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INFOLETTRE N°171

LES SOLS, LEURS VISAGES

Déc 21, 2022

Des 1er au 6 décembre à Toulouse a eu lieu la Journée Mondiale des Sols (JMS). Organisée par l’Association française pour l’étude du sol, la bien nommée Afes, cette – en réalité – semaine aura permis à des chercheurs, des paysans, des élus, des techniciens, des ingénieurs, des vous-et-moi de se rencontrer, de voir le sol en vrai, d’écouter des gens dire des choses intelligentes et même de jouer pour apprendre et se mettre à la place de l’autre. Le cynique revenu d’à peu près tout que je suis y a respiré un air frais et salvateur : il y a des petits-bourgeois qui se collent sur un périphérique devant des prolos pour pleurer sur la fin du monde, il y a des étudiants tout juste sortis des meilleures écoles qui considèrent que fuir plutôt que d’aller contaminer de l’intérieur le système qu’ils prétendent détester est un acte de résistance incroyable ; il y a une « société savante », l’Afes, qui a su réunir 1 500 personnes durant six jours à parler des sols sans bûcher, pilori, ni martinet. Il y a des gens qui pleurnichent, d’autres qui font. Punaise que ça fait du bien ! Alors, j’ai ressorti trois portraits que j’avais faits il y a deux ans pour mes écolos remarquables, que j’ai actualisés. Trois portraits des gens qui ont fait sortir les sols de leur anonymat et ont monté cette JMS. Si on parle d’eux, c’est grâce à eux. Comme quoi, j’ai eu le nez fin. Voici Sophie Raous, coordinatrice de l’Afes, Jacques Thomas, son président, et Céline Thomas, la femme des sagnes.

Note : j’ai des liens professionnels qui sont devenus des liens d’amitié avec les personnes citées. J’anime chaque mois depuis deux ans le webinaire C dans l’sol, que le groupe Eiwa a créé, et je réalise les Portraits de sols pour ce même groupe, dirigé par Jacques et Céline Thomas.

@ FD, lors du second test de la Fresque du Sol (Journée mondiale des sols, décembre 2022) en compagnie de Jacques Thomas

SOL CONTRE TOUS

Il s’est un jour déroulé à Caen un épisode essentiel. Une rupture, une accélération de rythme, une impression changée a été provoquée. Le colloque « Sol contre tous » a été aux dires de tous et toutes un exploit. Les 13 et 14 octobre 2014, il a réuni à l’université de la ville du Mémorial de la Paix des spécialistes des sols de disciplines variées. Le grand amphi était bien garni, et les chercheurs et les élus qui étaient sur la scène sont aujourd’hui presque tous d’accord pour dire aujourd’hui que « Sol contre tous » a fait sortir le sujet de sa gangue académique, il a rompu son invisibilité, l’offrant, désirable, au grand public. Ce colloque a sans doute été le premier en France à confronter les regards, entre pédologie, biodiversité, agriculture, économie et politique. Depuis, on discute des sols en France comme d’un écosystème indispensable, d’un acteur social fondamental, on monte des événements et des tables rondes à son propos sans que cela fasse sourire. Je peux en parler, car j’y étais.

© FD, devant des étudiants de l’Ensat de Toulouse lors de la Journée mondiale des Sols, en décembre 2022.,

nickel

En a-t-elle seulement conscience ? Eh bien oui. « Maintenant que je n’y suis plus, j’ai plaisir à penser que j’ai pu faire avancer les choses. Des chercheurs m’ont dit que ça avait été la première fois que tous les gens causaient aussi bien de sols que de foncier », se rend compte Sophie Raous, l’organisatrice de « Sol contre tous ». Haute, tout en cheveux, des lunettes sur le nez, elle sourit même quand elle ne sourit pas. À l’époque, elle était la coordinatrice d’un formidable appareil, l’Institut régional du développement durable, l’IRD2. Fondé par l’alors région Basse-Normandie, l’institut était le médiateur favori entre grand public, élus et monde de la recherche. Un machin unique en France, devenu une référence sous la direction effective de Sophie Raous. « Après mon école d’ingénieur à Nancy, j’ai commencé ma thèse en 2007 au Brésil sur la reconversion des sites miniers, sur les plantes hyperaccumulatrices de nickel. » Banal. À ceci près que Sophie a fait sa biblio d’une manière originale : « J’ai appelé les gens, je les ai rencontrés ! Plutôt que de me contenter de les lire et de leur demander des précisions par Internet, je les ai fait parler, ça m’a beaucoup plu. » Au point de lui faire nourrir l’idée de former ses confrères et ses consœurs à communiquer sur leurs travaux. « J’allais en Lorraine, dans la Meuse, causer avec des enfants de nos sujets de recherche. Ça m’a permis de comprendre à quel point la connaissance était enfouie, cachée, mystérieuse, dans les labos. » Sortir les chercheurs de leurs paillasses pour les faire parler entre eux et avec les gens, voilà ce qu’avait décidé Sophie Raous.
Thèse soutenue en septembre 2011, voilà qu’elle apprend que la région Basse-Normandie et l’université de Caen créent en commun l’IRD2 pour « consolider le dialogue entre politiques et chercheurs ». Barre à l’ouest, elle y va, traverse la France. « C’était une association, avec une grande vitesse de prise de décision et une liberté d’action qui m’ont surprise. Avec Vincent Legrand, le directeur, on a eu l’idée d’un truc sur les sols. Alors, on a monté un groupe de travail, avec une vingtaine d’acteurs, qui, pendant un an, a réfléchi à la définition du sol. » Le financement avait été voté pour deux ans, il y avait cette phase de diagnostic, ce temps fort à organiser qui allait devenir « Sol contre tous », et puis des applications pédagogiques concrètes à l’issue avec sorties sur le terrain, réunions d’information, plaquettes, panneaux, visites, etc.

