascisme.
Une autre encore. La France telle qu’elle est existe en dehors de Paris, de Lyon et de Bordeaux. Il y a un pays entre ces grandes villes. Un pays que je vois changer depuis les fenêtres des trains que je pratique assidûment depuis quarante ans (oui, quarante). Un pays qui se couvre chaque année un peu plus de forêts qui gagnent sur les champs délaissés par le départ des éleveurs désemparés. Un pays où fleurissent les éoliennes et, çà et là, les panneaux photovoltaïques. Un pays de serres en plastiques ou en verre. Un pays avec des Dacia dans les allées et des trampolines sur les gazons. Un pays dont les petites villes sont devenues silencieuses, libres de leurs commerces fermés et des services publics déplacés. Un pays où l’on fait ses courses dans des centres commerciaux où les enseignes sont partout les mêmes. Un pays qui s’appauvrit. Un pays qui à lire la presse nationale ne peut être sauvé que par les néoruraux venus des grandes villes qui savent, eux, elles, mieux que les locaux bouffés par leurs habitudes, ce qu’il faut faire pour faire pousser du blé, une haie, une vache, une bière. Les innovations viennent forcément des gens éduqués qui ont appris à verbaliser, à intellectualiser, à en parler. Après leur traditionnel burn-out, ils achètent cash à la campagne, la campagne, vous savez ce truc étrange en dehors des villes où les chiens aboient la nuit dans les rues. D’autres, plus aisés, peut-être leurs parents, achètent des maisons sur le littoral, autour des places des jolis villages, là où les points de vue sont les plus fameux, et les prix montent, alors les gens du coin, nés et qui travaillent ici, ne peuvent plus ni acheter ni louer, ils s’éloignent et se perdent en essence et en maintenance automobile. Néoruraux et urbains en résidences ont un comportement de colons. « Ben non, on fait vivre les gens, vu qu’on crée de l’activité ; », comme les colons en Afrique. Ils arrivent, ils sont les mêmes, ils vivent ensemble, ils créent les activités qui leur ressemblent, celles des villes, ils utilisent les ressources locales, ils ne fréquentent pas les locaux dont ils contribuent à l’éloignement. Les néoruraux, au moins, s’implantent et en définitive, ils créent quelque chose.
Cette France-là invente d’elle-même. Je la vois faire depuis une quinzaine d’années. La transition écologique se fait par les collectivités, les parcs naturels régionaux, les chambres d’agriculture, les clubs d’entreprises, les administrations déconcentrées, les tribunaux administratifs, les associations, les structures de médiation et de pédagogie tels que les CPIE et les CAUE, je la vois avancer, je suis le témoin de son inventivité lors de débats et de conférences, c’est lent, trop lent, mais ça commence à se voir. Il n’y a que depuis les plateaux télé où l’on ne voit rien. Où le yaka-faucon est proféré par des invités et des invitées qui savent ce qu’il faudrait faire, qui intellectualisent, conceptualisent, rappellent la catastrophe et accusent les citoyens ou le capitalisme de mal agir pour se donner l’impression de connaître la réalité et de maîtriser les événements. Parler devant une caméra des choses qui vont leur train, des collectivités qui créent, c’est assez mal vu. Les choses ne peuvent être dûment réfléchies qu’à Paris.
Autrement, c’est mal. Regardez ces gens qui refusent les éoliennes. Forcément des fachos. J’en ai rencontré une lors d’un tournage dans la Somme. Au premier moment, elle a dit ce qu’elle pensait, nous journalistes parisiens, que nous voulions entendre. « C’est encore des trucs que les Allemands nous ont imposés, ils ont détruit nos paysages. » De quoi faire un sujet sur Cnews. Laissons-lui le temps de ne plus avoir peur de nous, parlons sans ouvrir la caméra, ça fera venir les bons verbes, les mots qu’il faut. Après une heure, nous avons compris : « nous nous sentons oppressés, parce qu’il y en a partout, sans qu’on nous ait consultés, sans que l’argent que ça génère nous profite. » Mais il y a eu nécessairement des débats publics, c’est la loi, lui fis-je remarquer. « Et comment voulez-vous vous rendre aux débats publics quand l’affiche n’est posée que sur le panneau de la mairie, juste un mois avant la fin du processus ? Pourquoi voulez-vous y aller quand vous savez que le Préfet peut ne pas tenir compte de l’avis du public ? Et puis les sous ? Qu’ont fait les mairies des taxes foncières dégagées par les éoliennes ? Rien de concret. » Le paysage vécu des gens a été modifié sans qu’ils s’en soient rendu compte, et le changement ne leur profite pas. C’est sans carbone ? C’est plutôt avec des oiseaux à leurs pieds, disent les chasseurs, et il y a déjà le nucléaire, qu’on a laissé crever. Si au moins l’électricité qu’on fabrique devant chez nous allait chez nous… « Les gens se sentent oppressés, je vous dis, et quand ils le disent l’écrivent, personne ne les écoute. Sauf, devinez qui ? Les élus du RN. Ni les élus de gauche ni les élus de droite ne sont venus entendre nos doléances. »
Une dernière France. Ces guides de pirogues qui vous parlent du bonheur à être tous les jours sur l’eau de la Somme, à moins que ce soit l’eau de la Manche, dans ce delta qui change à chaque minute, qui se joue des prévisions à chaque marée, qui avance et recule comme un crocodile méfiant. Le silence. Les phoques approchent. Les petits, curieux, suivis par leurs mères, inquiètes. Le soleil arrive à l’horizontale quand l’eau recouvre les derniers bancs de sable, on ne voit plus que les têtes des bêtes et les rides salées des guides, heureux de profiter de cela.
Plus au sud, les gorges du Verdon sont pleines de kayaks, de pédalos et de bateaux électriques dès l’ouverture des boutiques de location. Entre les falaises qui font écho, le son grossit à chaque rebond et monte. Depuis le dessus, auquel on arrive après quelques heures de grimpette, on entend les chiens aboyer à 600 m au-dessus de la rivière. Sur le sommet immense et plat il n’y a qu’un randonneur un certain matin, moi, et un type qui est torse nu, les orteils justes au-dessus du vide. Fait-il une prière au dieu de la pierre, un hommage à son prochain suicide, va-t-il faire un discours définitif, en tout cas il ne parle pas et je le laisse seul. Au belvédère suivant, plus haut, je me retourne. Il s’est emballé dans une combinaison bleue et le voilà qui saute. Après une chute féroce, l’air chaud le soulève et il vole au-dessus du Verdon en faisant un bruit de planeur.
Encore une petite ascension et deux belvédères et les vautours sont enfin là, derrière un groupe de pins plantés au bord de l’à-pic. Il suffirait d’un rien pour que je me croie sur la plage, et ce serait fini. Je regarde les oiseaux, ils font comme le bonhomme en bleu.
Bonne Rentrée !
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