Des 1er au 6 décembre à Toulouse a eu lieu la Journée Mondiale des Sols (JMS). Organisée par l’Association française pour l’étude du sol, la bien nommée Afes, cette – en réalité – semaine aura permis à des chercheurs, des paysans, des élus, des techniciens, des ingénieurs, des vous-et-moi de se rencontrer, de voir le sol en vrai, d’écouter des gens dire des choses intelligentes et même de jouer pour apprendre et se mettre à la place de l’autre. Le cynique revenu d’à peu près tout que je suis y a respiré un air frais et salvateur : il y a des petits-bourgeois qui se collent sur un périphérique devant des prolos pour pleurer sur la fin du monde, il y a des étudiants tout juste sortis des meilleures écoles qui considèrent que fuir plutôt que d’aller contaminer de l’intérieur le système qu’ils prétendent détester est un acte de résistance incroyable ; il y a une « société savante », l’Afes, qui a su réunir 1 500 personnes durant six jours à parler des sols sans bûcher, pilori, ni martinet. Il y a des gens qui pleurnichent, d’autres qui font. Punaise que ça fait du bien ! Alors, j’ai ressorti trois portraits que j’avais faits il y a deux ans pour mes écolos remarquables, que j’ai actualisés. Trois portraits des gens qui ont fait sortir les sols de leur anonymat et ont monté cette JMS. Si on parle d’eux, c’est grâce à eux. Comme quoi, j’ai eu le nez fin. Voici Sophie Raous, coordinatrice de l’Afes, Jacques Thomas, son président, et Céline Thomas, la femme des sagnes.
Note : j’ai des liens professionnels qui sont devenus des liens d’amitié avec les personnes citées. J’anime chaque mois depuis deux ans le webinaire C dans l’sol, que le groupe Eiwa a créé, et je réalise les Portraits de sols pour ce même groupe, dirigé par Jacques et Céline Thomas.
@ FD, lors du second test de la Fresque du Sol (Journée mondiale des sols, décembre 2022) en compagnie de Jacques Thomas
SOL CONTRE TOUS
Il s’est un jour déroulé à Caen un épisode essentiel. Une rupture, une accélération de rythme, une impression changée a été provoquée. Le colloque « Sol contre tous » a été aux dires de tous et toutes un exploit. Les 13 et 14 octobre 2014, il a réuni à l’université de la ville du Mémorial de la Paix des spécialistes des sols de disciplines variées. Le grand amphi était bien garni, et les chercheurs et les élus qui étaient sur la scène sont aujourd’hui presque tous d’accord pour dire aujourd’hui que « Sol contre tous » a fait sortir le sujet de sa gangue académique, il a rompu son invisibilité, l’offrant, désirable, au grand public. Ce colloque a sans doute été le premier en France à confronter les regards, entre pédologie, biodiversité, agriculture, économie et politique. Depuis, on discute des sols en France comme d’un écosystème indispensable, d’un acteur social fondamental, on monte des événements et des tables rondes à son propos sans que cela fasse sourire. Je peux en parler, car j’y étais.
En a-t-elle seulement conscience ? Eh bien oui. « Maintenant que je n’y suis plus, j’ai plaisir à penser que j’ai pu faire avancer les choses. Des chercheurs m’ont dit que ça avait été la première fois que tous les gens causaient aussi bien de sols que de foncier », se rend compte Sophie Raous, l’organisatrice de « Sol contre tous ». Haute, tout en cheveux, des lunettes sur le nez, elle sourit même quand elle ne sourit pas. À l’époque, elle était la coordinatrice d’un formidable appareil, l’Institut régional du développement durable, l’IRD2. Fondé par l’alors région Basse-Normandie, l’institut était le médiateur favori entre grand public, élus et monde de la recherche. Un machin unique en France, devenu une référence sous la direction effective de Sophie Raous. « Après mon école d’ingénieur à Nancy, j’ai commencé ma thèse en 2007 au Brésil sur la reconversion des sites miniers, sur les plantes hyperaccumulatrices de nickel. » Banal. À ceci près que Sophie a fait sa biblio d’une manière originale : « J’ai appelé les gens, je les ai rencontrés ! Plutôt que de me contenter de les lire et de leur demander des précisions par Internet, je les ai fait parler, ça m’a beaucoup plu. » Au point de lui faire nourrir l’idée de former ses confrères et ses consœurs à communiquer sur leurs travaux. « J’allais en Lorraine, dans la Meuse, causer avec des enfants de nos sujets de recherche. Ça m’a permis de comprendre à quel point la connaissance était enfouie, cachée, mystérieuse, dans les labos. » Sortir les chercheurs de leurs paillasses pour les faire parler entre eux et avec les gens, voilà ce qu’avait décidé Sophie Raous. Thèse soutenue en septembre 2011, voilà qu’elle apprend que la région Basse-Normandie et l’université de Caen créent en commun l’IRD2 pour « consolider le dialogue entre politiques et chercheurs ». Barre à l’ouest, elle y va, traverse la France. « C’était une association, avec une grande vitesse de prise de décision et une liberté d’action qui m’ont surprise. Avec Vincent Legrand, le directeur, on a eu l’idée d’un truc sur les sols. Alors, on a monté un groupe de travail, avec une vingtaine d’acteurs, qui, pendant un an, a réfléchi à la définition du sol. » Le financement avait été voté pour deux ans, il y avait cette phase de diagnostic, ce temps fort à organiser qui allait devenir « Sol contre tous », et puis des applications pédagogiques concrètes à l’issue avec sorties sur le terrain, réunions d’information, plaquettes, panneaux, visites, etc.
Des bus-ateliers
Le grand mérite de Sophie Raous a été de faire travailler des gens… ensemble, autour d’un thème, le sol, qu’ils traitaient auparavant chacun dans son coin. Après le colloque, elle a, par exemple, mis tout le monde dans des bus, ce furent des voyages-ateliers qui ont rassemblé agriculteurs, élus et techniciens des collectivités « pour leur faire comprendre la notion de service écosystémique au travers de visites d’entreprises, de fermes et de mairies. » En partenariat avec les quatre parcs naturels régionaux normands (PNR des boucles de la Seine normande, Normandie-Maine, des Marais du Cotentin et du Bessin, du Perche), les participants ont mis les pieds dans les bottes. Ainsi, la libération des savoirs réalisée par le colloque n’a-t-elle jamais été perdue, au contraire, elle s’est mue en germination. Des gens avaient appris ce qu’était réellement un sol, ils ont découvert quoi faire en découvrant ce qui avait déjà été fait. L’affaire ne s’est en fait jamais arrêtée. Le coup parti de Caen en a ébranlé plus d’un et a failli recomposer l’action régionale : « On en était à coécrire une stratégie pour la gestion durable des ressources en sol avec les deux régions fusionnées, à partir du même groupe de travail initial ! C’est con, ça n’a pas fonctionné. » Comme souvent, le redécoupage des régions par François Hollande, sur un coin de table, avec les écolos, pour empêcher que des régions ne basculent vers le Front national, a occasionné moult querelles de fauteuils de bureaux qui ne sont pas près d’effacer les frontières administratives. Les « approches culturelles » des sujets de développement durable des deux régions, comme on dit en langage de fonctionnaire territorial, étaient trop dissemblables pour qu’elles pussent être rapidement hybridées. Assez peu fascinée par le spectacle, Sophie Raous est partie coordonner l’Association française pour l’étude des sols, une société savante pas loin d’être centenaire qui réunit chercheurs et praticiens.
À la JMS de décembre 2022, l’Afes a aligné 700 participants en chair et en sos et 800 à distance. « On a réussi à disperser le terreau, à mettre ensemble les bonnes personnes. En plus, il y a une relève, je suis heureuse de voir tant d’étudiants s’intéresser maintenant aux sols ! », s’enthousiasme celle qui ne veut surtout pas qu’on la tienne pour une militante. « Moi, je veux des faits », ce qui, dans notre société où on intellectualise tout, est courageux. Sophie Raous fait partie de ces femmes inconnues des plateaux télé qui ne brassent pas l’air avec des moulins à phrases creuses, mais influent sur le cours des choses parce qu’elle est tenace, joyeuse et convaincue, et donc, convaincante. On peut changer le regard et modifier les pratiques des agriculteurs, des élus et des techniciens des collectivités sans travestir la science, en rendant désirable sa complexité. C’est moi qui le dit, c’est elle, et Jacques et Céline qui vont suivre, qui le fait.
Les paysans ont envie de changer, ils ont peur de le faire. Le regard du voisin, ça compte. Et puis, sur quelles bases transformer ses pratiques ? La formation est importante, mais où est-elle… ? Puisque les infrastructures traditionnelles censées l’assurer ont du retard, Jacques et Céline Thomas ont eu l’idée de fonder une sorte d’université populaire des sols. Dans la lignée tracée par Sophie Raous avec « Sol contre tous », ils ont créé le Pecnot’Lab où paysans et chercheurs se rencontrent, dans un labo, autour de mallettes d’analyses, à l’occasion de conférences et de webinaires qui sont devenus, au cours des deux confinements, des rendez-vous pédagogiques fort renommés.
Au départ, M. et Mme Thomas travaillaient sur l’entre-deux, cette eau cachée dans les zones humides, imbibée dans un sol qui fait sproutch lorsqu’on y pose la botte. Ils en ont acquis une réputation nationale dans la promotion de ces sagnes, comme on dit en Occitanie. Leur histoire mérite d’être sue.
le réseau de la tourbe
Entre 1994 et 1999, Jacques Thomas est directeur du Conservatoire d’espaces naturels de Midi-Pyrénées et responsable du programme Life Tourbières (Instrument financier pour l’environnement, un des principaux outils financiers de l’Union européenne utilisés au titre de sa politique environnementale). Après quelques années passées à parcourir le territoire de l’ex-région, il peut établir un constat de frustration : il y a bien un enjeu tourbières en Midi-Pyrénées, mais ces zones humides sont à la fois très petites en surface, éparpillées sur toute la région et toutes en propriété privée. Comment donc faire en sorte de les préserver, ce que réclame l’Europe, alors que les paysans ne les entretiennent plus (or, avec le temps, elles se comblent) parce qu’ils en ont oublié les mérites, ou bien ils les drainent pour gagner en surface cultivable ? Défendre l’intérêt général porté par un biotope alors qu’il appartient à une multitude de petits propriétaires pas très riches est une œuvre noble, mais impossible. « En plus, les outils administratifs de maîtrise foncière ne fonctionnent pas bien ici dans le Sud-Ouest, puisque, culturellement, quand on se désintéresse d’un espace, on ne le vend pas. Il fait partie du patrimoine, donc on le conserve, même si ça ne vaut rien. Il y a un attachement autre qu’économique », m’explique Jacques Thomas. Il ne pouvait rien faire. En fait, si, il a pu. À un moment, il s’est dit que, peu importe la propriété, ce qui comptait est que celui ou celle qui gère la tourbière sache déjà qu’il s’agit d’une tourbière, qu’il en comprenne suffisamment l’impact hydrologique et écologique pour qu’il soit fier d’en devenir le gardien. Les paysans sont unanimes : avec une tourbière bien en forme, les vaches peuvent continuer à paître dans la pâture en pleine sécheresse, parce qu’il y a encore de l’herbe ! Ceux qui l’ont drainée doivent faire venir le foin, alors qu’il est prévu pour aider à passer l’hiver. « Mon idée était bien d’impliquer les populations locales dans la préservation de milieux naturels stratégiques, en dialoguant directement avec le propriétaire ou le gestionnaire et en court-circuitant les intermédiaires socioprofessionnels. Rendre les gens responsables, si vous voulez. » Jacques et Céline Thomas parviennent, non sans mal, à convaincre l’agence de l’eau Adour-Garonne, la région Midi-Pyrénées et l’État de financer durant 6 ans la mise en place d’un réseau de paysans partenaires et gardiens des zones humides, qui prend le nom de Rés’Eau Sagne. Et ça a tellement bien marché que ça lui a joué des tours.
Pour le gérer, Jacques quitte le Conservatoire et crée en 2001 une coopérative avec Céline, la Scop Sagne. « On assurait à la fois la mission d’animation du réseau, des fonctions de bureaux d’études sur les zones humides, des missions de travaux et de gestion directe de sites avec des troupeaux de Highland cattle », détaille celle-ci. Plus de 50 chantiers dans toute la France et puis, faute d’un marché suffisamment mature et juridiquement sécurisé, la coopérative arrête cette activité en 2014. Trop cher et trop risqué.
« En 2006, on était arrivés à la fin de la période d’essai. On ne pouvait que constater que les gestionnaires des zones humides – ils étaient une cinquantaine à l’époque, des paysans en majorité – n’avaient aucune représentation collective. Nous, on parlait bien en leur nom, mais c’était bizarre, car nous étions de fait juges et parties, ce qui mettait mal à l’aise nos financeurs. Du coup, on a demandé aux gestionnaires s’ils étaient prêts à fonder une association qui les représenterait. Comme ils ont tous répondu “oui, pourquoi pas, mais pas sans vous”, on a créé une SCIC. » À l’époque, la solution juridique pour des formes d’associations de personnes ou des groupes ayant des intérêts différents, c’était la société coopérative d’intérêt collectif. Et c’est ainsi que naît la Scic Rhizobiòme, qui va marquer son temps dès sa constitution, en 2007.
festives zones humides
Les rôles sont alors bien distribués : à la SCIC Rhizobiòme la maîtrise d’ouvrage de tous les programmes publics, dont celui de promotion des zones humides, qui s’appelle Rés’Eau Sagne ; à la Scop Sagne les prestations scientifiques et techniques. Pour le grand public, les élus et les paysans, c’est Rhizobiòme qui est visible, car c’est elle qui fait la promotion des tourbières, notamment via ses incroyables écoles et autres fêtes des sagnes. Imaginez un instant un lycée agricole ou un chapiteau de cirque, où des acteurs mettent en scène la vie d’une planète carnivore ou l’histoire du canal du Midi, où des chercheurs discutent avec des élus, des philosophes et des paysans, où des conteurs lisent des poèmes, devant des centaines de personnes qui voient et entendent parler des zones humides comme des éléments de leur vie. Imaginez des fêtes des sagnes au cours desquelles des gens, venus de toute la région, visitent des tourbières avant de boire un coup et d’écouter de la musique, le soir, sous les étoiles. J’en ai été le témoin, ces écoles et ces fêtes ont été des moments sans équivalents, parce qu’ils marquaient la réussite exceptionnelle de cette structure sans nulle autre pareille en France, dans la connaissance, l’acculturation et la gestion des zones humides. Si, dans le sud-ouest de la France, dans le Tarn surtout, il y a encore des tourbières et des prairies humides malgré les champs de maïs, c’est à coup sûr grâce au travail de ce réseau. Les agriculteurs qui, auparavant, les drainaient en sont devenus les défenseurs, résistant d’eux-mêmes à la pression de l’habitude et à la routine des chambres d’agriculture.