Des bus-ateliers

Le grand mérite de Sophie Raous a été de faire travailler des gens… ensemble, autour d’un thème, le sol, qu’ils traitaient auparavant chacun dans son coin. Après le colloque, elle a, par exemple, mis tout le monde dans des bus, ce furent des voyages-ateliers qui ont rassemblé agriculteurs, élus et techniciens des collectivités « pour leur faire comprendre la notion de service écosystémique au travers de visites d’entreprises, de fermes et de mairies. » En partenariat avec les quatre parcs naturels régionaux normands (PNR des boucles de la Seine normande, Normandie-Maine, des Marais du Cotentin et du Bessin, du Perche), les participants ont mis les pieds dans les bottes. Ainsi, la libération des savoirs réalisée par le colloque n’a-t-elle jamais été perdue, au contraire, elle s’est mue en germination. Des gens avaient appris ce qu’était réellement un sol, ils ont découvert quoi faire en découvrant ce qui avait déjà été fait. L’affaire ne s’est en fait jamais arrêtée. Le coup parti de Caen en a ébranlé plus d’un et a failli recomposer l’action régionale : « On en était à coécrire une stratégie pour la gestion durable des ressources en sol avec les deux régions fusionnées, à partir du même groupe de travail initial ! C’est con, ça n’a pas fonctionné. » Comme souvent, le redécoupage des régions par François Hollande, sur un coin de table, avec les écolos, pour empêcher que des régions ne basculent vers le Front national, a occasionné moult querelles de fauteuils de bureaux qui ne sont pas près d’effacer les frontières administratives. Les « approches culturelles » des sujets de développement durable des deux régions, comme on dit en langage de fonctionnaire territorial, étaient trop dissemblables pour qu’elles pussent être rapidement hybridées. Assez peu fascinée par le spectacle, Sophie Raous est partie coordonner l’Association française pour l’étude des sols, une société savante pas loin d’être centenaire qui réunit chercheurs et praticiens.

À la JMS de décembre 2022, l’Afes a aligné 700 participants en chair et en sos et 800 à distance. « On a réussi à disperser le terreau, à mettre ensemble les bonnes personnes. En plus, il y a une relève, je suis heureuse de voir tant d’étudiants s’intéresser maintenant aux sols ! », s’enthousiasme celle qui ne veut surtout pas qu’on la tienne pour une militante. « Moi, je veux des faits », ce qui, dans notre société où on intellectualise tout, est courageux. Sophie Raous fait partie de ces femmes inconnues des plateaux télé qui ne brassent pas l’air avec des moulins à phrases creuses, mais influent sur le cours des choses parce qu’elle est tenace, joyeuse et convaincue, et donc, convaincante. On peut changer le regard et modifier les pratiques des agriculteurs, des élus et des techniciens des collectivités sans travestir la science, en rendant désirable sa complexité. C’est moi qui le dit, c’est elle, et Jacques et Céline qui vont suivre, qui le fait.

© FD, sur le « terrain » organisé lors de la Journée mondiale des sols en décembre 2022.

les sagnes ne saignent plus

Les paysans ont envie de changer, ils ont peur de le faire. Le regard du voisin, ça compte. Et puis, sur quelles bases transformer ses pratiques ? La formation est importante, mais où est-elle… ? Puisque les infrastructures traditionnelles censées l’assurer ont du retard, Jacques et Céline Thomas ont eu l’idée de fonder une sorte d’université populaire des sols. Dans la lignée tracée par Sophie Raous avec « Sol contre tous », ils ont créé le Pecnot’Lab où paysans et chercheurs se rencontrent, dans un labo, autour de mallettes d’analyses, à l’occasion de conférences et de webinaires qui sont devenus, au cours des deux confinements, des rendez-vous pédagogiques fort renommés.

