La purge d’Aux arbres citoyens du 8 novembre sur France 2 a tenté de faire comprendre aux gens que l’arbre est un bébé phoque qu’il convient de préserver des méchants en donnant des sous à une association. Vu l’audience catastrophique (en « prime ») – 8,6 % de parts de marché et 1,6 million téléspectateurs, le catéchisme a heureusement provoqué la fuite. Celle des gens qui partout en France font, plutôt que pérorer, qui n’attendent pas de savoir ce que pensent de l’arbre Yannick Noah, Naguy, Cyril Dion et Marion Cotillard pour agir. En Vendée par exemple, il y a Laurent Desnouhes. Directeur du Centre permanent d’initiatives pour l’environnement (CPIE) Sèvre et Bocage, il sait montrer que l’arbre est chez lui citoyen depuis longtemps. Également conseiller municipal délégué à l’environnement et à la transition écologique de Sèvremont, Laurent Desnouhes est un de ces écolos remarquables qui font avancer le pays. Entre Pouzauges et les Herbiers, c’est en partie grâce à lui qu’agriculteurs, industriels, citoyens et naturalistes plantent ensemble des arbres et continuent le bocage, améliorant les sols, l’écoulement de l’eau et, en définitive ce qu’on mange. Rencontre en deux parties.
Il était une fois des poules qui menaient leur vie de poule. C’est-à-dire qu’elles sortaient peu de leurs poulaillers, car, toujours inquiètes du renard et de la buse, elles hésitaient à s’aventurer en terrain découvert. Il faut savoir que la poule mouillée est plus à l’aise au sec. Ce qui la rassure, ce sont les arbres. D’arbre en arbre, la poule file à petits pas, sous la frondaison elle se trouve bien, s’estime convenablement cachée. Picorant, elle dévaste le sol et éperonne toute bête qui viendrait à passer à portée de son bec.
Un éleveur de lapin répondant aux prénom et nom de Mickaël Pasquier, sis au lieu-dit Malatrait, près de Sèvremont, voulait changer d’animal et se mettre à la pondeuse, car le lapin n’a plus la cote. Le rongeur est exigeant pour tout, il est fort sensible aux maladies, ce qui avait fini par rendre son élevage trop coûteux. L’éleveur, ému par la poule, demanda quoi faire, et on lui dit, oui, fais-en de la belle poule, mais à la condition que tu plantes des arbres sur ton dehors car autrement, tes poules ne sortiront jamais, et ce sera bien la peine d’être en bio, vu que par-dessus le marché, tu veux être en bio.
Alors qu’il réfléchissait, fort loin des marchands de produits apéritifs et de pâtes à tartiner se félicitaient de la vie : la noisette leur rapportait beaucoup, la demande ne cessait jamais d’augmenter, il n’y avait aucune raison de s’inquiéter de l’avenir. Tout de même, ils auraient aimé acheter plus de noisette bio, afin de pouvoir coller l’estampille AB sur leurs produits, ce qui en fait bien augmenter les prix. Ils se renseignèrent alors et apprirent que faire de la noisette, en bio, c’est aussi compliqué que le lapin. Car sans traitements chimiques, le noisetier est régulièrement révolutionné par un ennemi à long nez, le balanin.
Gros yeux sur corps de cafard, cet insecte est précédé d’un rostre courbé comme un agent renifleur, aussi pointu et coupant qu’un sabre de hussard. À sa base, il y a deux antennes. Le balanin a des airs de bête fantastique fabriquée par un graphiste, il est simplement très emmerdant, car la femelle se sert de son rostre très viril non pour manger, mais pour faire un trou. Ceci fait, elle se retourne, place l’orifice néoformé en vis-à-vis ses fondements, et voilà qu’elle y pond son œuf. Bien rond dans sa noisette, l’ovule fécondé va y éclore, découvrant une larve toute blanche qui mangera tout. Évidée comme un pot de pâte à tartiner l’est par une troupe d’ados, la noisette n’a plus qu’à tomber, et la chenille en sortir pour aller s’enterrer afin de faire sa nymphose qui la mènera à devenir un beau balanin adulte. En attendant, la noisette vide, légère à s’envoler, ne vaut plus rien.
L’éleveur avait bien compris, cependant, il ne savait pas que planter dans son poulailler. Un jour, il rencontra Laurent Desnouhes. Comme le Scrat de L’âge de glace, le patron du CPIE Sèvre et Bocage ne sort jamais sans sa noisette. Tout d’un coup, une idée lui vint et il dit ceci à l’éleveur ébaubi : » mais plante donc des noisetiers ! Puisque la larve du balanin passe un moment au sol, les poules la mangeront, l’insecte ne pondra plus car l’adulte ne sera jamais apparu, les noisettes ne seront plus menacées, les noisetiers ne seront plus désolés, et tout le monde sera content ! «
La Fontaine aurait pu l’écrire, cette histoire n’est pourtant pas une fable, tout y est réel sauf les transformateurs qui ne sont pas intervenus dans la rencontre entre la poule et la noisette. Comme toute idée géniale, elle est toute simple : « En France, la production est dix fois inférieure à la consommation, les importations se font majoritairement de Turquie et en moindre quantité de Grèce, d’Espagne et d’Italie. En France, elle est principalement produite en Nouvelle-Aquitaine alors que les noisetiers, ça peut pousser presque partout et que le marché grimpe pour deux choses : les pâtes à tartiner, et les noisettes décortiquées pour l’apéro, la valeur ajoutée est énorme, en particulier quand elle est en bio, » détaille Laurent Desnouhes. Or, on l’a appris, la noisette bio est une culture fort aléatoire en raison de l’insecte à éperon qui, on peut le dire maintenant, à une tête assez risible. « On a conduit une expérience avec cet exploitant qui faisait du lapin et voulait se lancer dans la poule pondeuse. On lui a dit vas-y, nous, on va t’accompagner pour les noisetiers. Il nous a juste fallu voir si on pouvait vendre des noisettes bios poussées dans un parc à volailles bio. ». Séduits par l’idée, les Super U de Pouzauges, des Herbiers et de La Châtaigneraie ont dit « oui » sans trop y réfléchir pour accompagner le projet, comme ils avaient déjà dit oui à des éleveurs de bœufs et de maraîchers bios. « Ensuite, on a financé l’achat des arbres : notamment avec l’entreprise La Boulangère, qui fait de la brioche bio, et l’Association française d’agroforesterie. Et puis, on a trouvé sur le territoire un pépiniériste… spécialiste de la noisette ! » Tous ensemble ils ont sélectionné les bonnes variétés, et tout le monde, accompagné de jeunes, a fiché quelque 350 scions dans un peu plus d’1 hectare de sol vendéen. « La noisette veille sur la poule, et la poule veille sur les noisetiers, » me dit, hilare, Laurent Desnouhes. Sa fable est une poésie de pays. En faisant se rencontrer la poule et la noisette, il a permis à un éleveur de changer de bête, il a ajouté une petite paille à un vieux tricot qui ne se démode pas, le bocage. L’arbre paysan, c’est d’abord un arbre qui ne coûte pas trop et qui sert à quelque chose.
Emblème d’un territoire, la Vendée, et témoin vivant de nos révolutions agricoles ; symbole à la fois d’un entre-soi clôturé et d’une nostalgie parcourue de chemins creux et trouée de mares, le bocage a été en partie détruit par les paysans eux-mêmes qui, aujourd’hui, le réhabilitent. Finalement, il leur rend bien des services et, d’ailleurs, pas qu’à eux : pour attirer des jeunes, des entreprises vendéennes, affligées par le plein-emploi, jouent sur le cadre de vie confortable qu’est le bocage. Alors, elles font ce qu’il faut pour le préserver. Mais de quoi parle-t-on ?
Emblème d’un territoire, la Vendée, et témoin vivant de nos révolutions agricoles ; symbole à la fois d’un entre-soi clôturé et d’une nostalgie parcourue de chemins creux et trouée de mares, le bocage a été en partie détruit par les paysans eux-mêmes qui, aujourd’hui, le réhabilitent. Finalement, il leur rend bien des services et, d’ailleurs, pas qu’à eux : pour attirer des jeunes, des entreprises vendéennes, affligées par le plein-emploi, jouent sur le cadre de vie confortable qu’est le bocage. Alors, elles font ce qu’il faut pour le préserver. Mais de quoi parle-t-on ?
Pas seulement des haies derrière lesquelles les Vendéens attendaient le soldat républicain pour lui écrire au sabre « vive le roi » sur le ventre. Le bocage est un ensemble complexe. Un paysage d’enclos verdoyants, disent en général les géographes. Les opérateurs de drones montrent une marqueterie feuillue : le bocage est une mosaïque, un maillage hétérogène de biotopes aussi fin et lâche qu’un vieux pull. De quoi est fait ce tissu ? De haies, évidemment, mais également, si vous regardez bien, de beaucoup d’arbres isolés et de bosquets éparpillés. Alignés, regroupés ou écartés, les arbres sont tellement présents dans notre mémoire collective qu’ils nous font oublier ce pour quoi ils sont là : les champs, les prairies, les cultures… Le bocage est à la fois l’enclos et la clôture. Un contenant et un contenu dont la trame est faite de bois et de prairies, et aussi de ruisseaux, de mares, de tourbières et de chemins. Il est rugueux : sa diversité spatiale et en espèces est la clé de ses mérites, ce qui en rend l’appréhension difficile, tant il est complexe.
En Vendée, le bocage a une mémoire, celle de Jean et Bernadette Fièvre. Les deux octogénaires ont été agriculteurs toute leur vie, comme leurs parents le furent. À Saint-Mesmin, ils ont vécu du bocage, l’ont vu partir, ont participé comme tout le monde à l’arrachage, avant de lutter pour sa protection. Jean me raconte sous le regard de madame. « Avant, on ne voyait pas d’un champ à l’autre. En 1936, mes parents avaient 22 hectares… sur 36 parcelles, c’est dire. À cette époque, on obéissait aux notables, les parents étaient mal vus si leurs enfants prétendaient se rebeller. On faisait confiance aux gens éduqués, et l’on n’apprenait les choses que par ouï-dire, à la messe et à la foire du lundi. Parmi eux, les maquignons décidaient de tout. En fait, ce sont eux qui faisaient crédit – à des taux énormes ! – pour acheter le tracteur ». Alors, pour les époux Fièvre, comme pour tant d’autres agriculteurs et éleveurs de l’après-guerre, le bocage représentait la société rurale vendéenne ancestrale qui les empêchait de respirer. « On faisait brûler des haies, car on se sentait oppressés, on disait que les chênes bouffaient notre terre. Mais les notables, eux, ne voulaient rien changer au système social qui, sur le terrain, était le bocage. Ils préféraient conserver le parcellaire… » Clôtures sociales, prisons paysagères : symbole et colonne vertébrale d’une société, le bocage ne pouvait longtemps survivre, en l’état, à la promesse de modernité offerte par la révolution agricole des années 1950. Il fallait qu’il fût troué, il l’a bien été. Aujourd’hui, on le reforme.
En ce début de millénaire, l’arbre paysan revient et, puisqu’on l’avait oublié, on le pare de toutes les vertus. L’arbre tient le sol, conduit l’eau, fait de l’ombre, abandonne ses feuilles qui deviennent matière organique, il brise le vent et atténue les écarts de température, il accueille des insectes qui bouffent les parasites et, avec ses branches, on peut faire de l’énergie. Et avec ses feuilles, du fourrage ou de la litière. Que des avantages. Toutefois, les éleveurs voient en l’arbre seul la méchante perspective d’une agglutination du bétail, toujours propice aux maladies infectieuses et, in fine, à une mauvaise qualité du lait. Les cultivateurs considèrent parfois sobrement l’ombre portée, qui n’aide pas à maintenir les rendements. D’autant que le tracteur et la moissonneuse n’aiment pas s’aventurer trop près.
Pour Pascal Sachot et Jonathan Berson, installés du côté de Sèvremont, l’affaire est entendue : travailler sans arbres est impensable. Le bocage doit être préservé, car il est, comme la prairie qui en fait partie, un élément de production. Les deux hommes sont associés en élevage bio, ils vendent fort bien leur bétail en circuit court, jusqu’au Super U de Pouzauges déjà cité. « On a intégré la haie comme une culture, qui doit générer de l’argent dans une nouvelle forme agricole devant faire de la production sociale. » Dans le Pays de Pouzauges, adossé aux collines de l’est de la Vendée, la crise de la vache folle de 1996 avait été le détonateur pour changer ses manières. « On ne pouvait pas continuer comme cela, perdre le tiers de la valeur d’un élevage du jour au lendemain. Alors, on a mis en place un système herbager avec rotation longue, sur 5 à 8 ans, de l’élevage bio, tout en conservant du canard hors-sol qui maintient des emplois. » Bétail, culture, canards, les trois productions sont complémentaires. Ce qui les relie, c’est le bocage qui retient le sol dans les pentes. Les tempêtes de Noël 1999 qui ont mis à mal le bois de châtaignier de l’exploitation ont été le second déclic de la nécessité de prendre en compte la gestion du bocage : l’installation de la filière bois-énergie en partenariat avec la commune compense, depuis, les coûts d’entretien des haies. L’idéal bocager n’est plus le parcellaire étroit d’il y a un siècle, le carré entouré d’arbres hauts mais, selon la topographie et la nature des lieux, la parcelle rectangulaire de quelques hectares, avec des arbres en son centre (ça aide les insectes) dûment close d’arbres, de bosquets, de haies, de ruisseaux et de chemins creux…
Le châtaignier est l’arbre révélateur du bocage vendéen. Le CPIE Sèvre et Bocage s’est occupé des agriculteurs qui l’avaient oublié. La destruction des haies s’est traduite par un oubli des techniques d’entretien. Ce qui reste de ces arbres vieillit donc et n’est plus toujours taillé comme il le faudrait, ce qui accélère encore le vieillissement… Parfois, une haie grabataire ne vaut pas mieux que pas de haie du tout. Les techniques de taille se sont érodées et, comme cette culture était essentiellement orale, il est quelquefois difficile, aujourd’hui, de les retrouver. Pour les pérenniser, le CPIE a choisi de rappeler aux Vendéens l’importance du châtaignier. « Avant, on disait qu’il payait le fermage », résume Pierre-Yves Marquis, chargé de la question pour l’association. L’arbre servait à tout, à nourrir, d’abord, par la farine de ses fruits, mais aussi à fabriquer du miel, du bois pour les charpentes et les toitures, les piquets de clôtures, les bouchots pour les moules… Dans le châtaignier, tout est bon, le châtaignier est un cochon. Sans compter que, correctement taillé et greffé, l’arbre tout vieux est un havre pour une foule d’oiseaux et d’insectes cavernicoles. « C’est un vrai arbre paysan, une mémoire affective, une porte d’entrée dans le bocage. En plus, c’est une grande valeur économique ; un arbre d’avenir, car la demande n’est satisfaite que par l’importation. » La combler impose que les châtaigniers de qualité d’aujourd’hui puissent avoir une descendance de valeur. Raison pour laquelle le CPIE promeut la greffe, seule à même de pérenniser la vigueur de ce patrimoine culturel tout aussi unique que le bocage dont il est une des vertèbres cervicales.
