Au sud du Nord, le réchauffement climatique a deux témoins. L’eau, et la patate. La première est devenue cyclothymique, quand elle tombe, c’est en trombe, et quand elle se fait attendre, elle use les patiences. La seconde lui répond : aujourd’hui, il y a des producteurs de pommes de terre qui ne peuvent plus faire autrement qu’irriguer. Du goutte-à-goutte pour faire des frites… À quelques kilomètres du Cambrai, le temps qui change encourage décidément les surprises. Du côté de Bantouzelle, un agriculteur s’est mis à faire du vin.
(papier écrit en décembre 2023 en vue d’une publication presse, que j’ai réactualisé. photos © FD)
Le Cambrésis est une surface où l’on peut affirmer que la Terre est plate. Le paysage est un profil, le relief une hypothèse. Des siècles durant cette planéité a été labourée par d’innombrables armées, attirées par ses horizons lointains très pratiques pour faire du cheval et se battre à vue. Il y a un peu plus d’un siècle, on fit donner par ici la première bataille de chars de l’histoire. Guerres après guerres, les soldats morts se sont enfouis, formant un fumier qui, s’ajoutant à la prodigalité naturelle d’une terre lourde, a gavé les cultures. Sur ces étendues, pas grand-chose n’interrompt le regard. Le vent circule sans risquer de turbulences car les arbres ont été coupés il y a longtemps. La charrue est arrivée par les Flandres aux alentours du XIVe siècle, et puisque c’était déjà bien plat, on a coupé tout ce qui dépassait encore afin qu’elle puisse aller tout droit. Dans le Cambrésis, le remembrement est une histoire ancienne. Tout est utile. Le paysage n’a jamais été laissé au hasard. Il doit produire. Il le rend bien : les agriculteurs ont toujours été gras. Dès le début du XIXe l’industrie textile a apporté un peu de fantaisie en dressant ses cheminées. Le Cambrésis se croyait une surface, il a découvert le volume ! Et après que les usines furent dans les années 1980 abattues par le désintérêt de l’État et la mondialisation, les éoliennes ont remplacé les cheminées. Sans elles, les yeux chercheraient péniblement sur quoi s’arrêter. Il y en a partout, plantées en bosquets, sans logique apparente.
À l’est du Cambrésis, c’est différent. Le pays commence à se froisser puisqu’il est tiré par les bosses des Ardennes toutes proches. Entre le département du Nord et celui de l’Aisne, il y a des ondulations qui font des lumières. C’est ici qu’Antoine Vanholebeke a décidé d’ajouter une quatrième dimension, le temps.
Le climat ressort la vigne des archives
Il a le poil roux coupé bien court, et puisque sa peau est rougie par le froid, cela lui met des jolies teintes chaudes au visage. Pour le rencontrer, il faut passer un joli canal, s’engager sous un porche et entrer dans une ferme organisée comme un enclos de briques rouges. Antoine Vanholebeke est installé chez son père qui est là depuis des lustres au sud de Cambrai, à Bantouzelle. L’abbaye cistercienne de Vaucelles n’est pas loin. Depuis deux ans, le jeune agriculteur en gilet sans manches fait un retour vers le futur : il fabrique du vin. Ce n’est pas novateur comme introduire la pistache dans la région de Montpellier, car jusqu’au XIIIe siècle, la vigne était par ici assez nombreuse, la preuve, le village d’à côté s’appelle Les Rues-des-Vignes : on y visite un site archéologique mérovingien. Feu Emmanuel Le Roy Ladurie, l’inventeur de l’histoire du climat, me l’avait expliqué un jour : le « petit âge glaciaire », un refroidissement du climat d’à peine 0,5 à 1 °C selon les endroits, avait à partir du début du XIVe siècle et jusqu’au mitan du XIXe siècle mit fin à la production des vins du nord, au bénéfice de la bière. Selon le grand monsieur décédé récemment, à ma profonde tristesse vu qu’il m’avait préfacé, et professé plein d’anecdotes méchantes sur ses confrères et les présidents de la République, si ça picole du houblon au nord de l’Europe, c’est parce qu’à un moment, le froid avait empêché le raisin. Après le « beau Moyen-Âge » qui avait permis de faire pousser la vigne jusqu’en Suède et des cathédrales sur les terres grasses du Nord, il fallut bien trouver un truc à boire. La bière, qui n’est jamais que des céréales mises à fermenter, fut choisie et remplaça le vin.