L’université populaire des sols
En 2007, l’agence de l’eau Adour-Garonne réduit le territoire d’intervention du Rés’Eau Sagne au simple Tarn et élargit le domaine à l’ensemble des zones humides. Pas uniquement les tourbières. Cinq ans plus tard, Jacques et Céline disent à l’agence qu’il n’est peut-être pas très pertinent de solliciter les agriculteurs des plaines du Tarn à propos des zones humides, parce qu’il n’en reste que des petits mouchoirs et que les préserver n’aurait pas vraiment d’effet sur l’hydrologie générale. « On a estimé que la bonne porte d’entrée pour parler de l’eau sur ces territoires de grandes cultures, c’était… le sol. »Nous y voilà. La qualité des sols, comme principal levier sur lequel le paysan peut redevenir acteur de son métier, c’est le principe qui fonde un nouveau réseau, petit frère du Rés’Eau Sagne, le Rés’Eau Sol. « Notre but est bien d’apprendre aux paysans à redevenir les pilotes de la santé de leur sol, à appréhender les effets de leurs techniques culturales sur la santé des sols et les incidences à moyen et long termes, notamment dans le contexte du changement climatique. L’idée est toujours la même, faire monter les gens en compétences, leur donner accès à la connaissance pour qu’ils construisent par eux-mêmes, intelligemment, les solutions les plus pertinentes parce qu’intégrant les règles de la biologie, la compréhension des phénomènes. » Le Rés’Eau Sol a très vite remporté le même succès que son grand frère. Preuve en est, en 2017.
« on ne fera rien sans vous ! »
Certains financeurs, avec des arguties juridiques désignant l’Europe comme coupable – c’est une façon de dire que son chien a la rage –, ont dit vouloir tout arrêter. C’est que le couple Sagne et Rhizobiòme avait fini par être un peu embarrassant : assurant une mission d’intérêt général, une quasi-délégation de service public, la protection des zones humides et la préservation de la qualité des sols, le réseau avait, par son succès social, lentement gagné la démonstration que l’on pouvait être plus efficace qu’une armée administrative impécunieuse, lourde et mal employée. Il avait fait mieux que toutes les bureaucraties et les collectivités avant lui qui n’étaient pas parvenues à enrayer la machine infernale de la destruction des zones humides et des sols. Ça en a vexé certaines. Et puis, malins, l’essentiel du travail ayant été fait, les financeurs pouvaient à bon compte récupérer tranquillement la gestion des zones humides. Les start-up innovantes se font toujours bouffer par les grosses boîtes assoupies. « Ce sont nos adhérents du Rés’Eau Sagne et du Rés’Eau sol qui nous ont sauvés, lors d’une grande réunion entre eux, nous et les financeurs. Ils ont dit “non, on continue avec vous ! avec Rhizobiòme qu’ils considéraient comme une université populaire au champ. » J’ai assisté à cette réunion qui a obligé les financeurs à regarder leurs chaussures. Un grand moment : la base a signifié à la région, à l’agence de l’eau, aux collectivités, que si Rhizobiòme devait mourir, eux aussi cesseraient de s’occuper des zones humides et de leurs sols, ce qui aurait forcément des conséquences sur l’hydrographie du Tarn. La question avait été posée : faut-il tout arrêter ? Le vote fut clair : « on ne fera rien sans vous ! »
Passé pas loin du dépôt de bilan, le Rés’Eau sol se déploie encore, tout plein du besoin des gens. Il bute toutefois sur un nouvel écueil : pour réaliser les indispensables analyses de sols nécessaires à chaque paysan, pour chacune de ses parcelles, il faut du matériel qui n’est disponible que pour les laboratoires de recherche, à des coûts prohibitifs. Jacques, que rien n’arrête, rencontre alors La Paillasse à Paris, un groupe de « biohackeurs » qui développe des tas de services en open source sur le modèle « fablab » autour des sciences de laboratoire, en récupérant du matériel, en bricolant des petits trucs astucieux… « J’ai fait un travail de dingue de recherche bibliographique pour proposer des protocoles de mesures des paramètres de santé du sol accessibles et faciles à appliquer au champ. J’ai trouvé des trucs mis au point par l’USDA aux États-Unis [le ministère de l’Agriculture local], mais aussi par les labos de recherche de l’IRD ou du CIRAD. Ensuite, on a acheté des imprimantes 3D, on a appris à manier des logiciels de dessin et on a commencé à fabriquer tout un tas d’objets nécessaires pour les mesures au champ à des coûts sans comparaison avec ce qui est sur le marché. » Et voilà qu’est créé le Pecnot’Lab, centre de ressources rural, sur le modèle open source et creative commons, pour rendre la science du sol accessible aux paysans, avec un labo sol-eau et des kits et carnets de terrain à disposition des paysans. Profitant de la crise de la Covid-19, il a également développé une offre sur le web : des tutos sol-eau, des webinaires mensuels (les bien nommés C dans l’Sol, que j’anime chaque mois), des Portraits de sol (que je réalise également), des vidéos (Sur les Pas de Coralie) et un catalogue de formations professionnelles pour celles et ceux qui ne peuvent pas intégrer les groupes du Rés’Eau Sol, avec stage au labo et application sur les fermes, ainsi qu’assistance à distance.
« On veut faire ce pont entre chercheurs et agriculteurs, tant attendu de part et d’autre pour avancer ensemble. Et ce pont commence à être emprunté par les chercheurs eux-mêmes, qui viennent au Pecnot’Lab trouver des solutions pratiques et pas chères, des idées, des astuces… », se réjouissent Jacques et Céline Thomas. Dans toute cette histoire, ils n’ont jamais abandonné leur idée fixe : « Redonner le pouvoir au citoyen, le remettre en posture de le reprendre sur son chemin de vie, faire confiance à sa capacité individuelle de penser l’intérêt collectif. Arrêter de prendre les gens pour des cons, les sortir de la servilité volontaire par le partage des connaissances sans jamais décider pour eux. Tout ça sans jamais renoncer à la rigueur scientifique, à l’exigence de sérieux. Leur donner des billes contre tout ce qui peut les mettre en situation de dépendance ou de soumission. » C’est ainsi que l’histoire s’accélère, quand les gens ont à nouveau les moyens d’en être les acteurs et que les sols, ces grands oubliés, se constituent en une personnalité forte dont celle-ci ne pourra plus se passer. Début 2021, le Pecnot’Lab a inauguré ses premières formations. « Outiller le praticien, agriculteur, maraîcher, avec des connaissances et des méthodes scientifiques d’observation de la santé de ses sols, pour qu’il développe des techniques favorables à cette santé et adapte ses actions aux nouvelles contraintes posées par le changement climatique. » Des jours pleins, tout le long de l’année. Dans cette université populaire, seuls le manichéisme et les postures ne sont pas enseignés.
La purge d’Aux arbres citoyens du 8 novembre sur France 2 a tenté de faire comprendre aux gens que l’arbre est un bébé phoque qu’il convient de préserver des méchants en donnant des sous à une association. Vu l’audience catastrophique (en « prime ») – 8,6 % de parts de marché et 1,6 million téléspectateurs, le catéchisme a heureusement provoqué la fuite. Celle des gens qui partout en France font, plutôt que pérorer, qui n’attendent pas de savoir ce que pensent de l’arbre Yannick Noah, Naguy, Cyril Dion et Marion Cotillard pour agir. En Vendée par exemple, il y a Laurent Desnouhes. Directeur du Centre permanent d’initiatives pour l’environnement (CPIE) Sèvre et Bocage, il sait montrer que l’arbre est chez lui citoyen depuis longtemps. Également conseiller municipal délégué à l’environnement et à la transition écologique de Sèvremont, Laurent Desnouhes est un de ces écolos remarquables qui font avancer le pays. Entre Pouzauges et les Herbiers, c’est en partie grâce à lui qu’agriculteurs, industriels, citoyens et naturalistes plantent ensemble des arbres et continuent le bocage, améliorant les sols, l’écoulement de l’eau et, en définitive ce qu’on mange. Rencontre en deux parties.
Il était une fois des poules qui menaient leur vie de poule. C’est-à-dire qu’elles sortaient peu de leurs poulaillers, car, toujours inquiètes du renard et de la buse, elles hésitaient à s’aventurer en terrain découvert. Il faut savoir que la poule mouillée est plus à l’aise au sec. Ce qui la rassure, ce sont les arbres. D’arbre en arbre, la poule file à petits pas, sous la frondaison elle se trouve bien, s’estime convenablement cachée. Picorant, elle dévaste le sol et éperonne toute bête qui viendrait à passer à portée de son bec.
Un éleveur de lapin répondant aux prénom et nom de Mickaël Pasquier, sis au lieu-dit Malatrait, près de Sèvremont, voulait changer d’animal et se mettre à la pondeuse, car le lapin n’a plus la cote. Le rongeur est exigeant pour tout, il est fort sensible aux maladies, ce qui avait fini par rendre son élevage trop coûteux. L’éleveur, ému par la poule, demanda quoi faire, et on lui dit, oui, fais-en de la belle poule, mais à la condition que tu plantes des arbres sur ton dehors car autrement, tes poules ne sortiront jamais, et ce sera bien la peine d’être en bio, vu que par-dessus le marché, tu veux être en bio.
Alors qu’il réfléchissait, fort loin des marchands de produits apéritifs et de pâtes à tartiner se félicitaient de la vie : la noisette leur rapportait beaucoup, la demande ne cessait jamais d’augmenter, il n’y avait aucune raison de s’inquiéter de l’avenir. Tout de même, ils auraient aimé acheter plus de noisette bio, afin de pouvoir coller l’estampille AB sur leurs produits, ce qui en fait bien augmenter les prix. Ils se renseignèrent alors et apprirent que faire de la noisette, en bio, c’est aussi compliqué que le lapin. Car sans traitements chimiques, le noisetier est régulièrement révolutionné par un ennemi à long nez, le balanin.
Gros yeux sur corps de cafard, cet insecte est précédé d’un rostre courbé comme un agent renifleur, aussi pointu et coupant qu’un sabre de hussard. À sa base, il y a deux antennes. Le balanin a des airs de bête fantastique fabriquée par un graphiste, il est simplement très emmerdant, car la femelle se sert de son rostre très viril non pour manger, mais pour faire un trou. Ceci fait, elle se retourne, place l’orifice néoformé en vis-à-vis ses fondements, et voilà qu’elle y pond son œuf. Bien rond dans sa noisette, l’ovule fécondé va y éclore, découvrant une larve toute blanche qui mangera tout. Évidée comme un pot de pâte à tartiner l’est par une troupe d’ados, la noisette n’a plus qu’à tomber, et la chenille en sortir pour aller s’enterrer afin de faire sa nymphose qui la mènera à devenir un beau balanin adulte. En attendant, la noisette vide, légère à s’envoler, ne vaut plus rien.
L’éleveur avait bien compris, cependant, il ne savait pas que planter dans son poulailler. Un jour, il rencontra Laurent Desnouhes. Comme le Scrat de L’âge de glace, le patron du CPIE Sèvre et Bocage ne sort jamais sans sa noisette. Tout d’un coup, une idée lui vint et il dit ceci à l’éleveur ébaubi : » mais plante donc des noisetiers ! Puisque la larve du balanin passe un moment au sol, les poules la mangeront, l’insecte ne pondra plus car l’adulte ne sera jamais apparu, les noisettes ne seront plus menacées, les noisetiers ne seront plus désolés, et tout le monde sera content ! «
La Fontaine aurait pu l’écrire, cette histoire n’est pourtant pas une fable, tout y est réel sauf les transformateurs qui ne sont pas intervenus dans la rencontre entre la poule et la noisette. Comme toute idée géniale, elle est toute simple : « En France, la production est dix fois inférieure à la consommation, les importations se font majoritairement de Turquie et en moindre quantité de Grèce, d’Espagne et d’Italie. En France, elle est principalement produite en Nouvelle-Aquitaine alors que les noisetiers, ça peut pousser presque partout et que le marché grimpe pour deux choses : les pâtes à tartiner, et les noisettes décortiquées pour l’apéro, la valeur ajoutée est énorme, en particulier quand elle est en bio, » détaille Laurent Desnouhes. Or, on l’a appris, la noisette bio est une culture fort aléatoire en raison de l’insecte à éperon qui, on peut le dire maintenant, à une tête assez risible. « On a conduit une expérience avec cet exploitant qui faisait du lapin et voulait se lancer dans la poule pondeuse. On lui a dit vas-y, nous, on va t’accompagner pour les noisetiers. Il nous a juste fallu voir si on pouvait vendre des noisettes bios poussées dans un parc à volailles bio. ». Séduits par l’idée, les Super U de Pouzauges, des Herbiers et de La Châtaigneraie ont dit « oui » sans trop y réfléchir pour accompagner le projet, comme ils avaient déjà dit oui à des éleveurs de bœufs et de maraîchers bios. « Ensuite, on a financé l’achat des arbres : notamment avec l’entreprise La Boulangère, qui fait de la brioche bio, et l’Association française d’agroforesterie. Et puis, on a trouvé sur le territoire un pépiniériste… spécialiste de la noisette ! » Tous ensemble ils ont sélectionné les bonnes variétés, et tout le monde, accompagné de jeunes, a fiché quelque 350 scions dans un peu plus d’1 hectare de sol vendéen. « La noisette veille sur la poule, et la poule veille sur les noisetiers, » me dit, hilare, Laurent Desnouhes. Sa fable est une poésie de pays. En faisant se rencontrer la poule et la noisette, il a permis à un éleveur de changer de bête, il a ajouté une petite paille à un vieux tricot qui ne se démode pas, le bocage. L’arbre paysan, c’est d’abord un arbre qui ne coûte pas trop et qui sert à quelque chose.