Une partie de ce petit monde s’est trouvée réunie au château de Landebaudière en Vendée lors des quatorzièmes ateliers du développement durable des territoires (ADDT) qui se sont tenus les 16 et 17 juin 2021. Cette grosse bâtisse au style Louis XVI typique semble posée comme un bâtiment de ferme sur un parc à peine jardiné, car il est bien pâturé. Un cadre judicieusement choisi pour entendre les entreprises de la région Pays de la Loire causer de ce qu’elles font en matière de préservation de la biodiversité. Propriété de la communauté de communes du Pays de Mortagne, le château est le siège de l’Association Demain Vendée, dont les moyens techniques ont permis la tenue de ces ateliers, à la fois en présence des intervenants, et à distance pour les participants. Un petit plateau télé organisé par le CPIE Sèvre et Bocage pour le compte de l’Union Régionale des CPIE des Pays de la Loire.
La Vendée n’est pas en retard
La Vendée a des entreprises dans ses bocages. J’ai pu en rencontrer une bonne centaine (en ajoutant celles des Mauges, de Mayenne et de Sarthe) lors de mes pérégrinations ayant abouti à la rédaction des trois volumes de Territoire, entreprises, environnement, publiés par l’Union régionale des CPIE Pays de la Loire, avec l’appui de la région. J’en vois bien d’autres, chaque année lors des débats que j’anime. Au fil des ans, le fort peu naïf que je suis a vu le changement. Par exemple, ce jour de juillet 2018 où les plus grosses entreprises de France, réunies chez Good Planet, la fondation de Yann Arthus-Bertrand, avaient en présence de l’alors ministre de l’écologie Nicolas Hulot et de presque toutes les grosses associations de protection de la nature françaises, signé « Act4Nature ». Soit un engagement aussi solennel que concret en matière de biodiversité, parfois superficiel, souvent précis et d’ampleur, pris par des entreprises qui, lasses d’attendre la fixation d’objectifs clairs par l’État, s’en sont donnés elles-mêmes. De l’inédit, sous le regard d’associations et de scientifiques qui ne manquent pas de désigner les signataires à la critique des réseaux sociaux quand leurs projets se sont révélés douteux. Déjà, des bilans ont été faits, accessibles sur le site d’Entreprises pour l’environnement (EpE), l’association à l’origine d’Act4Nature : on peut y apprécier la réalité des engagements des plus grosses boîtes françaises. EpE s’est fait piquer son idée car l’Office français de la biodiversité (OFB) a récupéré les entreprises signataires présentes uniquement en France : ce sont les désormais EEN, les « entreprises engagées pour la nature. »
En fait, depuis dix ans, je constate un grand changement. Laurent Desnouhes également. « En l’espace de quelques années, il y a eu une réelle montée en gamme, avec des moyens, mis en œuvre par des gens désintéressés qui ne font pas que de la com » , constate-t-il. « Ce genre de manifestation, il y a dix ans, avec une telle pluralité d’entreprises, aurait été impossible à organiser. » Entre-temps, le sujet de la nature est devenu un objet social largement médiatisé, encore qu’il reste très loin derrière le changement climatique. « Dans l’ensemble, je vois des actions menées qui dépassent le cadre des entreprises. Elles investissent leur territoire. » Il était temps.
Un parc d’activités vert, c’est presque possible
Travaillant depuis des années avec elles, le CPIE Sèvre et Bocage est un bon observateur de l’acculturation environnementale des entreprises. De l’intégration d’une dose plus ou moins élevée d’écologie dans leur façon de travailler. Cela est venu notamment de la discussion entre elles, et entre les entreprises et les collectivités. Par exemple, le parc d’activités du Bois-Fleuri de La Chevrolière, en Loire-Atlantique. Construit il y a quarante ans sur 28 ha, étendu depuis 2015 à 38 ha, il était bien de son époque. Triste, banal comme une quelconque zone d’activités. « On s’était dit qu’il fallait le rendre perméable à la faune et la flore », explique Pierre Lavoix, l’animateur de l’association créée par 11 entreprises du parc, l’Interentreprises du Parc d’Activité Durable du Bois fleuri de La Chevrolière (IePad). « En 2015, il y avait déjà un projet de réhabilitation porté par la communauté de communes de Grand-Lieu, qu’elle avait fait dans son coin, sans consulter les entreprises. Alors, on s’est réuni pour en causer, et parmi nous, il y avait Armor, la plus grosse société, qui avait déjà un programme RSE solide. » La discussion a abouti à la création de cette association, et à des réalisations concrètes obtenues par la mutualisation des moyens. Aux classiques sujets des déchets, des économies d’énergie et de la mobilité des salariés, s’est ajouté celle de la biodiversité. L’IePad a ouvert… un gîte : la Gestion de l’Intégration Territoriale et Environnementale est un projet visant à faire du site rien moins qu’un lieu de découverte de la nature pour les salariés et les citoyens. Selon M. Lavoix, cela participe à la qualité de vie au travail des premiers et à l’acceptabilité du site par les seconds. « Pas seulement, d’ailleurs, car on est arrivé à la réflexion que la nature, la biodiversité, permettait de gérer différemment les eaux pluviales, en limitant le ruissellement, et d’apporter de la fraîcheur en été, notamment avec les milieux humides. » L’un d’entre eux a été remis en eau, des bassins de phytoépuration ont été créés, des haies ont été plantées.
Il a tout de même fallu convaincre, car là comme ailleurs, il n’y a dans la population que 20 % de personnes motivées par le sujet. « La même proportion est opposée, il reste 60 % de gens indécis. C’est vers eux qu’il faut faire de la pédagogie, qu’il faut emmener avec soi. (sic) » Les irréductibles réclameraient en effet trop d’énergie, pour un résultat très aléatoire. « Il faut dire que ce genre de dialogue collectif, à propos qui plus est de la nature, change la posture du dirigeant, qui a en tête l’image ancienne d’un parc d’activités propre, bien tondu, soumis aux démarches qualités du monde industriel et aux réglementations du travail qui font croire qu’une pâture, c’est un risque incendie augmenté et des piqûres d’insectes ! » L’association d’entreprises travaille en lien avec le CPIE Logne et Grand-Lieu et la communauté de communes. « C’est ce qu’on attend d’une collectivité : de nous faciliter les choses, et cela a été fait. » Aujourd’hui, le parc, installé à l’est du lac de Grand-Lieu, est branché sur la voie verte et est reconnu par la LPO comme un refuge.
Le Bois-Fleuri a été précurseur car en juillet 2021, l’association Afilog, qui représente la plupart des acteurs de l’immobilier logistique présents sur le territoire national, a signé avec les ministres de l’écologie et de l’économie une charte « de performance environnementale et économique » qui avance des choses étonnantes : privilégier les friches à la terre agricole, infiltrer dans le sol dès 2023 100 % des eaux pluviales et « planter des haies champêtres composées d’arbres et d’arbustes sur deux rangées, sur un linéaire au moins équivalent à 50 % de la limite de propriété, et s’inscrivant dans la continuité de la trame verte locale. Dans le cadre de l’axe 3 du plan gouvernemental en faveur des insectes pollinisateurs et de la pollinisation, au moins 50 % des linéaires de haies sont composés d’essences favorables aux pollinisateurs. » Cela dit, comme les promesses électorales, les chartes n’engagent que celles et ceux qui y croient, mais elles indiquent aussi que les temps sont en train de changer. En échange de ces engagements, l’État s’engage dans la charte à « respecter les délais des procédures d’enregistrement et d’autorisation permis par les textes en vigueur… » On veut bien faire des efforts, mais ne nous assommez pas de bureaucratie. Donnant, donnant.
Des contrats avec la région
Élue référente biodiversité à la CCI régionale, vice-présidente du Ceser (le Cese régional) des Pays de la Loire et présidente d’Axions 21, Marie-Jeanne Bazin a mis en place une démarche de prospective à l’horizon 2050 : comment accélérer la prise en compte de la nature dans les entreprises ? « La porte d’entrée est les déchets et l’énergie. Cela permet de se frotter à la question clé de l’économie, » se souvient celle qui a quitté le service public pour fonder sa société qui accompagne les entreprises sur les questions d’environnement. « L’entreprise d’aujourd’hui doit comprendre que si elle a besoin de la nature pour vivre, elle a aussi des devoirs vis-à-vis d’elle. » Derrière cette parole à tout faire, que l’on entend souvent dans les colloques, il y a le concret des achats : prenant en compte la recherche des ressources les mieux durables, réfléchissant à l’écoconception des produits, le service achats d’une entreprise peut – et devrait – envoyer un signal clair aux fournisseurs tout en se verdissant. Un effet de boule de neige qui irait grossissant à mesure que le nombre d’entreprise s’interrogeant sur l’origine et la conception des produits qu’elle achète augmente d’une année à l’autre. « Au sein de la CCI, on a un groupe de travail avec la région notamment sur le zéro artificialisation nette : identifier les friches, densifier et intensifier les usages, favoriser la multifonctions des bâtiments, tout cela pour préserver le vivant et les ressources naturelles » et atteindre, peut-être l’objectif national du zéro artificialisation nette (ZAN).
La région aide financièrement les entreprises via son Contrat nature, un outil politique dont le but est de restaurer les continuités écologiques, les corridors de nature, les trames vertes et bleues coupées en pointillé par l’urbanisation. À l’est de la Vendée, là où les bocages couturent le paysage, c’est le CPIE Sèvre et Bocage qui pilote ce contrat nature, premier du genre (pour la période 2016-2020). « Notre territoire d’intervention est dynamique, il est plein de petits pôles économiques ce qui est un atout formidable, » reconnaît Laurent Desnouhes. La Vendée est en plein-emploi grâce à un tissu dense de PME implantées à la campagne, qui considèrent depuis quelques années que le bocage est à la fois le pilier du bien-être de leurs employés et un élément vendeur pour attirer les compétences venues d’ailleurs. Voulant préserver leurs territoires de vie, ces entreprises ont fait de l’écologie sans le savoir. « Cette répartition structure le pays du bocage, elle est un atout pour agir, elle est aussi une des causes… de la fragmentation des milieux naturels, de la rupture des corridors écologiques, » déplore Laurent. Le Contrat nature a été précisément créé pour accélérer la mise en œuvre des initiatives prises par les entreprises et les collectivités locales afin de corriger cet impact délétère. Il cible en particulier la transparence des zones d’activités vis-à-vis de la biodiversité, en cherchant à proposer un « cadre de référence » de l’aménagement, du réaménagement des zones d’activités à partir d’expérimentations conduites par 5 communautés de communes de l’Est Vendée soutenu par le Conseil Régional des Pays de la Loire. Concrètement, les leviers d’actions sont nombreux. La lumière, par exemple, explique L. Desnouhes : « dans les corridors écologiques, on oublie souvent la trame noire, c’est-à-dire la rupture que constituent pour les animaux les lumières artificielles des villes comme des entreprises. Il faut qu’elles travaillent sur ce sujet. » Ont-elles besoin de laisser la lumière la nuit ? Souvent, pour les plus grandes, c’est une obligation de sécurité, derrière laquelle se retranchent d’autres, par habitude. « On faciliterait aussi la vie des entreprises si une mutualisation de moyens était mise en place avec les collectivités à propos de l’entretien des espaces publics et des espaces privés. » La mutualisation, un mot qu’il faut prononcer dans tout débat, généralement vite oublié car il se heurte à des routines de gestion et de comptabilité.
Des salariés et des indicateurs
Ne pas réfléchir à la biodiversité seul dans son coin. Qu’entreprises et collectivités travaillent sur des objectifs communs et concrets. Et qu’elles le disent. Aidée par la consultante Séverine Simonnet qui a élaboré le programme Ecl’or (Engagement collectif pour l’orientation des jeunes), l’entreprise Sylvaplak a commencé par créer un lien avec l’école. « Je précise d’emblée qu’on n’est pas vraiment sur le thème de la biodiversité, mais sur un programme pour faire découvrir le monde de l’entreprise aux jeunes, avant qu’ils n’arrivent au lycée », tient à rassurer le directeur, Sylvain Chopot. Quel rapport entre une visite d’usine et la nature, alors ? « On fait d’abord découvrir le territoire dans lequel l’usine se trouve. Puis le monde économique, les métiers de l’entreprise etc. De fil en aiguille on arrive au rapport entre nous et l’environnement. » Ce sont d’ailleurs des questions récurrentes chez les collégiens qui, demain, seront les employés, voire les dirigeants de l’entreprise. « Ce programme, que partagent 16 entreprises, c’est d’abord une découverte de soi par les élèves eux-mêmes. Qui sont-ils, que veulent-ils, quelle serait leur vie rêvée ? » détaille Séverine Simonnet. « Ensuite les entreprises viennent dans les classes, puis les élèves vont dans les entreprises, » ajoute-t-elle. Les petits découvrent le monde économique tel qu’il est et est peu enseigné à l’école. Ils amènent leurs questions pratiques, existentielles… écologiques. Les entreprises parlent d’elles, entendent, voient, constatent. La nature est bien présente, derrière la question devenue banale « qu’est-ce que vous faites de vos déchets, est-ce que vous polluez ? » Et dans la mesure où parmi ces jeunes il y a les enfants du personnel, il serait hasardeux de ne pas répondre correctement.