Au départ, M. et Mme Thomas travaillaient sur l’entre-deux, cette eau cachée dans les zones humides, imbibée dans un sol qui fait sproutch lorsqu’on y pose la botte. Ils en ont acquis une réputation nationale dans la promotion de ces sagnes, comme on dit en Occitanie. Leur histoire mérite d’être sue.

le réseau de la tourbe

Entre 1994 et 1999, Jacques Thomas est directeur du Conservatoire d’espaces naturels de Midi-Pyrénées et responsable du programme Life Tourbières (Instrument financier pour l’environnement, un des principaux outils financiers de l’Union européenne utilisés au titre de sa politique environnementale). Après quelques années passées à parcourir le territoire de l’ex-région, il peut établir un constat de frustration : il y a bien un enjeu tourbières en Midi-Pyrénées, mais ces zones humides sont à la fois très petites en surface, éparpillées sur toute la région et toutes en propriété privée. Comment donc faire en sorte de les préserver, ce que réclame l’Europe, alors que les paysans ne les entretiennent plus (or, avec le temps, elles se comblent) parce qu’ils en ont oublié les mérites, ou bien ils les drainent pour gagner en surface cultivable ? Défendre l’intérêt général porté par un biotope alors qu’il appartient à une multitude de petits propriétaires pas très riches est une œuvre noble, mais impossible. « En plus, les outils administratifs de maîtrise foncière ne fonctionnent pas bien ici dans le Sud-Ouest, puisque, culturellement, quand on se désintéresse d’un espace, on ne le vend pas. Il fait partie du patrimoine, donc on le conserve, même si ça ne vaut rien. Il y a un attachement autre qu’économique », m’explique Jacques Thomas. Il ne pouvait rien faire.
En fait, si, il a pu. À un moment, il s’est dit que, peu importe la propriété, ce qui comptait est que celui ou celle qui gère la tourbière sache déjà qu’il s’agit d’une tourbière, qu’il en comprenne suffisamment l’impact hydrologique et écologique pour qu’il soit fier d’en devenir le gardien. Les paysans sont unanimes : avec une tourbière bien en forme, les vaches peuvent continuer à paître dans la pâture en pleine sécheresse, parce qu’il y a encore de l’herbe ! Ceux qui l’ont drainée doivent faire venir le foin, alors qu’il est prévu pour aider à passer l’hiver. « Mon idée était bien d’impliquer les populations locales dans la préservation de milieux naturels stratégiques, en dialoguant directement avec le propriétaire ou le gestionnaire et en court-circuitant les intermédiaires socioprofessionnels. Rendre les gens responsables, si vous voulez. » Jacques et Céline Thomas parviennent, non sans mal, à convaincre l’agence de l’eau Adour-Garonne, la région Midi-Pyrénées et l’État de financer durant 6 ans la mise en place d’un réseau de paysans partenaires et gardiens des zones humides, qui prend le nom de Rés’Eau Sagne. Et ça a tellement bien marché que ça lui a joué des tours.

© FD, Jacques et Céline Thomas, en réunion.

Pour le gérer, Jacques quitte le Conservatoire et crée en 2001 une coopérative avec Céline, la Scop Sagne. « On assurait à la fois la mission d’animation du réseau, des fonctions de bureaux d’études sur les zones humides, des missions de travaux et de gestion directe de sites avec des troupeaux de Highland cattle », détaille celle-ci. Plus de 50 chantiers dans toute la France et puis, faute d’un marché suffisamment mature et juridiquement sécurisé, la coopérative arrête cette activité en 2014. Trop cher et trop risqué.