Emblème d’un territoire, la Vendée, et témoin vivant de nos révolutions agricoles ; symbole à la fois d’un entre-soi clôturé et d’une nostalgie parcourue de chemins creux et trouée de mares, le bocage a été en partie détruit par les paysans eux-mêmes qui, aujourd’hui, le réhabilitent. Finalement, il leur rend bien des services et, d’ailleurs, pas qu’à eux : pour attirer des jeunes, des entreprises vendéennes, affligées par le plein-emploi, jouent sur le cadre de vie confortable qu’est le bocage. Alors, elles font ce qu’il faut pour le préserver. Mais de quoi parle-t-on ?
Emblème d’un territoire, la Vendée, et témoin vivant de nos révolutions agricoles ; symbole à la fois d’un entre-soi clôturé et d’une nostalgie parcourue de chemins creux et trouée de mares, le bocage a été en partie détruit par les paysans eux-mêmes qui, aujourd’hui, le réhabilitent. Finalement, il leur rend bien des services et, d’ailleurs, pas qu’à eux : pour attirer des jeunes, des entreprises vendéennes, affligées par le plein-emploi, jouent sur le cadre de vie confortable qu’est le bocage. Alors, elles font ce qu’il faut pour le préserver. Mais de quoi parle-t-on ?
Pas seulement des haies derrière lesquelles les Vendéens attendaient le soldat républicain pour lui écrire au sabre « vive le roi » sur le ventre. Le bocage est un ensemble complexe. Un paysage d’enclos verdoyants, disent en général les géographes. Les opérateurs de drones montrent une marqueterie feuillue : le bocage est une mosaïque, un maillage hétérogène de biotopes aussi fin et lâche qu’un vieux pull. De quoi est fait ce tissu ? De haies, évidemment, mais également, si vous regardez bien, de beaucoup d’arbres isolés et de bosquets éparpillés. Alignés, regroupés ou écartés, les arbres sont tellement présents dans notre mémoire collective qu’ils nous font oublier ce pour quoi ils sont là : les champs, les prairies, les cultures… Le bocage est à la fois l’enclos et la clôture. Un contenant et un contenu dont la trame est faite de bois et de prairies, et aussi de ruisseaux, de mares, de tourbières et de chemins. Il est rugueux : sa diversité spatiale et en espèces est la clé de ses mérites, ce qui en rend l’appréhension difficile, tant il est complexe.
En Vendée, le bocage a une mémoire, celle de Jean et Bernadette Fièvre. Les deux octogénaires ont été agriculteurs toute leur vie, comme leurs parents le furent. À Saint-Mesmin, ils ont vécu du bocage, l’ont vu partir, ont participé comme tout le monde à l’arrachage, avant de lutter pour sa protection. Jean me raconte sous le regard de madame. « Avant, on ne voyait pas d’un champ à l’autre. En 1936, mes parents avaient 22 hectares… sur 36 parcelles, c’est dire. À cette époque, on obéissait aux notables, les parents étaient mal vus si leurs enfants prétendaient se rebeller. On faisait confiance aux gens éduqués, et l’on n’apprenait les choses que par ouï-dire, à la messe et à la foire du lundi. Parmi eux, les maquignons décidaient de tout. En fait, ce sont eux qui faisaient crédit – à des taux énormes ! – pour acheter le tracteur ». Alors, pour les époux Fièvre, comme pour tant d’autres agriculteurs et éleveurs de l’après-guerre, le bocage représentait la société rurale vendéenne ancestrale qui les empêchait de respirer. « On faisait brûler des haies, car on se sentait oppressés, on disait que les chênes bouffaient notre terre. Mais les notables, eux, ne voulaient rien changer au système social qui, sur le terrain, était le bocage. Ils préféraient conserver le parcellaire… » Clôtures sociales, prisons paysagères : symbole et colonne vertébrale d’une société, le bocage ne pouvait longtemps survivre, en l’état, à la promesse de modernité offerte par la révolution agricole des années 1950. Il fallait qu’il fût troué, il l’a bien été. Aujourd’hui, on le reforme.
En ce début de millénaire, l’arbre paysan revient et, puisqu’on l’avait oublié, on le pare de toutes les vertus. L’arbre tient le sol, conduit l’eau, fait de l’ombre, abandonne ses feuilles qui deviennent matière organique, il brise le vent et atténue les écarts de température, il accueille des insectes qui bouffent les parasites et, avec ses branches, on peut faire de l’énergie. Et avec ses feuilles, du fourrage ou de la litière. Que des avantages. Toutefois, les éleveurs voient en l’arbre seul la méchante perspective d’une agglutination du bétail, toujours propice aux maladies infectieuses et, in fine, à une mauvaise qualité du lait. Les cultivateurs considèrent parfois sobrement l’ombre portée, qui n’aide pas à maintenir les rendements. D’autant que le tracteur et la moissonneuse n’aiment pas s’aventurer trop près.
Pour Pascal Sachot et Jonathan Berson, installés du côté de Sèvremont, l’affaire est entendue : travailler sans arbres est impensable. Le bocage doit être préservé, car il est, comme la prairie qui en fait partie, un élément de production. Les deux hommes sont associés en élevage bio, ils vendent fort bien leur bétail en circuit court, jusqu’au Super U de Pouzauges déjà cité. « On a intégré la haie comme une culture, qui doit générer de l’argent dans une nouvelle forme agricole devant faire de la production sociale. » Dans le Pays de Pouzauges, adossé aux collines de l’est de la Vendée, la crise de la vache folle de 1996 avait été le détonateur pour changer ses manières. « On ne pouvait pas continuer comme cela, perdre le tiers de la valeur d’un élevage du jour au lendemain. Alors, on a mis en place un système herbager avec rotation longue, sur 5 à 8 ans, de l’élevage bio, tout en conservant du canard hors-sol qui maintient des emplois. » Bétail, culture, canards, les trois productions sont complémentaires. Ce qui les relie, c’est le bocage qui retient le sol dans les pentes. Les tempêtes de Noël 1999 qui ont mis à mal le bois de châtaignier de l’exploitation ont été le second déclic de la nécessité de prendre en compte la gestion du bocage : l’installation de la filière bois-énergie en partenariat avec la commune compense, depuis, les coûts d’entretien des haies. L’idéal bocager n’est plus le parcellaire étroit d’il y a un siècle, le carré entouré d’arbres hauts mais, selon la topographie et la nature des lieux, la parcelle rectangulaire de quelques hectares, avec des arbres en son centre (ça aide les insectes) dûment close d’arbres, de bosquets, de haies, de ruisseaux et de chemins creux…
Le châtaignier est l’arbre révélateur du bocage vendéen. Le CPIE Sèvre et Bocage s’est occupé des agriculteurs qui l’avaient oublié. La destruction des haies s’est traduite par un oubli des techniques d’entretien. Ce qui reste de ces arbres vieillit donc et n’est plus toujours taillé comme il le faudrait, ce qui accélère encore le vieillissement… Parfois, une haie grabataire ne vaut pas mieux que pas de haie du tout. Les techniques de taille se sont érodées et, comme cette culture était essentiellement orale, il est quelquefois difficile, aujourd’hui, de les retrouver. Pour les pérenniser, le CPIE a choisi de rappeler aux Vendéens l’importance du châtaignier. « Avant, on disait qu’il payait le fermage », résume Pierre-Yves Marquis, chargé de la question pour l’association. L’arbre servait à tout, à nourrir, d’abord, par la farine de ses fruits, mais aussi à fabriquer du miel, du bois pour les charpentes et les toitures, les piquets de clôtures, les bouchots pour les moules… Dans le châtaignier, tout est bon, le châtaignier est un cochon. Sans compter que, correctement taillé et greffé, l’arbre tout vieux est un havre pour une foule d’oiseaux et d’insectes cavernicoles. « C’est un vrai arbre paysan, une mémoire affective, une porte d’entrée dans le bocage. En plus, c’est une grande valeur économique ; un arbre d’avenir, car la demande n’est satisfaite que par l’importation. » La combler impose que les châtaigniers de qualité d’aujourd’hui puissent avoir une descendance de valeur. Raison pour laquelle le CPIE promeut la greffe, seule à même de pérenniser la vigueur de ce patrimoine culturel tout aussi unique que le bocage dont il est une des vertèbres cervicales.
Une partie de ce petit monde s’est trouvée réunie au château de Landebaudière en Vendée lors des quatorzièmes ateliers du développement durable des territoires (ADDT) qui se sont tenus les 16 et 17 juin 2021. Cette grosse bâtisse au style Louis XVI typique semble posée comme un bâtiment de ferme sur un parc à peine jardiné, car il est bien pâturé. Un cadre judicieusement choisi pour entendre les entreprises de la région Pays de la Loire causer de ce qu’elles font en matière de préservation de la biodiversité. Propriété de la communauté de communes du Pays de Mortagne, le château est le siège de l’Association Demain Vendée, dont les moyens techniques ont permis la tenue de ces ateliers, à la fois en présence des intervenants, et à distance pour les participants. Un petit plateau télé organisé par le CPIE Sèvre et Bocage pour le compte de l’Union Régionale des CPIE des Pays de la Loire.
La Vendée n’est pas en retard
La Vendée a des entreprises dans ses bocages. J’ai pu en rencontrer une bonne centaine (en ajoutant celles des Mauges, de Mayenne et de Sarthe) lors de mes pérégrinations ayant abouti à la rédaction des trois volumes de Territoire, entreprises, environnement, publiés par l’Union régionale des CPIE Pays de la Loire, avec l’appui de la région. J’en vois bien d’autres, chaque année lors des débats que j’anime. Au fil des ans, le fort peu naïf que je suis a vu le changement. Par exemple, ce jour de juillet 2018 où les plus grosses entreprises de France, réunies chez Good Planet, la fondation de Yann Arthus-Bertrand, avaient en présence de l’alors ministre de l’écologie Nicolas Hulot et de presque toutes les grosses associations de protection de la nature françaises, signé « Act4Nature ». Soit un engagement aussi solennel que concret en matière de biodiversité, parfois superficiel, souvent précis et d’ampleur, pris par des entreprises qui, lasses d’attendre la fixation d’objectifs clairs par l’État, s’en sont donnés elles-mêmes. De l’inédit, sous le regard d’associations et de scientifiques qui ne manquent pas de désigner les signataires à la critique des réseaux sociaux quand leurs projets se sont révélés douteux. Déjà, des bilans ont été faits, accessibles sur le site d’Entreprises pour l’environnement (EpE), l’association à l’origine d’Act4Nature : on peut y apprécier la réalité des engagements des plus grosses boîtes françaises. EpE s’est fait piquer son idée car l’Office français de la biodiversité (OFB) a récupéré les entreprises signataires présentes uniquement en France : ce sont les désormais EEN, les « entreprises engagées pour la nature. »
En fait, depuis dix ans, je constate un grand changement. Laurent Desnouhes également. « En l’espace de quelques années, il y a eu une réelle montée en gamme, avec des moyens, mis en œuvre par des gens désintéressés qui ne font pas que de la com » , constate-t-il. « Ce genre de manifestation, il y a dix ans, avec une telle pluralité d’entreprises, aurait été impossible à organiser. » Entre-temps, le sujet de la nature est devenu un objet social largement médiatisé, encore qu’il reste très loin derrière le changement climatique. « Dans l’ensemble, je vois des actions menées qui dépassent le cadre des entreprises. Elles investissent leur territoire. » Il était temps.
Un parc d’activités vert, c’est presque possible
Travaillant depuis des années avec elles, le CPIE Sèvre et Bocage est un bon observateur de l’acculturation environnementale des entreprises. De l’intégration d’une dose plus ou moins élevée d’écologie dans leur façon de travailler. Cela est venu notamment de la discussion entre elles, et entre les entreprises et les collectivités. Par exemple, le parc d’activités du Bois-Fleuri de La Chevrolière, en Loire-Atlantique. Construit il y a quarante ans sur 28 ha, étendu depuis 2015 à 38 ha, il était bien de son époque. Triste, banal comme une quelconque zone d’activités. « On s’était dit qu’il fallait le rendre perméable à la faune et la flore », explique Pierre Lavoix, l’animateur de l’association créée par 11 entreprises du parc, l’Interentreprises du Parc d’Activité Durable du Bois fleuri de La Chevrolière (IePad). « En 2015, il y avait déjà un projet de réhabilitation porté par la communauté de communes de Grand-Lieu, qu’elle avait fait dans son coin, sans consulter les entreprises. Alors, on s’est réuni pour en causer, et parmi nous, il y avait Armor, la plus grosse société, qui avait déjà un programme RSE solide. » La discussion a abouti à la création de cette association, et à des réalisations concrètes obtenues par la mutualisation des moyens. Aux classiques sujets des déchets, des économies d’énergie et de la mobilité des salariés, s’est ajouté celle de la biodiversité. L’IePad a ouvert… un gîte : la Gestion de l’Intégration Territoriale et Environnementale est un projet visant à faire du site rien moins qu’un lieu de découverte de la nature pour les salariés et les citoyens. Selon M. Lavoix, cela participe à la qualité de vie au travail des premiers et à l’acceptabilité du site par les seconds. « Pas seulement, d’ailleurs, car on est arrivé à la réflexion que la nature, la biodiversité, permettait de gérer différemment les eaux pluviales, en limitant le ruissellement, et d’apporter de la fraîcheur en été, notamment avec les milieux humides. » L’un d’entre eux a été remis en eau, des bassins de phytoépuration ont été créés, des haies ont été plantées.