Les salariés, parlons-en. Chez Kléber-Moreau, ils ont été formés aux questions de biodiversité lors de la pause de midi. « On prend une demi-heure régulièrement pour parler par exemple des hirondelles de rivage qui nichent dans nos carrières. On montre comment piéger les écrevisses de Louisiane, qui sont invasives. » Responsable foncier du carrier, Mickaël Pineau est à un poste qui exige de l’entregent et de la diplomatie. Le sujet nature est plus que sensible, les carrières étant dans l’imaginaire collectif, réputées destructrices. « On sait bien que c’est faux, nos employés le voient bien : c’est riche. Par contre, ils peuvent faire mal alors qu’ils pensent bien faire, d’où la nécessité de travailler avec des naturalistes. » Un CPIE leur a ainsi appris à faire attention aux tôles ondulées entreposées : éviter d’y toucher, car les reptiles aiment se tenir dessous. Le dialogue a permis de mettre une porte à un ancien transformateur électrique que Kléber-Moreau envisageait de détruire. « Il suffisait qu’on nous le dise, et qu’on nous apprenne comment faire : il y avait des chauves-souris dedans, des rhinolophes. » La qualité de l’environnement social autour de l’entreprise est primordial. Rassurer pour maintenir de bonne relation et ainsi se faire accepter dans le paysage. Montrer par exemple que la nature n’est pas qu’une obligation. Kléber-Moreau utilise l’Indice de Qualité Ecologique (IQE) élaboré par le Muséum national d’histoire naturelle en 2006. « Avec plusieurs sous-indicateurs comme les espèces patrimoniales, invasives, les surfaces non artificialisées etc., on obtient des graphiques en toile d’araignée à la manière des résultats des tests du labo de la Fnac, » explique M. Pineau. D’une carrière à l’autre (le groupe en possède neuf), les employés se comparent et les objectifs à atteindre sont définis. « On voit au fil des années l’évolution de chaque site, cela motive tout le monde. » Et cela amène les naturalistes qui font les mesures sur le terrain à cohabiter régulièrement avec le personnel de l’entreprise.
Et puis, un bon indice est sans doute une bonne ambassade vis-à-vis des élus sans lesquels il n’est point de carrière. Responsable foncier, M. Pineau est à l’affût de tout changement dans les documents d’urbanisme et de planification. Il lit la presse locale pour savoir qui a dit quoi sur quel projet. « On est vite oubliés », dit-il, lorsqu’une majorité municipale est changée. « Avant, on avait un lien direct avec les maires, cela allait, alors que désormais, c’est plus difficile avec les communautés de communes. » Ainsi doit-il être présent dans les réunions, les manifestations, pour dire ce qu’est Kléber-Moreau et ce qu’il fait, et qu’il n’est pas l’ennemi des territoires où il creuse des trous. Au contraire, ces trous peuvent amener de nouvelles niches écologiques qui enrichissent la biodiversité locale. Ne pas trop en faire, tout de même.
la nature pour modifier ses pratiques
Dans le monde du vin, on s’adapte depuis longtemps au changement climatique, on sait aussi çà et là vivre avec l’air du temps. Les pesticides n’ont pas une bonne image or, la viticulture en est le premier utilisateur. Elle est une monoculture sur sols pauvres, à laquelle on n’associe pas spontanément le terme biodiversité. Marie-Anne Simmoneau est cheffe du projet biodiversité du syndicat des producteurs de l’AOC Saumur-Champigny. « C’est en 2004 que des viticulteurs se sont posé la question de la maîtrise non chimique des insectes nuisibles. Ils ont alors demandé à un chercheur de Bordeaux Sciences Agro de les aider à comprendre les liens entre leurs paysages, les nuisibles et la biodiversité. » Avec Marteen Van-Elden, c’est le nom de ce chercheur, il est entomologiste, ils ont mis en place une recherche et développement interrogeant les pratiques, notamment le travail du sol. « Cela a abouti à la mise en place de zones écologiques réservoirs et d’un système de piégeages de nuisibles. » Des haies et des arbres, et puis des pièges à phéromones pour capter l’attention de la cicadelle verte et des tordeuses. « Les études de terrain ont ensuite montré que l’introduction de haies, en parcellaires, a un impact négatif sur les ravageurs, sans que l’on sache vraiment pourquoi. » L’hypothèse est que les haies amènent de la diversité dans des paysages viticoles monotones, qui constituerait en soi un obstacle aux parasites, qui se satisferaient de paysages uniformes. Ces travaux ont diffusé dans le monde des vignerons via des réunions, des lettres d’information et des colloques. « Dès 2008, quand il s’est agi de refaire le cahier des charges de l’AOC, les vignerons ont interdit le désherbage chimique total des parcelles et imposé à la place un désherbage mécanique ou bien une couverture des sols entre les rangs. » Une évolution très agronomique qui n’est venue ni de l’État, ni de l’Europe, ni d’une ONG : le changement est venu de lui-même parmi des viticulteurs soucieux de leur terroir et sans doute aussi de leur santé. « Cela a été porteur, justement parce que ce changement a été voulu par les vignerons, on a donc fait école chez d’autres. » Depuis, presque deux tiers des vignerons de l’AOC sont passés en bio.
Des goodies dans le bocage
On ne fait rien seul sans les collectivités, sans ses salariés, ses collègues, sans les jeunes, sans travailler avec tout le monde. La biodiversité est une façon de penser le territoire, elle se pense dans le territoire. À un moment, elle peut devenir un vecteur de progrès économique pour l’entreprise, lui conférer une valeur différenciante. « De toute façon, aujourd’hui, si l’on veut attirer des jeunes et garder nos talents, on ne peut plus faire autrement », constate Nicolas Ducept, le P.-D.G. de Mécapack. « Il nous faut mettre en avant et soigner un territoire de qualité, gage d’une bonne qualité de vie. » Encore faut-il le voir avec de bons yeux pour savoir ce que l’on souhaite valoriser auprès des gens que l’on aimerait recruter. M. Ducept a une belle formule : « On fait grandir ce qu’on regarde. » Regarder l’employé, le considérer afin qu’il ait vraiment envie de travailler. Regarder aussi le territoire : « Moi, j’ai pris conscience de tout ce que je ne savais pas lors d’une déambulation dans une zone industrielle guidée par un CPIE. J’ai été bousculé, car j’ai vraiment pris conscience de la faune et de la flore qui aime à venir dans ces zones-là où je pensais qu’il n’y avait rien. » Le territoire où vit son entreprise a dès lors pris une autre dimension, celle d’un milieu complexe à échelles multiples qui ne saurait se mesurer au simple linéaire de haies. Des biotopes, il en existe donc un peu partout. La diversité est souvent cachée. « Cela m’a changé. J’ai encore plus modifié des pratiques, avec d’autres managers notamment au contact de l’association RUPTUR . Par exemple, on ne délivre plus de goodies, mais on plante à la place des arbres–cadeaux pour nos visiteurs, clients et fournisseurs. Chacun se voit offrir 3 m de haies, qui sont plantées chez un agriculteur. » Un partenariat de fait avec le monde agricole qui gère près de 80 % du Pays de Pouzauges où est implantée l’entreprise. De tout cela il discute avec ses pairs des clubs d’entreprises, et en compagnie d’une bonne vingtaine de ses salariés (il en a 215). « J’attends d’eux qu’ils me proposent des choses pour réduire notre impact environnemental, qu’ils me servent de contre-pouvoir. » Écologique.
Parties plus tôt, des entreprises sont allées plus loin, en embauchant des ingénieurs écologues. C’est le cas de Séché-environnement, avec par exemple Marion Touchard. « Quand on vient sur un site, on relaie des messages, directement auprès des salariés et puis au moyen d’expos itinérantes. » Gérant des flux de déchets, attaché à une image pas toujours valorisante, l’entreprise travaille ses implantations en dialoguant en permanence avec associations, collectivités, agriculteurs et riverains. En s’appuyant sur le référent biodiversité en poste dans chaque site. « C’est un de nos quatre engagements signés avec l’OFB. On est suivi par la LPO, le Muséum national d’histoire naturelle et des associations locales. Deux de nos indicateurs de performance sont le nombre de salariés sensibilisés au sujet, et celui qui a modifié son propre mode de vie. » Ces engagements ont servi, en 2018, de colonne vertébrale à une ligne de crédit « à impact » signée en 2018. D’un montant de 270 millions d’euros, à échéance 2023, ce mécanisme financier est constitué de deux emprunts à terme pour le refinancement de la dette de l’entreprise, et d’une facilité de crédit renouvelable destinés aux besoins généraux de l’entreprise : les termes de cette ligne de crédit tiennent compte de la performance de trois indicateurs, l’un est financier, les deux autres sont environnementaux (maintenir un niveau élevé d’autosuffisance énergétique et préserver la biodiversité sur les sites de l’entreprise).
le vivant, pour une philosophie d’entreprise
Voyons La Boulangère. L’entreprise vendéenne de viennoiserie se veut citoyenne, responsable, éthique. En 2001, sa direction a décidé de s’engager dans le bio et le commerce équitable. Depuis 2017, elle n’achète que de l’électricité « verte. » Deux de ses camions tournent au BioGNV, produit par une unité de méthanisation de Mortagne-sur-Sèvre. Quatre années avant, La Boulangère avait fondé avec d’autres entreprises le label agri-éthique, certification de commerce équitable « nord-nord » : l’assurance que les fournisseurs sont payés décemment, que les produits sont issus de bonnes pratiques sociales. « On se fournit en local également, pour le bio, » Responsable RSE, Hélène Barillet semble cocher toutes les cases de l’entreprise engagée pour la nature (ce qu’elle n’est pas officiellement). « Pour le blé, il vient de Vendée, des Deux-Sèvres et de Charente-Maritime. » Un local élargi : il faut entendre sans intermédiaire, pas à proximité immédiate. Pour les œufs bios, elle va jusqu’en Loire-Atlantique. « En fait, on s’engage auprès de nos fournisseurs sur un prix fixe, au-dessus du marché. On n’achète pas le blé selon le cours de la Bourse de Chicago. On signe un contrat pluriannuel avec la coopérative agricole et le meunier, » qui est vérifié par un cabinet externe à l’entreprise.
Ce genre de partenariat multipartite se développe depuis quelques années dans le monde de l’agroalimentaire. La Boulangère l’a étendu au monde associatif en s’engageant pour 1 % for the Planet, le mouvement philanthropique créé en 2002 par le fondateur de l’entreprise Patagonia. « On reverse donc un pour cent de notre chiffre d’affaires à des associations qui travaillent sur l’agriculture, l’eau et la biodiversité. » L’AFAC-agroforesterie, par exemple. Bien connue des écologues, elle travaille à convaincre paysans et collectivités de replanter et d’entretenir des arbres et des haies dans les paysages ruraux. « Nous soutenons également l’École des Semeurs qui, en Normandie, forme au métier de maraîcher des jeunes en décrochage scolaire. Et puis Des enfants et des arbres, une autre structure qui permet à des écoliers et des collégiens de planter des arbres chez les paysans. » La Boulangère se veut aussi militante en apportant son aide à des associations telles que Artemisia (elle apporte des conseils juridiques aux organisations qui en ont besoin dans leurs combats pour l’environnement), Générations futures, Inf’OGM et SurfRider Europe. La Boulangère est donc contre l’usage des pesticides et des OGM, mais quel rapport peut-elle avoir avec l’ONG fondée par des surfeurs ? « Il y a leur philosophie, et puis le Projet Ocean campus qui nous parle, car c’est une plateforme virtuelle de ressources pédagogiques sur l’environnement. »
Lui aussi a signé un partenariat fructueux. Maraîcher et éleveur bio, vous le connaissez déjà, c’est Jonathan Berson, qui travaille avec Fleury-Michon et Système U. « Pour fixer nos prix, on part du coût de production, et cela n’a jamais été remis en cause par nos partenaires. » La juste rémunération finance un groupement d’agriculteurs signataires d’une charte qui va bien au-delà du cahier des charges de l’agriculture biologique, lequel ne va pas bien loin sur les questions d’agronomie et de biodiversité. « La base, c’est de faire du maraîchage de façon à amener de la rentabilité. L’élevage fournit la matière organique, pour équilibrer le système, » financièrement et agronomiquement. Polyculture-élevage, bétail et bocage, la SAS Le Champ du possible n’a pas vocation à devenir une coopérative traditionnelle qui finit par s’éloigner de sa philosophie initiale. « On est 13 agriculteurs, sur 8 exploitations, on va investir sur des outils de stockage et modifier notre charte de façon à accepter des non-éleveurs, à condition qu’ils trouvent pour leur maraîchage de la matière organique issue d’élevages du secteur. » Des paysans qui travaillent avec des entreprises du pays à améliorer leurs paysages.
La France a toujours du mal avec ses entreprises. Enfermées dans le temps court, regardant leur nombril comptable et financier, écartelées entre fournisseurs et clients soumis au dogme du prix bas, comment pourraient-elles s’intéresser au temps long et à la complexité de la nature ? Quand on fait de l’argent, on est un peu sale. Une entreprise, par définition, pollue et asservit. Éventuellement elle fait semblant avec un ou deux coups de com’ verte. Cela a été vrai, ça ne l’est plus tout à fait, car globalement, le monde de l’entreprise a tellement intégré les contingences environnementales qu’il a été, dans certains secteurs, plus vite que l’État sur la question de la biodiversité. Car à attendre des règles et des dates butoir fixées par la loi, qui mettent des années à être écrites et sont susceptibles d’être modifiées d’une législature à une autre, on risque de devoir changer en urgence. Mieux vaut prendre les devants, aller au-delà des demandes et anticiper celles de demain. Les carriers avaient commencé il y a quarante ans.
En Vendée, les entreprises veulent maintenir leurs territoires en l’état, leurs bocages qui apaisent les salariés et attirent les jeunes diplômés. Elles font du coup de la protection de l’environnement souvent sans le savoir car lorsqu’on souhaite que le paysage quotidien perdure, on donne à ses éléments constitutifs, les biotopes, les moyens d’exister. Ainsi placée en filigrane l’écologie est un horizon pour l’entreprise, qui l’oblige à mettre le nez dehors, à voir comment elle s’insère dans son territoire, comment de par ses fournisseurs et ses clients elle a un impact sur d’autres territoires ; et à se regarder elle-même : l’écologie interrogeant tous les domaines, tous les capitaux, les stocks et les flux de l’entreprise, elle est un horizon social. Les employés travaillent mal dans la laideur, quelle qu’elle soit. Éparpillées, les initiatives de chacune sont a priori anecdotiques, elles ne le sont sans doute pas, car elles sont intrinsèquement utiles et surtout, elles ancrent toutes la biodiversité dans le langage commun, dans la culture collective, elles associent chaque jour un peu plus le temps court de l’économie au temps long de l’écologie. Ce n’est pourtant pas suffisant. Il faut que ça polymérise. Pour cela, c’est l’ensemble de l’écosystème de chaque entreprise qui doit avancer dans le même sens. C’est toute la chaîne de valeur qui doit se verdir en même temps. Usine, fournisseur, client, filiale. L’inertie est forte, seuls peuvent la vaincre l’État, garant de l’intérêt général, et l’opinion publique. Et puis quelques figures qui donnent envie d’agir parce qu’elles montrent que c’est possible. Il y en avait lors de cette journée. Il y en a au CPIE Sèvre et Bocage. Il y a la poule et la noisette.