« En 2006, on était arrivés à la fin de la période d’essai. On ne pouvait que constater que les gestionnaires des zones humides – ils étaient une cinquantaine à l’époque, des paysans en majorité – n’avaient aucune représentation collective. Nous, on parlait bien en leur nom, mais c’était bizarre, car nous étions de fait juges et parties, ce qui mettait mal à l’aise nos financeurs. Du coup, on a demandé aux gestionnaires s’ils étaient prêts à fonder une association qui les représenterait. Comme ils ont tous répondu “oui, pourquoi pas, mais pas sans vous”, on a créé une SCIC. » À l’époque, la solution juridique pour des formes d’associations de personnes ou des groupes ayant des intérêts différents, c’était la société coopérative d’intérêt collectif. Et c’est ainsi que naît la Scic Rhizobiòme, qui va marquer son temps dès sa constitution, en 2007.

festives zones humides

Les rôles sont alors bien distribués : à la SCIC Rhizobiòme la maîtrise d’ouvrage de tous les programmes publics, dont celui de promotion des zones humides, qui s’appelle Rés’Eau Sagne ; à la Scop Sagne les prestations scientifiques et techniques. Pour le grand public, les élus et les paysans, c’est Rhizobiòme qui est visible, car c’est elle qui fait la promotion des tourbières, notamment via ses incroyables écoles et autres fêtes des sagnes. Imaginez un instant un lycée agricole ou un chapiteau de cirque, où des acteurs mettent en scène la vie d’une planète carnivore ou l’histoire du canal du Midi, où des chercheurs discutent avec des élus, des philosophes et des paysans, où des conteurs lisent des poèmes, devant des centaines de personnes qui voient et entendent parler des zones humides comme des éléments de leur vie. Imaginez des fêtes des sagnes au cours desquelles des gens, venus de toute la région, visitent des tourbières avant de boire un coup et d’écouter de la musique, le soir, sous les étoiles. J’en ai été le témoin, ces écoles et ces fêtes ont été des moments sans équivalents, parce qu’ils marquaient la réussite exceptionnelle de cette structure sans nulle autre pareille en France, dans la connaissance, l’acculturation et la gestion des zones humides. Si, dans le sud-ouest de la France, dans le Tarn surtout, il y a encore des tourbières et des prairies humides malgré les champs de maïs, c’est à coup sûr grâce au travail de ce réseau. Les agriculteurs qui, auparavant, les drainaient en sont devenus les défenseurs, résistant d’eux-mêmes à la pression de l’habitude et à la routine des chambres d’agriculture.

L’université populaire des sols

En 2007, l’agence de l’eau Adour-Garonne réduit le territoire d’intervention du Rés’Eau Sagne au simple Tarn et élargit le domaine à l’ensemble des zones humides. Pas uniquement les tourbières. Cinq ans plus tard, Jacques et Céline disent à l’agence qu’il n’est peut-être pas très pertinent de solliciter les agriculteurs des plaines du Tarn à propos des zones humides, parce qu’il n’en reste que des petits mouchoirs et que les préserver n’aurait pas vraiment d’effet sur l’hydrologie générale. « On a estimé que la bonne porte d’entrée pour parler de l’eau sur ces territoires de grandes cultures, c’était… le sol. »Nous y voilà.
La qualité des sols, comme principal levier sur lequel le paysan peut redevenir acteur de son métier, c’est le principe qui fonde un nouveau réseau, petit frère du Rés’Eau Sagne, le Rés’Eau Sol. « Notre but est bien d’apprendre aux paysans à redevenir les pilotes de la santé de leur sol, à appréhender les effets de leurs techniques culturales sur la santé des sols et les incidences à moyen et long termes, notamment dans le contexte du changement climatique. L’idée est toujours la même, faire monter les gens en compétences, leur donner accès à la connaissance pour qu’ils construisent par eux-mêmes, intelligemment, les solutions les plus pertinentes parce qu’intégrant les règles de la biologie, la compréhension des phénomènes. » Le Rés’Eau Sol a très vite remporté le même succès que son grand frère. Preuve en est, en 2017.

« on ne fera rien sans vous ! »

Certains financeurs, avec des arguties juridiques désignant l’Europe comme coupable – c’est une façon de dire que son chien a la rage –, ont dit vouloir tout arrêter. C’est que le couple Sagne et Rhizobiòme avait fini par être un peu embarrassant : assurant une mission d’intérêt général, une quasi-délégation de service public, la protection des zones humides et la préservation de la qualité des sols, le réseau avait, par son succès social, lentement gagné la démonstration que l’on pouvait être plus efficace qu’une armée administrative impécunieuse, lourde et mal employée. Il avait fait mieux que toutes les bureaucraties et les collectivités avant lui qui n’étaient pas parvenues à enrayer la machine infernale de la destruction des zones humides et des sols. Ça en a vexé certaines. Et puis, malins, l’essentiel du travail ayant été fait, les financeurs pouvaient à bon compte récupérer tranquillement la gestion des zones humides. Les start-up innovantes se font toujours bouffer par les grosses boîtes assoupies. « Ce sont nos adhérents du Rés’Eau Sagne et du Rés’Eau sol qui nous ont sauvés, lors d’une grande réunion entre eux, nous et les financeurs. Ils ont dit “non, on continue avec vous ! avec Rhizobiòme qu’ils considéraient comme une université populaire au champ. » J’ai assisté à cette réunion qui a obligé les financeurs à regarder leurs chaussures. Un grand moment : la base a signifié à la région, à l’agence de l’eau, aux collectivités, que si Rhizobiòme devait mourir, eux aussi cesseraient de s’occuper des zones humides et de leurs sols, ce qui aurait forcément des conséquences sur l’hydrographie du Tarn. La question avait été posée : faut-il tout arrêter ? Le vote fut clair : « on ne fera rien sans vous ! »

© Rhizobiome, lors de cette fameuse réunion, en mai 2017.

