L’union régionale des CAUE (conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement) des Hauts-de-France a réuni ses membres à Beauvais le 20 octobre pour fêter le vingtième anniversaire de la Convention européenne du paysage. Pas de gâteau, mais une table ronde réunissant un paysagiste et un géologue, tous deux certains que la notion même de paysage est l’une des clés pour penser l’avenir de nos territoires. Et si l’on pensait le paysage avant l’aménagement plutôt que de laisser les gens le construire après que celui-ci a été réalisé ? Une idée à creuser alors que l’assentiment social pour les éoliennes est proche de zéro. Pourquoi bouleverser nos paysages par des aménagements dont l’intérêt n’est pas évident, la réponse est dans les propos de Bertrand Folléa et Francis Melliez…
Écologie : le paysage, le grand oublié de la transition
L’avenir. En nos temps mélancoliques, c’est une notion figée par le flou du doute ou la précision collapsologique. Comme s’il n’existait plus, en vérité, alors qu’il nous faut envisager un monde d’après, de meilleur espoir.
Dans la période actuelle où l’on s’étonne presque de sourire, le présent s’est pétrifié en une camisole aveugle. Un carcan d’autant plus insupportable que nous l’avons tricoté nous-mêmes sans y penser, l’insouciance déroulant la pelote qui semblait sans fin. Nous sommes enfermés aujourd’hui sans rien pouvoir imaginer de demain. À quoi ressemblera ce qui m’entoure ? Plus rien n’est certain, ce à quoi on croyait est trop fragile, les institutions ne nous donnent plus confiance. À force de tirer sur la corde de la planète, qui pourtant de temps en temps, et de plus en plus souvent, se raidissait avant de filer à nouveau, la voici qui se venge, se bloquant tout à fait, lançant un mécanisme infernal : le feu est venu se mettre sous la marmite climatique, l’océan a commencé à monter à l’assaut de nos côtes, nos sols ont perdu leur fécondité, et un pangolin, aidé d’une chauve-souris, nous a transmis un virus messager qui nous tétanise. Nous, parasites de cette planète, sommes punis par celle-là même que nous avons outragée, c’est ainsi qu’il faut comprendre ses réactions. Il va désormais nous falloir avoir honte. Face aux méchants paysages que nous avons créés, seule la pénitence nous sera permise, un vœu de sobriété heureuse, et la Nature reconnaîtra enfin les siens. Ne touchons plus à rien. Voilà le tableau que nous dessinent les professeurs d’apocalypse. La fin des temps, ou bien le début d’un monde nouveau par une frugalité paradisiaque, un dénuement obligé par une vision aussi déterministe que fixiste de la société.
Comment dès lors envisager l’avenir ! ? En regardant nos paysages, justement, ce qui nous permet de nous projeter en commun et non de subir le présent comme s’il n’était que l’écrasement du passé.
Le paysage est un attachement
Paysagiste, urbaniste, cofondateur de l’agence Folléa Gautier et professeur aux écoles nationales supérieures du paysage de Blois et de Versailles, Bertrand Folléa est un grand nom du paysage en France et dans le monde. « Le paysage ? C’est ce que les gens font de leur pays ! », résume-t-il d’une belle formule : l’usage de la nature fait les paysages. Un écosystème est un réseau de relations sociales entre les espèces, le paysage le met en réseau avec les hommes et les femmes. Il est une constitution purement humaine, le reflet d’une appropriation, c’est-à-dire d’une culture.
Par exemple, tous ces paysages que l’on qualifie de moches aujourd’hui, que nos parents et grands-parents trouvaient pourtant beaux, lorsqu’ils sont apparus durant les Trente glorieuses. Bertrand Folléa se souvient de l’affiche de la campagne présidentielle de François Mitterrand, en 1965. « Il est là, devant un champ, sous une ligne à haute tension, une usine en arrière-plan ! » Avant de présenter la force tranquille, le futur président amoureux de l’arbre trônait donc devant l’archétype du pays mis au pas par les ingénieurs. À cette époque, la technique s’était substituée au paysage, elle seule décidait. Elle était de fait le paysage, car on croyait en ses vertus. « C’était les grands projets gaulliens, dans une logique de progrès héritée du XIXe siècle. Il s’agissait d’équiper les territoires ! Alors, on considérait que les paysages qui résulteraient de ces aménagements feraient le bonheur des gens. »
Lesquels ont fait avec, et ont quand même trouvé cela beau, ces pylônes, ces autoroutes, ces usines, ces grands magasins, ces grands ensembles, qui étaient avant tout rationnels, fonctionnels, méthodiques, rectilignes, orthogonaux, simples comme des dessins sur papier millimétré, mais ils symbolisaient les accomplissements d’une société alors ils étaient acceptables. Les lignes à haute tension ne sont pas des monuments d’architecture, elles marquent tellement les paysages qu’on ne les voit plus. Mais dès qu’on y pense, qu’on se met à jeter le regard dessus comme les oiseaux y posent leurs pattes, on se dit qu’on aurait peut-être dû faire autrement – bien que l’enterrement de ces grosses lignes soit impossible. On se trompe, répond Bertrand Folléa, « car ces lignes à haute tension amenaient l’électricité, c’est-à-dire le confort aux gens, il ne faut pas l’oublier ! Du coup ils n’ont vu que le bénéfice qu’ils en tiraient ! »
Un paysage est une sorte de rapport entre le coût de la laideur et la beauté de notre bien-être. Alors, gardons-nous d’en juger la qualité. On se souvient de la une fameuse du magazine Télérama sur la « France moche ». Elle avait déplu, et même choqué, car elle dit les choses telles qu’elles étaient : oui, les Trente glorieuses ont certes aménagé, mais dans une telle fonctionnalité qu’elles nous ont laissée des paysages sans âme, laids comme des parpaings. Et alors ? « Un paysage est un attachement », et l’on s’est attaché à ces preuves du progrès de la société. On s’attache aussi à ce qui nous rassure. Oui, mon quartier pavillonnaire, ma barre d’HLM, n’est pas très belle, nul n’y viendrait en vacances, pourtant c’est chez moi, et si j’y habite, c’est bien parce que j’y ai des avantages. Oui, les chevalets de mines sont laids, mais ils sont des silos emplis de la sueur des mineurs, ce sont des tours qui rompent la monotonie des lieux en leur conférant une identité. Après tout, la Tour Eiffel avait horrifié ses contemporains… Un paysage se doit d’être bien vécu.
Grégory Villain, Richard Kaczynski et Pierre Mouysset, de l’URCAUE Hauts-de-France.
Un paysage se discute avec ceux qui y vivent
Aujourd’hui, les choses ont changé. Notre bien-être est là, on ne voit pas ce que la technique pourrait nous apporter de plus. Les territoires ont été aménagés, on n’imagine pas comment ils pourraient l’être plus. Alors sommes-nous devenus plus critiques.
Nous sommes aujourd’hui très fébriles quand il s’agit de notre paysage mental. Attention à l’intime… Nous n’acceptons plus de nous voir imposer des choses sans qu’on sollicite notre avis. Qu’est-ce qui le justifierait ? Il faut nous expliquer les avantages. Que vais-je gagner au regard de ce je risque de perdre ? « On le voit avec les éoliennes, » prend Bertrand Folléa comme exemple. « Si l’on donne l’impression à des gens que cela a déjà été décidé, parce qu’on les consulte tardivement, on reste dans la logique aménagiste du XXe siècle, qui est pyramidale, on perpétue un modèle dépassé qui prétend in fine imposer un paysage aux habitants, en leur imposant un équipement. » Forcément, les gens se braquent, ils se cachent derrière des arguments de santé, de biodiversité ou de dévaluation foncière pour justifier leur refus alors qu’ils n’ont jamais trouvé rien à redire bruyamment contre les lignes à haute tension. « Mais justement ! Ces lignes-là ont apporté quelque chose, or, qu’est-ce qu’apportent les éoliennes ? Une électricité verte, certes, mais les gens ont déjà l’électricité, » le bénéfice est donc moindre, pour un coût exorbitant, celui de la modification brutale d’un paysage par des gens qui n’en sont pas.
Des études scientifiques menées en Australie et en Nouvelle-Zélande l’ont montré, plus les gens sont consultés tôt, moins il y a d’opposition à l’installation d’éoliennes. Plus c’est tard, plus il y a de gens qui se déclarent malades des éoliennes avant même qu’elles ne tournent au vent. On ne peut brutaliser comme cela le territoire vécu, au risque autrement de provoquer des réactions épidermiques.
Francis Melliez et Bertrand Folléa
Le paysage avant l’aménagement
Le paysage est une construction intime. Il est une projection de notre intimité. « Il est le fruit des relations, des usages d’un pays, d’un territoire, il est le produit des perceptions que les gens en ont. On ne peut pas séparer les choses. » Un attachement, une dimension qui s’ajoute, en la dépassant, à la dimension écologique. Ainsi, le territoire qui sera bientôt grand ouvert pour tracer le canal Seine-Nord. Il est plat, boueux, peu arboré. Entre Compiègne et Cambrai, ses 107 km vont écarter la craie sur 54 m, dans un aplat de champs de bataille. Comment éviter que cet aménagement sans doute utile ne soit considéré un jour comme une blessure ? « Il faut se l’approprier. Or, on l’a pensé comme si on était au XXe siècle, » déplore Bertrand Folléa qui a participé à la préfiguration du projet. Déjà, fait-il remarquer, « on part de Paris, il ne faut pas l’oublier, c’est-à-dire de l’État, puis on traverse quatre départements… » La symbolique est assez forte. Elle l’est plus encore : cette balafre, « on n’a pas pensé à l’inscrire dans le paysage, par exemple par des circulations douces, alors que de fait l’eau attire, y compris quand elle est spectaculaire comme ce sera le cas. En plus, on est sur une topographie adoucie, qui permettrait de découvrir des régions sans effort, à vélo… Un aménagement pareil, on a besoin de broder autour, de le couturer, d’innerver ce grand fil d’eau avec toute la toile existante et à venir des circulations douces. » Sur le site internet du projet, il n’y a pas un mot sur le vélo. Mais ses promoteurs l’assurent, les pentes seront douces pour la faune. Le canal devrait être pensé comme un paysage en soi, il risque de n’être qu’un banal outil.
« Le paysage ne doit plus être une conséquence fortuite avec laquelle. les gens se débrouillent comme ils peuvent. Il devrait être une cause commune, être remonté très haut dans la création d’un projet pour être un point de ralliement, de façon à connaître et reconnaître ce qui rassemble, ce qui relie, c’est la seule façon de se projeter. » Quel territoire veut-on construire ? Ce n’est pas seulement à ses habitants de le décider, car l’intérêt général peut s’imposer, mais sans eux, le paysage risque d’être un mal-être. Bertrand Folléa aimerait qu’on inverse les choses, de façon que l’aménagement du territoire se conçoive par les paysages. « Les conditions vont nous aider », se rassure-t-il. « L’interventionnisme, toute l’idéologie du modernisme du XXe siècle interagissait avec cette puissance de feu du pétrole bon marché. Cela nous a donné un sentiment de surpuissance. Or, aujourd’hui, l’énergie bon marché, c’est terminé : mieux vaut donc bien penser aux choses en amont. » L’open bar des Trente glorieuses a fermé ses portes, il nous faut aménager aujourd’hui avec des ressources bien plus limitées. Or, penser par le paysage permet de faire ceinture sans douleur. Déjà la voiture n’a plus le droit de Cité, alors qu’il n’y a pas si longtemps, les paysages, campagnards et urbains, étaient tenus de se plier à son bon vouloir. Alors vite, des pistes à vélo le long du canal Seine-Nord !
Avoir en tête le temps long des grandes modifications
« Partager une expérience c’est un facteur d’apaisement », dans la construction d’un projet, voilà pourquoi Bertrand Folléa est certain que la concertation permet de dessiner l’avenir. Pour Francis Melliez, professeur émérite de géologie à l’Université de Lille 1, l’apaisement arrive déjà quand on pense au temps très long des soubassements. Réfléchir aux ères a des vertus calmantes. On se sent si ridicule ! Un paysage repose sur une logique géologique. S’il est ce qu’il est, c’est parce que les hommes ont fait avec les sols, l’eau, la topographie, et cela, avec ce qu’ont produit les millions d’années de la lente évolution des formes. « Il ne faut jamais oublier que le premier facteur d’installation des hommes, c’est l’eau », explique M. Melliez à partir d’une image prise depuis les collines de l’Artois : « c’est elle qui explique l’habitat dispersé dans cette région agricole, et néanmoins urbanisée. Là où l’eau était facile d’accès, les hommes se sont installés, » et ils y sont toujours. Sans eau immédiate, sans puits abondant, pas de peuplements. « Regardez la carte hydrographique de la région, et comparez-la avec la carte géologique. Tout correspond ! Le blanc hydrographique correspond au vert géologique : là où il y a de la craie, roche perméable, il y a énormément d’eau, mais loin dans le sous-sol, très peu en surface, du coup il y a moins de villages » comme en Picardie. Le peuplement des Hauts-de-France, c’est avant tout au nord, sur les sables et argiles imperméables pleins d’eau facile à pomper.
Les Hauts-de-France sont le résultat d’une longue histoire que racontent les mines, les collines de Laon, la pierre bleue des maisons de l’Avesnois et encore toutes les carrières de la région. « Tout cela nous détaille une histoire complète : les Hauts-de-France, c’est 540 millions d’années de géologie, en continu ! On a des témoins de toute l’histoire de la vie, entre la période calédonienne et la surrection des Alpes. » Contrairement aux apparences, la région a donc une certaine dynamique, car elle a été déformée dans le passé, il n’y a aucune raison de croire qu’elle ne se déformera pas à nouveau. Rien n’est statique ni figé dans la vie, c’est la première leçon de la géologie.