Encore une infolettre avant le changement de mouture (ça prend du temps, désolé). Troisième de la nouvelle série qui a vocation à montrer que les choses avancent, en dépit de tout. Qui avancent grâce à ce que j’ai appelé des « écolos remarquables », éponymes de mon dernier livre et inspirateurs de la série que j’ai démarrée avec Éric Wastiaux et Stéphane Rossi sur UshuaiaTV, produite par Les Films en Vrac, « L’écologie près de chez nous. » Dans ce numéro, je vous parle de CN Industrie, une entreprise de Brioude qui s’approche de l’autonomie énergétique grâce à son patron-fondateur, Clément Neyrial. Un éclairage sur l’avenir à l’heure des phrases toutes faites des politiques. NB : photos et graphiques de Clément Neyrial. Papier écrit suite à une rencontre en septembre 2019, puis deux itv, l’une en janvier 2021, l’autre les 8 et 9 octobre 2022). .
une entreprise laboratoire de « l’autonomie » énergétique
À une heure de Clermont-Ferrand, voici Brioude, sa basilique romane et cette maison du XVIe siècle visitée un jour par le contrebandier Mandrin, ce qui a suffi à en faire un lieu majeur du tourisme local. Loin de là, à 300 mètres de la gare, on ne fait pas d’enluminures, on grave en épaisseur. L’entreprise CN Industrie est spécialisée dans les logos en relief, elle travaille en conséquence pour les maisons de cosmétiques qui adorent les boîtes en carton sur lesquelles les doigts aiment à s’attarder. « Fallait bien faire quelque chose, » se souvient Clément Neyrial, le P.-D.G. « J’avais 22 ans quand j’ai créé la société. Je n’avais pas beaucoup de diplômes, j’avais travaillé dans le commerce, dans le service, et j’ai découvert l’industrie. Ça m’a beaucoup plu, car on démontre facilement la valeur ajoutée d’une production industrielle. Et puis j’ai découvert les arts graphiques. » Le dessin, la couleur, les formes, l’imbrication de tout cela pour façonner des identités particulières. La magie de l’impression, la difficulté à pérenniser les objets quand un client réclame un emballage, un présentoir suffisamment flatteur pour que les chalands aient envie de le conserver. Le façonnage de logo en relief est un métier plein de techniques qui consiste, grossièrement, à couler des résines, embosser, découper… « On fait du Doming, de l’EcoChrome, du MiniChrome, pour chaque techno un usage et des caractéristiques bien distinctes” Et ça tient sur des boîtes de parfum comme sur des casques de motos.
Cependant, les procédés sont voraces. « Quand j’ai commencé à regarder la consommation électrique, je me suis vite intéressé aux panneaux solaires, j’ai réfléchi à l’autoconsommation. C’était en 2012, trop tôt : techniquement et réglementairement, c’était impossible. » L’entreprise aurait perdu son temps à remplir ce qu’il fallait pour, peut-être, bénéficier un jour d’aides et de subventions. Clément Neyrial a préféré aller voir son banquier. Avec l’idée d’utiliser vraiment de l’électricité à partir du soleil, c’est-à-dire de produire des électrons le jour pour emmagasiner les inutilisés en prévision de la nuit. Il aime le compliqué, Clément Neyrial.
Quand les girouettes ont commencé à tourner dans le même sens, que tout le monde s’est mis à parler de solaire après l’avoir oublié (la France en faisait beaucoup dans les années 1990, et puis, elle a pensé à autre chose, à un monde sans industrie), le P.-D.G. a fait sans rien demander à personne, attendant d’avoir de quoi stocker. « Enfin, en mai 2015, Tesla a commercialisé son pack de batteries, alors j’ai validé la commande pour le PowerPack. Mais face à la demande, Tesla s’est occupé d’autres clients. On a donc dû patienter et, lorsqu’on a su que les batteries allaient arriver, on a installé la centrale photovoltaïque à l’été 2017, et mis en service la batterie en janvier 2018. »
Trois cent quatre-vingts panneaux sur 650 m2 de toitures, délivrant une puissance de 112 kilowatts-crêtes [puissance moyenne possible dans des conditions optimales d’ensoleillement et de température], reliés à ces fameuses batteries Tesla d’une capacité de 100 kilowatts/h. Sur le papier, l’autoproduction, soit grossièrement le niveau d’autonomie par rapport au réseau, serait de 52 %. Sans le stockage. Avec celui-là, on allait pouvoir atteindre les 71 %, un ratio énorme. « En pratique, on va souvent au-delà de 80 %. » L’installation a coûté 65 000 euros en panneaux, autant en batteries, plus 20 000 euros de panneaux supplémentaires disposés en ombrières sur le parking de l’usine. Aucune subvention, tout à crédit, on l’a compris. « Avec les économies d’énergie réalisées sur ce que je payais à EDF, en 10 ans maximum, j’aurai remboursé le crédit au coût de l’énergie actuel. Donc c’est neutre, c’est ce que j’ai démontré au banquier. » L’année suivante, en 2019, l’entreprise se développe, elle réinvestit dans des machines, et la consommation double. Ayant été surdimensionnée, l’installation peut absorber la hausse de la courbe.
Ce n’était toutefois pas encore suffisant pour Clément Neyrial. « Un jour, je me suis dit que c’était quand même dommage de ne pas revendre ce qu’on n’utilisait ou ne stockait pas, alors on est allés chez Planète Oui [société qui a depuis cette interview réalisée en janvier 2021 fait faillite, Clément Neyrial est en négociation avec Mylight pour continuer la revente], qui nous rachète le surplus pour le vendre à d’autres clients en énergie verte. Grâce à cela, on a eu parfois des factures négatives… » C’est-à-dire que le distributeur a payé son fournisseur ! Je n’en ai vu qu’une, celle de juin 2020 d’un montant de -327,04 €, j’ai eu aussi accès à quelques factures mensuelles dont les montants de quelques dizaines d’euros démontrent, selon M. Neyrial, que « la production d’énergie, en vue de la consommer sur place, est le seul investissement à garantie de rentabilité : pour nous, le retour sur investissement est de 6 ans et 2 mois pour les panneaux ; avec le stockage, 9 ans et 4 mois ». Le président de CN Industrie s’étonne pourtant de l’invariante frilosité de ses collègues chefs et cheffes d’entreprise qui se cachent derrière le coût des choses pour ne rien faire. « Rien ne bouge. Je fais beaucoup d’interventions, mon usine est ouverte aux visites, mais ça ne change pas. La priorité [pour le gouvernement] ça devrait être les entreprises, les usines, car ce sont elles qui consomment le plus, elles ont le pouvoir d’achat et peuvent servir de pub pour les particuliers, mais… » Et puis elles ont toutes des toits de grandes surfaces, sans ces cheminées qui font des ombres malheureuses. Si toutes les sociétés faisaient du solaire, les coûts baisseraient, les énergies renouvelables s’inscriraient dans le paysage quotidien. Cela les rendrait évidentes, tout le monde s’y mettrait. Les entrepreneurs se cachent derrière l’argument de la complexité des dossiers d’aides, Clément Neyrial leur répond : « Eh bien, faites sans, c’est rentable, vous aurez des crédits. » Ils soulèvent des problèmes de structure, les panneaux faisant leur poids sur les charpentes pas forcément prévues pour cela. Ce n’est pas faux. Ça ne va plus durer : pour les bâtiments neufs, la loi Climat du 24 août 2021 impose à partir du 1er janvier 2023 que les nouveaux « bâtiments commerciaux, artisanaux, industriels, entrepôts et hangars » de plus de 500 m2, ainsi que les bâtiments de bureaux de plus de 1 000 m2 soient couverts de panneaux solaires ou de végétation sur au moins 30 % de leur surface. Idem en rénovation, si la charpente est assez forte. Un an après, en 2024, l’obligation s’imposera aux parkings de plus de 500 m2 qui devront connaître la fraîcheur des ombrières.
Voici où on est, au jour où je publie ce papier : depuis le début de l’année 2022, CN Industrie produit 80 % de l’électricité qu’il utilise sur place (autoproduction), et consomme près de la moitié – 49 % – de l’électricité totale qu’il produit (autoconsommation). La différence vient du fait que l’installation ne produit pas toujours au moment où l’usine en a le plus besoin. Dans ce cas, il lui faut injecter le surplus sur le réseau, ou importer le manque depuis celui-ci au moment où la consommation est beaucoup plus importante que ce que les panneaux peuvent fournir. Comme le résume le logiciel de Clément Neyrial, « Vous avez couvert 49 % de vos besoins en électricité. Vous avez autoconsommé 80 % de votre production totale. » C’est plus clair. C’est d’autant plus flatteur que la consommation d’énergie de l’usine a beaucoup augmenté depuis l’année 2021 après le rachat d’un des concurrents de CN Industrie, et le rapatriement dans les locaux de Brioude des machines de celui-ci, ce qui a dégradé le système, l’installation solaire-batteries n’ayant pas été adaptée. « On consomme beaucoup plus, c’est pour cela que j’ai acheté un bout de terrain sur lequel je vais installer des ombrières. »
Pour augmenter le taux d’autoconsommation, il faudrait accroître la part de stockage. Il y a les batteries au lithium, il y a l’hydrogène, ne cesse-t-on d’entendre. M. Neyrial regarde H2 d’un œil un peu moqueur. D’abord, il s’énerve : « on nous parle de voitures et de camions à hydrogène. Mais, en mobilité, faut m’expliquer l’intérêt de mettre une usine à gaz sur quatre roues avec une efficience énergétique inférieure à celle du thermique ! » L’hydrogène, c’est complexe ; sous forme liquéfiée dans des bonbonnes très lourdes, c’est hasardeux. Qui plus est, la fabrication du combustible nécessite beaucoup d’énergie, rarement verte ailleurs qu’en France, avec un rendement relativement faible, y compris par électrolyse avec du courant sortant d’éoliennes ou depanneaux photovoltaïques… plongé dans des retenues d’eau qui n’ont pas vraiment la côte après cet été caniculaire. « H2, ce n’est pas plus efficace qu’un moteur électrique et, dans presque tous les cas, ça passe par une batterie [la pile à combustible, ou PAC], alors pourquoi ne pas juste faire des voitures à batterie électrique ! ? » Entre l’électricité produite et la PAC, il y a perte par cette conversion énergétique supplémentaire qu’est l’hydrogène. À quoi bon ? Les piles à combustible, ces batteries à hydrogène inventées dès le début de la conquête spatiale, ne trouvent pas grâce à ses yeux. « Le seul intérêt de cette filière, c’est qu’on maintient des unités de fabrication lourdes, un système d’entretien de moteurs complexes à durée de vie limitée et un réseau de distribution avec une taxation à la clé. » L’hydrogène est, selon Clément Neyrial, la énième manifestation d’un État voulant conserver son pouvoir en imposant des façons de produire et de distribuer un vecteur d’énergie qui ne changera pas le système centralisé d’aujourd’hui. En d’autres termes, hydrogène ou nucléaire, même combat : la mainmise de l’État et des grands énergéticiens, via de grosses unités, sur la production et la distribution du kilowatt.
La décentralisation renouvelée
Je soulève un autre souci : on ne peut pas dire que la voiture électrique, les éoliennes et les panneaux photovoltaïques aient une empreinte environnementale microscopique. « Non ! », me répond-il, « les bilans sont faussés par des comparaisons à durées de vie similaires, alors qu’elles ne sont pas les mêmes du tout. Une Tesla n’a pas d’usure par exemple, car il n’y a pas beaucoup de pièces mécaniques. La batterie est annoncée pour 1,6 million de kilomètres [soit 131 années du kilométrage moyen d’un Français en 2019]. C’est équivalent à 20 véhicules thermiques. C’est pareil pour les panneaux solaires : après 25 ans, on mesure toujours 88 % de performances par rapport à l’origine, et il y a des panneaux vieux de 40 ans qui fournissent encore. » Il me dit cela d’après une étude menée uniquement aux États-Unis. Je ne suis pas certain non plus qu’un propriétaire de Tesla (au hasard, M. Neyrial), véhicule statutaire s’il en est, ne soit différent du conducteur d’une grosse Audi qui la change tous les 5 à 9 ans, auquel cas le bilan écologique de l’électrique se dégrade : un propriétaire de voiture électrique doit rouler plus longtemps, plus souvent, pour amortir la dette carbone de son véhicule, qui, selon les rapports publiés ici et là, se situe entre 50 000 km et 100 000 km. Ce n’est qu’au-delà de cette limite qu’une électrique n’émet plus rien par rapport à une thermique. Dans son Impact report 2021, Tesla minimise à peine : la firme d’Elon Musk y reconnaît que ses véhicules propres émettent tout de même 30 tonnes de CO2 au cours de leur vie, tandis que les voitures à essence en exhalent 70 tonnes. Une note un peu lourde qui selon le constructeur ne peut que baisser à mesure que le réseau sera maillé d’un nombre croisant d’unités de production d’énergie renouvelable. « En fait, l’amortissement carbone continue tant que l’auto roule : la Tesla revendue ne va pas à la casse, elle continue sa vie sur le marché de l’occasion, et permet au plus petit budget de passer à l’électrique à leur tour. » C’est le paradoxe de toute voiture : plus elle roule, plus sa durée de vie est longue, moins ses émissions par kilogramme transporté et kilomètre parcouru sont importantes. Pour verdir le parc, il s’agit de développer l’occasion, le covoiturage, la location et le taxi plutôt que de promouvoir le renouvellement de la flotte.
Penser écolo, c’est tout prendre en compte, pour se projeter sur le long terme. C’est aussi penser local : « L’intérêt de faire des énergies renouvelables, c’est de produire soi-même. Il faut une production décentralisée au maximum, avec des tampons locaux sous forme de batterie. Plus on sera nombreux, plus les problèmes de tension sur le réseau seront réduits », car le gestionnaire, Enedis, aura plus de leviers sur lesquels appuyer pour le pilotage quotidien de l’intermittence du vent et du soleil. « En réalité, avec le maillage d’unités décentralisées, on peut arriver facilement à 50 % d’énergies renouvelables en France, et même à 90 %, je pense. Mais il faut investir. Or, une centrale nucléaire, c’est 10 milliards, sur 10 ans, alors que si l’on investit la même somme sur le solaire et l’éolien, on gagne du gisement… » après toutefois un délai d’études et de recours comparable à celui de la construction d’un EPR, car personne n’en veut, en particulier nombre de naturalistes, effrayés à la fois par l’emprise au sol (et en mer) des éoliennes, et le hachage d’oiseaux et de chauve-souris par les grandes pales. Le 26 septembre, le Conseil des ministres a adopté un projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables, qui fait déjà hurler les associations de protection de l’environnement et du patrimoine.