Il a tout de même fallu convaincre, car là comme ailleurs, il n’y a dans la population que 20 % de personnes motivées par le sujet. « La même proportion est opposée, il reste 60 % de gens indécis. C’est vers eux qu’il faut faire de la pédagogie, qu’il faut emmener avec soi. (sic) » Les irréductibles réclameraient en effet trop d’énergie, pour un résultat très aléatoire. « Il faut dire que ce genre de dialogue collectif, à propos qui plus est de la nature, change la posture du dirigeant, qui a en tête l’image ancienne d’un parc d’activités propre, bien tondu, soumis aux démarches qualités du monde industriel et aux réglementations du travail qui font croire qu’une pâture, c’est un risque incendie augmenté et des piqûres d’insectes ! » L’association d’entreprises travaille en lien avec le CPIE Logne et Grand-Lieu et la communauté de communes. « C’est ce qu’on attend d’une collectivité : de nous faciliter les choses, et cela a été fait. » Aujourd’hui, le parc, installé à l’est du lac de Grand-Lieu, est branché sur la voie verte et est reconnu par la LPO comme un refuge.
Le Bois-Fleuri a été précurseur car en juillet 2021, l’association Afilog, qui représente la plupart des acteurs de l’immobilier logistique présents sur le territoire national, a signé avec les ministres de l’écologie et de l’économie une charte « de performance environnementale et économique » qui avance des choses étonnantes : privilégier les friches à la terre agricole, infiltrer dans le sol dès 2023 100 % des eaux pluviales et « planter des haies champêtres composées d’arbres et d’arbustes sur deux rangées, sur un linéaire au moins équivalent à 50 % de la limite de propriété, et s’inscrivant dans la continuité de la trame verte locale. Dans le cadre de l’axe 3 du plan gouvernemental en faveur des insectes pollinisateurs et de la pollinisation, au moins 50 % des linéaires de haies sont composés d’essences favorables aux pollinisateurs. » Cela dit, comme les promesses électorales, les chartes n’engagent que celles et ceux qui y croient, mais elles indiquent aussi que les temps sont en train de changer. En échange de ces engagements, l’État s’engage dans la charte à « respecter les délais des procédures d’enregistrement et d’autorisation permis par les textes en vigueur… » On veut bien faire des efforts, mais ne nous assommez pas de bureaucratie. Donnant, donnant.
Des contrats avec la région
Élue référente biodiversité à la CCI régionale, vice-présidente du Ceser (le Cese régional) des Pays de la Loire et présidente d’Axions 21, Marie-Jeanne Bazin a mis en place une démarche de prospective à l’horizon 2050 : comment accélérer la prise en compte de la nature dans les entreprises ? « La porte d’entrée est les déchets et l’énergie. Cela permet de se frotter à la question clé de l’économie, » se souvient celle qui a quitté le service public pour fonder sa société qui accompagne les entreprises sur les questions d’environnement. « L’entreprise d’aujourd’hui doit comprendre que si elle a besoin de la nature pour vivre, elle a aussi des devoirs vis-à-vis d’elle. » Derrière cette parole à tout faire, que l’on entend souvent dans les colloques, il y a le concret des achats : prenant en compte la recherche des ressources les mieux durables, réfléchissant à l’écoconception des produits, le service achats d’une entreprise peut – et devrait – envoyer un signal clair aux fournisseurs tout en se verdissant. Un effet de boule de neige qui irait grossissant à mesure que le nombre d’entreprise s’interrogeant sur l’origine et la conception des produits qu’elle achète augmente d’une année à l’autre. « Au sein de la CCI, on a un groupe de travail avec la région notamment sur le zéro artificialisation nette : identifier les friches, densifier et intensifier les usages, favoriser la multifonctions des bâtiments, tout cela pour préserver le vivant et les ressources naturelles » et atteindre, peut-être l’objectif national du zéro artificialisation nette (ZAN).
La région aide financièrement les entreprises via son Contrat nature, un outil politique dont le but est de restaurer les continuités écologiques, les corridors de nature, les trames vertes et bleues coupées en pointillé par l’urbanisation. À l’est de la Vendée, là où les bocages couturent le paysage, c’est le CPIE Sèvre et Bocage qui pilote ce contrat nature, premier du genre (pour la période 2016-2020). « Notre territoire d’intervention est dynamique, il est plein de petits pôles économiques ce qui est un atout formidable, » reconnaît Laurent Desnouhes. La Vendée est en plein-emploi grâce à un tissu dense de PME implantées à la campagne, qui considèrent depuis quelques années que le bocage est à la fois le pilier du bien-être de leurs employés et un élément vendeur pour attirer les compétences venues d’ailleurs. Voulant préserver leurs territoires de vie, ces entreprises ont fait de l’écologie sans le savoir. « Cette répartition structure le pays du bocage, elle est un atout pour agir, elle est aussi une des causes… de la fragmentation des milieux naturels, de la rupture des corridors écologiques, » déplore Laurent. Le Contrat nature a été précisément créé pour accélérer la mise en œuvre des initiatives prises par les entreprises et les collectivités locales afin de corriger cet impact délétère. Il cible en particulier la transparence des zones d’activités vis-à-vis de la biodiversité, en cherchant à proposer un « cadre de référence » de l’aménagement, du réaménagement des zones d’activités à partir d’expérimentations conduites par 5 communautés de communes de l’Est Vendée soutenu par le Conseil Régional des Pays de la Loire. Concrètement, les leviers d’actions sont nombreux. La lumière, par exemple, explique L. Desnouhes : « dans les corridors écologiques, on oublie souvent la trame noire, c’est-à-dire la rupture que constituent pour les animaux les lumières artificielles des villes comme des entreprises. Il faut qu’elles travaillent sur ce sujet. » Ont-elles besoin de laisser la lumière la nuit ? Souvent, pour les plus grandes, c’est une obligation de sécurité, derrière laquelle se retranchent d’autres, par habitude. « On faciliterait aussi la vie des entreprises si une mutualisation de moyens était mise en place avec les collectivités à propos de l’entretien des espaces publics et des espaces privés. » La mutualisation, un mot qu’il faut prononcer dans tout débat, généralement vite oublié car il se heurte à des routines de gestion et de comptabilité.
Des salariés et des indicateurs
Ne pas réfléchir à la biodiversité seul dans son coin. Qu’entreprises et collectivités travaillent sur des objectifs communs et concrets. Et qu’elles le disent. Aidée par la consultante Séverine Simonnet qui a élaboré le programme Ecl’or (Engagement collectif pour l’orientation des jeunes), l’entreprise Sylvaplak a commencé par créer un lien avec l’école. « Je précise d’emblée qu’on n’est pas vraiment sur le thème de la biodiversité, mais sur un programme pour faire découvrir le monde de l’entreprise aux jeunes, avant qu’ils n’arrivent au lycée », tient à rassurer le directeur, Sylvain Chopot. Quel rapport entre une visite d’usine et la nature, alors ? « On fait d’abord découvrir le territoire dans lequel l’usine se trouve. Puis le monde économique, les métiers de l’entreprise etc. De fil en aiguille on arrive au rapport entre nous et l’environnement. » Ce sont d’ailleurs des questions récurrentes chez les collégiens qui, demain, seront les employés, voire les dirigeants de l’entreprise. « Ce programme, que partagent 16 entreprises, c’est d’abord une découverte de soi par les élèves eux-mêmes. Qui sont-ils, que veulent-ils, quelle serait leur vie rêvée ? » détaille Séverine Simonnet. « Ensuite les entreprises viennent dans les classes, puis les élèves vont dans les entreprises, » ajoute-t-elle. Les petits découvrent le monde économique tel qu’il est et est peu enseigné à l’école. Ils amènent leurs questions pratiques, existentielles… écologiques. Les entreprises parlent d’elles, entendent, voient, constatent. La nature est bien présente, derrière la question devenue banale « qu’est-ce que vous faites de vos déchets, est-ce que vous polluez ? » Et dans la mesure où parmi ces jeunes il y a les enfants du personnel, il serait hasardeux de ne pas répondre correctement.
Les salariés, parlons-en. Chez Kléber-Moreau, ils ont été formés aux questions de biodiversité lors de la pause de midi. « On prend une demi-heure régulièrement pour parler par exemple des hirondelles de rivage qui nichent dans nos carrières. On montre comment piéger les écrevisses de Louisiane, qui sont invasives. » Responsable foncier du carrier, Mickaël Pineau est à un poste qui exige de l’entregent et de la diplomatie. Le sujet nature est plus que sensible, les carrières étant dans l’imaginaire collectif, réputées destructrices. « On sait bien que c’est faux, nos employés le voient bien : c’est riche. Par contre, ils peuvent faire mal alors qu’ils pensent bien faire, d’où la nécessité de travailler avec des naturalistes. » Un CPIE leur a ainsi appris à faire attention aux tôles ondulées entreposées : éviter d’y toucher, car les reptiles aiment se tenir dessous. Le dialogue a permis de mettre une porte à un ancien transformateur électrique que Kléber-Moreau envisageait de détruire. « Il suffisait qu’on nous le dise, et qu’on nous apprenne comment faire : il y avait des chauves-souris dedans, des rhinolophes. » La qualité de l’environnement social autour de l’entreprise est primordial. Rassurer pour maintenir de bonne relation et ainsi se faire accepter dans le paysage. Montrer par exemple que la nature n’est pas qu’une obligation. Kléber-Moreau utilise l’Indice de Qualité Ecologique (IQE) élaboré par le Muséum national d’histoire naturelle en 2006. « Avec plusieurs sous-indicateurs comme les espèces patrimoniales, invasives, les surfaces non artificialisées etc., on obtient des graphiques en toile d’araignée à la manière des résultats des tests du labo de la Fnac, » explique M. Pineau. D’une carrière à l’autre (le groupe en possède neuf), les employés se comparent et les objectifs à atteindre sont définis. « On voit au fil des années l’évolution de chaque site, cela motive tout le monde. » Et cela amène les naturalistes qui font les mesures sur le terrain à cohabiter régulièrement avec le personnel de l’entreprise.
Et puis, un bon indice est sans doute une bonne ambassade vis-à-vis des élus sans lesquels il n’est point de carrière. Responsable foncier, M. Pineau est à l’affût de tout changement dans les documents d’urbanisme et de planification. Il lit la presse locale pour savoir qui a dit quoi sur quel projet. « On est vite oubliés », dit-il, lorsqu’une majorité municipale est changée. « Avant, on avait un lien direct avec les maires, cela allait, alors que désormais, c’est plus difficile avec les communautés de communes. » Ainsi doit-il être présent dans les réunions, les manifestations, pour dire ce qu’est Kléber-Moreau et ce qu’il fait, et qu’il n’est pas l’ennemi des territoires où il creuse des trous. Au contraire, ces trous peuvent amener de nouvelles niches écologiques qui enrichissent la biodiversité locale. Ne pas trop en faire, tout de même.
la nature pour modifier ses pratiques
Dans le monde du vin, on s’adapte depuis longtemps au changement climatique, on sait aussi çà et là vivre avec l’air du temps. Les pesticides n’ont pas une bonne image or, la viticulture en est le premier utilisateur. Elle est une monoculture sur sols pauvres, à laquelle on n’associe pas spontanément le terme biodiversité. Marie-Anne Simmoneau est cheffe du projet biodiversité du syndicat des producteurs de l’AOC Saumur-Champigny. « C’est en 2004 que des viticulteurs se sont posé la question de la maîtrise non chimique des insectes nuisibles. Ils ont alors demandé à un chercheur de Bordeaux Sciences Agro de les aider à comprendre les liens entre leurs paysages, les nuisibles et la biodiversité. » Avec Marteen Van-Elden, c’est le nom de ce chercheur, il est entomologiste, ils ont mis en place une recherche et développement interrogeant les pratiques, notamment le travail du sol. « Cela a abouti à la mise en place de zones écologiques réservoirs et d’un système de piégeages de nuisibles. » Des haies et des arbres, et puis des pièges à phéromones pour capter l’attention de la cicadelle verte et des tordeuses. « Les études de terrain ont ensuite montré que l’introduction de haies, en parcellaires, a un impact négatif sur les ravageurs, sans que l’on sache vraiment pourquoi. » L’hypothèse est que les haies amènent de la diversité dans des paysages viticoles monotones, qui constituerait en soi un obstacle aux parasites, qui se satisferaient de paysages uniformes. Ces travaux ont diffusé dans le monde des vignerons via des réunions, des lettres d’information et des colloques. « Dès 2008, quand il s’est agi de refaire le cahier des charges de l’AOC, les vignerons ont interdit le désherbage chimique total des parcelles et imposé à la place un désherbage mécanique ou bien une couverture des sols entre les rangs. » Une évolution très agronomique qui n’est venue ni de l’État, ni de l’Europe, ni d’une ONG : le changement est venu de lui-même parmi des viticulteurs soucieux de leur terroir et sans doute aussi de leur santé. « Cela a été porteur, justement parce que ce changement a été voulu par les vignerons, on a donc fait école chez d’autres. » Depuis, presque deux tiers des vignerons de l’AOC sont passés en bio.