Le patrimoine peut être invisible
« Cela, on le voit dans les carrières, notamment celle de Bettrechies-Bellignies, dans l’Avesnois. On y trouve des structures géologiques du cœur des Alpes… » et une pierre de couleur gris-bleu qui fait dire aux maisons la naissance des Ardennes. La carrière fait certes un vilain trou dans le pays, elle n’en est pas moins son paysage depuis le début du XVIIIe siècle, doublé d’un lieu formidable d’apprentissage pour les géologues inscrit à l’inventaire national du patrimoine géologique. D’autres endroits, dans la vallée de la Somme, sont des références tout aussi bien inscrites : « savez-vous que la vallée est la référence mondiale pour les dépôts et paysages du Quaternaire ! ? » Un paysage quotidien qui est aussi celui, en pensée, de centaines de chercheurs de par le monde ! Un patrimoine référentiel qui peut aussi bien être un trou artificiel, les strates d’une vallée fluviale ou un mamelon pas très rond : regardons la ville de Laon, toute regroupée autour de sa cathédrale sur une butte que l’on voit de très loin, comme posée, incongrue, sur une plaine bien plate : « elle est un témoin du tertiaire, une époque largement érodée partout ailleurs dans la région. Tout au-dessus, il y a de l’argile, puis du sable, puis du calcaire. Comme l’argile est imperméable, les gens se sont installés là-haut car il y avait de l’eau dans le sable ! » Du coup, disposant de l’essentiel, ils ont fait de la butte un nid d’aigle et un étendard de la foi. Le bâti a été construit avec le produit du temps très long, avec les pierres qui en disent long sur le temps qui a passé, à un endroit qui ne s’explique que par la loterie des strates.
Mais souvent, le temps efface les choses, il rabote, érode, digère au point d’empêcher de voir des éléments essentiels. Francis Melliez a un exemple étonnant : « lorsqu’on regarde précisément la carte hydrologique de la région, on repère une divergence. À partir d’un point, s’écoulent la Sambre, l’Escaut la Somme et pas mal d’autres rivières qui vont se jeter dans l’Aisne, l’Oise et la Seine ! » Où est ce point essentiel que l’on ne voit pas ? « C’est le massif de l’Arrouaise, situé dans l’Avesnois, du côté de Wassignies. » Le temps a aplani les formes, on ne voit guère de mamelon, la forêt a disparu, rien ne suggère un massif, et aujourd’hui ce château d’eau est invisible ; il faut donc se méfier de la topographie qui ne renseigne pas toujours sur les écoulements. Cela interroge encore une fois la définition du paysage. Arrouaise est d’importance pour la ressource en eau, mais est-il encore un paysage dans la mesure où les gens ont oublié cette éminente fonction ? Celui qu’ils vivent est fait de champs, de boisements, d’une départementale qui va du Cateau à Saint-Quentin, il est assez banal. Si on leur apprenait qu’ils ont sous les pieds l’origine de plein de rivières, leur regard changerait-il ? Sans doute prendrait-il une importance plus grande encore. Ce ne sont que des betteraves, certes, mais dessous, il y a vos rivières !
Une création permanente
« Tout cela démontre qu’un paysage est en permanence en mouvement, même dans sa dimension non vivante. Ça bouge ! Cela doit nous inspirer : s’intéresser aux processus, ceux de l’eau, et de sa consommation par exemple, c’est une façon d’être en situation de repenser notre rapport à l’eau, » abonde Bertrand Folléa. L’eau est là, mais elle n’est plus là, lointaine, déréalisée parce que l’on ne sait plus d’où elle vient. Savoir lire le paysage permet de la retrouver et donc, peut-être de faire attention aux conditions de son cycle, c’est-à-dire à la consommation et aux polluants. Si les habitants de Wassigny savaient, seraient-ils plus attentifs au changement climatique et à la surconsommation qui diminuent la quantité d’eau disponible en été ?
Le paysage est un livre ouvert, encore faut-il savoir le lire. Francis Meilliez prend une illustration : « les habitants de Bailleul ne savent pas tous que leur eau vient des pluies qui tombent sur les monts de l’Artois. L’eau qui tombe à Marles-les-Mines s’infiltre dans la craie et s’écoule, dessous, le long de la pente jusqu’à la plaine de la Lys. Il lui faut cinquante ans pour faire ce chemin. » Ainsi, l’eau qui chute aujourd’hui d’un robinet à Bailleul s’était infiltrée au début des années 1970, à 50 km de là, « quand les agriculteurs utilisaient massivement des tas de pesticides ! À l’époque on n’a pas fait attention. » Le principe de solidarité entre l’amont et l’aval qui est un des piliers des agences de l’eau trouve sa source dans ce genre d’hydrographie particulière. 50 km, 50 ans. Boire de l’eau est un transect, le verre résume tout un paysage.
Rien n’est figé, décidément. « Des unités de paysage, il s’en crée tout le temps. Là où il y a des relations entre un territoire et les gens, il y a paysage. Même autour d’une ZAC ou d’un quartier pavillonnaire. Il faut qu’il y ait des relations sensibles. » S’il n’y en a pas, on peut en créer de nouvelles et ainsi faire paysage. « Il faut travailler à créer de l’attachement, en recréant des centralités vivantes, » c’est-à-dire de l’activité, l’esprit village dirait un magazine de décoration intérieure. Des centralités qui ont disparu à cause des ZAC : « en centre bourg, on a fragilisé le paysage dans sa dimension sensible. » Ce qu’ont bien compris les gestionnaires des mêmes ZAC qui, faisant face à la désaffection des consommateurs, optent pour la fuite en avant de création de retail parks, c’est-à-dire de centres-villes privés. Un paysage, c’est fragile : tant que les centres commerciaux apportaient un bénéfice, ils étaient acceptés, maintenant que les gens y vont moins, ils les regardent plus, et voient leur laideur. Se muera-t-elle à nouveau en beauté avec ces centres-villes artificiels ?
C’était le projet d’Europacity, qui a n’a pas convaincu. En dépit des retombées économiques promises dans un territoire sinistré, transformer un paysage agricole en un paysage urbain fantasmagorique n’a pas été considéré comme une modernité acceptable. Les gens n’y ont pas trouvé d’attachement possible.
Ménagement du territoire
Nous avons abîmé nos pays en établissant avec eux des relations toxiques qui ont abouti à des paysages dont nous ne sommes pas toujours fiers. Il ne s’agirait pas de refaire la même erreur. Pour Bertrand Folléa, « à l’évidence, on ne peut pas mettre la question des paysages en dehors des démarches de planification du territoire. La démarche paysagère doit être partout, dans les documents d’urbanisme et de planification tels que les Scot, les PLU, mais aussi les PCAET et les Sraddet régionaux, » jusqu’à la PPE, la programmation pluriannuelle de l’énergie. Ces documents font des cartes, des chiffres, mais ils ne sont pas des projets de paysages. Pas plus que les CDPENAF, Safer et syndicats agricoles ne réfléchissent aux paysages ruraux dont ils sont pourtant la charge, alors qu’ils incarnent pourtant mieux qu’un autre l’abandon de tout esprit critique devant les promesses du progrès. Pourquoi l’habitant d’un secteur sauvegardé au titre du patrimoine historique doit-il demander à l’architecte des bâtiments de France son avis pour la réfection de ses volets, alors que l’agriculteur qui construit un grand hangar en tôle et son voisin qui désouche ses haies séculaires n’ont pas à consulter pour les conséquences visuelles de leurs décisions ? Les agriculteurs sont les auteurs de nos paysages ruraux, ils n’en sont pas pour autant les propriétaires.
L’État rédige des atlas des unités paysagères, via ses Dreal. Il promeut également des Plans de paysage, qui sont des documents censés apporter une certaine cohérence dans les documents de planification, par la formulation d’objectifs de qualité paysagère et de plan d’actions. Nées dans les années 1960, formalisés en 1993 par la loi… paysage, ces plans n’ont pas de rôle prescripteur et peinent toujours à se concrétiser. Le paysage reste un matériau malléable auquel quiconque peut toucher tant qu’il promet de le valoriser.
Comment changer le regard ?
En le guidant vers les éléments qui expliquent le paysage, depuis les tréfonds de la géologie jusqu’au sommet de la vieille cheminée d’usine. « Il n’y a pas de paysage sans appropriation, sans lecture, » répète Bertrand Folléa. Ça s’apprend, et c’est fondamental car la réindustrialisation, auparavant donnée comme archaïque, est depuis la crise sanitaire considérée comme un programme par tous les partis politiques. On ne pourra pas ramener toutes nos usines chez nous, mais il faut y penser d’ores et déjà afin de n’être pas surpris : « Cela aurait le mérite de réinscrire nos sources d’énergie, de matériaux, de produits, de pollutions dans notre univers quotidien. Regardez à Béthune. Au Moyen-Âge, la ville était entourée d’une cinquantaine de moulins à eau. Ils ont disparu. L’énergie qui était partie prenante du paysage, a été réduite à quelques gros monuments, les barrages et les centrales nucléaires. L’énergie est devenue abstraite. » Si on veut l’économiser, il faut en prendre conscience, la rendre palpable. Quoi de mieux… qu’une éolienne devant sa fenêtre dont on use directement de la production ? Accepter une révision manifeste du paysage peut modifier nos usages qui, sur le long terme et ailleurs, éviteront des refontes dans l’urgence. Ménager avant d’aménager le territoire.
« Le paysage, c’est une image dans un film long-métrage, un instantané dont on essaie de restituer le scénario antérieur, et d’esquisser ce qui pourrait se passer dans les images suivantes, » dessine Francis Melliez. Le construire demande une maturation plus longue qu’un mandat électoral, qui puisse se poursuivre malgré la succession des élus aux responsabilités. Oui, décidément, le futur a de l’avenir si l’on parvient à en faire ensemble un joli dessin.
Elles avaient failli ne jamais avoir lieu, mais la ténacité de son organisatrice, Clémence Brunet, a surpassé les tourments des grèves de l’an 2019 et du virus de l’année 2020. C’est ainsi que les Rencontres techniques du département de la Seine-Saint-Denis ont pu enfin se tenir dans la salle plénière du Conseil départemental à Bobigny le 14 octobre 2020. Grise, un peu fraîche, masquée et distanciée, la matinée de cette année a été consacrée à la pluie : intitulées « Cycle de l’eau et biodiversité en ville », les rencontres techniques ont porté sur la nouvelle façon de gérer les eaux qui tombent du ciel sur la ville. Ne plus les évacuer vite et bien vers des tuyaux invisibles, leur laisser plutôt le temps de s’infiltrer dans le sol, voilà une nouvelle manière de considérer l’eau comme un élément de l’aménagement du territoire.
L’eau a de nouveau droit de cité*
(* titre inspiré par celui d’un papier écrit pour Marianne durant l’été, voir tout en bas)
Sous le haut patronage de Bélaïde Bedreddine, adjoint au maire de Montreuil, vice-président du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis en charge de l’écologie urbaine et Président du conseil de direction du Syndicat interdépartemental pour l’assainissement de l’agglomération parisienne (le Siaap), mais surtout infatigable défenseur de la nature pour tous, les débats ont démarré par la mise en perspective de Bernard Barraqué. Figure de l’eau en France et dans le monde, ce directeur de recherches émérite au CNRS et à AgroParisTech a rappelé ce que coûte l’eau en ville. Quelques évidences qui, comme souvent, sont rangées dans les tréfonds de notre conscience collective : « Tout notre système repose sur la facturation de l’eau qui a permis d’étendre le réseau de distribution, d’augmenter les volumes distribués et la qualité de l’eau. L’offre technique s’est améliorée, et ce, à coût modéré, car l’inflation a réduit le prix réel. » Nous avons la chance de vivre dans un pays où il suffit de tourner le robinet… et de tirer la chasse pour disposer d’une eau potable à laquelle peu de Terriens ont accès. Sans aucun effort, si ce n’est de réduire notre consommation, afin de diminuer le gaspillage aujourd’hui mal vu, qui finit par se voir sur nos factures : « or, la baisse de la consommation réduit les revenus des services publics de l’eau, tandis que la multiplication des normes accroît les coûts. » On nous demande de faire des efforts sur notre consommation de l’eau, mais cela fait entrer moins de sous dans la caisse qui paie le service de l’eau, c’est un beau cercle vicieux.
Une eau de plus en plus chère
D’autant plus gênant que les prix de traitement augmentent de façon inquiétante, ce dont témoignent volontiers les maires des petites communes. Responsables de la qualité de l’eau distribuée à leurs administrés, les élus ruraux n’ont pas toujours les budgets pour répondre aux coûts croissants imposés par la réglementation, d’autant moins que les dotations de l’État aux communes sont chaque année plus réduites. Les agences de l’eau compensent, mais jusqu’à quand ? Les factures vont devoir augmenter, alors que la situation financière des gens n’est pas fameuse. En outre, en ce qui concerne les réseaux, « les solutions techniques deviennent trop chères, et il n’y a pas d’aides pour rénover des infrastructures vieillissantes, » ajoute B. Barraqué. Y aura-t-il bientôt une eau des villes propre et abondante, et une eau des champs à la quantité et la qualité aléatoires ? C’est la crainte des maires ruraux, partagée par beaucoup de spécialistes. Dont Bernard Barraqué qui pose la question de l’accès futur à l’eau des plus démunis. Neuf millions d’entre nous, 1 million de plus depuis le début de la crise virale, ont déjà du mal à manger correctement, devront-ils aussi un jour se serrer la ceinture pour boire et se laver ?