Les élections municipales de mars 2020 ont conduit Clément Neyrial à la fonction de conseiller municipal en charge de la transition énergétique. Il aurait aimé pouvoir transposer à la ville ce qu’il a réussi pour son usine. Sur le fond comme sur la forme. « Faut des réunions, et des réunions, ce n’est pas un système efficace… » fait mine de s’étonner le P.-D.G. de sa PME leader sur son marché. Une municipalité n’est pas une entreprise, elle est une démocratie, elle a son inertie. « Mon objectif reste l’autoconsommation partagée, en solaire, faire en sorte que la commune produise autant d’énergie qu’elle en consomme. N’importe quel citoyen, en maison ou en appartement, pourrait ainsi partager, revendre et acheter son énergie localement. » Avec le compteur Linky, tout est possible, on peut s’échanger des électrons « Normalement, à la fin du mandat, la commune ne dépensera plus un sou pour son électricité. » Peut-être les employés municipaux seront-ils alors équipés de voitures Tesla, comme Monsieur le conseiller municipal ? Pas sûr. Aux dires des élus locaux et des spécialistes de l’énergie du département et de la région, Clément Neyrial va trop vite, il s’est détaché du peloton il y a longtemps et continue de courir loin devant. La guerre en Ukraine lui a en plus donné raison. « J’avais pour projet de couvrir de panneaux photovoltaïques 10 000 m2 de toitures de bâtiments municipaux – le centre-ville c’est impossible, trop d’ombres et l’architecte des bâtiments de France dit non. Ça fait une puissance d’1 MWc, qui aurait pu fournir à peu près la consommation électrique annuelle de la ville. C’était un investissement d’1 million d’euros sur la mandature : soit, 200 000 € par an pendant cinq ans. La facture électrique de la ville étant de 272 000 euros par an, elle pourrait ainsi tomber à presque rien. On m’a dit : on verra. Depuis que la guerre a commencé, on regarde enfin mon projet. » Mais pour ne surtout prendre aucune responsabilité et retarder au plus tard une éventuelle décision, la commune a très classiquement mandaté un bureau d’études qui après six mois et plusieurs dizaines de milliers d’euros, proposera sans doute la même chose que ce que Clément défend en conseil municipal depuis 2020. Quand même, le patron de CN Industrie a pu faire remplacer les ampoules des lampadaires municipaux par des LED, pilotés par un système qui en réduit la luminosité de 85 % au cours de la nuit. La facture sera divisée par trois à quatre, a priori, « et ce sera tout bénéfice pour les insectes, les oiseaux et les chauves-souris : le ciel nocturne doit rester noir. »
Consommer ce que l’on produit, point final
Clément Neyrial est las. De la lenteur et des « conneries de la presse nationale, qui ne sait pas de quoi on parle en matière d’énergie. » Par exemple : « le problème n’est pas de consommer moins tout le temps comme on l’entend à longueur de journaux, la sobriété, il est de consommer moins au moment des pics, de façon à ne jamais dépasser la capacité de production. Et donc, de stocker au maximum le reste du temps, où l’on produit énormément sans beaucoup de consommation, durant la journée de travail. » En Californie, m’explique-t-il, 5 000 maisons équipées de batteries comme les siennes sont déchargées lors des pics de consommation, pour les soutenir, et n’ont le droit de se recharger que durant les heures où la consommation est faible. Il rêve d’une France équipée de la sorte, dont chaque maison, chaque immeuble, chaque entreprise, chaque exploitation agricole, chaque friche industrielle, serait un même producteur d’électricité, déjouant de la sorte l’intermittence inhérente aux énergies renouvelables en multipliant à la fois les sites de production et les unités de stockage. Y aura-t-il néanmoins assez d’argent, de terres rares et de métaux lourds pour fabriquer tant de batteries, le réseau qui devra les relier, les convertisseurs à 50 Hz sans lesquels la tension chute, les éoliennes et les panneaux solaires ? Saura-t-on maintenir la stabilité du réseau électrique qui devra s’ajuster en permanence entre des millions de consommateurs… et de producteurs alors qu’aujourd’hui RTE estime qu’à partir de 30 % de sources intermittentes, il ne gère plus rien ? Dernière interrogation : au-delà de 25 °C, le panneau solaire voit son rendement commencer à chuter, alors, que produira-t-il lors des étés aussi brûlants que celui que l’on vient de vivre qui sont amenés à devenir la norme météorologique ? Personne ne sait répondre à ces questions.
C’est l’angle mort des rapports de RTE, de l’IEA et de l’Ademe, souvent cités, rarement lus jusqu’aux notes de bas de page : en théorie (et en gros), un carré de 700 km de côté de panneaux solaires suffirait à couvrir la consommation énergétique de l’humanité ; en pratique, c’est réalisable à condition de savoir emmagasiner l’électricité, d’ajuster à la seconde l’offre et la demande, de posséder un réseau reliant des millions de points de productions et de consommation, et de diminuer fortement la demande. C’est tout cela ensemble ou rien, soit autant de probabilités à multiplier, pour un résultat qui mathématiquement s’approche de zéro. À moins que tout d’un coup, notre société ne se mette à vouloir changer de course, comme elle a su le faire aux lendemains de la Seconde guerre mondiale.
En attendant, Clément Neyrial démontre que l’on peut faire tourner une usine et sans doute une petite commune en utilisant le soleil et beaucoup de lithium. Si son modèle se multipliait, les citoyens se retrouveraient comme avant la Libération, inégaux devant la production d’énergie. D’un bassin de vie à un autre, selon les gisements en vent, en soleil et en biomasse, ils ne disposeraient pas des mêmes facilités. À moins que l’hydroélectrique et le nucléaire ne continuent d’assurer le minimum vital pour tous et la stabilité en fréquence du réseau électrique. L’avenir sera ni l’un ni l’autre, il sera hybride.
Encore une infolettre avant le changement de mouture (ça prend du temps, désolé). Deuxième de la nouvelle série qui a vocation à montrer que les choses avancent, en dépit de tout. Qui avancent grâce à ce que j’ai appelé des « écolos remarquables », éponymes de mon dernier livre et inspirateurs de la série que j’ai démarrée avec Éric Wastiaux et Stéphane Rossi sur UshuaiaTV, produite par Les Films en Vrac, « L’écologie près de chez nous. » Dans ce numéro, je vous parle de Saint-Jean-Lachalm, un village de la Haute-Loire qui a trouvé le moyen de ne pas s’étriper lorsque l’idée d’un champ d’éoliennes a soufflé dans la tête de son maire, Paul Braud. En faisant parler un droit coutumier ce qui, de fil en aiguille, a conduit… au chanvre. NB : je ne suis pas allé sur place, j’ai enquêté et interviewé le maire à deux reprises, une fois pour la préparation d’un colloque en 2019, une autre par téléphone en 2021. Les photos viennent du site de la mairie.
Examinons le cas Paul Braud. Depuis 1995, il est maire de Saint-Jean-Lachalm et, depuis 2014, il est également président de la communauté de communes du Pays de Cayres-Pradelles. La toute petite commune compte quatre fois moins d’habitants qu’en 1793, masi la Terreur n’y est pour rien : on n’a pas guillotiné plus que cela dans le pays. Parmi les trois cents âmes dont M. le Maire administre l’existence, certaines escaladent les rochers de la Miramande qui empêchent le village de se répandre à l’ouest (la via ferrata est réputée), tandis que d’autres, à l’est, empruntent la voie romaine de Bollène pour traverser d’un coup, tout droit, comme on barrerait d’un trait la carte IGN pour faire une autoroute, la forêt du lac du Bouchet. Au-delà, encore plus à l’est, c’est le mont Devès et, loin derrière ce mamelon de basalte, Le Puy-en-Velay. Entre la voie de Bollène et Saint-Jean-Lachalm, la carte indique neuf éoliennes. « Clairement, aujourd’hui, je ne le referais pas. À côté, il y a plein de projets qui ont capoté. C’est hypercompliqué : sur les éoliennes, l’administratif est devenu extrêmement lent, très contraignant, car il y a beaucoup de commissions des sites, des espaces naturels, etc. Les associations font recours sur recours… » M. le maire se prend à souffrir en pratiquant la dystopie, qui est assez à la mode. Parce qu’il a réussi à faire ce que peu ont réalisé : faire émerger des éoliennes dans le paysage quotidien, sans que cela soit vécu comme un viol de l’imaginaire. « J’ai même obtenu un vote soviétique : 100 % de “oui”, ou presque ! », alors que l’érection de moulins à vent provoque en général des oppositions définitives et des recours infinis auprès des tribunaux. C’est souvent pire qu’un débat sur la vaccination. Nous voulons bien des énergies renouvelables, mais pas trop près de chez nous. Les écolos ont les deux pieds pris dans le tapis de leurs contradictions : les éoliennes, oui, mais ça hache menu rapaces et chauve-souris, ça bouffe du sol, ça réclame du béton et des métaux rares et, par-dessus le marché, ce n’est pas vraiment recyclable.
« Quand on a évoqué le projet, en 2001, on a eu beaucoup de questions sur l’impact des éoliennes sur la télévision, les radiations, les courants électriques, le lait qui tourne, et bien sûr les paysages, mais les gens n’étaient en fait pas contre. Les vrais opposés, c’était notamment les salariés des grosses entreprises comme EDF et la SNCF », qui ont à cœur la défense du service public, « ils avaient l’impression que les éoliennes, ça allait être du privé qui prendrait la place du service public de l’énergie, alors ils se sont opposés, par principe. Au début. » Pour répondre aux interrogations, Monsieur le maire n’a pas d’abord multiplié les réunions d’information, il a préféré louer des bus. « On a emmené une soixantaine d’habitants visiter un champ d’éoliennes dans l’Aude. Il y avait un parc existant à Tuchan, avec une extension en train de se réaliser : on a vu des éoliennes construites, en place, d’autres encore en pièces détachées, et on a vu leurs impacts. » Ensuite, ils sont tous allés dans un autre parc, situé à Ally-Mercœur, beaucoup plus près du village. Le préalable étant fait, le temps des réunions pouvait commencer. Aux habitants, il fut demandé leurs impressions et comment ils imaginaient les choses pour la commune. Où mettre les mâts ? Et combien en installer ? « Au nord, au sud, à l’est, on avait plusieurs possibilités, on a échangé avec eux pour qu’ils valident le projet, à partir de photomontages. Un paysagiste nous a aidés. En définitive, on a choisi l’implantation à l’est et on a perdu 13 % de la production potentielle, parce que les gens ont estimé qu’il y aurait une éolienne de trop. » C’est le cabinet Terrevive de Montpellier qui s’est occupé de la mise en images.
« Ce qui nous a facilité les choses », mais qui aurait pu, à l’inverse, tout autant les interdire, « c’est qu’on a installé les neuf mâts sur les terrains sectionnants : 600 hectares en tout, qui appartiennent aux habitants depuis la Révolution. Des bois et des pâtures. » Il n’y avait donc pas de foncier à acheter, et un seul agriculteur avec lequel discuter. Les « sections de communes », comme les dénomme le Code général des collectivités territoriales, sont un héritage de l’Ancien Régime, elles sont des parties séparées en droit de la commune, dont la jouissance est accordée depuis des siècles aux locaux qui vivent sur le territoire qu’elles couvrent. Raison pour laquelle un vote à la majorité était obligatoire afin de pouvoir utiliser ces terrains qui sont une forme particulière de bien commun. À Saint-Jean-Lachalm, 121 des 130 personnes concernées ont voté « oui », alors que, dans le village voisin de Conil, tout autant impliqué dans le projet éolien, ce fut 30 sur 30. Nous sommes là en l’an 2003. « On a loué les terrains à une société, et puis les éoliennes ont vu le jour en 2008. On a bien eu des associations qui sont venues, mais les gens ont arrêté de les écouter lorsqu’elles sont allées jusqu’à les solliciter à des obsèques ! » Pas pour ce projet-là, mais pour un autre, pour lequel des associations anti-éoliennes avaient fait une distribution de tracts le jour des funérailles d’un agriculteur mort brutalement. L’indécence n’a fait que renforcer chez les habitants la certitude qu’ils avaient bien voté. Et à en croire Paul Braud, ces éoliennes, qui pointent à l’est de la commune sont, pour ses administrés, la première chose qu’ils regardent quand ils se lèvent le matin : c’est la girouette du village. « Quelquefois, on m’appelle pour me signaler qu’elles ne tournent pas ! C’est la fierté de la modernité », se félicite Monsieur le maire, qui n’a pas fait que se battre pour des moulins à vent.
Avec cinq agriculteurs, la commune a aussi monté une société d’économie mixte (SEM) pour gérer un méthaniseur. « Le projet initial était de chauffer les bâtiments communaux et, au fur et à mesure que ça a avancé, on s’est rendu compte que ce n’était pas possible, car le réacteur n’aurait pas assez fourni de chaleur en hiver et beaucoup trop en été : du coup, on l’a transformé de façon que la chaleur puisse sécher des granulés de bois ! » à vendre en sacs pour alimenter poêles et chaudières. Malin, M. Braud avait également opté dès le départ pour une cogénération, beaucoup plus onéreuse, mais bien plus rentable et efficace sur le long terme : en plus de produire de la calorie, le méthaniseur ainsi équipé fabrique aussi de l’électricité, ce qui permet d’atteindre un rendement énergétique de 80 %, le double d’une installation classique. À condition toutefois de bien négocier le contrat de maintenance de la turbine, sinon les rendements risquent de chuter. « Eh bien, voilà ! Notre méthaniseur est à l’arrêt depuis octobre 2020, car on s’est fait piéger par une société italienne, avec qui on avait signé fin 2018 un entretien qui prévoyait une soixantaine d’heures par an, soit 1 000 euros par mois. On a compris que, dans les 60 heures, ils comptaient les déplacements ! » En voiture depuis l’Italie, on met du temps. De 12 000 euros annuellement, budgétisés et contractualisés, les dépenses de maintenance sont passées à plus de 30 000 euros. « Alors, on a refusé de payer, ils ont refusé de faire l’entretien, on a reçu la visite d’un huissier nous demandant de régler des pénalités, on a pris un avocat, on s’est retrouvés devant un médiateur à Lyon et, depuis octobre, ils nous ont bloqués la machine. » À distance, l’entreprise italienne a annulé le code d’accès informatique. Les énergies renouvelables sont très denses en technologie, un méthaniseur, ce n’est pas juste un tas de déchets qu’on met sous cloche. Même quand on est un maire convaincu et charismatique, on ne peut pas tout savoir des contraintes techniques et financières.