Des goodies dans le bocage
On ne fait rien seul sans les collectivités, sans ses salariés, ses collègues, sans les jeunes, sans travailler avec tout le monde. La biodiversité est une façon de penser le territoire, elle se pense dans le territoire. À un moment, elle peut devenir un vecteur de progrès économique pour l’entreprise, lui conférer une valeur différenciante. « De toute façon, aujourd’hui, si l’on veut attirer des jeunes et garder nos talents, on ne peut plus faire autrement », constate Nicolas Ducept, le P.-D.G. de Mécapack. « Il nous faut mettre en avant et soigner un territoire de qualité, gage d’une bonne qualité de vie. » Encore faut-il le voir avec de bons yeux pour savoir ce que l’on souhaite valoriser auprès des gens que l’on aimerait recruter. M. Ducept a une belle formule : « On fait grandir ce qu’on regarde. » Regarder l’employé, le considérer afin qu’il ait vraiment envie de travailler. Regarder aussi le territoire : « Moi, j’ai pris conscience de tout ce que je ne savais pas lors d’une déambulation dans une zone industrielle guidée par un CPIE. J’ai été bousculé, car j’ai vraiment pris conscience de la faune et de la flore qui aime à venir dans ces zones-là où je pensais qu’il n’y avait rien. » Le territoire où vit son entreprise a dès lors pris une autre dimension, celle d’un milieu complexe à échelles multiples qui ne saurait se mesurer au simple linéaire de haies. Des biotopes, il en existe donc un peu partout. La diversité est souvent cachée. « Cela m’a changé. J’ai encore plus modifié des pratiques, avec d’autres managers notamment au contact de l’association RUPTUR . Par exemple, on ne délivre plus de goodies, mais on plante à la place des arbres–cadeaux pour nos visiteurs, clients et fournisseurs. Chacun se voit offrir 3 m de haies, qui sont plantées chez un agriculteur. » Un partenariat de fait avec le monde agricole qui gère près de 80 % du Pays de Pouzauges où est implantée l’entreprise. De tout cela il discute avec ses pairs des clubs d’entreprises, et en compagnie d’une bonne vingtaine de ses salariés (il en a 215). « J’attends d’eux qu’ils me proposent des choses pour réduire notre impact environnemental, qu’ils me servent de contre-pouvoir. » Écologique.
Parties plus tôt, des entreprises sont allées plus loin, en embauchant des ingénieurs écologues. C’est le cas de Séché-environnement, avec par exemple Marion Touchard. « Quand on vient sur un site, on relaie des messages, directement auprès des salariés et puis au moyen d’expos itinérantes. » Gérant des flux de déchets, attaché à une image pas toujours valorisante, l’entreprise travaille ses implantations en dialoguant en permanence avec associations, collectivités, agriculteurs et riverains. En s’appuyant sur le référent biodiversité en poste dans chaque site. « C’est un de nos quatre engagements signés avec l’OFB. On est suivi par la LPO, le Muséum national d’histoire naturelle et des associations locales. Deux de nos indicateurs de performance sont le nombre de salariés sensibilisés au sujet, et celui qui a modifié son propre mode de vie. » Ces engagements ont servi, en 2018, de colonne vertébrale à une ligne de crédit « à impact » signée en 2018. D’un montant de 270 millions d’euros, à échéance 2023, ce mécanisme financier est constitué de deux emprunts à terme pour le refinancement de la dette de l’entreprise, et d’une facilité de crédit renouvelable destinés aux besoins généraux de l’entreprise : les termes de cette ligne de crédit tiennent compte de la performance de trois indicateurs, l’un est financier, les deux autres sont environnementaux (maintenir un niveau élevé d’autosuffisance énergétique et préserver la biodiversité sur les sites de l’entreprise).
le vivant, pour une philosophie d’entreprise
Voyons La Boulangère. L’entreprise vendéenne de viennoiserie se veut citoyenne, responsable, éthique. En 2001, sa direction a décidé de s’engager dans le bio et le commerce équitable. Depuis 2017, elle n’achète que de l’électricité « verte. » Deux de ses camions tournent au BioGNV, produit par une unité de méthanisation de Mortagne-sur-Sèvre. Quatre années avant, La Boulangère avait fondé avec d’autres entreprises le label agri-éthique, certification de commerce équitable « nord-nord » : l’assurance que les fournisseurs sont payés décemment, que les produits sont issus de bonnes pratiques sociales. « On se fournit en local également, pour le bio, » Responsable RSE, Hélène Barillet semble cocher toutes les cases de l’entreprise engagée pour la nature (ce qu’elle n’est pas officiellement). « Pour le blé, il vient de Vendée, des Deux-Sèvres et de Charente-Maritime. » Un local élargi : il faut entendre sans intermédiaire, pas à proximité immédiate. Pour les œufs bios, elle va jusqu’en Loire-Atlantique. « En fait, on s’engage auprès de nos fournisseurs sur un prix fixe, au-dessus du marché. On n’achète pas le blé selon le cours de la Bourse de Chicago. On signe un contrat pluriannuel avec la coopérative agricole et le meunier, » qui est vérifié par un cabinet externe à l’entreprise.
Ce genre de partenariat multipartite se développe depuis quelques années dans le monde de l’agroalimentaire. La Boulangère l’a étendu au monde associatif en s’engageant pour 1 % for the Planet, le mouvement philanthropique créé en 2002 par le fondateur de l’entreprise Patagonia. « On reverse donc un pour cent de notre chiffre d’affaires à des associations qui travaillent sur l’agriculture, l’eau et la biodiversité. » L’AFAC-agroforesterie, par exemple. Bien connue des écologues, elle travaille à convaincre paysans et collectivités de replanter et d’entretenir des arbres et des haies dans les paysages ruraux. « Nous soutenons également l’École des Semeurs qui, en Normandie, forme au métier de maraîcher des jeunes en décrochage scolaire. Et puis Des enfants et des arbres, une autre structure qui permet à des écoliers et des collégiens de planter des arbres chez les paysans. » La Boulangère se veut aussi militante en apportant son aide à des associations telles que Artemisia (elle apporte des conseils juridiques aux organisations qui en ont besoin dans leurs combats pour l’environnement), Générations futures, Inf’OGM et SurfRider Europe. La Boulangère est donc contre l’usage des pesticides et des OGM, mais quel rapport peut-elle avoir avec l’ONG fondée par des surfeurs ? « Il y a leur philosophie, et puis le Projet Ocean campus qui nous parle, car c’est une plateforme virtuelle de ressources pédagogiques sur l’environnement. »
Lui aussi a signé un partenariat fructueux. Maraîcher et éleveur bio, vous le connaissez déjà, c’est Jonathan Berson, qui travaille avec Fleury-Michon et Système U. « Pour fixer nos prix, on part du coût de production, et cela n’a jamais été remis en cause par nos partenaires. » La juste rémunération finance un groupement d’agriculteurs signataires d’une charte qui va bien au-delà du cahier des charges de l’agriculture biologique, lequel ne va pas bien loin sur les questions d’agronomie et de biodiversité. « La base, c’est de faire du maraîchage de façon à amener de la rentabilité. L’élevage fournit la matière organique, pour équilibrer le système, » financièrement et agronomiquement. Polyculture-élevage, bétail et bocage, la SAS Le Champ du possible n’a pas vocation à devenir une coopérative traditionnelle qui finit par s’éloigner de sa philosophie initiale. « On est 13 agriculteurs, sur 8 exploitations, on va investir sur des outils de stockage et modifier notre charte de façon à accepter des non-éleveurs, à condition qu’ils trouvent pour leur maraîchage de la matière organique issue d’élevages du secteur. » Des paysans qui travaillent avec des entreprises du pays à améliorer leurs paysages.
La France a toujours du mal avec ses entreprises. Enfermées dans le temps court, regardant leur nombril comptable et financier, écartelées entre fournisseurs et clients soumis au dogme du prix bas, comment pourraient-elles s’intéresser au temps long et à la complexité de la nature ? Quand on fait de l’argent, on est un peu sale. Une entreprise, par définition, pollue et asservit. Éventuellement elle fait semblant avec un ou deux coups de com’ verte. Cela a été vrai, ça ne l’est plus tout à fait, car globalement, le monde de l’entreprise a tellement intégré les contingences environnementales qu’il a été, dans certains secteurs, plus vite que l’État sur la question de la biodiversité. Car à attendre des règles et des dates butoir fixées par la loi, qui mettent des années à être écrites et sont susceptibles d’être modifiées d’une législature à une autre, on risque de devoir changer en urgence. Mieux vaut prendre les devants, aller au-delà des demandes et anticiper celles de demain. Les carriers avaient commencé il y a quarante ans.
En Vendée, les entreprises veulent maintenir leurs territoires en l’état, leurs bocages qui apaisent les salariés et attirent les jeunes diplômés. Elles font du coup de la protection de l’environnement souvent sans le savoir car lorsqu’on souhaite que le paysage quotidien perdure, on donne à ses éléments constitutifs, les biotopes, les moyens d’exister. Ainsi placée en filigrane l’écologie est un horizon pour l’entreprise, qui l’oblige à mettre le nez dehors, à voir comment elle s’insère dans son territoire, comment de par ses fournisseurs et ses clients elle a un impact sur d’autres territoires ; et à se regarder elle-même : l’écologie interrogeant tous les domaines, tous les capitaux, les stocks et les flux de l’entreprise, elle est un horizon social. Les employés travaillent mal dans la laideur, quelle qu’elle soit. Éparpillées, les initiatives de chacune sont a priori anecdotiques, elles ne le sont sans doute pas, car elles sont intrinsèquement utiles et surtout, elles ancrent toutes la biodiversité dans le langage commun, dans la culture collective, elles associent chaque jour un peu plus le temps court de l’économie au temps long de l’écologie. Ce n’est pourtant pas suffisant. Il faut que ça polymérise. Pour cela, c’est l’ensemble de l’écosystème de chaque entreprise qui doit avancer dans le même sens. C’est toute la chaîne de valeur qui doit se verdir en même temps. Usine, fournisseur, client, filiale. L’inertie est forte, seuls peuvent la vaincre l’État, garant de l’intérêt général, et l’opinion publique. Et puis quelques figures qui donnent envie d’agir parce qu’elles montrent que c’est possible. Il y en avait lors de cette journée. Il y en a au CPIE Sèvre et Bocage. Il y a la poule et la noisette.
Encore une infolettre avant le changement de mouture (ça prend du temps, désolé). Troisième de la nouvelle série qui a vocation à montrer que les choses avancent, en dépit de tout. Qui avancent grâce à ce que j’ai appelé des « écolos remarquables », éponymes de mon dernier livre et inspirateurs de la série que j’ai démarrée avec Éric Wastiaux et Stéphane Rossi sur UshuaiaTV, produite par Les Films en Vrac, « L’écologie près de chez nous. » Dans ce numéro, je vous parle de CN Industrie, une entreprise de Brioude qui s’approche de l’autonomie énergétique grâce à son patron-fondateur, Clément Neyrial. Un éclairage sur l’avenir à l’heure des phrases toutes faites des politiques. NB : photos et graphiques de Clément Neyrial. Papier écrit suite à une rencontre en septembre 2019, puis deux itv, l’une en janvier 2021, l’autre les 8 et 9 octobre 2022). .
une entreprise laboratoire de « l’autonomie » énergétique
À une heure de Clermont-Ferrand, voici Brioude, sa basilique romane et cette maison du XVIe siècle visitée un jour par le contrebandier Mandrin, ce qui a suffi à en faire un lieu majeur du tourisme local. Loin de là, à 300 mètres de la gare, on ne fait pas d’enluminures, on grave en épaisseur. L’entreprise CN Industrie est spécialisée dans les logos en relief, elle travaille en conséquence pour les maisons de cosmétiques qui adorent les boîtes en carton sur lesquelles les doigts aiment à s’attarder. « Fallait bien faire quelque chose, » se souvient Clément Neyrial, le P.-D.G. « J’avais 22 ans quand j’ai créé la société. Je n’avais pas beaucoup de diplômes, j’avais travaillé dans le commerce, dans le service, et j’ai découvert l’industrie. Ça m’a beaucoup plu, car on démontre facilement la valeur ajoutée d’une production industrielle. Et puis j’ai découvert les arts graphiques. » Le dessin, la couleur, les formes, l’imbrication de tout cela pour façonner des identités particulières. La magie de l’impression, la difficulté à pérenniser les objets quand un client réclame un emballage, un présentoir suffisamment flatteur pour que les chalands aient envie de le conserver. Le façonnage de logo en relief est un métier plein de techniques qui consiste, grossièrement, à couler des résines, embosser, découper… « On fait du Doming, de l’EcoChrome, du MiniChrome, pour chaque techno un usage et des caractéristiques bien distinctes” Et ça tient sur des boîtes de parfum comme sur des casques de motos.
Cependant, les procédés sont voraces. « Quand j’ai commencé à regarder la consommation électrique, je me suis vite intéressé aux panneaux solaires, j’ai réfléchi à l’autoconsommation. C’était en 2012, trop tôt : techniquement et réglementairement, c’était impossible. » L’entreprise aurait perdu son temps à remplir ce qu’il fallait pour, peut-être, bénéficier un jour d’aides et de subventions. Clément Neyrial a préféré aller voir son banquier. Avec l’idée d’utiliser vraiment de l’électricité à partir du soleil, c’est-à-dire de produire des électrons le jour pour emmagasiner les inutilisés en prévision de la nuit. Il aime le compliqué, Clément Neyrial.
Quand les girouettes ont commencé à tourner dans le même sens, que tout le monde s’est mis à parler de solaire après l’avoir oublié (la France en faisait beaucoup dans les années 1990, et puis, elle a pensé à autre chose, à un monde sans industrie), le P.-D.G. a fait sans rien demander à personne, attendant d’avoir de quoi stocker. « Enfin, en mai 2015, Tesla a commercialisé son pack de batteries, alors j’ai validé la commande pour le PowerPack. Mais face à la demande, Tesla s’est occupé d’autres clients. On a donc dû patienter et, lorsqu’on a su que les batteries allaient arriver, on a installé la centrale photovoltaïque à l’été 2017, et mis en service la batterie en janvier 2018. »
Trois cent quatre-vingts panneaux sur 650 m2 de toitures, délivrant une puissance de 112 kilowatts-crêtes [puissance moyenne possible dans des conditions optimales d’ensoleillement et de température], reliés à ces fameuses batteries Tesla d’une capacité de 100 kilowatts/h. Sur le papier, l’autoproduction, soit grossièrement le niveau d’autonomie par rapport au réseau, serait de 52 %. Sans le stockage. Avec celui-là, on allait pouvoir atteindre les 71 %, un ratio énorme. « En pratique, on va souvent au-delà de 80 %. » L’installation a coûté 65 000 euros en panneaux, autant en batteries, plus 20 000 euros de panneaux supplémentaires disposés en ombrières sur le parking de l’usine. Aucune subvention, tout à crédit, on l’a compris. « Avec les économies d’énergie réalisées sur ce que je payais à EDF, en 10 ans maximum, j’aurai remboursé le crédit au coût de l’énergie actuel. Donc c’est neutre, c’est ce que j’ai démontré au banquier. » L’année suivante, en 2019, l’entreprise se développe, elle réinvestit dans des machines, et la consommation double. Ayant été surdimensionnée, l’installation peut absorber la hausse de la courbe.