La réalité est celle-là, parce qu’on vit sur une courbe ascendante qui nous a fait accroire qu’elle allait être éternelle. Le vieillissement des infrastructures, le grossissement de la population, la multiplication des usages sont en train de pousser notre système de distribution à ses limites techniques. Une évolution somme toute naturelle, qu’accélère le changement climatique, insiste Bernard Barraqué : plus d’eau en hiver, moins en été, plus d’événements extrêmes, les pluies sont moins prévisibles qu’avant, plus brutales, et la demande est toujours plus forte quand il y en a de moins en moins en été. En montagne, il neige moins, ce qui a des conséquences sur le débit des rivières ; et sur les littoraux, la hausse du niveau de la mer provoque des mélanges avec les nappes phréatiques. « En 2007, un rapport de l’ONU a chiffré les coûts mondiaux d’adaptation pour l’approvisionnement en eau des zones urbaine : 11 milliards de dollars par an jusqu’en 2030 ! En plus du coût de la mise à niveau des réseaux existants dans les pays du sud, estimés entre 32 et 40 milliards, par an. » Est-il possible de trouver des solutions moins onéreuses ?
Dans le monde, le gros tuyau n’a plus la côte
Comme d’autres spécialistes, en 2015 Bernard Barraqué a participé à un groupe d’études constitué par la Banque Mondiale, chargé d’évaluer l’impact des événements extrêmes sur l’approvisionnement en eau des grandes villes. Copenhague par exemple. En juillet 2011, un orage exceptionnel a causé 700 millions de dollars de dommages dans la capitale du Danemark. « Le réseau d’égouts avait démontré qu’il ne pouvait plus absorber ce genre d’aléas. La ville a calculé qu’une crue centennale ferait demain passer la zone inondable de 595 à 742 ha. Elle a donc mis en place cinq scénarios d’action possibles. » Élargissement des égouts, reprofilage des rues, terrains de jeux rendus inondables, batardeaux aux portes d’entrée des maisons etc., tout a été étudié par la municipalité danoise. « Eh bien, l’agrandissement du réseau d’assainissement a obtenu un rapport coût-avantage bien moins avantageux que les solutions plus simples… » résume M. Barraqué. Le traditionnel génie civil, le tout-tuyaux, coûte plus cher que ce qu’il fait économiser en dommages, selon l’étude. En gros, une gestion de l’eau en surface revient sur la durée moins cher, moyennant une hausse des taxes locales et des factures d’eau.
New York a fait également l’objet d’un rapport. Après l’ouragan Sandy de 2012, la municipalité avait calculé qu’à ne rien faire, l’avenir dessiné par la mer qui monte et les vents qui forcissent promettait des dommages annuels de 1,7 à 4,8 milliards de dollars. « Le plan d’adaptation local a estimé les investissements à faire autour de 15 milliards de dollars sur 10 ans. 80 % visent à améliorer les infrastructures, le reste, c’est notamment la reforestation des monts Catskills, en amont de la ville, afin de réduire l’érosion des sols, et donc la turbidité de l’eau qui arrive à New York » laquelle a un impact sur l’écoulement général et la capacité des unités de potabilisation.
À Barcelone, l’étude a conforté le choix de la ville d’investir dans le dessalement de l’eau de mer et la réutilisation des eaux usées. Là-bas, ce n’est pas les inondations qui menacent, mais la sécheresse. « Toutes les solutions envisagées se sont révélées avantageuses, parce que les dommages résultant des déficits en eau dépassent largement les coûts d’évitement, » sauf ceux du fantasmagorique tuyau reliant le Rhône à Barcelone, au coût faramineux. « En termes de coût-efficacité, les mesures sur la demande obtiennent les meilleurs scores, et la réutilisation des eaux usées est meilleure que le dessalement. »
Réinviter la pluie dans le paysage
Et en Seine-Saint-Denis ? Bernard Barraqué a regardé la carte et les territoires. Un réseau de 700 km de long, qui dessert 37 000 branchements. 33 bassins de retenue, 99 chambres de dépollution, 139 stations de pompages. Lors des orages d’été, le débit de l’eau de pluie sur un département aussi urbanisé dépasse les 150 m3 par seconde, soit deux fois celui de la Seine… Ça ruisselle en Seine-Saint-Denis. « Il y a longtemps qu’on sait, ici, qu’il faut retenir l’eau de pluie avant et dans le réseau », et pas l’évacuer le plus vite possible vers des tuyaux que l’on n’a plus ni les moyens ni le temps de changer régulièrement. « Il s’agit de réinviter la pluie dans le paysage, » défend joliment Bernard Barraqué : « les permis de construire ne doivent plus dépasser le plafond de ruissellement actuel de la parcelle, et tout doit être fait pour que l’eau de pluie s’infiltre par le sol, dans le paysage… »
Ouvrir la chaussée
S’infiltrant, elle abreuve des organismes vivants. Écologue à l’Agence régionale de la biodiversité (ARB), chargé de mission économie et biodiversité, Marc Barra fait le lien entre l’eau de pluie et la biodiversité. L’une pour l’autre, l’autre par elle. « La priorité, c’est maintenir ou recréer de la pleine terre et des espaces de nature en ville dont on manque cruellement. C’est substituer des infrastructures grises, les tuyaux, par des vertes, à l’image de ce que fait le département du 93 dans certains parcs. » Nombreux sont les exemples de gestion de l’eau par la nature, ou ce qui y ressemble. À Rouen par exemple, 10 ha ont été protégés dans le PLU sur un site destiné préalablement à l’urbanisation. Idem à Épinay-sur-Seine sur 1,5 ha : « ces surfaces se trouvent en fait dans des zones d’expansion de crue, en milieu urbain, comme les Prairies Saint-Martin, dans une boucle de la Vilaine, à Rennes. » Plutôt que d’y construire, la ville normande a laissé jardins, champs et bois. Ainsi l’eau peut-elle monter à loisir, elle s’étale, se voit, puis disparaît, abreuvant quelque biodiversité. À Sarcelles, on a fait mieux encore, car on a… supprimé une route. Le syndicat intercommunal d’aménagement hydraulique Croult et Petit-Rosne a retiré une portion de voirie pour remettre à jour la rivière, dans le but de recréer des milieux naturels fonctionnels, notamment une zone d’expansion de crues.
« Tout cela va avec l’objectif zéro artificialisation nette (ZAN). Il serait une avancée considérable mais en l’état, il ne se préoccupe pas beaucoup de la nature en ville ni des sols urbains ! Mais ça avance, le ministère est en train de revoir sa définition de l’artificialisation pour laisser la place aux espaces verts urbains. » Car ouvrir une route, une cour d’école, un parking afin de laisser la terre, dûment couverte de végétations, en capacité de s’imbiber d’eau de pluie ne rentre pas dans la comptabilité des espaces naturels, agricoles et forestiers (Enaf) qui est assez basique : un parc urbain, un potager, une cour d’école transformée en prairie est considérée comme un espace artificialisé, au même titre qu’un parking. « Il faut que ça change, car le gisement est énorme. » Il y a les équipements sportifs, innombrables, dont les abords pourraient être utilisés. Il y a aussi les parkings. En théorie, cela fait 818 ha rien que sur Paris. Transformer une partie de ces patinoires à eau de pluie est une manière de créer de nouveaux espaces de nature en ville. Mieux capter la pluie par la vie, mieux faire vivre par la pluie. Poussant en pleine terre, dans un sol qui n’est pas recouvert de macadam, un arbre pousse plus profond, plus haut, plus vaste, il pompera plus d’eau, certes, mais captera plus de carbone et retiendra plus de polluants atmosphériques. Et puis il fera de l’ombre, et, se vaporisant sous l’effet de la chaleur, l’eau qui s’en évaporera par le banal mécanisme de la transpiration, rafraîchira l’air ambiant. Dans les villes bien vertes, l’effet îlot de chaleur urbain (ICU) est moins prononcé.
« Attention cependant, ce n’est pas parce qu’on laisse du sol à nu pour capter l’eau de pluie que l’on a obligatoirement de la nature ! », nous prévient Marc Barra, photos à l’appui. Il y a des noues végétalisées qui ne sont que des caniveaux mal chevelus, des bandes de terres tondues ou plantées de variétés exotiques. « Quand c’est bien fait, c’est tout bénéfice pour la nature, et la collectivité : un gros tuyau, c’est un coût de 583 euros par mètre cube, une noue mal faite, 231 et une, bien faite, c’est à peine 75 euros… » Le retour de l’eau en ville doit se faire au bras d’une belle nature, pas en simple trait bleu d’un tableau dessiné par un paysagiste.
La vie revient plus vite que les écosystèmes
Avec ces solutions fondées sur la nature, comme on dit à l’Onu, les moustiques sont à la fête. En période Covid, l’eau qui stagne peut générer des questionnements. Directeur de l’Office pour les insectes et leur environnement (Opie), Samuel Jolivet nous rassure : « ils sont un des maillons les plus importants des chaînes alimentaires, ils nourrissent poissons, chauve-souris, grenouilles, et plein d’invertébrés aquatiques. Dans un milieu fonctionnel avec des chaînes alimentaires complètes, ils sont régulés. » Encore faut-il qu’il, le soit, fonctionnel, et pas un simple paysage qui fait joli. Quant au moustique tigre, qui fait peur en ces temps pandémiques, ils n’affectionnent que les eaux sans support biologique, sans matières organiques, c’est-à-dire le peu qui se trouve au fond d’un pneu ou d’une coupelle abandonnée.
Samuel Jolivet nous l’assure, la biodiversité peut revenir vite dès lors qu’on la laisse tranquille. Un trou, au fond une bâche, de l’eau, du temps, et la résilience de la nature suffit à ramener des espèces en ville. « Déjà, les bassins de rétention d’eau de pluie, ce sont des milieux de substitution pour que la nature arrive à retrouver une toute petite place en ville. » Au moins, pour les libellules, qui sont les animaux qui manquent, de nos jours. Jadis, eux et leurs cousins les éphémères apparaissaient en vastes nuées, en « mannes » qui au bord des rivières, rendaient glissantes les chaussées. Ce n’est plus le cas en nos temps où les pare-brise ne se salissent plus tant des insectes écrasés. « La biodiversité qu’on trouve sur des étendues d’eau urbaine reste accidentelle. Il ne faut pas oublier que la perte d’habitats est réelle, la perte de fonctionnalité l’est tout autant, les milieux naturels sont exsangues. »
On part de loin. La ville peut paradoxalement améliorer les choses. « Il faut rappeler à quel point l’homme s’est développé avec l’eau autour de lui, dans ses villes, il y a eu un changement de paradigme avec les temps industriels, puis avec l’urbanisation massive des années 1960 et 1970, et l’on a complètement oublié ce qui se passe dans une mare. » L’eau a été chassée des villes parce qu’on a appris à la maîtriser dans les réseaux, et puis l’expansion urbaine et agricole ont eu raison de 80 % des zones humides. « Avec les zones d’eau pluviale en ville, la faune revient, mais ce n’est pas forcément la faune emblématique. On peut avoir l’impression qu’il y a de la diversité, alors que c’est la biomasse qui a augmenté. » Ce n’est pas parce qu’il y a à nouveau des insectes que leur milieu de vie est fonctionnel. Mais c’est déjà cela. L’eau a finalement autant besoin de la ville que celle-ci a besoin d’elle.
Révolution à l’agence de l’eau
Les agences de l’eau participent au financement de ces nouvelles infrastructures. Une révolution pour celles qui durant près de cinquante ans ont financé des réservoirs enterrés et des gros tuyaux. Mais comme le dit Frédéric Muller, chef du service investissements territorial Seine Marne et Oise à la Direction Territoriale Seine Francilienne de l’Agence de l’Eau Seine-Normandie (AESN), les faits sont têtus : « les modèles nous disent que l’évapotranspiration augmente alors que les précipitations baissent. La ressource sera donc de moins en moins disponible pour les différents usages. Et puis il faut savoir qu’ici, sur le territoire couvert par le Siaap, lorsqu’il pleut, c’est une zone dite active de 250 km2 qui envoie vers les usines des centaines de milliers de cubes d’eau. Ce qui coûte en réactifs, en traitements. » Réduire à la source la pluie qui arrive dans les usines ne peut que faire du bien aux factures payées par chacun de nous.
La laisser s’infiltrer au pied des arbres a un autre avantage : « une étude récente de Santé publique France montre que les risques pour la santé liés à la canicule sont jusqu’à 18 % moins élevés pour les communes les plus arborées. » Sous l’impulsion du Préfet de région Île-de-France, qui se trouve être également préfet coordinateur de bassin et président du comité de bassin de l’AESN, une stratégie d’adaptation a été élaborée. Adoptée à l’unanimité en 2016, elle est conforme à celles des grandes villes qui ont été étudiées par Bernard Barraqué : élaborer des stratégies « sans regret », c’est-à-dire, en jargon technique, peu coûteuses et utilisant peu de ressources (peu de béton, de tuyaux etc.) ; multifonctionnelles (alors qu’un réservoir enterré ne sert qu’à stocker, une zone d’expansion naturelle de crue permet à la fois de lutter contre l’effet ICU et d’améliorer la biodiversité en ville) ; atténuantes au regard du changement climatique – on évite par exemple d’utiliser des pompes, au profit d’un écoulement par gravité ; et enfin, si possible, des stratégies solidaires entre les différents usages et territoires (les décisions prises ici doivent avoir un impact positif en amont et en aval).
« Voilà pourquoi nous finançons des mosaïques végétales en dalle d’immeubles, des bandes végétalisées au milieu de parkings, des toitures végétalisées, des travaux de renaturation des berges de la Marne et de l’Yvette etc. » Le taux d’aide monte jusqu’à 80 %, selon « l’effort de déconnexion du réseau d’eau pluviale » que les solutions fondées sur la nature promettent de réaliser. Moins de ruissellements, plus d’argent. Dans la limite des pluies classiques, celles qui tombent les trois quarts du temps : personne ne dit que les noues végétalisées et autres parcs urbains inondables éviteront les inondations lors d’une tempête. Les gros tuyaux resteront indispensables pour faire face aux pluies diluviennes.