Paul Braud a eu plus de chances avec le soleil. La communauté de communes a aidé à la couverture photovoltaïque de 120 toitures agricoles. Au départ, il en était prévu 80, mais, chaque semaine, deux nouveaux exploitants réclament d’en être. « La com’com loue le toit à l’agriculteur et prend en charge la moitié de l’investissement, les bénéfices sont également partagés à moitié. » Le modèle économique, comme il faut dire aujourd’hui à tout propos, est plus favorable que celui des éoliennes pour lequel Paul Braud a quelques regrets. « Notre parc est divisé en deux, on en a 6 d’un côté, 3 de l’autre, car, administrativement, on ne pouvait pas avoir un parc de plus de 12 mégawatts. L’opérateur Valeco est propriétaire des 6, et on est copropriétaire avec lui des 3 autres. Pour ces 6, on ne touche que la location de terrain, ce qui nous rapporte quand même 48 000 euros par an, plus 30 000 euros récupérés sur la contribution fiscale des entreprises (la CFE, l’ex-taxe professionnelle) perçue par la com’com (30 % de 180 000 euros) et 20 000 de taxes foncières diverses. Mais, pour l’énergie, on ne se sert pas directement ce que nous produisons, on est client de Direct Énergie vert. » Avec le recul, M. Braud se dit qu’une structure de coopération aurait permis que les habitants récupèrent de l’argent sur le prix de vente de l’électricité qu’ils n’auraient pas consommée. « De toute façon, l’électricité, on ne sait jamais d’où elle vient, donc, même avec cela, on n’aurait jamais été sûrs d’utiliser la nôtre ! » Ce qui n’est pas tout à fait exact : l’électricité, guidée par la loi d’Ohm, emprunte toujours le chemin le plus court. Monsieur le maire se rassure et reste fier de ces neuf mâts qui enroulent le vent du côté du Puy, parce qu’il n’est pas du tout convaincu qu’aujourd’hui il aurait l’énergie suffisante pour les ériger : « Je le vois avec mes voisins : même quand on y arrive, les permis ne sont pas validés, à cause de l’image, du paysage, en réalité, de la jalousie entre propriétaires. Pourquoi le voisin a une éolienne, et pas moi ? Les gens ont l’impression que les éoliennes sont une source de revenus énormes pour les propriétaires des terrains, alors ils refusent, plutôt que de sentir floués. » Ne manquerait plus qu’il gagne plus que moi ! « Nous, on a réussi, car les éoliennes sont sur des terrains communaux. Ils appartiennent à un certain nombre d’habitants. On aurait dû aller jusqu’au bout de la logique : puisqu’on regroupe les propriétaires, on partage les bénéfices… » Voilà un conseil pour tout aspirant constructeur d’un champ d’éoliennes. En faire un bien commun.
Le maire de Saint-Jean-Lachalm aurait dû tirer le fil jusqu’au bout. Il l’a fait, depuis d’autres pelotes. Rénovés, une dizaine d’appartements sont chauffés par géothermie. L’école l’est par une pompe à chaleur qui utilise le différentiel de température entre l’eau de sources souterraines et l’air extérieur. « En hiver, il n’y a souvent que 2 degrés d’écart mais, compte tenu des volumes qui passent dans la pompe, ça chauffe l’école ! » Trois cent vingt lampes de 250 watts éclairaient les rues, elles sont aujourd’hui 210, descendues chacune à 18 watts. « On peut les programmer, on pourrait ne pas les allumer du tout, ou par endroits, mais c’est difficile pour les habitants. » L’énergie, c’est avant tout une question d’économies. Apprendre à moins consommer, utiliser des appareils qui consomment peu, vivre dans des maisons économes. Des logements fortement isolés, dans l’idéal par des matériaux peu toxiques qui poussent tout seuls et assez faciles à mettre en œuvre, tels que le chanvre. On en faisait des vêtements, certains en fument, les artisans l’aiment pour ses vertus isolantes sous forme de panneaux ou d’enduit à la chaux. Tirant ce fil de la transition énergétique, Paul Braud a donc relancé la culture du chanvre qui, comme partout, existait avant sur le territoire… « On a une dizaine de producteurs, qu’on a aidés en finançant les semences la première année et aussi, avec les techniciens de la chambre d’agriculture, en les accompagnant sur le process cultural. » Poussant tout seul sans produits chimiques, le chanvre a dévoilé un autre charme très attirant pour les agriculteurs : « Il nettoie les parcelles. L’année après sa récolte, il n’y a plus d’adventices [mauvaises herbes] ! Même si, après, on plante des lentilles, les agriculteurs nous disent qu’ils n’ont plus besoin de les pulvériser. » De 7 hectares, on est passés à 30, néanmoins il en faudrait 50 pour que la filière du chanvre soit rentable. « En fait, on n’a toujours pas de débouchés. Du coup, les agriculteurs ne vendent que la graine, pour les oiselleries ou pour faire de l’huile. C’est malheureux, car la paille de chanvre, qui sert d’isolant, est importée du Maghreb. Elle est moins chère, mais elle attend des semaines en fond de cale et arrive donc de mauvaise qualité. » Devenu maire un peu au hasard, Paul Braud se souvient de son enfance qui lui a appris une chose simple : la nécessité de trouver des ressources par soi-même. Il y est presque parvenu avec son village en puisant d’abord à sa principale ressource, l’intelligence des gens.
Cette infolettre est la dernière avant le grand changement de l’automne (logo, nouvelle mise en page etc.). Elle est le début d’une série qui a vocation à montrer que les choses avancent, en dépit de tout. Qui avancent grâce à ce que j’ai appelé des « écolos remarquables », éponymes de mon dernier livre et inspirateurs de la série que j’ai démarrée avec Éric Wastiaux et Stéphane Rossi sur UshuaiaTV, produite par Les Films en Vrac, « L’écologie près de chez nous. » Dans ce numéro, je vous parle d’Anzat-le-Luguet, un village qui a trouvé le moyen de s’équiper d’un réseau de chaleur collectif au bois en s’adressant à des entreprises locales, conduites par un bureau d’études inventif. Améliorer le niveau des gens, faire vivre les artisans du coin et profiter de la forêt. La martingale a priori impossible, réussie dans le Puy-de-Dôme.
En France, pas grand monde n’a intérêt à couper du bois. La désindustrialisation en a réduit les débouchés, même dans les zones forestières, alors que l’État, par sa nouvelle réglementation en matière de rénovation énergétique (la RE2020), met en avant le chauffage collectif aux énergies vertes. Le bois est une énergie verte parce que son bilan carbone est neutre. Son bilan pollution est en revanche douteux, car, à moins d’équiper les chaudières de systèmes qui obligent les fumées à circuler deux fois dans la chambre de combustion et de filtres sérieux, le chauffage au bois est une source aussi embarrassante de particules ultrafines que le moteur diesel. En ville et dans des vallées encaissées, c’est un vrai problème de santé publique, mais à la campagne, avec l’air qui va vivement, les pneumologues ont moins de soucis. « Les réseaux de chaleur au bois se développent en réalité quasi exclusivement dans les villes moyennes et les grandes agglomérations, qui présentent de fortes consommations, du fait de la concentration de la population, mais sont inversement plus éloignées de la ressource en bois locale et disposent parallèlement de moyens financiers importants. Ces réseaux de chaleur urbains génèrent des investissements considérables mais également des recettes importantes qui attirent les gros énergéticiens », m’explique Rémi Grovel, le gérant de Béta Énergie.
« Bois-énergie des territoires d’Auvergne », Béta Énergie n’est pas un nom, mais un acronyme. Ce n’est pas non plus une entreprise comme les autres, car elle est un groupement d’entreprises locales : un bureau d’études (dirigé par M. Grovel), un concepteur de chaudières, un fabricant de chaudières, un chauffagiste spécialisé dans les réseaux, un fournisseur de plaquettes forestières, des terrassiers, plus quelques investisseurs. « On conçoit, on construit, on finance des réseaux publics de fourniture d’énergie pour les communes qui n’ont pas les moyens. » Béta Énergie est un intermédiaire, un agrégateur de talents qui vend du kilowattheure clés en main.
Les réseaux de chaleur ne sont qu’urbains. « À l’inverse, les petites communes rurales situées dans des territoires forestiers ne parviennent pas à réaliser ce type d’investissement, trop coûteux et souvent jugé “non rentable” par les pouvoirs publics et les énergéticiens, car faiblement consommateur, au regard de la démographie de la commune. Il y a ainsi une inégalité entre les villes et les communes rurales, ces dernières n’étant pas suffisamment dotées de moyens financiers ni de capacités techniques pour concevoir un réseau de chaleur au bois. » Et puisque la plupart de ces communes ne sont pas, en plus, chef-lieu de canton, elles ne disposent pas de services publics. Par-dessus le marché, elles sont peuplées majoritairement de gens âgés et de pauvres, les deux allant souvent de pair : elles n’intéressent donc personne, en particulier l’État qui regarde les grandes villes : c’est plus simple, il y a en a moins, et leur sociologie est plus satisfaisante.
Un constat qui consterne Rémi Grovel. « Moi, vous savez, ça fait vingt ans que je suis dans l’énergie, j’en ai eu marre des camions de bois qui descendent et des camions de fioul qui remontent. » Ce bois qui part d’ici chauffer la ville, ce fioul qui arrive pour chauffer les gens d’ici. « J’en avais marre des tergiversations, des dossiers, du fonctionnement de l’Ademe, alors avec d’autres j’ai créé Béta Énergie pour qu’on puisse se débrouiller tout seuls », en 2015. Les filières sont mal structurées, le bois ne rapporte pas grand-chose et, pour couronner le tout, l’État n’aide pas : « Il y a bien le fonds chaleur, géré par l’Ademe, mais les seuils de consommation sont tels que 80 à 90 % des communes se trouvent en dessous et, ainsi, ne peuvent bénéficier de cet argent. » Le critère est celui de la densité thermique. Selon les ingénieurs de l’Ademe, il faut un minimum de 1,5 mégawattheure par mètre linéaire de conduites et par an, sinon il y a trop de pertes, rognant la rentabilité économique d’un projet de chauffage collectif. Alors, seules les villes bien denses, ponctuées de gymnases et de piscines, atteignent des densités plus élevées, et donc des niveaux de retour sur investissement pouvant intéresser les géants de l’énergie.
« Ce n’est pas vrai ! », s’emporte presque M. Grovel. « Ce critère a été établi pour de gros réseaux, avec des logiques qui prévalaient, et prévalent encore, de réalisation de chaleur au bois basées sur l’existence de gros consommateurs dispersés sur un périmètre donné. Dans un petit réseau, puisque l’on ne raccorde que des particuliers, on a des profils de consommation quasi identiques, donc on ne surdimensionne ni la chaufferie ni les tuyaux. Avec un particulier tous les 10 mètres, on a un taux de perte très faible, de l’ordre de 12 %. » Ce qui n’est tout de même pas rien.
Il n’en reste pas moins que l’investissement est considérable. Une chaufferie et son réseau, c’est trois à quatre fois plus cher que la somme des prix payés par les habitants pour leurs chaudières à fioul ou leurs radiateurs électriques. « Nous prenons en charge cet investissement. » Béta Énergie identifie les besoins réels, trouve les fournisseurs, dimensionne la chaufferie et le réseau à faire (ou à rénover, ça arrive), calcule les durées d’amortissement, évalue les coûts d’exploitation, ceux de l’entretien de la chaufferie, les pièces à changer, la consommation d’électricité, les frais de la gestion à distance et toutes les charges fixes nécessaires pour être en mesure de rémunérer à la fois l’activité de la société et celle des entreprises qu’elle fait travailler. Ces savants calculs aboutissent à la présentation à la commune de deux tarifs de rachat de l’énergie, avec ou sans subventions départementales et régionales. « On est comme des énergéticiens, on prend tout en charge et on se rémunère sur les kilowattheures qu’on vend. Une fois qu’on se met d’accord, les communes s’engagent sur 15 ans, voire sur 20 ans. » Le risque financier est énorme, autant que la marge est faible. Là où un géant du kilowattheure dégage une marge de 4 à 8 %, Béta Énergie se contente de 1 à 3 %. Elle n’en veut pas plus, car elle est une entreprise qualifiée Esus : elle est du monde de l’économie sociale et solidaire, son but n’est pas de gagner de l’argent, mais de rendre un service… public.
Cinq communes ont été équipées. Une sixième s’est récemment ajoutée, Anzat-le-Luguet, dans le Puy-de-Dôme : 180 habitants perchés à 1 200 mètres d’altitude, tous chauffés au fioul ou au petit foyer à bûches. Une façon onéreuse de se chauffer, dans des maisons souvent anciennes, mal isolées, habitées par des gens âgés, peu rémunérés, dans une commune enclavée et fauchée. Dans le département, c’est en milieu rural que le revenu moyen est le plus faible. À Anzat-le-Luguet, il n’y a plus de services publics, l’école a été transformée en logements, la salle des fêtes a été fermée durant la crise sanitaire. La commune s’est gardé quelques bâtiments au cas où un commerçant voudrait s’installer. La proposition de Béta Énergie a été très simple : tout substituer d’un coup, passer de toutes ces vilaines chaudières et cheminées à un chauffage collectif, sans contraintes techniques, pour un coût faible et sans surprises. « Le maire a bien joué, car ils étaient en train de faire des travaux de réfection des réseaux. Du coup, on leur a dit que, tant qu’à faire, autant créer un réseau de chaleur ! On a donc bénéficié des tranchées et on a pu ainsi mutualiser les frais. » La chaufferie installée développe une puissance de 360 kilowatts, pour un coût total de 400 000 euros. « De fait, on a ouvert un service public de l’énergie pour les administrés, qui a revalorisé le patrimoine bâti, y compris les maisons non occupées et celles en vente, qui sont reliées comme les autres. » Un argument pour tenter d’attirer de nouveaux habitants et, qui sait, une nouvelle école. Un argument qui s’ajoute à un autre : le nouveau chauffage collectif est géré par une régie communale, à parité entre la municipalité et les riverains. « Ce qui a plu aussi, c’est le fait que des entreprises locales aient pu répondre à la demande. Ça suscite la curiosité, on est depuis sollicités par pas mal de communes pour développer la même chose. » Le bois fait un trajet maximum de 40 kilomètres pour atteindre la chaufferie communale. Ce n’est pas de la bûche, mais des résidus d’exploitations issus d’éclaircies de résineux. L’énergie, c’est la dernière utilisation possible du bois, quand il reste encore des déchets.