Passé pas loin du dépôt de bilan, le Rés’Eau sol se déploie encore, tout plein du besoin des gens. Il bute toutefois sur un nouvel écueil : pour réaliser les indispensables analyses de sols nécessaires à chaque paysan, pour chacune de ses parcelles, il faut du matériel qui n’est disponible que pour les laboratoires de recherche, à des coûts prohibitifs. Jacques, que rien n’arrête, rencontre alors La Paillasse à Paris, un groupe de « biohackeurs » qui développe des tas de services en open source sur le modèle « fablab » autour des sciences de laboratoire, en récupérant du matériel, en bricolant des petits trucs astucieux… « J’ai fait un travail de dingue de recherche bibliographique pour proposer des protocoles de mesures des paramètres de santé du sol accessibles et faciles à appliquer au champ. J’ai trouvé des trucs mis au point par l’USDA aux États-Unis [le ministère de l’Agriculture local], mais aussi par les labos de recherche de l’IRD ou du CIRAD. Ensuite, on a acheté des imprimantes 3D, on a appris à manier des logiciels de dessin et on a commencé à fabriquer tout un tas d’objets nécessaires pour les mesures au champ à des coûts sans comparaison avec ce qui est sur le marché. » Et voilà qu’est créé le Pecnot’Lab, centre de ressources rural, sur le modèle open source et creative commons, pour rendre la science du sol accessible aux paysans, avec un labo sol-eau et des kits et carnets de terrain à disposition des paysans. Profitant de la crise de la Covid-19, il a également développé une offre sur le web : des tutos sol-eau, des webinaires mensuels (les bien nommés C dans l’Sol, que j’anime chaque mois), des Portraits de sol (que je réalise également), des vidéos (Sur les Pas de Coralie) et un catalogue de formations professionnelles pour celles et ceux qui ne peuvent pas intégrer les groupes du Rés’Eau Sol, avec stage au labo et application sur les fermes, ainsi qu’assistance à distance.

© FD, Jacques Thomas à son bureau, entouré de ses écrans et de ses bidules.

ne pas décider pour les gens

« On veut faire ce pont entre chercheurs et agriculteurs, tant attendu de part et d’autre pour avancer ensemble. Et ce pont commence à être emprunté par les chercheurs eux-mêmes, qui viennent au Pecnot’Lab trouver des solutions pratiques et pas chères, des idées, des astuces… », se réjouissent Jacques et Céline Thomas. Dans toute cette histoire, ils n’ont jamais abandonné leur idée fixe : « Redonner le pouvoir au citoyen, le remettre en posture de le reprendre sur son chemin de vie, faire confiance à sa capacité individuelle de penser l’intérêt collectif. Arrêter de prendre les gens pour des cons, les sortir de la servilité volontaire par le partage des connaissances sans jamais décider pour eux. Tout ça sans jamais renoncer à la rigueur scientifique, à l’exigence de sérieux. Leur donner des billes contre tout ce qui peut les mettre en situation de dépendance ou de soumission. » C’est ainsi que l’histoire s’accélère, quand les gens ont à nouveau les moyens d’en être les acteurs et que les sols, ces grands oubliés, se constituent en une personnalité forte dont celle-ci ne pourra plus se passer.
Début 2021, le Pecnot’Lab a inauguré ses premières formations. « Outiller le praticien, agriculteur, maraîcher, avec des connaissances et des méthodes scientifiques d’observation de la santé de ses sols, pour qu’il développe des techniques favorables à cette santé et adapte ses actions aux nouvelles contraintes posées par le changement climatique. » Des jours pleins, tout le long de l’année. Dans cette université populaire, seuls le manichéisme et les postures ne sont pas enseignés.

© FD, Jacques Thomas (à droite) avec Pierre Renault, pour lancer la rencontre chercheurs & paysans lors de la Journée mondiale des sols de décembre 2022, à l’Ensat de Toulouse.

Couverture Rencontres avec des écolos remarquables Delachaux & Niestlé
© Delachaux & Niestlé