Ce n’était toutefois pas encore suffisant pour Clément Neyrial. « Un jour, je me suis dit que c’était quand même dommage de ne pas revendre ce qu’on n’utilisait ou ne stockait pas, alors on est allés chez Planète Oui [société qui a depuis cette interview réalisée en janvier 2021 fait faillite, Clément Neyrial est en négociation avec Mylight pour continuer la revente], qui nous rachète le surplus pour le vendre à d’autres clients en énergie verte. Grâce à cela, on a eu parfois des factures négatives… » C’est-à-dire que le distributeur a payé son fournisseur ! Je n’en ai vu qu’une, celle de juin 2020 d’un montant de -327,04 €, j’ai eu aussi accès à quelques factures mensuelles dont les montants de quelques dizaines d’euros démontrent, selon M. Neyrial, que « la production d’énergie, en vue de la consommer sur place, est le seul investissement à garantie de rentabilité : pour nous, le retour sur investissement est de 6 ans et 2 mois pour les panneaux ; avec le stockage, 9 ans et 4 mois ». Le président de CN Industrie s’étonne pourtant de l’invariante frilosité de ses collègues chefs et cheffes d’entreprise qui se cachent derrière le coût des choses pour ne rien faire. « Rien ne bouge. Je fais beaucoup d’interventions, mon usine est ouverte aux visites, mais ça ne change pas. La priorité [pour le gouvernement] ça devrait être les entreprises, les usines, car ce sont elles qui consomment le plus, elles ont le pouvoir d’achat et peuvent servir de pub pour les particuliers, mais… » Et puis elles ont toutes des toits de grandes surfaces, sans ces cheminées qui font des ombres malheureuses. Si toutes les sociétés faisaient du solaire, les coûts baisseraient, les énergies renouvelables s’inscriraient dans le paysage quotidien. Cela les rendrait évidentes, tout le monde s’y mettrait. Les entrepreneurs se cachent derrière l’argument de la complexité des dossiers d’aides, Clément Neyrial leur répond : « Eh bien, faites sans, c’est rentable, vous aurez des crédits. » Ils soulèvent des problèmes de structure, les panneaux faisant leur poids sur les charpentes pas forcément prévues pour cela. Ce n’est pas faux. Ça ne va plus durer : pour les bâtiments neufs, la loi Climat du 24 août 2021 impose à partir du 1er janvier 2023 que les nouveaux « bâtiments commerciaux, artisanaux, industriels, entrepôts et hangars » de plus de 500 m2, ainsi que les bâtiments de bureaux de plus de 1 000 m2 soient couverts de panneaux solaires ou de végétation sur au moins 30 % de leur surface. Idem en rénovation, si la charpente est assez forte. Un an après, en 2024, l’obligation s’imposera aux parkings de plus de 500 m2 qui devront connaître la fraîcheur des ombrières.
Voici où on est, au jour où je publie ce papier : depuis le début de l’année 2022, CN Industrie produit 80 % de l’électricité qu’il utilise sur place (autoproduction), et consomme près de la moitié – 49 % – de l’électricité totale qu’il produit (autoconsommation). La différence vient du fait que l’installation ne produit pas toujours au moment où l’usine en a le plus besoin. Dans ce cas, il lui faut injecter le surplus sur le réseau, ou importer le manque depuis celui-ci au moment où la consommation est beaucoup plus importante que ce que les panneaux peuvent fournir. Comme le résume le logiciel de Clément Neyrial, « Vous avez couvert 49 % de vos besoins en électricité. Vous avez autoconsommé 80 % de votre production totale. » C’est plus clair. C’est d’autant plus flatteur que la consommation d’énergie de l’usine a beaucoup augmenté depuis l’année 2021 après le rachat d’un des concurrents de CN Industrie, et le rapatriement dans les locaux de Brioude des machines de celui-ci, ce qui a dégradé le système, l’installation solaire-batteries n’ayant pas été adaptée. « On consomme beaucoup plus, c’est pour cela que j’ai acheté un bout de terrain sur lequel je vais installer des ombrières. »
Pour augmenter le taux d’autoconsommation, il faudrait accroître la part de stockage. Il y a les batteries au lithium, il y a l’hydrogène, ne cesse-t-on d’entendre. M. Neyrial regarde H2 d’un œil un peu moqueur. D’abord, il s’énerve : « on nous parle de voitures et de camions à hydrogène. Mais, en mobilité, faut m’expliquer l’intérêt de mettre une usine à gaz sur quatre roues avec une efficience énergétique inférieure à celle du thermique ! » L’hydrogène, c’est complexe ; sous forme liquéfiée dans des bonbonnes très lourdes, c’est hasardeux. Qui plus est, la fabrication du combustible nécessite beaucoup d’énergie, rarement verte ailleurs qu’en France, avec un rendement relativement faible, y compris par électrolyse avec du courant sortant d’éoliennes ou depanneaux photovoltaïques… plongé dans des retenues d’eau qui n’ont pas vraiment la côte après cet été caniculaire. « H2, ce n’est pas plus efficace qu’un moteur électrique et, dans presque tous les cas, ça passe par une batterie [la pile à combustible, ou PAC], alors pourquoi ne pas juste faire des voitures à batterie électrique ! ? » Entre l’électricité produite et la PAC, il y a perte par cette conversion énergétique supplémentaire qu’est l’hydrogène. À quoi bon ? Les piles à combustible, ces batteries à hydrogène inventées dès le début de la conquête spatiale, ne trouvent pas grâce à ses yeux. « Le seul intérêt de cette filière, c’est qu’on maintient des unités de fabrication lourdes, un système d’entretien de moteurs complexes à durée de vie limitée et un réseau de distribution avec une taxation à la clé. » L’hydrogène est, selon Clément Neyrial, la énième manifestation d’un État voulant conserver son pouvoir en imposant des façons de produire et de distribuer un vecteur d’énergie qui ne changera pas le système centralisé d’aujourd’hui. En d’autres termes, hydrogène ou nucléaire, même combat : la mainmise de l’État et des grands énergéticiens, via de grosses unités, sur la production et la distribution du kilowatt.
La décentralisation renouvelée
Je soulève un autre souci : on ne peut pas dire que la voiture électrique, les éoliennes et les panneaux photovoltaïques aient une empreinte environnementale microscopique. « Non ! », me répond-il, « les bilans sont faussés par des comparaisons à durées de vie similaires, alors qu’elles ne sont pas les mêmes du tout. Une Tesla n’a pas d’usure par exemple, car il n’y a pas beaucoup de pièces mécaniques. La batterie est annoncée pour 1,6 million de kilomètres [soit 131 années du kilométrage moyen d’un Français en 2019]. C’est équivalent à 20 véhicules thermiques. C’est pareil pour les panneaux solaires : après 25 ans, on mesure toujours 88 % de performances par rapport à l’origine, et il y a des panneaux vieux de 40 ans qui fournissent encore. » Il me dit cela d’après une étude menée uniquement aux États-Unis. Je ne suis pas certain non plus qu’un propriétaire de Tesla (au hasard, M. Neyrial), véhicule statutaire s’il en est, ne soit différent du conducteur d’une grosse Audi qui la change tous les 5 à 9 ans, auquel cas le bilan écologique de l’électrique se dégrade : un propriétaire de voiture électrique doit rouler plus longtemps, plus souvent, pour amortir la dette carbone de son véhicule, qui, selon les rapports publiés ici et là, se situe entre 50 000 km et 100 000 km. Ce n’est qu’au-delà de cette limite qu’une électrique n’émet plus rien par rapport à une thermique. Dans son Impact report 2021, Tesla minimise à peine : la firme d’Elon Musk y reconnaît que ses véhicules propres émettent tout de même 30 tonnes de CO2 au cours de leur vie, tandis que les voitures à essence en exhalent 70 tonnes. Une note un peu lourde qui selon le constructeur ne peut que baisser à mesure que le réseau sera maillé d’un nombre croisant d’unités de production d’énergie renouvelable. « En fait, l’amortissement carbone continue tant que l’auto roule : la Tesla revendue ne va pas à la casse, elle continue sa vie sur le marché de l’occasion, et permet au plus petit budget de passer à l’électrique à leur tour. » C’est le paradoxe de toute voiture : plus elle roule, plus sa durée de vie est longue, moins ses émissions par kilogramme transporté et kilomètre parcouru sont importantes. Pour verdir le parc, il s’agit de développer l’occasion, le covoiturage, la location et le taxi plutôt que de promouvoir le renouvellement de la flotte.
Penser écolo, c’est tout prendre en compte, pour se projeter sur le long terme. C’est aussi penser local : « L’intérêt de faire des énergies renouvelables, c’est de produire soi-même. Il faut une production décentralisée au maximum, avec des tampons locaux sous forme de batterie. Plus on sera nombreux, plus les problèmes de tension sur le réseau seront réduits », car le gestionnaire, Enedis, aura plus de leviers sur lesquels appuyer pour le pilotage quotidien de l’intermittence du vent et du soleil. « En réalité, avec le maillage d’unités décentralisées, on peut arriver facilement à 50 % d’énergies renouvelables en France, et même à 90 %, je pense. Mais il faut investir. Or, une centrale nucléaire, c’est 10 milliards, sur 10 ans, alors que si l’on investit la même somme sur le solaire et l’éolien, on gagne du gisement… » après toutefois un délai d’études et de recours comparable à celui de la construction d’un EPR, car personne n’en veut, en particulier nombre de naturalistes, effrayés à la fois par l’emprise au sol (et en mer) des éoliennes, et le hachage d’oiseaux et de chauve-souris par les grandes pales. Le 26 septembre, le Conseil des ministres a adopté un projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables, qui fait déjà hurler les associations de protection de l’environnement et du patrimoine.
Les élections municipales de mars 2020 ont conduit Clément Neyrial à la fonction de conseiller municipal en charge de la transition énergétique. Il aurait aimé pouvoir transposer à la ville ce qu’il a réussi pour son usine. Sur le fond comme sur la forme. « Faut des réunions, et des réunions, ce n’est pas un système efficace… » fait mine de s’étonner le P.-D.G. de sa PME leader sur son marché. Une municipalité n’est pas une entreprise, elle est une démocratie, elle a son inertie. « Mon objectif reste l’autoconsommation partagée, en solaire, faire en sorte que la commune produise autant d’énergie qu’elle en consomme. N’importe quel citoyen, en maison ou en appartement, pourrait ainsi partager, revendre et acheter son énergie localement. » Avec le compteur Linky, tout est possible, on peut s’échanger des électrons « Normalement, à la fin du mandat, la commune ne dépensera plus un sou pour son électricité. » Peut-être les employés municipaux seront-ils alors équipés de voitures Tesla, comme Monsieur le conseiller municipal ? Pas sûr. Aux dires des élus locaux et des spécialistes de l’énergie du département et de la région, Clément Neyrial va trop vite, il s’est détaché du peloton il y a longtemps et continue de courir loin devant. La guerre en Ukraine lui a en plus donné raison. « J’avais pour projet de couvrir de panneaux photovoltaïques 10 000 m2 de toitures de bâtiments municipaux – le centre-ville c’est impossible, trop d’ombres et l’architecte des bâtiments de France dit non. Ça fait une puissance d’1 MWc, qui aurait pu fournir à peu près la consommation électrique annuelle de la ville. C’était un investissement d’1 million d’euros sur la mandature : soit, 200 000 € par an pendant cinq ans. La facture électrique de la ville étant de 272 000 euros par an, elle pourrait ainsi tomber à presque rien. On m’a dit : on verra. Depuis que la guerre a commencé, on regarde enfin mon projet. » Mais pour ne surtout prendre aucune responsabilité et retarder au plus tard une éventuelle décision, la commune a très classiquement mandaté un bureau d’études qui après six mois et plusieurs dizaines de milliers d’euros, proposera sans doute la même chose que ce que Clément défend en conseil municipal depuis 2020. Quand même, le patron de CN Industrie a pu faire remplacer les ampoules des lampadaires municipaux par des LED, pilotés par un système qui en réduit la luminosité de 85 % au cours de la nuit. La facture sera divisée par trois à quatre, a priori, « et ce sera tout bénéfice pour les insectes, les oiseaux et les chauves-souris : le ciel nocturne doit rester noir. »
Consommer ce que l’on produit, point final
Clément Neyrial est las. De la lenteur et des « conneries de la presse nationale, qui ne sait pas de quoi on parle en matière d’énergie. » Par exemple : « le problème n’est pas de consommer moins tout le temps comme on l’entend à longueur de journaux, la sobriété, il est de consommer moins au moment des pics, de façon à ne jamais dépasser la capacité de production. Et donc, de stocker au maximum le reste du temps, où l’on produit énormément sans beaucoup de consommation, durant la journée de travail. » En Californie, m’explique-t-il, 5 000 maisons équipées de batteries comme les siennes sont déchargées lors des pics de consommation, pour les soutenir, et n’ont le droit de se recharger que durant les heures où la consommation est faible. Il rêve d’une France équipée de la sorte, dont chaque maison, chaque immeuble, chaque entreprise, chaque exploitation agricole, chaque friche industrielle, serait un même producteur d’électricité, déjouant de la sorte l’intermittence inhérente aux énergies renouvelables en multipliant à la fois les sites de production et les unités de stockage. Y aura-t-il néanmoins assez d’argent, de terres rares et de métaux lourds pour fabriquer tant de batteries, le réseau qui devra les relier, les convertisseurs à 50 Hz sans lesquels la tension chute, les éoliennes et les panneaux solaires ? Saura-t-on maintenir la stabilité du réseau électrique qui devra s’ajuster en permanence entre des millions de consommateurs… et de producteurs alors qu’aujourd’hui RTE estime qu’à partir de 30 % de sources intermittentes, il ne gère plus rien ? Dernière interrogation : au-delà de 25 °C, le panneau solaire voit son rendement commencer à chuter, alors, que produira-t-il lors des étés aussi brûlants que celui que l’on vient de vivre qui sont amenés à devenir la norme météorologique ? Personne ne sait répondre à ces questions.