Du bois, il y en a à ne plus savoir qu’en faire dans le pays d’Anzat-le-Luguet. « On est sur le massif du Livradois. Il y a cent ans, il n’y avait pas de forêts ! Aujourd’hui, 70 % de la surface est boisée. » En plus de l’évolution naturelle liée à l’usage du pétrole qui a réduit considérablement les besoins en bois pour faire ronfler les poêles, l’exode rural a offert des surfaces tranquilles aux arbres. « Le bois a en plus été encouragé par diverses primes, comme celles à la déprise ou au reboisement. » On a donc planté beaucoup de résineux dans le pays, avec la faible biodiversité qui va avec, moins pire que ce que l’on imagine toutefois, car ces forêts se sont développées sans être gérées, elles ont eu le temps de créer plein de niches écologiques. Il est désormais temps de les couper, au moins pour éviter que ces boisements fragilisés par une croissance non ordonnée soient perdus par des attaques de parasites au sang échauffé par le changement climatique. Les arbres sont à maturité, les forêts ne stockent ainsi plus beaucoup de carbone, on peut les transformer en planches et, avec ce qui reste, en chaleur. Pourtant, la propriété foncière moyenne dans le pays occupe entre 1 et 2 hectares. A priori, ça ne vaut pas le coup de sortir la tronçonneuse. « On s’est associés avec un exploitant forestier. Il récupère des chantiers qui lui sont donnés par les scieurs. Nous sommes aussi en pourparlers pour intégrer justement des associations de propriétaires forestiers dans l’entreprise, car, pour eux, le bois-énergie est un moyen de faire sortir du bois d’œuvre de leurs forêts », à coûts réduits.
La biomasse pour faire de la chaleur n’est donc pas un but, mais un moyen de structurer et de rentabiliser une filière. Un outil pour maintenir des emplois sur place et aider à faire vivre des populations sans argent. Une façon de réaménager les territoires parce qu’elle revitalise des bourgs invisibles. Un agent démocratique, car les bénéficiaires participent à son entretien et paient tous le même tarif. Un argument à sortir quand, bientôt, les gens reviendront sur les ronds-points avec leur gilet jaune. « Dans notre département, le Puy-de-Dôme, il y a 465 communes et 665 000 habitants ; 10 font plus de 10 000 habitants, pratiquement toutes sont alimentées par le réseau de gaz de ville. Mais 410 communes ont moins de 2 000 habitants, soit un tiers de la population. Elles sont presque oubliées. Si on les équipait toutes, on pourrait faire un réseau de chaleur communal global quarante-quatre fois plus important que celui de la ville de Clermont-Ferrand », réunissant 410 microservices publics de l’énergie qui ne coûteraient pas beaucoup à l’État. Le réseau porté par Béta Énergie a été aidé par les collectivités territoriales. Alors qu’elles n’étaient pas encore réunies en un seul village, la commune d’Anzat a bénéficié de 55 % de subventions de la région et du département, tandis que celle du Luguet en a obtenu 70 %, de la région, du département et de l’Ademe. Lauréate en 2019 du prix de l’innovation en économie sociale et solidaire de la Fondation Crédit Coopératif pour cette chaufferie d’Anzat-le-Luguet, Béta Énergie améliore la vie des gens en utilisant ce qu’ils ont devant leurs fenêtres : les arbres.
Avant de vous envoyer la seconde partie de mon enquête sur l’eau, consacrée à son prix, l’actualité m’oblige à vous faire part de plusieurs naissances. D’abord celle du programme court « À la source », consacré… à l’eau, diffusé depuis le 17 juin sur France 2, puis repris en rediffusion sur les autres antennes de la télé publique. Ensuite celle du site de C dans l’sol, après un an de gestation. Vous y trouverez tous les numéros du webinaire que j’anime depuis deux ans, et, nouveauté, les quatre premiers Portraits de sol sur vingt-deux que j’ai réalisés l’an dernier dans le Tarn. Encore, les vidéos d’un étonnant colloque international sur les sols, organisé par un géant du luxe très préoccupé par les siens, dont j’ai animé trois tables rondes et la plénière de clôture dans les conditions d’un direct télé. Enfin, tout de même, un texte sur les sciences participatives… et le sol. Ou comment faire se rencontrer le chercheur et le citoyen.
À la source : l’eau, 23 problématiques, 23 solutions, 1 minute.
L’eau, ses problèmes, sa quantité en baisse, sa qualité moyenne, le reflet qu’elle est de nos choix d’aménagement du territoire et des conduites agricoles, la démonstration qu’elle donne chaque jour de la rapidité du changement climatique…
L’eau qui est aussi une démocratie, un vecteur de changement soutenu, financé par les agences de l’eau.
Avec ce programme court dont Guillaume Choisy, directeur de l’agence de l’eau Adour-Garonne et moi-même avons eu l’idée il y a un an, j’écris et décris 23 bonnes idées, 23 solutions pas du tout petit-geste-à-la-con mais efficaces à une grande échelle. Elles démontrent qu’en France il y a des gens qui ne se contentent pas comme moi de faire des discours à la télé, mais qui font.
La transition écologique, elle est bien là à Quend-Plage, à Mirecourt, à Gennevilliers, à Lanester, à Mont-de-Marsan ou encore à Bonifacio ! Grâce à des collectivités, des industriels, des agriculteurs, des institutions qui ont juste su faire preuve de bon sens, de courage et de considération. Désimpermébalisation des villes, soutien de filières agricoles, réutilisation d’eaux usées, renaturation de cours d’eau, amélioration de l’efficacité des stations d’épuration, pédagogie nouvelle sur les polluants domestiques…
Tout cela en 1’, avec le ou la porteuse de projet, et… 48’’ de textes.
Ces 23 épisodes n’aurait jamais pu voir le jour sans la ténacité de Catherine Bélaval, directrice de la communication de l’Agence de l’eau Adour-Garonne, ni sans l’efficacité des équipes de Morgane Production.
Exemple de la réhabilitation d’un quartier défavorisé… par l’eau.
L’amie Céline Thomas y est arrivée ! C’est la meilleure, de toutes façons.
Elle vous met à disposition la vingtaine d’émissions C dans l’sol déjà réalisées, ainsi que les premiers Portraits de sols que j’ai réalisés pour Rhizobiome au cours de l’année 2021.
Portraits de sols… 22 femmes et hommes rencontrés en deux fois, en juillet et en décembre 2021. 22 personnes qui travaillent avec le sol et ont des choses à dire sur lui. Comme sur l’eau. Comme sur la nature. En fait, ils et elles parlent d’eux
Pour cette première salve, y a la maraichère nouvellement installée Laetitia, le paysan qui fait des glaces dans la brume Hugo, le céréaliculteur très sportif Jacques et la militante souriante Sabine.
Portraits de sol… de longs entretiens enregistrés qui ont donné un podcast et un texte. Ensuite, une séance photo, et puis, devant la caméra, je repose mes six questions, auxquelles ils et elles devaient répondre en moins de 2’ chacune.
Quant au webinaire, voici le dernier mis en ligne, sur la méthanisation, avec Céline Pessis, historienne de l’environnement :
Un forum de luxe sur les sols
Les 1et et 2 juin, Möet-Hennessy a réuni au Luma, à Arles, chercheurs, industriels, ONG et viticulteurs pour discuter des sols. En anglais, en français, l’importance fondamentale du sol en tant que capital naturel a été martelée devant plusieurs centaines de personnes
Première table ronde :
La viticulture et la forêt. La vigne et les arbres. De l’intérêt d’avoir des corridors écologiques même dans les vignobles les plus chers du monde…
Film réalisé en direct par Pointe Noire (réalisateur : Ben Cap).
Seconde table ronde :
La vigne, les abeilles et la vie sauvage : il semblerait que la vigne, qui n’a pas besoin de pollinisateurs, produise mieux lorsque les abeilles sont là. Et que la vie sauvage (pour ne pas dire la biodiversité) lui convienne.
Film réalisé en direct par Pointe Noire (réalisateur : Ben Cap).
Troisième table ronde :
Comment financer la transition vers l’agroécologie ?
Micros ou macros, il existe des solutions, des produits d’investissements, financiers, d’assurance, des obligations, des dérivés et autres mécanismes qui peuvent aider les agriculteurs à faire face aux risques de changement. Des produits qui donnent in fine une certaine valeur à la nature… mais demeurent minoritaires.
Film réalisé en direct par Pointe Noire (réalisateur : Ben Cap).
Quatrième table ronde et plénière de clôture :
Comment accélérer la transition agroécologique dans les (grosses) entreprises ?
Maintenant que tout le monde sait de quoi l’on cause, que les entreprises du luxe ont compris l’importance de préserver leur capital – les sols, comment faire pour que les bonnes pratiques ne soient pas circonscrites à elles seules ? Comment polymériser les transitions ? Comment rendre le changement inéluctable, désirable et vivable ?’
Les sciences participatives sont partout. Tout le monde s’en réclame. Pour des raisons diverses, laboratoires, institutions, associations, entreprises, collectifs et collectivités créent des structures associant citoyens et chercheurs. Dans le mouvement général de la société qui réclame des différents pouvoirs plus d’attention envers le citoyen qui souffrirait de n’être pas suffisamment consulté, la science participative a une antériorité qui l’a rendue légitime. Voire, obligatoire : désormais, à entendre certains, il semblerait que toute la Science ne puisse plus avancer que par la participation. Le suggérer, cela peut même constituer un argument dans un projet de recherche pour espérer attirer l’attention des financeurs. « Citoyen », ça fait toujours bien. Souvent, heureusement, ces projets liant ensemble blouses blanches et habits de tous les jours servent un intérêt réciproque : recueillir de la donnée auprès d’une multitude de « gens », en échange, les informer de la science qui va, ensemble ouvrir la science sur la société et inversement.
À la mode depuis une trentaine d’années dans le monde, la science participative a été coulée dans le bronze de la République par la loi du 22 juillet 2013 qui demande aux différents organismes de recherche du pays de « favoriser les interactions entre sciences et société » en facilitant notamment « la participation du public à la prospection, à la collecte de données. » Le législateur mettait alors en avant les succès internationaux de l’intervention du grand public dans la description du ciel (les astronomes amateurs, associés aux grands observatoires, ont largement participé à la découverte de nouvelles étoiles et galaxies), la caractérisation de protéines néfastes impliquées dans les maladies chroniques (les associations de malades ont par exemple été d’une aide déterminante dans la recherche sur le Sida) et, bien entendu, le nommage des espèces vivantes.
Du Stoc à la Villette
C’est d’ailleurs dans le domaine naturaliste que la France s’est illustrée avec le programme Stoc. Lancé en 1989 par deux chercheurs du Muséum national d’histoire naturelle de Paris (MNHN), le Suivi Temporel des Oiseaux Communs (Stoc), nourri par quelque 2000 naturalistes amateurs, est une référence. Lorsqu’on parle de l’érosion de la biodiversité, on suit en réalité les courbes publiées par le MNHN. Le succès et l’envie d’en savoir plus ont abouti à de multiples déclinaisons : regroupés sous l’appellation Vigie nature, des observatoires des papillons, chauves-souris, escargots, insectes pollinisateurs, libellules, plantes sauvages des villes, plages (oui, il y a de la vie dans le sable), escargots et autres organismes ont été créés. Vingt et un à ce jour pour Vigie Nature, certains à destination du grand public, d’autres des gestionnaires de jardins publics ou des agriculteurs.
En 2016, un groupe de travail associant chercheurs et organisations de la société civile a été constitué par l’INRAE. . Au fil des discussions, ledit groupe a pu identifier des thématiques prioritaires qui ont fait pousser une floraison de projets. Une vingtaine d’objets (projets ?) le concernent, aussi bien en milieu urbain et rural, selon une approche biodiversitaire, physicochimique… Un signe parmi d’autres que ce grand inconnu, cet impensé permanent, cette boîte noire qu’est le sol est enfin devenue un objet social, qui s’approche tout doucement de la reconnaissance du grand public. Le 24 novembre 2021, à la Cité des sciences et de l’industrie à Paris, l’INRAE avait convié les animateurs de certains de ces programmes de science participative afin d’en voir les atouts et les faiblesses. Un colloque participatif, évidemment.
Le festival des acronymes
Cinq furent présentés, ils avaient été choisis parmi les vingt que compte le « Recueil de projets de sciences participatives sur les sols. » Pour commencer, Clés de sol.
Il s’intéresse à la cartographie. Ensemble, l’Union nationale des Centres permanents d’initiatives pour l’environnement (UNCPIE), l’INRAE, l’association France Nature Environnement (FNE), la Chambre régionale d’agriculture Grand Est (CRA-GE) ont élaboré une mallette permettant aux participants de caractériser chacun leurs sols : profondeur, éléments grossiers, texture, couleur, pH, teneur en calcaire, sur au moins 2 enfoncements (0-30 cm et au-delà). Il manque encore un outil de saisie des données sur smartphone, afin de faciliter la vie des volontaires qui doivent déjà passer du temps pour enfoncer une tarière et utiliser du papier pH. Ce n’est pas donné à tout le monde, il faut être motivé.
Développé par l’université de Lorraine et la célèbre association les Petits Débrouillards, JardinBiodiv s’occupe quant à lui de la petite faune qui traîne à la surface des sols. Ce projet, développé d’abord par les chercheurs avant d’être proposé à la participation, dispose, lui, d’un site web et d’une application numérique. Âgé de onze ans, porté par Daniel Cluzeau, de l’université de Rennes, une des grandes figures du sol en France et en Europe, l’Observatoire participatif des vers de terre (OPVT) travaille en ce qui le concerne avec le MNHN, le ministère de l’Agriculture, l’Office français de la biodiversité (OFB), la Ville de Paris, des parcs régionaux, en tout plusieurs dizaines de structures très diverses. Clés de détermination des annélides, fiches de restitutions automatisées, site web, page Facebook, l’OPVT informe d’abord, forme ensuite les motivés réunis en groupes, et verse les données réunies de la sorte dans la base EcoBioSoil de l’université de Rennes.
Étudier les sols des villes
De l’autre côté de la frontière, la ville de Bruxelles s’est également emparée du sujet dans un but bien plus opérationnel. Son Indice de Qualité des Sols Bruxellois (IQSB) est un petit modèle pédagogique : l’administré qui en a envie réalise des observations chez lui, de son sol (s’il en a un !), ensuite il remplit un formulaire en ligne très simple : couleur, texture – le test du boudin, structure – le drop test, compaction – le test du couteau, perméabilité – le test du trou, la vie apparente du sol – on compte les vers de terre, et le type de matériaux présents en surface. Administration de la région en charge de l’environnement, Bruxelles Environnement lui renvoie une fiche de qualité très lisible. À terme, l’IQSB pourrait devenir un outil d’aide à la décision pour affecter les sols à certains usages, selon leur qualité : aux moins bons la construction !
En ville, en France, il y a Coferti. Celui-ci se propose de mieux caractériser les sols agricoles urbains en combinant recueil de données objectives de qualité et représentations socioculturelles des jardiniers. Pour l’instant inféodé à une ferme urbaine en permaculture, le projet est né de la collaboration entre l’université et le centre INRAE de Montpellier, et l’association locale Oasis citadine. Il répond à une demande des jardiniers eux-mêmes, curieux de mieux connaître ce que leurs coups de bêche soulèvent.