Le Siaap ne veut plus de pluies sur son réseau
La société a fait le choix de moins en mettre dans ses tuyaux, de laisser l’eau s’infiltrer à l’air libre. Avant, elle la considérait comme un déchet, elle la faisait disparaître, on la mélangeait ici et là aux eaux usées, et on envoyait le tout à la station d’épuration. Aujourd’hui, on voit que les eaux pluviales peuvent rendre des services. Grâce par exemple à des solutions mises en place par le Siaap. Le service public de l’assainissement francilien, c’est 6 usines de traitement, et presque un million de mètres cubes de stockage, qui couvrent les besoins de Paris et de sa petite couronne. « L’histoire remonte au début du siècle précédent », raconte Bilel Afrit, chargé de mission Politique de l’eau, Service partenariat et politique de l’eau, à la direction de la stratégie territoriale. « Les champs d’épandage remontent au début des années 1900, c’est en 1940 qu’on a construit la première centrale d’épuration, à Achères, mais c’est surtout durant les années 1970 et 1990 que les équipements ont été créés, » le dernier étant Grésillons. Aujourd’hui, la capacité de traitement est supérieure au volume d’eaux usées produites, qui est à peu près stable depuis 1990. Un exploit, d’autant que « le débit d’étiage de la Seine est tout petit, avec 95 m3/s, bien plus petit que ceux du Rhin et du Rhône, alors que la population est très importante : chaque habitant peut bénéficier par jour d’1,2 m3, contre 18 pour un riverain de Lyon et… 65 pour un de Strasbourg ! » Moins de débit, plus de concentration de pollutions, pourtant, une eau de bonne qualité grâce à des équipements qui ont encore le temps de voir venir.
Malgré tout, estime Bilel Afrit, le Siaap doit se tenir prêt à affronter une baisse prévisible de 30 % du débit de la Seine, à cause du changement climatique. Cela ne l’inquiète pas, car l’objectif du quatrième contrat de bassin du Siaap, signé en 2019 et opportunément intitulé « eau et climat » n’est rien moins qu’en 2024, année des Jeux olympiques, l’on puisse se baigner dans la Marne et la Seine. Une vieille promesse, jamais tenue, qui engage cette fois-ci la collectivité car des épreuves des jeux doivent se tenir dans les deux cours d’eau. Est-ce réalisable ? « Pour respecter nos objectifs de qualité environnementale, il ne nous faudrait aucune artificialisation supplémentaire, donc atteindre l’objectif ZAN, sinon, on ne tiendra pas. Pour l’objectif baignade, par contre, c’est plus que cela, c’est 5 % de notre territoire qui devrait être… désimpermébailisé. » Déjà, les aménagements du Grand Paris doivent se débrouiller tout seuls : « ils sont obligés de gérer leurs propres eaux pluviales, ce qui fait qu’ils n’auront pas d’impacts sur notre zone de collecte. En fait, tout ceci correspond au quatrième objectif de notre contrat : inverser la tendance à l’augmentation des surfaces imperméabilisées raccordées à notre réseau. » En clair, le Siaap ne veut plus accepter de nouvelles eaux pluviales. Pour bien le faire comprendre et faciliter les choses, il proposera début 2021 un outil numérique dénommé « parapluie » simple d’accès, gratuit, qui permettra à un aménageur de dimensionner correctement son mode de gestion à la source des eaux pluviales.
Le département médiateur
Autre acteur de l’eau, bien que ce ne soit pas de ses compétences, le département de la Seine-Saint-Denis ne reste pas les bras croisés. Vu du ciel, il est presque entièrement artificialisé, tant la densité urbaine y est élevée. Directrice territoriale, chef du bien nommé bureau de l’Eau dans la ville et responsable également du bureau d’appui aux politiques d’écologie urbaine au département de Seine-Saint-Denis, Danielle Amate rappelle qu’en un siècle, sa collectivité s’est urbanisée comme aucune autre, perdant ses « zones marécageuses » où affleuraient les nappes. Ceci expliquant plus ou moins cela, « nous avons connu des crues majeures, historiques, en 1953, 1955, 1980, 1992 et 2013, et encore, pour des pluies pas exceptionnelles, voilà pourquoi la lutte contre les inondations a toujours été une question centrale. Nous avons creusé des bassins de rétention, mais dès 1992 nous avons mis en œuvre une politique de maîtrise des apports aux réseaux, de façon à ne pas les saturer. » Il y a presque trente ans, déjà. Le département s’était rendu compte que la construction de ces bassins ne pourrait jamais compenser la croissance démographique. D’autant qu’ils n’étaient pas en bon état : dimensionnés de manière à emmagasiner l’équivalent de 10 litres par seconde et par hectare, soit 350 m3 de stockage par hectare, les bassins de rétention dits… de « nouvelle vague », dont un, gigantesque, sous le Stade de France, ont avoué lors d’une enquête conduite en 1997 que leur entretien était inadapté ou inexistant pour les deux tiers d’entre eux. « Depuis lors, on évite la construction de gros bassins en aval, et on privilégie les ouvrages visibles et rustiques, ainsi que la déconnexion. » La ville perméable, c’est l’idée du département.
Pour la réaliser, il faut d’abord la rendre évidente. Le département a créé pour cela en 1990 une cellule de liaison « eau » entre ses différents services, histoire d’atteindre une relative cohérence. Ensuite, en 2014 « un zonage pluvial a été annexé au règlement d’assainissement, ce qui permet au département de donner son avis sur les Schémas déménagement et de gestion de l’eau (Sage), le Schéma régional de continuité écologique (SRCE), le schéma directeur de la région Île-de-France (Sdrif) et bien évidemment les plans locaux d’urbanisme (PLU). » Nul aménageur et élu ne peut plus depuis être sans connaître la doctrine départementale. Le CD93 délivre aussi son avis « pluvial » sur les permis de construire, avec une certaine réussite car le nombre d’entre eux qui contient une maîtrise du ruissellement ne cesse de croître : ils étaient un tiers environ en 2017.
Madame Amate reconnaît qu’il reste de gros progrès à réaliser, notamment pour « inciter les aménageurs à intégrer l’eau pluviale dès le stade de la conception, pour travailler sur l’existant, ce qui est plus difficile que de prendre en compte les eaux pluviales dans le neuf, et il y a encore des efforts à faire pour que les collectivités se coordonnent entre elles. »
De l’entrisme assumé, pas de bâton, toutefois. Ni même de carotte : le département ne subventionne pas, il accompagne. « On ne peut faire que cela, car on n’a pas la compétence assainissement ! Nous sommes à la bonne échelle pour être un médiateur de l’eau. » À Aubervilliers, rue de la Commune de Paris, il a ainsi fortement aidé à la transformation du parking d’une résidence d’accueil de jeunes travailleurs de 230 logements en une « tierce-forêt. » Des arbres avec du sol autour, à la place de voitures, ce sont de jolies bannières pour le département.
La Bièvre, une utopie qui prend vie
Le département limitrophe du Val-de-Marne a été plus loin. Grâce à lui une rivière va retrouver le soleil. Longue de 36 km, traversant 5 départements et 16 communes, elle prend sa source à Guyancourt et se jette dans la Seine au point d’Austerlitz dans le 13e arrondissement de Paris, voici la Bièvre. « Ce n’est pas un torrent alpin, elle a un très faible dépit, elle s’écoule selon une très faible pente, et avec le temps elle a été transformée en égout, » raconte Benoît Kayzer, chef de projet à la Direction des espaces verts et du paysage du Département du Val-de-Marne. Les tanneries, les lavoirs, les boucheries en avaient fait une bauge. « Au XIXe siècle, il fallait assainir et éloigner la maladie de la ville. Alors, au début du XXe siècle, la rivière a été refermée, et en 1950 dans le Val-de-Marne, il a fallu en quelque sorte l’enfermer dans un tuyau. » La rivière perdit son statut administratif de cours d’eau, car elle n’était plus qu’un réseau d’assainissement à partir de Massy. Un arrêté préfectoral en 2007 lui a fait retrouver sa dignité de rivière. « Elle est quand même très canalisée, à Antony, elle se retrouve même dans un bassin d’orage, et après elle est invisible, recouverte, inconnue. »
Voilà qui nourrit la frustration des habitants les plus anciens ou nostalgiques, et éveille la curiosité d’autres. Pourquoi ne pas la revoir, la Bièvre ? À Arcueil, entre Gentilly et le cimetière, longeant le Parc du Coteau de Bièvre et le centre sportif Raspail, un tronçon enterré de 600 m a été repéré comme susceptible d’être rouvert. L’idée a fait son chemin, et dès 2010, des réunions avec les habitants ont été organisées. « Ils disaient qu’ils voulaient de la fraîcheur ! »
Soutenue par les élus locaux, l’idée est devenue projet. « Cela va coûter 10 millions d’euros, pris en charge à 20 % par le conseil départemental du Val-de-Marne, le reste par le Grand Paris, l’agence de l’eau Seine-Normandie et la Région. » Deux fois moins cher au kilomètre qu’un tronçon de tramway. La livraison est envisagée pour fin 2021. Les engins ont commencé les travaux, malgré le covid. Ils ne sont pas aisés, car « il faut rétablir un lien avec la nappe, les berges, le cours d’eau libre lui-même. Pour ce faire, on aurait dû passer par le gymnase et le terrain de foot, mais faute de foncier disponible, il était impossible de les déplacer, alors il nous a fallu passer à côté, ce qui a impliqué de soutenir les sols, de faire du soutènement sous le terrain de football et le gymnase, avec des pieux de 15 m ! »
Éliminer une infrastructure écologique telle qu’une rivière, cela prend quelques heures de pelleteuses, la restituer, cela demande beaucoup plus, et des dépenses gigantesques. Bonne fille, la Bièvre remise à nu ne remplacera pas le réseau d’assainissement existant : son débit sera contrôlé de façon à ce qu’il ne perturbe pas le système. En cas de pluies majeures, la rivière grossira, mais peu, l’essentiel du surplus continuera d’être destiné vers le réservoir de 25 000 m3 situé sous le terrain de foot. On a bien fait de ne pas le déplacer celui-là. « Dans quelques mois, on aura une rivière à la place d’une dalle en béton : pour moi, c’est une utopie qui prend vie. »
Irriguer à nouveau la culture collective
Un peu plus au nord et à l’est, voici le syndicat Marne Vive. À cheval entre le Val-de-Marne, la pointe sud de la Seine-Saint-Denis et un peu de Seine-et-Marne au-delà de Torcy, il a établi un Sage qui s’est donné comme objectifs la baignade et une approche paysagère de l’eau. « Au préalable on avait lancé en 2015 un référentiel des paysages de l’eau, » explique Christophe Debarre, chargé de mission « eaux pluviales. » En janvier 2019, une étape importante a été atteinte par l’approbation d’un Plan de paysage. Aucune valeur juridique, c’est un référentiel « avec des objectifs de qualité paysagère pour chaque secteur du bassin. » Sur la Marne urbaine par exemple, qui va de Neuilly-sur-Marne à Maisons-Alfort, l’OQP4 vise à créer ou préserver les lieux de nature conviviaux « et ressourçants », qui favorisent l’accueil et le ralentissement de l’eau. L’OQP5 des plateaux et vallons, qui dominent la Marne au nord et à l’ouest du territoire syndical, investit en ce qui le concerne la mémoire et notre imaginaire : « Cela veut dire marquer plus fortement les vallons et vallées en restaurant les cheminements, identifier les possibilités de franchissement des rus, expliquer le conditionnement des ouvrages d’art, ou encore créer des itinéraires de promenade historiques liés à l’eau. » Ces objectifs nécessitent beaucoup d’animation territoriale, et des opérations pilotes comme celles conduites à Chelles, Montreuil, ou encore Boissy-Saint-Léger.
Dans cette dernière ville, il y a le quartier de la Haie Griselle, « dont le centre commercial va être détruit. Or, c’est par sa toiture que l’eau de pluie alimentait un étang, auquel les gens sont très attachés. L’étang, c’est l’identité du quartier. Du coup, la circulation de l’eau prévue vers les caniveaux va être redirigée vers l’espace vert, là où il y a l’étang. » À Chelles, c’est la rivière des Dames qui devrait, comme la Bièvre, retrouver l’air libre.
Le syndicat est passé à l’action, mais il a l’impression d’être déjà en retard. « On milite tous pour une gestion à la source des ressources en eau, la pleine terre, l’atténuation des îlots de chaleur, les reméandrages des rivières canalisées et le retour de la baignade en Marne. On améliore, mais on court derrière la réglementation. » L’objectif de retour de la baignade en 2022 implique par exemple de mettre en conformité les réseaux, or, il en reste 10 % qui ne sont pas en séparatifs, et il faudra réduire l’imperméabilisation. La route est longue.
Se baigner, un jour
Paris promet d’y arriver avant tout le monde. Nessrine Acherar n’y mettrait pas sa main à couper, mais la capitale devrait selon elle être « baignade » en 2024. Cheffe du Pôle Pilotage et Expertise, adjointe au Chef du Service de l’Équipement à la direction de la Jeunesse et des Sports de la ville, Me Acherar prend exemple sur l’opération bassin de la Villette. « Le code de la santé publique et la directive-cadre européenne définissent la baignade naturelle comme une baignade dans une eau qui n’est pas désinfectée ni renouvelée, et circule librement. » Les contrôles sont permanents : autosurveillance par une station d’alerte qui délivre des résultats bactériologiques chaque matin permettant de décider, ou non, de l’ouverture à 11 heures, plus des contrôles par un laboratoire indépendant une fois par semaine. « On publie aussi un profil de baignade, qui est un document réglementaire : il identifie les sources de pollution, et ce qu’on peut faire pour les réduire. » Installer des sanitaires sur le port pour les plaisanciers de la halle nautique située en face du bassin, par exemple. « Depuis 2017, c’est un équipement qui a du succès : on est entre 70 000 et 100 000 personnes sur deux mois d’exploitation, chaque année, utilisé par les riverains et les touristes. » Ça marche, mais c’est fragile, car très dépendant de ce qui vient de l’extérieur, et de ce que les baigneurs amènent. La baignade dans les eaux d’Île-de-France sera peut-être possible bientôt, mais d’abord, dans des environnements circonscrits comme le sont les bassins de la Villette ?