C’est l’angle mort des rapports de RTE, de l’IEA et de l’Ademe, souvent cités, rarement lus jusqu’aux notes de bas de page : en théorie (et en gros), un carré de 700 km de côté de panneaux solaires suffirait à couvrir la consommation énergétique de l’humanité ; en pratique, c’est réalisable à condition de savoir emmagasiner l’électricité, d’ajuster à la seconde l’offre et la demande, de posséder un réseau reliant des millions de points de productions et de consommation, et de diminuer fortement la demande. C’est tout cela ensemble ou rien, soit autant de probabilités à multiplier, pour un résultat qui mathématiquement s’approche de zéro. À moins que tout d’un coup, notre société ne se mette à vouloir changer de course, comme elle a su le faire aux lendemains de la Seconde guerre mondiale.
En attendant, Clément Neyrial démontre que l’on peut faire tourner une usine et sans doute une petite commune en utilisant le soleil et beaucoup de lithium. Si son modèle se multipliait, les citoyens se retrouveraient comme avant la Libération, inégaux devant la production d’énergie. D’un bassin de vie à un autre, selon les gisements en vent, en soleil et en biomasse, ils ne disposeraient pas des mêmes facilités. À moins que l’hydroélectrique et le nucléaire ne continuent d’assurer le minimum vital pour tous et la stabilité en fréquence du réseau électrique. L’avenir sera ni l’un ni l’autre, il sera hybride.
Encore une infolettre avant le changement de mouture (ça prend du temps, désolé). Deuxième de la nouvelle série qui a vocation à montrer que les choses avancent, en dépit de tout. Qui avancent grâce à ce que j’ai appelé des « écolos remarquables », éponymes de mon dernier livre et inspirateurs de la série que j’ai démarrée avec Éric Wastiaux et Stéphane Rossi sur UshuaiaTV, produite par Les Films en Vrac, « L’écologie près de chez nous. » Dans ce numéro, je vous parle de Saint-Jean-Lachalm, un village de la Haute-Loire qui a trouvé le moyen de ne pas s’étriper lorsque l’idée d’un champ d’éoliennes a soufflé dans la tête de son maire, Paul Braud. En faisant parler un droit coutumier ce qui, de fil en aiguille, a conduit… au chanvre. NB : je ne suis pas allé sur place, j’ai enquêté et interviewé le maire à deux reprises, une fois pour la préparation d’un colloque en 2019, une autre par téléphone en 2021. Les photos viennent du site de la mairie.
Examinons le cas Paul Braud. Depuis 1995, il est maire de Saint-Jean-Lachalm et, depuis 2014, il est également président de la communauté de communes du Pays de Cayres-Pradelles. La toute petite commune compte quatre fois moins d’habitants qu’en 1793, masi la Terreur n’y est pour rien : on n’a pas guillotiné plus que cela dans le pays. Parmi les trois cents âmes dont M. le Maire administre l’existence, certaines escaladent les rochers de la Miramande qui empêchent le village de se répandre à l’ouest (la via ferrata est réputée), tandis que d’autres, à l’est, empruntent la voie romaine de Bollène pour traverser d’un coup, tout droit, comme on barrerait d’un trait la carte IGN pour faire une autoroute, la forêt du lac du Bouchet. Au-delà, encore plus à l’est, c’est le mont Devès et, loin derrière ce mamelon de basalte, Le Puy-en-Velay. Entre la voie de Bollène et Saint-Jean-Lachalm, la carte indique neuf éoliennes. « Clairement, aujourd’hui, je ne le referais pas. À côté, il y a plein de projets qui ont capoté. C’est hypercompliqué : sur les éoliennes, l’administratif est devenu extrêmement lent, très contraignant, car il y a beaucoup de commissions des sites, des espaces naturels, etc. Les associations font recours sur recours… » M. le maire se prend à souffrir en pratiquant la dystopie, qui est assez à la mode. Parce qu’il a réussi à faire ce que peu ont réalisé : faire émerger des éoliennes dans le paysage quotidien, sans que cela soit vécu comme un viol de l’imaginaire. « J’ai même obtenu un vote soviétique : 100 % de “oui”, ou presque ! », alors que l’érection de moulins à vent provoque en général des oppositions définitives et des recours infinis auprès des tribunaux. C’est souvent pire qu’un débat sur la vaccination. Nous voulons bien des énergies renouvelables, mais pas trop près de chez nous. Les écolos ont les deux pieds pris dans le tapis de leurs contradictions : les éoliennes, oui, mais ça hache menu rapaces et chauve-souris, ça bouffe du sol, ça réclame du béton et des métaux rares et, par-dessus le marché, ce n’est pas vraiment recyclable.
« Quand on a évoqué le projet, en 2001, on a eu beaucoup de questions sur l’impact des éoliennes sur la télévision, les radiations, les courants électriques, le lait qui tourne, et bien sûr les paysages, mais les gens n’étaient en fait pas contre. Les vrais opposés, c’était notamment les salariés des grosses entreprises comme EDF et la SNCF », qui ont à cœur la défense du service public, « ils avaient l’impression que les éoliennes, ça allait être du privé qui prendrait la place du service public de l’énergie, alors ils se sont opposés, par principe. Au début. » Pour répondre aux interrogations, Monsieur le maire n’a pas d’abord multiplié les réunions d’information, il a préféré louer des bus. « On a emmené une soixantaine d’habitants visiter un champ d’éoliennes dans l’Aude. Il y avait un parc existant à Tuchan, avec une extension en train de se réaliser : on a vu des éoliennes construites, en place, d’autres encore en pièces détachées, et on a vu leurs impacts. » Ensuite, ils sont tous allés dans un autre parc, situé à Ally-Mercœur, beaucoup plus près du village. Le préalable étant fait, le temps des réunions pouvait commencer. Aux habitants, il fut demandé leurs impressions et comment ils imaginaient les choses pour la commune. Où mettre les mâts ? Et combien en installer ? « Au nord, au sud, à l’est, on avait plusieurs possibilités, on a échangé avec eux pour qu’ils valident le projet, à partir de photomontages. Un paysagiste nous a aidés. En définitive, on a choisi l’implantation à l’est et on a perdu 13 % de la production potentielle, parce que les gens ont estimé qu’il y aurait une éolienne de trop. » C’est le cabinet Terrevive de Montpellier qui s’est occupé de la mise en images.
« Ce qui nous a facilité les choses », mais qui aurait pu, à l’inverse, tout autant les interdire, « c’est qu’on a installé les neuf mâts sur les terrains sectionnants : 600 hectares en tout, qui appartiennent aux habitants depuis la Révolution. Des bois et des pâtures. » Il n’y avait donc pas de foncier à acheter, et un seul agriculteur avec lequel discuter. Les « sections de communes », comme les dénomme le Code général des collectivités territoriales, sont un héritage de l’Ancien Régime, elles sont des parties séparées en droit de la commune, dont la jouissance est accordée depuis des siècles aux locaux qui vivent sur le territoire qu’elles couvrent. Raison pour laquelle un vote à la majorité était obligatoire afin de pouvoir utiliser ces terrains qui sont une forme particulière de bien commun. À Saint-Jean-Lachalm, 121 des 130 personnes concernées ont voté « oui », alors que, dans le village voisin de Conil, tout autant impliqué dans le projet éolien, ce fut 30 sur 30. Nous sommes là en l’an 2003. « On a loué les terrains à une société, et puis les éoliennes ont vu le jour en 2008. On a bien eu des associations qui sont venues, mais les gens ont arrêté de les écouter lorsqu’elles sont allées jusqu’à les solliciter à des obsèques ! » Pas pour ce projet-là, mais pour un autre, pour lequel des associations anti-éoliennes avaient fait une distribution de tracts le jour des funérailles d’un agriculteur mort brutalement. L’indécence n’a fait que renforcer chez les habitants la certitude qu’ils avaient bien voté. Et à en croire Paul Braud, ces éoliennes, qui pointent à l’est de la commune sont, pour ses administrés, la première chose qu’ils regardent quand ils se lèvent le matin : c’est la girouette du village. « Quelquefois, on m’appelle pour me signaler qu’elles ne tournent pas ! C’est la fierté de la modernité », se félicite Monsieur le maire, qui n’a pas fait que se battre pour des moulins à vent.
Avec cinq agriculteurs, la commune a aussi monté une société d’économie mixte (SEM) pour gérer un méthaniseur. « Le projet initial était de chauffer les bâtiments communaux et, au fur et à mesure que ça a avancé, on s’est rendu compte que ce n’était pas possible, car le réacteur n’aurait pas assez fourni de chaleur en hiver et beaucoup trop en été : du coup, on l’a transformé de façon que la chaleur puisse sécher des granulés de bois ! » à vendre en sacs pour alimenter poêles et chaudières. Malin, M. Braud avait également opté dès le départ pour une cogénération, beaucoup plus onéreuse, mais bien plus rentable et efficace sur le long terme : en plus de produire de la calorie, le méthaniseur ainsi équipé fabrique aussi de l’électricité, ce qui permet d’atteindre un rendement énergétique de 80 %, le double d’une installation classique. À condition toutefois de bien négocier le contrat de maintenance de la turbine, sinon les rendements risquent de chuter. « Eh bien, voilà ! Notre méthaniseur est à l’arrêt depuis octobre 2020, car on s’est fait piéger par une société italienne, avec qui on avait signé fin 2018 un entretien qui prévoyait une soixantaine d’heures par an, soit 1 000 euros par mois. On a compris que, dans les 60 heures, ils comptaient les déplacements ! » En voiture depuis l’Italie, on met du temps. De 12 000 euros annuellement, budgétisés et contractualisés, les dépenses de maintenance sont passées à plus de 30 000 euros. « Alors, on a refusé de payer, ils ont refusé de faire l’entretien, on a reçu la visite d’un huissier nous demandant de régler des pénalités, on a pris un avocat, on s’est retrouvés devant un médiateur à Lyon et, depuis octobre, ils nous ont bloqués la machine. » À distance, l’entreprise italienne a annulé le code d’accès informatique. Les énergies renouvelables sont très denses en technologie, un méthaniseur, ce n’est pas juste un tas de déchets qu’on met sous cloche. Même quand on est un maire convaincu et charismatique, on ne peut pas tout savoir des contraintes techniques et financières.
Paul Braud a eu plus de chances avec le soleil. La communauté de communes a aidé à la couverture photovoltaïque de 120 toitures agricoles. Au départ, il en était prévu 80, mais, chaque semaine, deux nouveaux exploitants réclament d’en être. « La com’com loue le toit à l’agriculteur et prend en charge la moitié de l’investissement, les bénéfices sont également partagés à moitié. » Le modèle économique, comme il faut dire aujourd’hui à tout propos, est plus favorable que celui des éoliennes pour lequel Paul Braud a quelques regrets. « Notre parc est divisé en deux, on en a 6 d’un côté, 3 de l’autre, car, administrativement, on ne pouvait pas avoir un parc de plus de 12 mégawatts. L’opérateur Valeco est propriétaire des 6, et on est copropriétaire avec lui des 3 autres. Pour ces 6, on ne touche que la location de terrain, ce qui nous rapporte quand même 48 000 euros par an, plus 30 000 euros récupérés sur la contribution fiscale des entreprises (la CFE, l’ex-taxe professionnelle) perçue par la com’com (30 % de 180 000 euros) et 20 000 de taxes foncières diverses. Mais, pour l’énergie, on ne se sert pas directement ce que nous produisons, on est client de Direct Énergie vert. » Avec le recul, M. Braud se dit qu’une structure de coopération aurait permis que les habitants récupèrent de l’argent sur le prix de vente de l’électricité qu’ils n’auraient pas consommée. « De toute façon, l’électricité, on ne sait jamais d’où elle vient, donc, même avec cela, on n’aurait jamais été sûrs d’utiliser la nôtre ! » Ce qui n’est pas tout à fait exact : l’électricité, guidée par la loi d’Ohm, emprunte toujours le chemin le plus court. Monsieur le maire se rassure et reste fier de ces neuf mâts qui enroulent le vent du côté du Puy, parce qu’il n’est pas du tout convaincu qu’aujourd’hui il aurait l’énergie suffisante pour les ériger : « Je le vois avec mes voisins : même quand on y arrive, les permis ne sont pas validés, à cause de l’image, du paysage, en réalité, de la jalousie entre propriétaires. Pourquoi le voisin a une éolienne, et pas moi ? Les gens ont l’impression que les éoliennes sont une source de revenus énormes pour les propriétaires des terrains, alors ils refusent, plutôt que de sentir floués. » Ne manquerait plus qu’il gagne plus que moi ! « Nous, on a réussi, car les éoliennes sont sur des terrains communaux. Ils appartiennent à un certain nombre d’habitants. On aurait dû aller jusqu’au bout de la logique : puisqu’on regroupe les propriétaires, on partage les bénéfices… » Voilà un conseil pour tout aspirant constructeur d’un champ d’éoliennes. En faire un bien commun.