Pratiques et sols
À la campagne, le Réseau d’Expérimentation et de Veille à l’Innovation Agricole sollicite les agriculteurs, qui fournissent un certain nombre de données physico-chimiques et écologiques (abondances des vers de terre et des nématodes) associées à la description de leurs itinéraires de culture ou d’élevage. L’objectif du REVA est de mesurer le plus précisément possible l’impact des pratiques agricoles sur la qualité des sols.
Autre domaine, le vin, avec Ecovitisol qui s’attache aux terres des vignobles. Voulant analyser l’effet sur le sol des conduites de vigne en conventionnel, en bio ou en biodynamie, ce projet a été forgé par le spécialiste des micro-organismes du sol, Lionel Ranjard, du centre INRAE de Dijon et ses collègues de l’antenne INRAE de Colmar, avec l’aide financière de l’OFB et de l’interprofession viticole. Le projet dépend de la bonne volonté des viticulteurs. Après avoir été formés à la biologie des sols, 150 d’entre eux sont à même de décrire leurs parcelles, leurs pratiques et d’analyser quelques paramètres pédologiques sur leurs parcelles. En cours, ce projet a déjà permis d’amoindrir quelques tensions entre viticulteurs bio et non bio. Finissons ce tour des horizons par un projet participatif au titre de code informatique : Peludo_AAC. Bâti par INRAE, l’OFB, des chambres d’agriculture et des bureaux d’études, il a vocation à nourrir la base de données nationale Donesol en paramètres spécifiques aux sols des aires d’alimentation de captage, recueillis par les intéressés eux-mêmes, les agriculteurs, dans le but de limiter le risque des pollutions diffuses.
D’abord, dialoguer
Tous ces projets se heurtent à des écueils semblables : les marges d’erreur des données recueillies par des non-professionnels s’étendent jusqu’à 25 %, les méthodes à mettre en œuvre par des profanes sont complexes, et la motivation des gens est difficile à maintenir dans le temps. « Il n’y a pas trente-six solutions », dit en substance Romain Julliard, directeur scientifique de Vigie Nature et directeur de recherches au MNHN, « il faut qu’il y ait un lien permanent entre les participants et le programme, un sentiment d’appartenance. » Avec un site web qui assure le partage des informations, chercheurs et participants peuvent s’écrire, déposer des commentaires visibles de tous et toutes, « qui font croître le niveau d’acculturation » assure M. Julliard. Cependant, il y a un préalable, nuance Élisabeth Rémy, sociologue à INRAE : « L’intention de départ… Il faut savoir ce qu’on fait et pourquoi, connaître le besoin de la recherche pour ces données, sinon, si ce n’est pas clair, et l’on risque de perdre les gens » lesquels, rappelle-t-elle, constituent la main-d’œuvre gratuite (bénévole ?) des « co-chercheurs. »
Le dialogue est indispensable, sinon, ce n’est pas la peine d’essayer. C’est un constat qui a sauté aux yeux de Philippe Lagacherie, ingénieur de recherche au centre INRAE de Montpellier, lors d’une manifestation. « Des agriculteurs avaient envahi notre centre parce qu’ils nous tenaient en partie responsables de la redéfinition des zones ZDS (zones simples défavorisées) donnant droit à indemnisation. Beaucoup allaient perdre beaucoup. » Le périmètre et la localisation des zones défavorisées simples ont été modifiés en 2018, au détriment de beaucoup d’agriculteurs. « Ça avait été vraiment mal expliqué. J’ai pris conscience qu’il fallait prendre les gens très en amont. » En développant par exemple des projets de sciences participatives tel que Peludo_AAC. « Dans ce domaine, il ne faut pas se leurrer, on ne peut pas tout attendre de la science. Et nous, chercheurs, nous ne sommes pas au niveau opérationnel. Les agriculteurs y sont, eux. » D’où la nécessité de partager bottes et blouses blanches.
Développer les sens pour développer l’autonomie
Coordinateur de l’Observatoire de la Qualité Biologique des Sols urbanisés (QUBS), très gros programme de sciences participatives porté par une dizaine de laboratoires, Alan Vergnes, maître de conférences à l’université Paul-Valéry-Montpellier III, est un homme lucide. Dès lors qu’on s‘adresse à un public non averti, il y a forcément des biais : « les gens se trompent, et peuvent recenser un animal plutôt qu’un autre, » selon leur goût, ou plutôt leur dégoût. Si je n’aime pas les vers de terre, il y a le risque que je fasse comme si je ne l’avais pas vu. « Pour limiter les biais, on ne demande pas aux participants d’identifier jusqu’à l’espèce, mais le genre ou la famille. » Ce qui n’est déjà pas si mal. Les gens envoient des photos de ce qu’ils ont identifié sur un site, les chercheurs vérifient. « Le grand nombre de photos permet de réduire la marge d’erreur. » De toute façon, assure Alan Vergnes, on n’arrive à rien sans mobiliser le sensible. Investi par ailleurs dans le collectif art-sciences, il aimerait rendre fascinant les bêtes du sol. « Chez nous, à Dijon, on a réussi à intéresser les gens aux sols avec notre action J’adopte un arbre, un pied de mur, » abonde Agnès Fougeron, directrice du Jardin des Sciences de la capitale burgonde. Par l’intermédiaire de commissions de quartiers, les habitants sont invités à choisir des arbres ou des petites zones à végétaliser, à les parrainer, et en assurer l’entretien. « Le sol, c’est moins people que les abeilles, mais ça a marché quand même ! » Avec Alan Vergnes, Lionel Ranjard et l’équipe de Vigie Nature, Madame Fougeron a monté un projet participatif baptisé TI Dijon (Territoires d’Innovation Dijon). Mobiliser les citoyens pour mieux connaître les sols de leur ville afin de déterminer, demain, lesquels mériteraient d’être conservés pour faire pousser des choses, des aliments. « On espère à terme un meilleur arbitrage réglementaire des usages entre espaces naturels, zones agricoles et zones urbaines, avec une Intégration de la qualité des sols dans les opérations foncières et leurs évaluations économiques. Et, pour les citoyens qui participent au recueil des données, une sensibilité accrue à la biodiversité des sols, aux sols. » Changer les perceptions en faisant mettre les genoux à terre, en plongeant les mains dans le sol. Le sol, objet sensible.
« Il faut donner la possibilité aux participants de développer un autre sens, » revendique Jacques Thomas, directeur notamment de la Scic Rhizobiome qui a mis sur pied le Rés’Eau sol, et président de l’Association française d’étude du sol. Chez eux ou dans un laboratoire spécifique (le Pecnot’lab !), des agriculteurs, des maraîchers, des forestiers, des jardiniers analysent leurs sols avec un matériel fourni par la coopérative. Ils et elles se forment au moyen de tutoriels en ligne et par des cycles de formation, ils assistent à des webinaires (émission mensuelle C dans l’sol). « On veut démystifier la paillasse, la blouse blanche, que les participants au réseau prennent de l’assurance vis-à-vis de ce mystère qu’est la démarche scientifique. » Qu’ils découvrent que chercheur, c’est un métier ! Et que la science est une tentative permanente de description de la réalité, une fabrique d’incertitudes. « On espère ainsi qu’ils deviennent autonomes dans leur prise de décision, qu’ils puissent réfléchir sereinement, objectivement, dans leurs changements d’itinéraires et ne suivent pas les miroirs aux alouettes. » C’est ainsi qu’on ajoute aux cinq sens la capacité à critiquer. Assidus, fidèles, en nombre croissant, les participants font le succès du Rés’Eau. Pourtant, ce programme, comme presque tous les autres, se heurte au mur de l’argent. « On passe la moitié de notre énergie et des moyens aux montages administratifs ! »
Animer, déléguer, remercier
L’argent n’arrête toutefois pas le pèlerin semble-t-il, car il se monte chaque jour en France des projets de sciences participatives. En la personne de Camila Andrade, une de ses coordinatrices, Vigie Nature a quelques mises en garde à faire aux apprentis-participatifs : « Il ne suffit pas de mettre les gens autour d’une table pour que ça fonctionne ! Il faut animer en permanence, et être très honnête avec les gens qui vont recueillir les données. » Communiquer simplement, sincèrement sur ce que les chercheurs comptent faire de leur travail. Et in fine rendre compréhensibles leurs résultats : « On le voit avec nos observatoires agricoles, on a sous-estimé, ou on n’avait pas assez entendu la demande de restitutions des résultats à une échelle très fine, celle de la parcelle, » ce qui est quasi-impossible. « Les gens veulent que les données qu’ils récoltent aient du sens pour eux », raison pour laquelle il faut tout expliquer dès le départ, et faire en sorte que les objectifs soient corrélés avec l’échelle des gens. Échelle d’espace, échelle de temps : « le temps de la recherche est bien trop long, c’est pour cela qu’on développe des outils de restitution et de visualisation intermédiaires. » Du temps, il en faut pour construire ces observatoires de la nature. Du temps, il en faut pour trouver les animateurs, là où les gens participent, pour les remplacer très vite si besoin est. « Les vacances de poste, c’est terrible, on perd les gens qui ont besoin d’un relais. »
L’animation c’est le lien. Avant d’être coordinatrice de l’Association française pour l’étude du sol (l’Afes), Sophie Raous a dirigé une importante structure de vulgarisation scientifique, l’Institut régional du développement durable (IRD2) à Caen. Son premier programme s’intitulait Sol contre tous. Trois ans de pédagogie qui avaient démarré par un colloque qui a fait date. « La première préoccupation à avoir c’est vraiment le langage commun. Quand on monte un projet, participatif ou non, à plusieurs acteurs, il faut être sûr de bien se comprendre et de partager les mêmes besoins. » C’est d’autant plus nécessaire qu’un bon projet se doit d’être trans-disciplinaire, d’impliquer tous les usagers. « Une fois le projet monté, il faut que son créateur délègue, sinon, il ne s’en sortira pas. C’est trop lourd. » Un partage des responsabilités, qui va de pair avec, à un moment ou un autre, un besoin de reconnaissances : « chaque acteur du projet doit être remercié, son implication doit être reconnue. Le participant bénévole comme le chercheur qui, dans ses évaluations de carrière, est rarement honoré pour ses efforts de vulgarisation. » Ni même les porteurs des projets qui souffrent dans leurs quêtes de financements et des formats administratifs adéquats. « Nous, Afes, on est des facilitateurs, on porte à connaissance à la fois pour les laboratoires et les gens qui veulent monter des projets, au moyen notamment de groupes de travail. »
Le participatif… actif
Pour Pascale Frey-Klett, directrice de recherche à INRAE et fondatrice du collectif Tous Chercheurs à Nancy, la constitution de son projet participatif a été largement facilitée par son objet, la tique. « C’est le citoyen piqué qui est l’acteur de ce projet. Il nous informe du lieu et du moment où il a été mangé par une tique, au moyen d’un formulaire papier ou numérique. Puis ils nous envoient par la Poste ses tiques, » dans un papier absorbant, c’est tout simple. Celles et ceux qui le souhaitent sont en plus conviés à des stages « tous chercheurs » ou à des formations. « On veut casser les idées reçues sur la maladie de Lyme et les tiques, et puis montrer que ce n’est pas si compliqué le métier de chercheur. » Mis en place en 2016, le programme tiques a généré 75 000 signalements de piqûres. Pour le coup, la science a pu avancer au pas des citoyens.
Pas seulement la science. L’aménagement du territoire également. La coopérative Terre de Liens, qui achète des terres agricoles pour permettre l’installation de jeunes dans des itinéraires imposés qui vont plus loin que le bio, fonctionne grâce à une multitude de bénévoles. « Nous sommes vraiment un mouvement citoyen, car l’argent avec lequel nous acquérons le foncier est celui de donateurs, il y en a une quinzaine de milliers qui ont placé de l’épargne chez nous, » détaille Oriane Guillou coordinatrice pour la région Bourgogne-Franche-Comté. Une épargne qui plus est non rémunératrice. « Alors, il nous faut rassurer nos donateurs sur l’objectif de préservation des terres agricoles, d’installer une agriculture différente. Cela passe par la charte que nous faisons signer aux fermiers que nous installons, et par nos membres, citoyens-donateurs, qui font au début un tour de plaine pour définir les clauses parmi les quinze de la charte que le fermier doit signer, et qui vérifierons ce qui se passe ensuite. » Les gens donnent, participent, surveillent. Cela crée une hétérogénéité entre territoires, car ni eux, ni les conditions de culture ne sont les mêmes. La charte plus que bio de Terres de Liens n’est donc pas la même partout. « On s’interroge pour former les gens, les encadrer, mais est-ce que ça ne va pas les faire fuir ? » Est-ce que c’est aussi leur rôle de contrôler ?
Les chercheurs ont toujours un peu de mal à sortir du labo, à ôter la blouse blanche pour raconter leur science au grand public, aux élus et aux acteurs économiques. Une pudeur, l’idée que ce n’est pas leur rôle, et qu’ils ne sont ni formés, ni payés pour cela. Inoccupé, l’espace entre recherche et population a été investi par médias et associations qui disent de la science ce qu’ils et elles ont envie d’entendre. Dès lors, le monde de la recherche se sent mal compris, mal traduit, parfois trahi par la manière dont ses propos sont rapportés, par la simplification inhérente à la vulgarisation. Demeurant ainsi éloignée et peu compréhensible, la recherche est réunie dans la dénonciation qu’une partie de la population profère contre toutes les institutions forcément installées trop loin, trop au-dessus de la vie de tous les jours. Une autre partie des gens verse dans le complot ou la quête de naturalité estimant que la science est responsable de tous les maux de la planète, car sans ses découvertes, il n’y aurait pas tant de destructions.
La crise du covid a il faut l’espérer durablement changé les choses, car elle a introduit chaque jour sur tous les plateaux télé le chercheur, avec ses doutes. Ce que l’opinion publique a pris au départ du premier confinement pour une incapacité à agir a lentement été compris pour l’observation de la démarche scientifique en direct : la science, c’est l’incertitude qui décrit la réalité du moment, alors que la certitude absolue de décrire la vérité est le langage des religions constituées et des gourous de circonstance. In fine, c’est elle qui a gagné car l’essentiel de la population est aujourd’hui vacciné… La science a gagné comme elle le fit à la fin du XIXe siècle tandis qu’elle affrontait des attaques du même genre que celles d’aujourd’hui, à l’époque contre les campagnes de vaccination antivariolique et antirabique.
Puissent les instituts de recherche se saisir de ce moment unique dans notre histoire récente. En s’ouvrant plus que jamais par les programmes de sciences participatives. Il y a une envie du public d’être tiré vers le haut, de se sentir valorisé ne serait-ce qu’en effleurant la complexité. Comprendre les mystères renforce, cela participe de la dignité. Les expliquer place le chercheur dans un rôle nouveau, celui d’acteur social qui a son mot à dire sur la Cité.