Récupérer les engrais dans nos eaux noires
Avant, les eaux de pluie étaient considérées tels des déchets, aujourd’hui, elles le sont comme une ressource multiple. Poussons la logique jusqu’à appliquer le même traitement à nos eaux usées. Et si ce qui part de la douche, du lavabo, de l’évier et des toilettes nous revenait dans la douche, le lavabo, l’évier et les toilettes ? Derrière le fantasme de la vie en autarcie se trouve la recherche d’une utilisation plus rationnelle de la ressource en eau potable. Compte tenu des contraintes évoquées durant cette matinée, est-il raisonnable de tirer la chasse d’eau potable, de se laver à l’eau potable, d’arroser le jardin à l’eau potable ? Chargée de recherche et animation
du programme OCAPI, à l’école des Ponts Paris tech, Marine Legrand a la réponse : « Non seulement on doit économiser la ressource, en plus, recycler nos eaux usées permet de récupérer de l’azote et du phosphore dont les champs ont besoin. » La nouvelle gestion de l’eau remet en cause le triptyque chasse d’eau, tout à l’égout, station d’épuration, et permet d’envisager la remise en circulation de l’azote, du phosphore et du potassium, le fameux trio fertilisant des plantes de culture.
Voilà qui a inspiré le nom du programme de recherches auquel Marine Legrand participe. Ocapi, pour Optimisation des cycles carbone, azote, phosphore en ville. Démarré en 2014, le programme est entré dans sa seconde phase en 2018. « Nous essayons de voir s’il est possible, et acceptable, de séparer à la source les flux qui constituent les eaux usées. De revaloriser ces déchets que sont les matières fécales humaines. » Les eaux grises (douche, évier, lave-linge…), et noires (les toilettes).
Madame Legrand nous rappelle que cela se faisait… avant. « Les toilettes sont apparues au cours du XIXe siècle, toutefois, les eaux noires étaient répandues dans les champs. À Paris, on transformait ces matières sur la chaussée de Bondy, en séparant solide et liquide, puis en les faisant sécher. Cela a été abandonné quand on a autorisé petit à petit le raccordement des toilettes au réseau d’eau, pour des raisons sanitaires. ». L’usine de potabilisation d’Achères a été le coup de grâce. Et l’industrie a suppléé au manque de cette manne en matières organiques en synthétisant des engrais. « C’est quand même stupide ! Les stations dépuration détruisent ce qu’il y a de bon dans les urines et les fèces, ce qui coûte de l’énergie, et ce qu’il y a de bon, l’industrie en fabrique dans ses usines en consommant de l’énergie ! » Du gaspillage créateur de valeur, diront les économistes.
« Aujourd’hui, il faut séparer les flux en distinguant les usages de façon à restaurer les cycles de l’eau. » Ce qui veut dire gérer les eaux pluviales à la source en développant l’infiltration, les collecter à domicile pour le jardin, la douche et l’évier, réutiliser à la fois la chaleur et l’eau des eaux ménagères issues de la machine à laver et du lave-vaisselle pour les toilettes… le lave-linge et le lave-vaisselle, et séparer à la source nos urines et nos fèces pour les besoins de l’agriculture. Filtrées, séchées, les urines peuvent servir d’engrais tandis que nos fèces, bien traitées pour éviter la contamination microbienne, peuvent donner un excellent compost.
Une autre révolution est-elle en cours ?
Ce dernier usage semble étrange à nous autres occidentaux qui avons tout fait pour éliminer de notre vue ce qui paraît si sale. « Il y a un indéniable facteur beurk », non pas tant pour le fait de retirer nos matières fécales de l’eau que de les utiliser ensuite pour faire pousser des légumes. Dans l’assistance lycéenne de ces rencontres techniques, l’effet beurk semble cependant peu développé. Anthropologue de l’environnement, Marine Legrand travaille justement à « concilier la valorisation des ressources et l’état des mœurs. En fait, l’effet beurk a évolué. Avant c’était l’idée même de séparer le caca et le pipi qui dérangeait, aujourd’hui c’est plutôt celle de faire caca dans l’eau potable qui est considéré comme dégoûtant. » Après celle du regard porté sur l’eau pluviale, une seconde révolution serait-elle encore ?
Des expériences nombreuses, un peu partout dans le monde et en France ont montré qu’un temps d’adaptation était nécessaire. Selon Marine Legrand elles démontrent qu’un mouvement de fond est en train de se structurer, notamment en France grâce aux militants et praticiens de l’écoconstruction et du compostage. « À Paris, il y a le projet Petit pipi aux Grands voisins [ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul], qui teste des urinoirs secs masculins, et féminins. Dans les deux cas il faut s’asseoir et changer sa façon de faire pipi. » À Grenoble, un immeuble en habitat participatif est déjà équipé de toilettes sèches séparatives, qui produisent un compost géré en commun. À l’école des Ponts, où travaille Me Legrand, les résidus des toilettes sont utilisés sur le jardin partagé de l’école. « Il y a aussi le projet d’écoquartier Saint-Vincent-de-Paul, à Paris, qui sert de démonstrateur. » Située lui aussi sur le site de l’ancien hôpital du même nom, l’opération devrait démontrer qu’en séparant ainsi les eaux, on renoue avec des pratiques anciennes, avec nos connaissances en microbiologie d’aujourd’hui. L’agence de l’eau accorde des subventions, reste à maîtriser les prix. Séparer pour récupérer dans le neuf, c’est faisable, pour quelques euros de plus par mètre carré (Marine Legrand estime le surcoût à deux euros), en rénovation, c’est autrement plus compliqué : il est difficilement envisageable de créer des réseaux séparés dans les immeubles anciens étriqués de Paris et de la Seine-Saint-Denis.
Le sujet interroge Bélaïde Bedreddine, qui, écoutant Marine Legrand, a calculé que si 10 % de la population francilienne pratiquaient la séparation dans les eaux noires, cela ferait une station d’épuration en moins, soit, 300 à 400 millions d’euros économisés. Le vice-président de la région a rappelé qu’à Los Angeles, on réinjecte dans la nappe une partie des eaux usées, tellement la métropole a sollicité son fleuve, qui n’en circule plus jusqu’à la mer. En conclusion, le vice-président de la région a souhaité évoquer le rôle de l’établissement public territorial de bassin (EPTB) Seine Grands Lacs, sans lequel la Seine aurait été traversable à pied à Paris lors des épisodes caniculaires de l’été 2019. Les relâchers des quatre barrages sur la Marne et la Seine ont évité le pire. « Tout cela c’est bien, mais voilà, t ce que nous faisons c’est en définitive pour éviter de polluer l’océan, non ? Or, on peut avoir 5, 6, 7 traitements en Île-de-France, on peut récupérer les eaux usées, soutenir les débits, si on laisse les pays riverains de l’Atlantique sans les mêmes systèmes, ce qu’on fait ne servira à rien. » L’eau est le premier de tous les miroirs, elle nous renvoie au visage nos contradictions, a écrit Erik Orsenna, que cite Bélaïde Bedreddine. L’eau va partout, quand on tire la chasse, ou lorsqu’on la guide, tombant du ciel, vers une zone humide plutôt qu’un tuyau, on accélère simplement sa transition vers la mer. La pollution que l’on s’évite ici nous arrivera de toutes façons de là-bas. Les rencontres techniques de la Seine-Saint-Denis se sont placées au milieu de l’Atlantique, entre Bobigny et Haïti.
On en aura vu tous les aspects : l’artificialisation, la densification, la renaturation, la séquence Éviter-Réduire-Compenser, la sobriété. Le 30 juin, dernière date des six consacrées à l’objectif Zéro artificialisation nette (ZAN), c’est sur les mesures concrètes que L’Institut Paris Région s’est arrêté. Quels outils la région Île-de-France a-t-elle en mains, de quels autres aurait-elle éventuellement besoin ? Une réflexion éclairée par les Hauts-de-France et le canton de Genève, à la fois sur les champs réglementaires et fiscaux. Où l’on fait mine de découvrir que la fiscalité et la régulation du prix du foncier agricole ne favorisent pas vraiment la mise en place du ZAN. De quoi alimenter les débats des désormais hypothétiques élections régionales et du futur nouveau, nouveau, nouveau plan de relance.
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Zéro artificialisation nette : oui, mais comment en Île-de-France ?
Tout d’abord, suivre l’artificialisation, aider les collectivités et les bureaux d’études, analyser la légalité des plans d’urbanisme : aller vers le ZAN implique d’emprunter le chemin de la connaissance fine des territoires. C’était l’objet du premier atelier, et l’on y revient, forcément. Pour faire le zéro artificialisation nette, il faut savoir. Savoir où, comment et pourquoi le sol a été utilisé. Avec rigueur et clarté. Or, les bases de données nationales actuellement disponibles ne sont pas vraiment adaptées. Soit leur échelle n’est pas suffisante, comme Corine Land Cover. Soit elles ne donnent pas d’indication fiable quant à l’usage des sols. Pour leur part, les fichiers fonciers retravaillés par le Cerema sont à l’échelle du cadastre, mais la numérisation est encore incomplète en France. Autre biais, ces fichiers excluent le domaine public (voirie, parcs et jardins, cours d’eau etc.) car ils sont constitués par les plans de cadastre. Et bien qu’il discrimine l’usage des sols en 13 postes, l’outil du Cerema confond encore surfaces boisées et surfaces agricoles. D’autres projets voient le jour comme l’outil OCS GE (occupation des sols à grande échelle) de l’IGN qui ambitionne de décrire le territoire national et l’occupation de son sol de façon précise, complète et homogène. Il est composé de 5 composantes géographiques (orthophotographique – BD Ortho, topographique – BD Topo, altimétrique – RGE Alti, parcellaire – BD Parcellaire, adresse – BD Adresse). Il discrimine les zones imperméables, bâties ou non bâties, les matériaux de couverture minéraux ou composites, l’eau, les sols à nu, etc. Avec la BD Forêt et le Registre parcellaire graphique développé initialement pour instruire les aides de la Politique agricole commune, il donne aussi des informations précises sur les types de peuplements forestiers et sur les types de cultures (blé, maïs, lentilles, tournesol, etc.) et de prairies (temporaires ou permanentes, fauchées ou pâturées). L’échelle est excellente, de l’ordre du 1:12500e (soit 1 cm pour 125 m) mais ce n’est pas encore suffisant pour satisfaire l’objectif ZAN. Il faut descendre plus bas encore. Au niveau de la vie quotidienne, du trajet entre la maison et la voiture.
MOS +
C’est ce qu’autorise aujourd’hui le MOS + (Mode d’occupation des sols), développé par l’Institut Paris Région. Régis Dugué, géomaticien-administrateur de données, et Damien Delaville, géographe-urbaniste, le présentent en duo.
« Le MOS existe depuis 1982. Il a permis à la région Île-de-France de suivre l’évolution de l’occupation des sols, l’artificialisation. Renouvelé tous les 4 à 5 ans, le MOS première mouture a été un outil très efficace. » Passé composé, car l’outil a montré ses limites : comme les autres, il était affecté d’un problème d’échelle, car il ne prenait en compte que les routes de plus de 25 m de large. Ce n’était déjà pas si mal, bien d’autres outils ne voyant rien en dessous de la route départementale. Mais ce n’était plus suffisant. « C’est pourquoi on est en train de développer le MOS +. Cette surcouche viendra compléter le Mos classique lors des prochains millésimes, avec une précision de l’ordre du 1/5000e. On a mis au point la méthode durant le confinement en croisant le MOS actuel à d’autres bases comme par exemple la BD-PARCELLAIRE ou les données de l’IGN. On a constitué une couche d’emprise routière (la chaussée, mais aussi les talus, les trottoirs…) », moyennant quoi, sur la cartographie régionale les emprises routières ont doublé de surface par rapport au MOS historique, et les espaces d’habitat ont diminué de surface par rapport aux espaces végétalisés, plus importants que ce que l’on pensait. « On parvient aujourd’hui à séparer le bâtiment du jardin, à faire apparaître l’espace entre les bâtiments et les routes. En croisant toutes les bases, à terme, on pourra arriver à une échelle encore plus fine. » Les bases qui collectent par exemple les surfaces occupées par les parkings collectifs et privatifs, les cours d’école, les terrains de sport. « Un logiciel de reconnaissance d’image, fonctionnant par autoapprentissage (deep learning) va nous aider. La précision que l’on va atteindre permettra de repérer plus d’espaces qui peuvent faire l’objet d’une renaturation. »
Les espaces naturels, agricoles et forestiers (Enaf) n’ont pas été oubliés : le MOS + prend en considération les routes et chemins agricoles, les jardins d’agrément aussi. « Cela nous a permis de mettre en évidence la fragmentation de certains espaces à cause des infrastructures, mais aussi de repérer plus d’espaces végétalisés tels que les talus, les jardins pavillonnaires. »
À tout cela, le MOS + sera complété par une couche d’observation en infrarouge afin de faciliter la localisation des zones végétalisées. . Cette façon de voir le sol permet d’affiner les tendances : « on voit que 30 % de la surface régionale est couverte par des espaces naturels, agricoles et forestiers. Mais que la banalisation est là, par la raréfaction des milieux ouverts tels que les landes, les prairies humides, les prairies et les boisements. » L’outil de l’IGN ne le disait-il pas déjà ? D’autres bases de données de L‘Institut, Ecomos et Ecoline permettent d’aller plus loin dans la description des milieux naturels et dans le repérage des éléments supports de biodiversité des paysages ruraux (chemins, fossés, mouillères, mares, haies, arbres isolés, etc.).