Aujourd’hui, le temps est bouleversé, et le beau Moyen-Âge revient, plus chaud encore. « Ce que je vois, », m’explique Antoine, « c’est le changement climatique qui arrive et qui m’aide. Enfin, moi je parle plutôt de dérèglement climatique, » dit-il, accoudé à son bureau, « car rien n’est plus aussi stable qu’avant. » Les agriculteurs aiment prévoir, or, ils ne le peuvent plus vraiment. « On a toujours des gelées, mais à des moments où l’on ne s’y attend pas. On a aussi du vent plus puissant. En été, des orages violents, avec des dégâts plus importants. » De la grêle et des sécheresses, aussi. En réalité, « la répartition de l’eau sur l’année change, » et on ne sait plus quand arracher les betteraves ni récolter le blé. « J’ai toujours connu la moisson le jour de l’anniversaire de mon père, il est né début août, » désormais, c’est terminé fin juillet. Par contre, l’Escaut, ce grand fleuve qui prend sa source à 9 km de la ferme, a continué de couler durant la sécheresse de 2022. Il prend toujours l’eau en mer du Nord, à 350 km d’ici. Il semblerait qu’il y ait quand même des choses immuables.
En plantant son chardonnay au voisinage du canal de Saint-Quentin, sur lequel un jour voguèrent Napoléon Ier et Marie-Louise après que les époux impériaux l’eussent inauguré, eh oui, Antoine Vanholebeke a rompu avec la course traditionnelle du temps agricole. « C’est un projet vraiment sur du très long terme, » un temps bien plus étendu que celui du cycle de la betterave et des céréales. Se projeter à une génération alors que l’habitude est à l’année et que le temps est devenu imprévisible, cela semble irréel dans le monde paysan. Une vie d’agriculteurs, ça n’est jamais que quarante récoltes, rater une année, c’est prendre un risque important. « Sur notre ferme, mon grand-père a fait de l’élevage laitier, dans les années 1980 mon père est passé à la grande culture, on produit toujours du blé, de l’orge, du colza, des betteraves sucrières, du lin pour la fibre. On s’est lancés dans le vin en mai 2021, on attend les résultats, » c’est-à-dire les premiers vins, avant juin 2024 (depuis ma visite, les premières bouteilles sont sorties en septembre 2024). Antoine est diplômé de l’ISA-Junia, une école d’agro à Lille. Avec des copains, il s’était demandé pourquoi les Belges et les Anglais se mettaient à planter de la vigne, chez eux. « On a compris qu’il y a une migration vers le nord de l’ère optimale de production. Et que le nord de la France, comme plein d’autres régions un peu plus au nord que les vignobles actuels dans le monde, vont être de nouvelles régions où l’on pourra produire du raisin pour faire du vin. » Un bon calcul d’ingénieur sous un climat qui sera de plus en plus propice à son résultat.
Une vigne sans labours
Pour autant, il flotte sur le Cambrésis, et il « drachera » toujours, comme on dit ici. Le changement climatique ne fait jamais que renforcer l’existant. Pourtant, le sol est lourd et humide car il est argileux. Il retient l’eau alors que de notoriété publique, une terre à vin se doit d’être sèche. Pour grossir le raisin, la racine doit sucer le caillou. Du côté de Bantouzelle, on l’imagine plutôt se noyer comme les tranchées l’étaient lors de l’occupation allemande. « Et en Champagne alors ? », objecte vigoureusement Antoine Vanholebeke, comme si je lui avais affirmé que les betteraves étaient salées, « chez nous, c’est un peu pareil, c’est humide, il y a de l’eau, mais le terrain est crayeux, » grâce à quoi la pluie est conduite vers les profondeurs plutôt qu’à stagner. Le sol de Bantouzelle, le bantouzol, appelons-le comme cela, est une passoire à gros trous, car il y a des cailloux, le drainage est donc naturel. En effet : les silex sont partout au pied des vignes d’Antoine. Il m’a conduit jusque-là, sur un tout petit mamelon qui domine modestement le pays. « On est très vite à la roche, », me montre-t-il, en effet, « donc l’eau circule bien. Et cela nous oblige à labourer très peu profond. » Le sol l’en remercie.