Le maire de Saint-Jean-Lachalm aurait dû tirer le fil jusqu’au bout. Il l’a fait, depuis d’autres pelotes. Rénovés, une dizaine d’appartements sont chauffés par géothermie. L’école l’est par une pompe à chaleur qui utilise le différentiel de température entre l’eau de sources souterraines et l’air extérieur. « En hiver, il n’y a souvent que 2 degrés d’écart mais, compte tenu des volumes qui passent dans la pompe, ça chauffe l’école ! » Trois cent vingt lampes de 250 watts éclairaient les rues, elles sont aujourd’hui 210, descendues chacune à 18 watts. « On peut les programmer, on pourrait ne pas les allumer du tout, ou par endroits, mais c’est difficile pour les habitants. » L’énergie, c’est avant tout une question d’économies. Apprendre à moins consommer, utiliser des appareils qui consomment peu, vivre dans des maisons économes. Des logements fortement isolés, dans l’idéal par des matériaux peu toxiques qui poussent tout seuls et assez faciles à mettre en œuvre, tels que le chanvre. On en faisait des vêtements, certains en fument, les artisans l’aiment pour ses vertus isolantes sous forme de panneaux ou d’enduit à la chaux. Tirant ce fil de la transition énergétique, Paul Braud a donc relancé la culture du chanvre qui, comme partout, existait avant sur le territoire… « On a une dizaine de producteurs, qu’on a aidés en finançant les semences la première année et aussi, avec les techniciens de la chambre d’agriculture, en les accompagnant sur le process cultural. » Poussant tout seul sans produits chimiques, le chanvre a dévoilé un autre charme très attirant pour les agriculteurs : « Il nettoie les parcelles. L’année après sa récolte, il n’y a plus d’adventices [mauvaises herbes] ! Même si, après, on plante des lentilles, les agriculteurs nous disent qu’ils n’ont plus besoin de les pulvériser. » De 7 hectares, on est passés à 30, néanmoins il en faudrait 50 pour que la filière du chanvre soit rentable. « En fait, on n’a toujours pas de débouchés. Du coup, les agriculteurs ne vendent que la graine, pour les oiselleries ou pour faire de l’huile. C’est malheureux, car la paille de chanvre, qui sert d’isolant, est importée du Maghreb. Elle est moins chère, mais elle attend des semaines en fond de cale et arrive donc de mauvaise qualité. » Devenu maire un peu au hasard, Paul Braud se souvient de son enfance qui lui a appris une chose simple : la nécessité de trouver des ressources par soi-même. Il y est presque parvenu avec son village en puisant d’abord à sa principale ressource, l’intelligence des gens.
Cette infolettre est la dernière avant le grand changement de l’automne (logo, nouvelle mise en page etc.). Elle est le début d’une série qui a vocation à montrer que les choses avancent, en dépit de tout. Qui avancent grâce à ce que j’ai appelé des « écolos remarquables », éponymes de mon dernier livre et inspirateurs de la série que j’ai démarrée avec Éric Wastiaux et Stéphane Rossi sur UshuaiaTV, produite par Les Films en Vrac, « L’écologie près de chez nous. » Dans ce numéro, je vous parle d’Anzat-le-Luguet, un village qui a trouvé le moyen de s’équiper d’un réseau de chaleur collectif au bois en s’adressant à des entreprises locales, conduites par un bureau d’études inventif. Améliorer le niveau des gens, faire vivre les artisans du coin et profiter de la forêt. La martingale a priori impossible, réussie dans le Puy-de-Dôme.
En France, pas grand monde n’a intérêt à couper du bois. La désindustrialisation en a réduit les débouchés, même dans les zones forestières, alors que l’État, par sa nouvelle réglementation en matière de rénovation énergétique (la RE2020), met en avant le chauffage collectif aux énergies vertes. Le bois est une énergie verte parce que son bilan carbone est neutre. Son bilan pollution est en revanche douteux, car, à moins d’équiper les chaudières de systèmes qui obligent les fumées à circuler deux fois dans la chambre de combustion et de filtres sérieux, le chauffage au bois est une source aussi embarrassante de particules ultrafines que le moteur diesel. En ville et dans des vallées encaissées, c’est un vrai problème de santé publique, mais à la campagne, avec l’air qui va vivement, les pneumologues ont moins de soucis. « Les réseaux de chaleur au bois se développent en réalité quasi exclusivement dans les villes moyennes et les grandes agglomérations, qui présentent de fortes consommations, du fait de la concentration de la population, mais sont inversement plus éloignées de la ressource en bois locale et disposent parallèlement de moyens financiers importants. Ces réseaux de chaleur urbains génèrent des investissements considérables mais également des recettes importantes qui attirent les gros énergéticiens », m’explique Rémi Grovel, le gérant de Béta Énergie.
« Bois-énergie des territoires d’Auvergne », Béta Énergie n’est pas un nom, mais un acronyme. Ce n’est pas non plus une entreprise comme les autres, car elle est un groupement d’entreprises locales : un bureau d’études (dirigé par M. Grovel), un concepteur de chaudières, un fabricant de chaudières, un chauffagiste spécialisé dans les réseaux, un fournisseur de plaquettes forestières, des terrassiers, plus quelques investisseurs. « On conçoit, on construit, on finance des réseaux publics de fourniture d’énergie pour les communes qui n’ont pas les moyens. » Béta Énergie est un intermédiaire, un agrégateur de talents qui vend du kilowattheure clés en main.
Les réseaux de chaleur ne sont qu’urbains. « À l’inverse, les petites communes rurales situées dans des territoires forestiers ne parviennent pas à réaliser ce type d’investissement, trop coûteux et souvent jugé “non rentable” par les pouvoirs publics et les énergéticiens, car faiblement consommateur, au regard de la démographie de la commune. Il y a ainsi une inégalité entre les villes et les communes rurales, ces dernières n’étant pas suffisamment dotées de moyens financiers ni de capacités techniques pour concevoir un réseau de chaleur au bois. » Et puisque la plupart de ces communes ne sont pas, en plus, chef-lieu de canton, elles ne disposent pas de services publics. Par-dessus le marché, elles sont peuplées majoritairement de gens âgés et de pauvres, les deux allant souvent de pair : elles n’intéressent donc personne, en particulier l’État qui regarde les grandes villes : c’est plus simple, il y a en a moins, et leur sociologie est plus satisfaisante.
Un constat qui consterne Rémi Grovel. « Moi, vous savez, ça fait vingt ans que je suis dans l’énergie, j’en ai eu marre des camions de bois qui descendent et des camions de fioul qui remontent. » Ce bois qui part d’ici chauffer la ville, ce fioul qui arrive pour chauffer les gens d’ici. « J’en avais marre des tergiversations, des dossiers, du fonctionnement de l’Ademe, alors avec d’autres j’ai créé Béta Énergie pour qu’on puisse se débrouiller tout seuls », en 2015. Les filières sont mal structurées, le bois ne rapporte pas grand-chose et, pour couronner le tout, l’État n’aide pas : « Il y a bien le fonds chaleur, géré par l’Ademe, mais les seuils de consommation sont tels que 80 à 90 % des communes se trouvent en dessous et, ainsi, ne peuvent bénéficier de cet argent. » Le critère est celui de la densité thermique. Selon les ingénieurs de l’Ademe, il faut un minimum de 1,5 mégawattheure par mètre linéaire de conduites et par an, sinon il y a trop de pertes, rognant la rentabilité économique d’un projet de chauffage collectif. Alors, seules les villes bien denses, ponctuées de gymnases et de piscines, atteignent des densités plus élevées, et donc des niveaux de retour sur investissement pouvant intéresser les géants de l’énergie.
« Ce n’est pas vrai ! », s’emporte presque M. Grovel. « Ce critère a été établi pour de gros réseaux, avec des logiques qui prévalaient, et prévalent encore, de réalisation de chaleur au bois basées sur l’existence de gros consommateurs dispersés sur un périmètre donné. Dans un petit réseau, puisque l’on ne raccorde que des particuliers, on a des profils de consommation quasi identiques, donc on ne surdimensionne ni la chaufferie ni les tuyaux. Avec un particulier tous les 10 mètres, on a un taux de perte très faible, de l’ordre de 12 %. » Ce qui n’est tout de même pas rien.
Il n’en reste pas moins que l’investissement est considérable. Une chaufferie et son réseau, c’est trois à quatre fois plus cher que la somme des prix payés par les habitants pour leurs chaudières à fioul ou leurs radiateurs électriques. « Nous prenons en charge cet investissement. » Béta Énergie identifie les besoins réels, trouve les fournisseurs, dimensionne la chaufferie et le réseau à faire (ou à rénover, ça arrive), calcule les durées d’amortissement, évalue les coûts d’exploitation, ceux de l’entretien de la chaufferie, les pièces à changer, la consommation d’électricité, les frais de la gestion à distance et toutes les charges fixes nécessaires pour être en mesure de rémunérer à la fois l’activité de la société et celle des entreprises qu’elle fait travailler. Ces savants calculs aboutissent à la présentation à la commune de deux tarifs de rachat de l’énergie, avec ou sans subventions départementales et régionales. « On est comme des énergéticiens, on prend tout en charge et on se rémunère sur les kilowattheures qu’on vend. Une fois qu’on se met d’accord, les communes s’engagent sur 15 ans, voire sur 20 ans. » Le risque financier est énorme, autant que la marge est faible. Là où un géant du kilowattheure dégage une marge de 4 à 8 %, Béta Énergie se contente de 1 à 3 %. Elle n’en veut pas plus, car elle est une entreprise qualifiée Esus : elle est du monde de l’économie sociale et solidaire, son but n’est pas de gagner de l’argent, mais de rendre un service… public.
Cinq communes ont été équipées. Une sixième s’est récemment ajoutée, Anzat-le-Luguet, dans le Puy-de-Dôme : 180 habitants perchés à 1 200 mètres d’altitude, tous chauffés au fioul ou au petit foyer à bûches. Une façon onéreuse de se chauffer, dans des maisons souvent anciennes, mal isolées, habitées par des gens âgés, peu rémunérés, dans une commune enclavée et fauchée. Dans le département, c’est en milieu rural que le revenu moyen est le plus faible. À Anzat-le-Luguet, il n’y a plus de services publics, l’école a été transformée en logements, la salle des fêtes a été fermée durant la crise sanitaire. La commune s’est gardé quelques bâtiments au cas où un commerçant voudrait s’installer. La proposition de Béta Énergie a été très simple : tout substituer d’un coup, passer de toutes ces vilaines chaudières et cheminées à un chauffage collectif, sans contraintes techniques, pour un coût faible et sans surprises. « Le maire a bien joué, car ils étaient en train de faire des travaux de réfection des réseaux. Du coup, on leur a dit que, tant qu’à faire, autant créer un réseau de chaleur ! On a donc bénéficié des tranchées et on a pu ainsi mutualiser les frais. » La chaufferie installée développe une puissance de 360 kilowatts, pour un coût total de 400 000 euros. « De fait, on a ouvert un service public de l’énergie pour les administrés, qui a revalorisé le patrimoine bâti, y compris les maisons non occupées et celles en vente, qui sont reliées comme les autres. » Un argument pour tenter d’attirer de nouveaux habitants et, qui sait, une nouvelle école. Un argument qui s’ajoute à un autre : le nouveau chauffage collectif est géré par une régie communale, à parité entre la municipalité et les riverains. « Ce qui a plu aussi, c’est le fait que des entreprises locales aient pu répondre à la demande. Ça suscite la curiosité, on est depuis sollicités par pas mal de communes pour développer la même chose. » Le bois fait un trajet maximum de 40 kilomètres pour atteindre la chaufferie communale. Ce n’est pas de la bûche, mais des résidus d’exploitations issus d’éclaircies de résineux. L’énergie, c’est la dernière utilisation possible du bois, quand il reste encore des déchets.
Du bois, il y en a à ne plus savoir qu’en faire dans le pays d’Anzat-le-Luguet. « On est sur le massif du Livradois. Il y a cent ans, il n’y avait pas de forêts ! Aujourd’hui, 70 % de la surface est boisée. » En plus de l’évolution naturelle liée à l’usage du pétrole qui a réduit considérablement les besoins en bois pour faire ronfler les poêles, l’exode rural a offert des surfaces tranquilles aux arbres. « Le bois a en plus été encouragé par diverses primes, comme celles à la déprise ou au reboisement. » On a donc planté beaucoup de résineux dans le pays, avec la faible biodiversité qui va avec, moins pire que ce que l’on imagine toutefois, car ces forêts se sont développées sans être gérées, elles ont eu le temps de créer plein de niches écologiques. Il est désormais temps de les couper, au moins pour éviter que ces boisements fragilisés par une croissance non ordonnée soient perdus par des attaques de parasites au sang échauffé par le changement climatique. Les arbres sont à maturité, les forêts ne stockent ainsi plus beaucoup de carbone, on peut les transformer en planches et, avec ce qui reste, en chaleur. Pourtant, la propriété foncière moyenne dans le pays occupe entre 1 et 2 hectares. A priori, ça ne vaut pas le coup de sortir la tronçonneuse. « On s’est associés avec un exploitant forestier. Il récupère des chantiers qui lui sont donnés par les scieurs. Nous sommes aussi en pourparlers pour intégrer justement des associations de propriétaires forestiers dans l’entreprise, car, pour eux, le bois-énergie est un moyen de faire sortir du bois d’œuvre de leurs forêts », à coûts réduits.
La biomasse pour faire de la chaleur n’est donc pas un but, mais un moyen de structurer et de rentabiliser une filière. Un outil pour maintenir des emplois sur place et aider à faire vivre des populations sans argent. Une façon de réaménager les territoires parce qu’elle revitalise des bourgs invisibles. Un agent démocratique, car les bénéficiaires participent à son entretien et paient tous le même tarif. Un argument à sortir quand, bientôt, les gens reviendront sur les ronds-points avec leur gilet jaune. « Dans notre département, le Puy-de-Dôme, il y a 465 communes et 665 000 habitants ; 10 font plus de 10 000 habitants, pratiquement toutes sont alimentées par le réseau de gaz de ville. Mais 410 communes ont moins de 2 000 habitants, soit un tiers de la population. Elles sont presque oubliées. Si on les équipait toutes, on pourrait faire un réseau de chaleur communal global quarante-quatre fois plus important que celui de la ville de Clermont-Ferrand », réunissant 410 microservices publics de l’énergie qui ne coûteraient pas beaucoup à l’État. Le réseau porté par Béta Énergie a été aidé par les collectivités territoriales. Alors qu’elles n’étaient pas encore réunies en un seul village, la commune d’Anzat a bénéficié de 55 % de subventions de la région et du département, tandis que celle du Luguet en a obtenu 70 %, de la région, du département et de l’Ademe. Lauréate en 2019 du prix de l’innovation en économie sociale et solidaire de la Fondation Crédit Coopératif pour cette chaufferie d’Anzat-le-Luguet, Béta Énergie améliore la vie des gens en utilisant ce qu’ils ont devant leurs fenêtres : les arbres.