Les indices de l’Orenaf
Un autre observatoire de l’usage des sols existe depuis 2016, fruit d’une collaboration entre la DRIEA et la Région Ile-de-France, le tout appuyé par la planification régionale : l’Observatoire régional des espaces naturels, agricoles et forestiers (ORENAF). « Aucun outil ne permet de mesurer à lui seul la consommation d’espaces et le changement d’usages, il faut croiser les outils existants. Et puis, il y a nécessité d’acquérir un glossaire commun, un langage commun… » philosophe Éric Morau, chef du département aménagement durable et dynamiques territoriales à la Direction régionale et interdépartementale de l’équipement et l’aménagement d’Île-de-France (DRIEA), et coordinateur de l’Observatoire. Comme l’avait démontré le premier atelier, autour d’une table ronde, pas grand monde ne parle de la même chose à propos du même sujet. L’usage des sols est une notion floue. Elle l’est moins pour l’Observatoire régional du foncier de l’Île-de-France (ORF) – encore un observatoire – qui est une mine de statistiques dont les recoupements délivrent des constats originaux. Ainsi, « 23 % de la surface régionale sont artificialisés, c’est le double du reste de la France, mais par habitant… on est à quatre fois moins ! » C’est comme pour les émissions de carbone, selon qu’on les mesure par territoire ou par habitant. Tout dépend de ce que l’on veut voir. La tendance reste cependant inchangée, baissière, comme disent les économistes : les espaces agricoles, naturels et forestiers étaient avalés par paquet de 2 500 ha chaque année durant la décennie 1990, ils l’étaient deux fois moins dans les années 2000, et le furent sur à peine 590 ha par an entre 2012 et 2017. On l’a vu dans les précédents ateliers, cette baisse franche et nette est due à la fois au renouvellement urbain qui a augmenté (en Île-de-France, un peu plus de la moitié des nouveaux logements et bureaux sont du recyclage de surfaces existantes), et à la mutation des formes urbaines : l’habitat pavillonnaire a décru dans la même proportion que s’est développé l’habitat collectif, de l’ordre de +30 % entre 2012 et 2017.
Les statistiques d’Éric Morau font aussi une géographie. « C’est dans le département de la Seine-et-Marne qu’a priori la perte d’espaces naturels, agricoles et forestiers est la plus importante, c’est même la moitié de la perte régionale. L’Essonne et les Yvelines représentent chacun 18 %, le Val-d’Oise 12 %, et les départements de la Petite couronne, 2 %. Toutefois, si l’on met en rapport la consommation de ces espaces avec leur stock – par exemple, 56 % des ENAF franciliens sont localisés en Seine-et-Marne, on obtient un indice d’intensité de 0,9 pour ce département, 0,95 pour les Yvelines, et 1,2 pour l’Essonne et le Val-d’Oise ! » Autrement dit, c’est dans ces deux derniers départements que la pression sur les espaces agricoles, naturels et forestiers est la plus forte. En descendant encore un peu les barreaux de l’échelle, on se rend même compte que 20 % des communes sont responsables (terme à nuancer quand des projets d’intérêt public s’imposent à elles) de 90 % de l’artificialisation régionale ! Et qu’une centaine est responsable de la moitié du phénomène : presque toutes se trouvent dans la ceinture verte qui entoure Paris, celle qui, entre 10 et 30 km du cœur de la capitale, concentre tous les enjeux du zéro artificialisation nette. « C’est aux franges de cette zone, surtout, que la consommation d’espaces est la plus élevée, du côté de Sénart, de Marne-la-Vallée, du corridor A1 – N2 au niveau de Roissy, de la vallée de l’Oise à sa confluence avec la Seine et au niveau du plateau de Saclay. »
De quel étalement urbain parle-t-on ?
Éric Morau nous montre une carte de répartition des communes de la région Île-de-France qui identifie chacune selon son degré de responsabilité. Eh bien, dans 47 territoires, l’Orenaf constate que la croissance de la population est supérieure à celle de l’artificialisation, ce qui veut dire qu’ils ne s’étalent pas ; à l’inverse, 4 territoires seulement, soit 7 % de la consommation régionale d’espace, continuent de se répandre. Six territoires sont dans une situation pire encore, car on y enregistre à la fois une baisse de la population et une augmentation de l’artificialisation – pour 5 % de la consommation régionale d’espaces. « En résumé, il faut comprendre que ce n’est pas parce qu’il y a consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers qu’il y a étalement urbain ! » D’ailleurs, qu’est-ce que l’étalement ? En général on dit qu’il apparaît lorsque la superficie d’une ville augmente alors que la densité de population diminue. Mais comment le mesure-t-on ? Est-ce un ratio par habitant ou bien une simple mesure de l’emprise au sol de l’artificialisation ? Selon l’Agence Européenne de l’Environnement, l’étalement urbain survient lorsque le taux de changement d’occupation des terres en faveur de l’urbanisation excède le taux de croissance de la population. Mais quelle population ? Les ménages ? Les actifs ? Quelle urbanisation ? Au profit de l’habitation, des entreprises, de la voirie ? En clair, chacun peut voir l’étalement urbain à sa porte, et la mesurer selon les indicateurs qu’il choisit : mesurer l’étalement urbain dépend de la vision préalable qu’on en a.
Mauvaise nouvelle maintenant, cette fois-ci délivrée par un indice calculé selon la raison économique de l’artificialisation : dans un tiers des territoires de la région Île-de-France, les surfaces artificialisées pour un usage économique (ZAE par exemple) ont augmenté alors que les emplois ont reculé. Enfin, si l’on met en parallèle taux d’artificialisation et vacance des logements, l’Orenaf constate que… 95 % des intercommunalités ont consommé des espaces alors que leur taux de vacance a progressé.
Sols réglementés à Genève
La France adorant se détester trouve toujours des exemples à suivre ailleurs. En matière de sols, elle se donne souvent la Suisse en modèle. Le Canton de Genève en particulier. Sébastien Gassmann est l’adjoint scientifique du secteur sols et sous-sols à l’Office cantonal de l’environnement du canton : « On a une loi sur l’aménagement du territoire qui permet de protéger les sols de façon quantitative, et une ordonnance sur les atteintes portées au sol, qui est issue de la loi sur la protection de l’environnement, qui les protège au niveau qualitatif. » Par ailleurs, il existe des Plans directeurs fédéraux puis cantonaux, qui dessinent une vision sur 25 ans et imposent de construire à l’intérieur des villes, en hauteur, de vérifier que les constructions sur terrains agricoles correspondent bien à un usage agricole et qu’à l’échelle des quartiers, 40 % de la surface urbanisée soient maintenus en sols ouverts et profonds.
Le canton en fait rêver certains et certaines avec sa surface d’assolement. « C’est un outil fédéral, qui oblige chaque canton à définir un quota de surface agricole à conserver. Il existe depuis 1985, le but est moins de protéger les sols en soi que de pouvoir, en cas de crise grave, continuer à produire de quoi alimenter la population. » : pouvoir conserver son autonomie par rapport à l’Europe en retournant si nécessaire ces surfaces pour faire de la grande culture. 45 000 ha sont ainsi strictement protégés de toute urbanisation à l’échelle de la fédération. En Suisse, petit pays, chaque mètre carré de sol est utilisé, beaucoup sont inconstructibles. La Suisse n’a jamais vécu la guerre, ni l’occupation, mais elle préserve son avenir alimentaire, au cas où.
« On a un autre outil, les surfaces de compensation écologique. Les jachères par exemple. Pendant huit ans minimum, on ne peut pas les toucher. Ensuite, dans le cadre de paiements directs fédéraux, les agriculteurs ne peuvent en faire quelque chose que si cela rend des services à la société civile. Une exploitation doit par ailleurs laisser un certain pourcentage de ses terres en promotion de la biodiversité, comme les bandes sans traitements qui ne peuvent représenter moins de 7 % de la surface totale. » Tout cela permet de limiter les atteintes au sol, et donc d’améliorer la qualité des sols. Mais revenons-en au cœur du système, la surface d’assolement. « Dans le Canton de Genève, il y a 10 000 ha de surface agricole utile, dont 8 400 sont protégés de la sorte. Ce qui ne l’est pas, 1 600 ha, est protégé d’une autre façon, car ce sont des vignes. Lesquelles ne peuvent être considérées comme surface d’assolement car leurs sols sont pollués au cuivre, ils ne rentrent donc pas dans les critères d’assolement. » Après avoir fait le calcul, Sébastien Gassman aboutit à un chiffre : le canton ne dispose que de cent hectares pour ses projets d’urbanisation. Sauf qu’en réalité, la Suisse continue d’urbaniser… en France. Entre Annemasse, Annecy et la capitale fédérale, on construit beaucoup de notre côté de la frontière, pour des citoyens Suisses attirés par un foncier bien moins onéreux que dans le canton où ils travaillent. La surface d’assolement a eu comme conséquence une externalisation de l’urbanisation. « C’est pour limiter cela que nous avons créé l’agglomération du Grand Genève avec les départements de l’Ain et de la Haute-Savoie ainsi que les cantons de Vaux et de Genève. »
Un besoin de souplesse dans la fermeté
En France, la complexité du code de l’urbanisme comme le flou cartographique permettent toutes les interprétations. Robin Chalot, créateur du bureau d’études Lichen, écologue et urbaniste, encadrant à l’École d’urbanisme de Paris de Marne-la-Vallée est un homme de terrain. Il aide des mairies à élaborer leurs documents d’urbanisme. « Il y a toujours un manque d’outils précis qui apporteraient des éléments détaillés et feraient gagner du temps à tout le monde. Quand les données ne sont pas là, il faut aller les chercher, ce qui fait perdre du temps, et de l’argent. Toutefois, ces outils plus précis soulèvent une certaine inquiétude : si un jour ils sont traduits dans le droit, cela modifiera-t-il les PLU dans la mesure où leurs diagnostics initiaux ne seront plus exacts ? » M. Chalot constate chaque jour ce qui a été évoqué lors des précédents ateliers : la complexité des textes réglementaires relatifs à l’urbanisme. « Ils nécessitent beaucoup de compétences, que les élus n’ont pas tous, c’est notre rôle de consultant que de les aider à s’y retrouver. Et de les aider à voir clair dans des documents d’urbanisme qui datent parfois de plusieurs années, et qui peuvent afficher des ouvertures à l’urbanisation très importante.. Quand je dis à un maire que les 30 ha qu’il pouvait urbaniser ne seront plus que trois, parce que la loi a changé… ce n’est pas facile à faire comprendre. » Des cas rares, car les restrictions n’arrivent pas subitement, mais qui en disent long sur la solitude des maires face à la somme des responsabilités qui ne cessent de s’accumuler sur leurs épaules, dont celles de rester dans les clous de lois et règlements qu’en tout domaine ils sont censés connaître.
En l’occurrence, la précision d’un texte s’avère un piège. La rigidité dans le temps des documents d’urbanisme empêche de les adapter à l’évolution, parfois rapide, du contexte local. Une grosse entreprise qui ferme ou un centre commercial nouveau qui vide le centre-ville n’est jamais inscrite dans un PLU. « Ce manque d’agilité est préjudiciable. Un PLU ou un Scot reste en vie pour 5 à 10 ans. Or, il rend impossible tout ce qui n’avait pas été anticipé, ce qui en fait un facteur d’immobilisme. Par ailleurs, le fait de savoir qu’une fois que le document est passé, on en a pour cinq à dix ans, fait que dans sa construction même on passe du temps à régler des microdétails pour que ça marche. » On prétend tout prévoir, et donc, on ne prévoit rien. Et l’on attend la révision du document d’urbanisme afin de s’adapter, avec beaucoup – trop – de retard. « Les documents d’urbanisme devraient permettre de faire des expériences, afin d’évoluer avec le contexte local. Or, en France, on n’ose pas trop expérimenter car on ne sait pas si l’on pourra revenir en arrière, c’est dommage. » Un exemple : plutôt que d’interdire de façon ferme et définitive toute activité relevant des exploitations agricoles dans une zone urbaine, pourquoi ne pas l’autoriser tant qu’elle reste compatible avec le milieu urbain, avec les règles de voisinage ? Ainsi un PLU pourrait laisser une place à l’agriculture urbaine, à la permaculture, au maraîchage qui n’était pas du tout prévu au départ de son élaboration. Tout est question de formulation, afin de ne pas insulter l’avenir.
Il faut de la souplesse, dans la fermeté. « il faudrait renforcer les Sraddet et les Scot qui devraient être plus fermes de façon à ce que les PLU n’aient plus le choix. Mais il faut trouver un consensus» Du dialogue, de la compréhension. Il y a rarement de la malveillance, une volonté manifeste de détruire la nature, ni une méconnaissance abyssale des enjeux chez les communes qui imperméabilisent plus que de raison leurs sols, mais une faible capacité à rester dans les clous de la réglementation et à écrire. « Et souvent, des communes ne peuvent pas faire autrement car leur souci principal est de récupérer des taxes… » Aujourd’hui, la survie d’une collectivité repose sur de nouveaux habitants et de nouvelles entreprises qui lui amènent des ressources fiscales. Pour cela, il faut des pavillons et des zones d’activités. Les maires ont peur de faire fuir les entreprises en élaborant des documents d’urbanisme trop restrictifs, et de provoquer l’exil des entreprises déjà installées qui se verraient empêchées de s’étendre.
La nature est taxée
Président de GS Conseil, enseignant à AgroParisTech, membre du conseil scientifique de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB), Guillaume Sainteny est d’accord avec ce constat fiscal. Le tableau qu’il dresse des taxes et impôts pesant sur le foncier en France est déprimant. « Les taxes comme la taxe sur les surfaces commerciales (tascom) et la taxe d’aménagement ne sont pas adaptées au problème dont on parle. La tascom est proprement destinée à abonder le budget des communes, cela les pousse à avoir des zones commerciales : je pense qu’il faudrait la remonter aux régions, et évidemment la compenser par une autre recette pour les communes. Dans son calcul, elle pourrait être diminuée pour les commerces de centre-ville et doublée en périphérie. » Quant à la taxe d’aménagement, elle a bien été réformée, mais tout le monde semble l’avoir oubliée : « On peut avoir une sectorisation, qui autorise à faire passer son taux de 1 à 5 % jusqu’à 20 % dans certaines zones, cela permet de densifier davantage ici et là, mais très peu de communes l’ont fait, même en Île-de-France. » Constat identique au sujet du versement pour sous-densité (VSD). Introduit par la loi de 2010, entré en vigueur en 2012, le VSD remplace le versement pour dépassement du plafond légal de densité (VDPLD). Il permet aux communes d’introduire dans ses textes un seuil minimal de densité par secteur (SMD). Imposé à un promoteur qui a bâti moins que ce qui lui avait été autorisé, le versement pour sous-densité est lui aussi très peu utilisé.