Ne plus tant travailler le sol. Ce fut longtemps une incongruité que de dire cela en France dont une des mamelles était le labourage. Cela n’a pas été un gros effort pour Antoine, car les Vanholebeke ne labourent presque plus depuis quelques années. Ils déchaument, ils décompactent, ils soulèvent les tassements, ils tirent des dents fissuratrices, parfois, ils labourent lorsque la terre devient serrée, « c’est très rare, et quand il faut le faire, je laisse mon père, moi je n’aime pas le principe de labourer. » La bonne odeur de la terre retournée au petit matin ne lui fait pas frissonner les narines. Père et fils plantent dans des résidus de culture, alors qu’ils ne sont pas en semi-direct, pas plus qu’ils ne sont en conservation des sols. Ils ne veulent appartenir à aucune de ces nouvelles églises apparues pour résister à l’ombre de la cathédrale conventionnelle et à celle du temple réformé de la bio. Les Vanholebeke font, car ils pensent aux sols et à ce qu’il y a dedans. « Il y a une chose importante ici, c’est la manière dont on va cultiver, et la matière organique qu’on va laisser dans nos sols… Pour ça, on laisse nos cultures intercalaires, on ne les récolte pas, on les broie, on les enfouit en déchaumant, on laisse un peu de résidus en paillage, et on plante là-dedans. » Les trèfles, moutardes et autres phacélies sont implantés entre deux cultures, rien n’en est exporté vers les méthaniseurs, les Vanholebeke s’y refusent. La matière organique doit rester au sol. Car avant même qu’elle le nourrisse, elle y fait de l’ombre : « Sur des semis de colza, les cultivateurs veulent en général une terre très propre avec peu de résidus. Eh bien nous, l’année dernière [en 2022] on les a semés dans une terre avec encore plein de résidus. Tout le monde a eu des colzas qui ont eu du mal à lever, pas nous, parce qu’on avait réussi à maintenir l’humidité grâce aux résidus, à cette paille qui était en surface, qui a fait de l’ombrage. »
Sols effleurés, sols couverts, Antoine Vanholebeke avait « la cohérence agronomique pour faire du vin », comprend Élie Talaga, œnologue pour la société Photosynterre, qui le suit depuis le début du projet. « Il l’a simplement étendue à la vigne, », ajoute-t-il au téléphone. En effet. Je vous décris maintenant la parcelle. Feuilles jaunes et sol vert, elle est allongée sur une pente légère qui regarde le sud. Au-dessus, les nuages défilent, ils obturent le soleil comme une pellicule devant un vieux projecteur. Sur la vigne, ils envoient des ombres. Elle domine : nous sommes quand même à 125 m d’altitude, sur un pic, le Mont Gargan. En face il y a une prétentieuse, la Montagne d’Issu, à peine plus haute. Antoine Vanholebeke a planté bien en ligne sur le lieu-dit du Moulin-Brûlé. « Avant de mettre les ceps, on a travaillé le sol pendant deux ans pour épuiser le stock de graines des mauvaises herbes, sur 3 cm d’épaisseur. Et puis entre les rangs on a ensemencé avec un mélange de plantes, dont des légumineuses, » lesquelles, au moyen de la symbiose racinaire avec des bactéries particulières, savent aller chercher l’azote dans l’air pour en faire des bons nitrates. La terre génère son propre engrais, elle n’est jamais à nu, elle ne sèche pas, elle ne s’érode pas, elle peut donc porter le tracteur même quand il pleut. « Je laisse aussi les feuilles du haut pour que les raisins ne brûlent pas sous le soleil. » Une vue de l’esprit car l’étoile n’a pas trop dardé au cours des étés 2023 et 2024. Les baies sont restées bien rondes. En hiver, quand je m’y pointe, le vignoble du Haut Escaut, ainsi Antoine l’a-t-il nommé, a les couleurs d’un été indien. Il est haut comme dans le Languedoc, mais beaucoup plus dense. Les ceps ont la taille d’un cheval de labour : 1,80 m. « C’est pour avoir le maximum d’ensoleillement, sachant que les pieds sont séparés de 2 mètres, ça répond à un calcul simple, qui dépend de l’angle du soleil, » lequel, dans le haut de la France, est toujours bien incliné.
Le vin d’alouette
« Mon but ce n’est pas de faire de la vigne intensive, j’ai envie de faire un vin artisanal, de cultiver en respectant un maximum la vigne. » Un vin tranquille, c’est-à-dire sans bulles, on le suppose léger, pas compliqué à boire, qui change des jus très complexes qui sortent aujourd’hui des fûts à 14 °C – ou plus. Antoine fait des stages, il apprend, il est avide. La première vendange a eu lieu en octobre 2023, par appel du peuple dans les journaux. Avec une cinquantaine de joyeux bénévoles, la récolte fut festive. Je ne sais pas si on a bu de la bière. La vinification se déroule au sein de fûts en inox, quelque part dans la ferme familiale. On ouvre une vieille porte et on les voit. Le jus qui en sort est bien clair, légèrement vert. En bouche, il pique un peu. C’est un clairet ! « Tout ce que je peux dire », analyse Élie Talaga, « c’est que les fermentations se sont très bien déroulées, le jus a bien vinifié, on est encore au stade de vin brut de cuve, il faut lui laisser le temps de s’exhaler. » Nous étions alors en novembre 2023. Tout a ensuite dépendu de l’élevage selon que le vin allait être mis à élever dans une cuve en bois ou en inox. Antoine a finalement choisi l’inox… et la céramique. « Le vin sera a priori très minéral, avec une acidité prédominante, donc, une grande fraîcheur. Simple, franc, net. » Avec une moule marinière, un potjevlesch ou un maroilles, il se pourrait qu’il soit en bon mariage. « Avec un vin comme cela, à 12 degrés, on va retrouver un public qui aujourd’hui se détourne des vins trop taniques et trop alcoolisés, » et des vins de snobs dits nature qui sentent le fumier (les vins, pas les snobs). Le marché est sans doute là. Local. « Je pense vraiment que le local a sa place dans la consommation de demain, et surtout dans le Nord. Mes premiers acheteurs sont d’ailleurs des cavistes et des restaurateurs des environs, » se réjouit Antoine Vanholebeke. Avec 2 000 bouteilles à venir au second trimestre 2024, il n’arrosera pas les grandes surfaces, qui de toute façon ne l’intéressent pas.
« Je suis natif de Liévin, dans le Pas-de-Calais, je suis parti à Chambéry, mais quand je vois ce qui se passe ici, je me demande si je ne vais retourner au pays » se demande Élie Talaga. La Belgique plante 200 ha par an, l’Angleterre en est à 3 900 ha, « alors que chez moi, en Savoie, on en est qu’à 2 500 ha en tout et pour tout ! ». La carte viticole du beau Moyen Âge est en train de se reconstituer. « La viticulture, c’est une des agricultures les plus techniques qu’on puisse pratiquer, mais ici ça va marcher parce qu’Antoine est passionné, il ne laisse rien au hasard, il calcule tous les détails, il a un bagage excellent, il est bien accompagné, son projet est ultra-fiable. » Tellement convaincant que les banques l’ont suivi : Antoine n’a touché aucune subvention, il a pris le risque. Tout juste l’œnologue lui conseille-t-il d’abandonner le tellement classique Chardonnay pour un cépage résistant au Mildiou et à l’Oïdium tel que l’Artaban. Antoine doit planter deux hectares de plus. Il y pense.
En attendant, il a mis en vente ses premiers vins samedi 14 septembre 2024. La cuvée de l’alouette, car il en voit passer tout le temps sur ses vignes de cet oiseau devenu rare à cause de la disparition des haies. Les temps changent, et c’est assez joyeux.