« C’est dommage, car une simulation pour la région Île-de-France a montré que si le VSD était systématiquement imposé, ça ne diminuerait pas l’activité du BTP, cela réduirait le transport automobile et la distance moyenne aux transports en commun, il y aurait une baisse légère des émissions de CO2, et des recettes fiscales plus importantes pour les communes ! »
Cela dit, Guillaume Sainteny attire l’attention sur un problème rarement évoqué, le prix du foncier agricole. On le sait, les terres de France sont beaucoup moins chères que les autres. À 6 000 euros l’hectare libre et 4 500 euros l’occupé, notre pays est cinq à vingt fois meilleur marché que ses voisins. Le droit de fermage est au même bas niveau. Avec 130 à 200 euros l’hectare, il est très inférieur à ce que règlent les fermiers européens (250 euros en moyenne), hollandais (900 euros) ou liguriens (1 100 euros !). Sans parler de la Suisse, huit à neuf fois plus onéreuse selon les cantons. « Cela signifie qu’on peut trouver en Suisse une rentabilité dans le foncier non bâti ! Alors qu’en France, non seulement il ne rapporte pas grand-chose pour le propriétaire, en plus, il est très taxé : sur 100 euros de loyer, 20 à 30 partent en taxe sur le foncier non bâti, ensuite on a un taux d’imposition de 31 à 75 % sur ce qui reste, plus les faux frais de l’amortissement des droits de mutation (8 %, les plus élevés d’Europe) : en comptant tout, le foncier non bâti dégage une rentabilité annuelle nulle ou négative en euro constant. » Ce n’est pas fini, car sur ces loyers, qui sont, selon Guillaume Sainteny, divisés de fait par deux par la réglementation comme si l’on vivait encore en 1945 quand le droit de fermage a été introduit dans la loi, alors que ces loyers sont taxés comme s’ils ne l’étaient pas (cela vaut 100, mais vous, propriétaire, devez louer à 50 mais vous serez imposé sur 100), s’applique la CSG, qui est passée depuis sa création en 1991 de 1 à 17,2 %.
Pour couronner le tout, le foncier agricole est un tiers moins cher, en euro constant, que dans les années 1970 et 1980. On voudrait inciter les propriétaires à vendre à un promoteur qu’on ne s’y prendrait pas autrement, tout en leur reprochant de le faire, lorsque les chiffres des belles bascules financières – qui les enrichiraient – circulent dans les médias. « En réalité, c’est une sorte de rattrapage par rapport à notre système de prix réglementé des terres agricoles, qui maintient les prix beaucoup trop bas. La culbute financière permet aux agriculteurs de rattraper 20 ans de pertes. » Les propriétaires qui vendent récupèrent une partie de l’argent que les taxes leur ont pris en les imposant beaucoup trop sur des hectares aux tarifs artificiellement tirés bien trop vers le bas. La terre ne vaut finalement pas grand-chose, parce qu’elle ne rapporte en réalité presque rien à celles et ceux qui la travaillent, et beaucoup à l’État. « En septembre 2019, un rapport sur la logistique a été remis au premier ministre [Pour une chaîne logistique plus compétitive au service des entreprises et du développement durable]. Il montre que la France a un avantage compétitif indéniable, celui d’un foncier disponible et peu onéreux permettant la construction de nouveaux entrepôts… » Profiter d’un problème pour ne pas le régler, couvrir d’entrepôts la France agricole pour faire circuler plus de camions, c’est une ambition.
Que faire ? Supprimer les droits de fermage réglementés, ou bien les taxer sur la moitié de leurs montants ? C’est presque une question prioritaire de constitutionnalité, d’inégalité devant l’impôt, selon M. Sainteny. Libérer le prix de la terre agricole de façon à ce que ses propriétaires soient moins poussés à la vendre pour au moins se faire une retraite correcte ? Sans doute. Le constat que fait Guillaume Sainteny est terrible : à revenus et patrimoines identiques, investir dans une prairie est la certitude de se voir taxé au moins deux fois plus que d’acheter des actions d’entreprises. « C’est une réalité, on est plus imposé si l’on possède des terres classées en Natura 2000 que si l’on a des parts d’entreprises polluantes ! L’existence de la nature est taxée, alors qu’on ne rémunère pas ses externalités positives… »
Contractualiser avec les collectivités
Il y a fort à faire à Bercy. Guillaume Sainteny suggère aussi de se pencher sur les raisons de la vacance et de la lenteur de la rénovation énergétique des logements : taxes et impôts réduisent la rentabilité locative à pas grand-chose, tandis que le coût des travaux de rénovation ne peut être facilement répercuté sur le loyer. En attendant que cela change, un jour, peut-être, les régions agissent. Elles dressent des cartographies, conseillent et aident les collectivités dans l’élaboration de leurs documents de planification. « Le Sraddet a une portée prescriptive depuis la loi NOTRe, mais il n’est pas comme le Sdrif de la région Île-de-France : il n’est pas un document d’urbanisme, et la région n’a pas les compétences légales dans de nombreuses dimensions qui influencent le foncier comme le logement et la logistique, » déplore Sébastien Alavoine, directeur de l’agence Hauts-de-France 2020-2040, instance de réflexion et de débat de la région des Hauts-de-France. Riche de plus 10% des communes françaises (3789 mairies !), très urbanisée autour de Lille, Valenciennes et dans l’ex-bassin minier et sidérurgique, toujours fragilisée par les déclins industriels, très périurbanisée, aussi, avec une population qui a massivement quitté la ville pour la campagne, la région des Hauts-de-France veut à la fois réduire son empreinte foncière tout en développant son économie. Quadrature du cercle ? « On tend vers le ZAN, avec pour objectif une division de l’artificialisation par trois d’ici 2030, par quatre en 2040, par six en 2050, et zéro, au-delà 2050. On y va progressivement car notre parti pris est de développer l’économie, sauf pour l’extension des zones commerciales. »
La région veut un développement économique qualitatif, autour de grands projets tels que le Canal Seine-Nord, le réseau express Grand Lille (une liaison ferroviaire rapide entre la métropole et l’ancien bassin minier), le barreau ferroviaire Picardie Roissy (liaison rapide entre Amiens et l’aéroport), et l’augmentation de l’offre de stationnement pour les routiers nécessitée par le Brexit. Elle veut optimiser l’implantation des surfaces logistiques, déjà nombreuses, souhaite une gestion intégrée du trait de côte, produire du logement, faire du renouvellement urbain et rééquilibrer l’offre commerciale en faveur des centres-villes. Tout en préservant, dit-elle, la biodiversité. En résumé, le ZAN picard concernera avant tout l’habitat qui, il est vrai, a démontré durant la période 2009-2017 qu’il était le plus consommateur d’espaces avec 7800 hectares artificialisés sur un total de 12800 ha. La Région a défini pour ces beaux objectifs des espaces à enjeux et constitue des espaces de dialogue, à l’échelle d’inter-scots ou de plusieurs EPCI. Originaux, ces espaces de dialogue sont au nombre de neuf. Ils recouvrent chacun plusieurs espaces métropolitains ou des EPCI, mais ne sont pas une énième échelle institutionnelle : comme leur nom l’indique, ils sont des surfaces d’échange entre la région, les départements et les territoires, où s’élaboreront des accords-cadres dans la mise en œuvre locale du Sraddet.
Malgré cette innovation, il semblerait toutefois que la compétence urbanisme lui manque. « La traduction territoriale de la stratégie définie dans le Sraddet n’est pas facile à établir. À quelle échelle agir ! ? » Ou plutôt, comment articuler les échelles entre elles ? Pour Guillaume Sainteny, la révolution que constituerait le transfert de la compétence des permis de construire des mains du maire à celles de la région n’est pas nécessaire : « La région peut contractualiser avec les territoires, elle n’a donc pas besoin d’une planification. La région peut aider les communes qui font attention. » La préfecture resterait le bras armé de l’Etat, la région, celui qui aide et conseil. Bad cop, good cop, voilà une répartition des tâches qui éviterait une fédéralisation de la République. Mais ne changerait pas grand-chose à la complexité des textes réglementaires, ni à faible valeur conférée aux sols, en France. Pour corriger cela, c’est une capacité d’interprétation et d’expérimentation qu’il s’agirait d’autoriser aux collectivités, et une réforme fiscale d’ampleur qu’il ne serait pas inutile d’engager.
Le post-confinement et les vacances ont un peu ralenti tout le monde. Je reprends donc seulement mes activités normales, après avoir reçu l’autorisation de publier ce nouveau papier. Avec le débat sur la sobriété, le cycle démarré en janvier par L’Institut Paris Region en était arrivé le 28 mai au stade du pentathlon. La sobriété est une exigence pour le ZAN, tel était le postulat de ce cinquième atelier. Au premier abord, l’hypothèse semble fondée. Moins consommer de foncier, moins bâtir, moins s’étaler, moins avoir à compenser, voilà une façon logique d’atteindre le zéro artificialisation nette. Moins, c’est d’ailleurs ce que nous avons fait durant ce confinement, mais nous y avons été contraints. Alors que cette étrange période a relancé les débats sur la croissance et que de multiples plans de relance de l’économie ont été discutés, et que celui finalement présenté ne fait plaisir à personne, quelle place aura la sobriété dans la transition écologique en général, dans le ZAN en particulier ? Six intervenants en ont débattu, dont Philippe Bihouix. Lien vidéo dans le texte.
Vers la sobriété en Île-de-France : l’exigence de faire autrement
Dans les médias, la sobriété est sur toutes les lèvres, mais surtout sur celles qui expriment le plus fort, celles des adeptes de la « décroissance. » Un mot pratique car jamais défini, à qui l’on peut donc tout faire dire. Décroissance de quoi ? La décroissance, c’est le plus souvent la réduction de ce que chacun de nous n’aime pas ou considère comme inutile… Une forme de syndrome Nimby (Not in my backyard). À tout le moins, elle est une interrogation très personnelle du rapport que nous entretenons avec l’achat de biens et de services. Un rapport que l’on peut qualifier d’intempérance, car, on ne cesse de nous le dire, nous consommons trop. Alors, soyons sobres. Toutefois, à force d’être présentée par ses défenseurs les plus énergiques comme un ascétisme, la sobriété sonne aux oreilles comme le mot pauvreté, ce qui sert ses adversaires que l’on trouve parmi les personnes considérant que le système économique actuel a ses défauts, mais qu’il n’existe néanmoins aucune alternative. Le dictionnaire nous apprend pourtant que la sobriété est une simple modération, une réserve.
La sobriété, qu’est-ce que c’est ? L’avis de Philippe Bihouix
« La sobriété, c’est essayer de remplir nos besoins avec le moins de produits ou de services possibles tout en ayant une vie bonne et heureuse, » définit Philippe Bihouix, ingénieur, Directeur général adjoint d’Arep (Agence d’architecture interdisciplinaire, filiale de SNCF Gares & Connexions) et auteur de livres sur la question – L’Âge des Low tech paru au Seuil en 2014, par exemple. Il a été le grand témoin de ce cinquième débat. Sa définition renvoie à une question vieille comme la philosophie : qu’est-ce qu’être heureux ? Pour M. Bihouix, la sobriété permet de l’être, sans avoir à acheter, sans avoir à utiliser sans cesse plus de produits et de services. Voilà une définition qui suppose, par effet symétrique, qu’on n’est pas forcément joyeux lorsqu’on passe son temps à commander sur Internet. Ce serait même l’inverse. Une façon de consommer que nous avons pourtant beaucoup pratiqué durant le confinement, si l’on en croit les professionnels de la messagerie. La sobriété serait donc au sens de Philippe Bihouix le mode de vie du juste besoin : j’achète quand il y a nécessité, une fois mes besoins essentiels comblés, je n’achète plus qu’à la marge, c’est-à-dire rarement. Tout cela est très subjectif, car qu’est-ce qu’un besoin essentiel ? Qui le définit ? Une question de philo pour le bac 2021.
Utiliser le mimétisme
Acheter a minima est une manière d’exister difficile à conduire dans une économie française qui, en se désindustrialisant massivement au profit des services, a fait le choix de vivre avant tout sur la demande et, donc, de la (sur) consommation sollicitée chaque jour par le marketing, la publicité, la livraison gratuite, le renouvellement régulier et rapide des produits et les soldes. Après le confinement, le gouvernement nous a d’ailleurs demandé de dépenser notre épargne pour soutenir l’économie, ce qui revient, soit dit en passant, à transférer de l’argent vers les pays exportateurs de biens, compte tenu de notre déficit commercial abyssal. Il n’y a pas que cela, cependant, poursuit Philippe Bihouix : « On est très mal partis pour être sobres, car nos besoins sont excités par la rivalité mimétique : nous construisons nos désirs à partir de ceux des autres. Lieux de vacances, taille de la voiture, il y a des codes de différenciation entre classes sociales sur tout ce que nous achetons. Nous achetons ce que le voisin achète. » Ce désir de copier a été théorisé par l’économiste Thorstein Veblen en 1899. Le consommateur agit pour ressembler à celui ou celle qu’il estime. C’est la base même de la publicité dans l’industrie du luxe. Un mimétisme qui peut toutefois aller dans le sens de la sobriété si le voisin, le beau-frère, l’ami proche, le collègue, se met à moins acheter, à prendre le vélo ou à changer sa chaudière alors qu’on l’avait connu dépensier et je-m’en-foutiste. Dès lors que quelqu’un de respecté change, le changement progresse.
La société est prête à changer quand la majorité ne trouve plus cela loufoque. Banaliser le changement, c’est l’objectif « La société change déjà », reconnaît Philippe Bihouix, « Il y a des actions un peu partout, il y a l’émergence du do it yourself, des circuits courts, le zéro déchet, des actions qui transcendent les âges et les classes, mais il faut derrière cela un accompagnement réglementaire et normatif, » pour entériner le changement, afin de le pérenniser. Ceci dit, il est des domaines où les choses n’avancent guère : nous, Français, achetons de plus en plus de véhicules propres… mais ce sont des SUV, qui occupent beaucoup de places sur la voirie, émettent plus de gaz à effet de serre et coûtent plus cher en fonctionnement. « Pourquoi n’interdirait-on pas ces véhicules ? » demande carrément Philippe Bihouix. Plutôt qu’interdire les diesels, programmons par la loi la fin des véhicules gros comme des autos blindées de film américain. Qui ont malgré tout leur utilité pour quiconque a une famille un peu large sans beaucoup de possibilités d’emprunter des transports publics.
Réindustrialiser ce dont on a le plus besoin
La contrainte de la crise sanitaire nous a fait changer notre façon de consommer, nos habitudes alimentaires en particulier. Pourra-t-on continuer sans de nouvelles contraintes ? Cela semble difficile. Car nous venons de loin, d’une histoire récente qui nous a progressivement éloignés du travail manuel au profit du travail intellectuel, particulièrement valorisé dans notre pays. « Cela a éloigné la production de la consommation, la mondialisation a ensuite accéléré les choses, » résume P. Bihouix. Pourquoi se préoccuper de ce que l’on consomme lorsqu’on ne sait plus d’où ça vient, ni comment c’est fait ? Ce qui est désincarné n’a pas de valeur intrinsèque, il en va d’un objet comme de ce que nous mettons dans l’assiette. En particulier si l’objet est tellement peu cher, et si peu réparable : on jette, on en prend un nouveau.
Se pose alors la question de la réindustrialisation, agitée durant le confinement par ceux-là et celles-là mêmes qui, il y a quelques mois, considéraient cette idée comme du dernier archaïsme. Philippe Bihouix est pour ; toutefois, il n’aime pas les solutions univoques : « Il ne s’agit pas de tout réindustrialiser, de remettre des usines partout. Je pense qu’il faut favoriser ce dont nous avons besoin au quotidien. » Philippe Bihouix désigne les industries assez faciles à multiplier, celles qui ne nécessitent pas de coûts gigantesques et ont un marché captif, nous : fabriquer de l’outillage, des pièces détachées pour la plomberie ou l’électricité, des cordes pour les raquettes de tennis ou des trottinettes, est plus facile à faire que remettre en route des usines métallurgiques.
Réindustrialiser par le bon bout
Un argument d’ordre psychologique est souvent avancé pour promouvoir la réindustrialisation : lorsqu’on aura à nouveau des usines, des endroits où l’on produit les biens que nous utilisons, nous prendrons enfin conscience de la réalité des choses. Des conséquences de la fabrication de nos objets électroniques. Nous en finirions avec la délocalisation, l’extra-territorialisation des externalités négatives de notre mode de vie. Prenons l’exemple des mines de terres rares et de métaux précieux. Nos téléphones portables en ont besoin, or, ces matériaux sont issus de carrières exploitées en dépit du bon sens écologique dans des pays aux règlements aussi légers que les salaires versés aux ouvriers. « Est-ce que si l’on rouvrait des mines en France, plutôt qu’en Chine ou au Congo, ça nous permettrait de prendre conscience ? Je ne le crois pas. Quand l’industrie lourde était en ville, on n’avait pas plus de conscience écologique, on continuait à consommer ! » Certes, mais les mentalités ont évolué, nous ne tolérons plus les mêmes choses. « Et puis, on aurait des mines, certes, mais on n’aurait pas toute l’industrie de transformation qui va des terres ou des métaux rares aux composants électroniques, » une industrie qui n’existe quasiment plus en France. Notons que les terres rares sont absentes de la métropole, où l’on pourrait par contre faire comme avant, dans les années 1980, purifier les terres rares extraites de Chine.
Faut-il donc réindustrialiser par les filières qui polluent le plus à l’étranger, afin de réduire les impacts ? C’est une bonne question. Faut-il pour cela réindustrialiser les filières abandonnées comme l’électronique, la sidérurgie, l’extraction de métaux rares comme l’or, en Guyane ? Après un certain temps, c’est impossible, car les compétences ne sont plus là. Les savoir-faire, cela se transmet, ou cela se perd. « Une fois que l’industrie est partie trop longtemps, elle ne peut plus revenir », abonde Nadine Levratto, directrice de recherches au CNRS (laboratoire Economix). En attendant, changeons moins souvent nos téléphones portables, achetons des modèles réparables, réutilisables et réemployables, cela sollicitera moins l’industrie minière. La sobriété c’est aussi cela : avoir en tête que la centaine de grammes d’un téléphone portable cache très bien les cinq à sept kilos de matières premières mobilisées pour sa fabrication.
Comment rester sobre avec un foncier si convoité ?
Où remettre des usines ? Là où l’industrie existe toujours. La fabrique a de beaux restes, nous apprend Madame Levratto, et ne se trouve pas là où on l’imagine, à la campagne et dans les territoires périurbains. Au contraire, les emplois industriels se trouvent majoritairement dans les espaces urbains, à Nantes, Marseille, Toulouse, Nantes, Montpellier, Clermont-Ferrand, Bordeaux, Toulon, Marseille, Lyon ou Rennes. « En Île-de-France, dans 559 communes, soit 4,8 millions d’habitants – sur 12 millions au total, il existe toujours une part significative d’emploi industriel. » Ce sont des territoires où l’industrie irrigue toujours largement l’économie. Dans l’automobile, le numérique, la mécanique, le matériel médical, PME et grandes entreprises sont nombreuses et bien aidées par certains EPCI, comme Grand-Orly-Seine-Bièvre, Est-Ensemble, ou le département de la Seine-et-Marne. « Le problème, c’est que vu le prix du foncier, la concurrence pour l’espace exclut l’économie productive, au profit des bureaux ou des logements. Beaucoup de villes moyennes n’ont même plus de disponibilité foncière. » Or, 1 emploi industriel génère 2,5 à 3 emplois, « et ce ne sont pas les data centers qui créent de l’emploi, en dehors de la phase de construction, ça fonctionne sans personne ou presque ! » Les data centers comme les services ne remplacent pas les emplois perdus dans l’industrie. Ils ne constituent pas une transition sociale, et encore moins une transition écologique et énergétique : ce n’est pas parce qu’ils ne risquent pas d’exploser comme l’usine Lubrizol de Rouen qu’ils sont propres.
« En France le numérique représente 9 % de notre consommation d’électricité, dont 2 % pour les data centers. Les projections mondiales montrent qu’en 2030, on sera respectivement à… 51 % et 13 %, » sans parler des émissions de gaz à effet de serre, aujourd’hui équivalentes à celles du tant décrié secteur aérien (à hauteur de 3-4 %), précise Cécile Diguet, urbaniste, directrice du département urbanisme, aménagement et territoires à L’Institut Paris Region. Ne plus prendre l’avion, pourquoi pas, mais alors, soyons cohérents, et utilisons différemment Internet. Madame Diguet poursuit : « En Île-de-France, il y a 130 data centers connus, et beaucoup de projets, de demandes de raccordements électriques chez Enedis et RTE. Il y a ceux qu’on voit, des sortes d’entrepôts géants sans camions, et ceux qu’on ne voit pas, cachés dans des immeubles en plein Paris. » Et il y a ceux qui vont nous arriver, qui ont déjà poussé sur les terres irlandaises, pour le compte des GAFAM, comme cet « hyperscale » que Microsoft a fait bâtir près de Dublin : 10 hectares ! « Face à la pression, la métropole d’Amsterdam a décrété un moratoire d’un an qui s’achève bientôt. Celle de Stockholm a orienté les data centers vers des sites déjà urbanisés, avec un bon approvisionnement électrique et en fibres. » La planification, qui est revenue durant tous les séminaires, est une fois encore rappelée.
Construire, pourquoi ?
Et le ZAN dans tout ça ? Philippe Bihouix se pose à son propos la question suivante : la région Île-de-France a-t-elle réellement besoin d’accueillir toujours plus de monde ? Commencer par les besoins véritables, toujours. « On l’a vu pendant le confinement, on a tenu bon logistiquement, mais on s’est fait quelques frayeurs. Je pense qu’il faut réfléchir à une nouvelle vague de décentralisation. On est peut-être à l’heure de la revanche des sous-préfectures ! » D’autant que beaucoup d’entre nous, découvrant le télétravail, se sont mis à s’imaginer migrer vers les villes moyennes… qu’ils pensent vertes, sans bruit ni pollution et veulent aussi bien équipées que les grandes villes qu’ils considèrent désormais invivables. La région francilienne devrait peut-être observer nos comportements avant de se projeter trop vite dans le futur.
Le risque existe de voir la demande foncière exploser dans les villes moyennes, si d’aventure la banalisation du télétravail entraînait un appétit pour le jardin. « On n’a pas assez de recul, on ne sait pas trop où va la demande ou l’offre, on est plutôt à essayer à voir comment émergent les tendances, » avoue François Bertrand, directeur général adjoint et directeur du pôle stratégie et ressources. « Il ne faut pas croire que cela se fait comme ça : ce n’est pas une évidence de ramener de l’activité et des gens dans les villes moyennes, car les valeurs foncières y sont en achat relativement fortes et en vente, relativement basses. »
Sobriété ne rime pas avec recycler
Professeure et chercheuse à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne (UMR Géographie-Cités), Sabine Barles met en avant l’intensification des usages. Mieux on utilise, moins on consomme de ressources. « Il faut comprendre que la ville est dotée d’un métabolisme de flux, comme l’eau, les sols, la nourriture, etc. La question n’est donc pas de recycler, comme on l’entend toujours, mais de diminuer par principe tous ces flux de matières. » Pour avoir des choses à recycler, il faut en effet avoir des choses à démolir, donc si on met l’accent sur le recyclage, on ne met pas l’accent sur la sobriété. Madame Barles déteste pour cette raison l’expression économie circulaire. « C’est un peu comme le développement durable, c’est une tarte à la crème, sans aucun fondement, ni engagement réel. » C’est dit. C’est même assez fondé d’un point de vue scientifique, car l’économie circulaire suppose intuitivement que tout est recyclable, réparable, réutilisable, réemployable à l’infini. Une hérésie : dans le secteur du BTP en Île-de-France, dans le meilleur des cas, seul un gros quart des déchets de construction pourrait être réutilisé. C’est pas mal, mais loin d’être suffisant. « L’économie circulaire, c’est la valorisation du déchet, alors que ce qu’il faut, c’est moins consommer de matières premières, de flux : la sobriété, c’est vraiment en amont qu’elle se situe. » Difficile à faire, car cela fait un peu plus de deux siècles que nous nous sommes enfin affranchis de la contrainte de temps et d’espace pour alimenter le métabolisme des villes : « avant, il fallait d’immenses surfaces de forêts pour avoir de quoi se chauffer, et une ville comme Paris s’est retrouvée à plusieurs reprises en manque de bois. La transition des combustibles renouvelables vers le non renouvelable a libéré de la surface. » Avant, il fallait des milliers d’hectares pour faire le foin qui nourrissait les chevaux, aujourd’hui il suffit de quelque puits de pétrole pour faire avancer les camions. Demain, il faudra des surfaces considérables assignées au photovoltaïque et aux pylônes d’éoliennes.
La révolution des engrais chimiques a aussi profondément changé le métabolisme urbain en fermant le flux des déchets, aliments, urines, fèces et autres matières organiques qui, durant des siècles, ont été déversés sur les champs. Moyennant quoi aujourd’hui, nos usines de potabilisation consomment de l’énergie pour détruire ces matières qui contiennent pourtant de l’azote et du phosphore, tandis que d’autres usines consomment de l’énergie pour fabriquer des engrais à partir de l’azote de l’air et du phosphate. « Les projets qui se multiplient sur les réseaux séparatifs, afin de récupérer au moins les urines, pour s’en servir comme engrais après filtration et traitement, seraient une façon de fermer la parenthèse du métabolisme urbain gaspilleur, » conclut Me Barles. Une manière de redonner de la valeur agronomique aux sols agricoles en leur apportant la matière organique qui leur fait défaut pour faire pousser les plantes et les animaux qui les mangent, et assurer les services écologiques qu’ils nous offrent, comme celui de la régulation de l’eau pluviale.
Raconter une histoire alternative
Qui peut décider la sobriété ? Philippe Bihouix désigne le citoyen, le consommateur, nous. Pour Sabine Barles, l’idée est un peu courte : « Notre capacité à choisir est très inégalement répartie en fonction de nos niveaux de vie, de nos revenus, de nos connaissances, finalement, notre capacité d’action est limitée, la décision n’est pas toujours entre les mains des consommateurs. Il y a une multiplicité de décideurs, parmi lesquelles nous, individus, mais aussi la puissance publique et les grandes compagnies internationales, » qui ont bien profité de l’usage massif d’Internet durant le confinement. Est-on vraiment libre d’agir ? Question éternelle. « Indépendamment de qui décide, comment décidons-nous ? Quels sont les fondements épistémologiques de nos décisions ? » se demande-t-elle. Notre imaginaire est fondé par la croissance, la propriété privée et le commerce. Cécile Diguet se pose la même question : « Comment on fait évoluer les sociétés… aujourd’hui ce qu’on nous raconte comme histoire, c’est que la consommation nous rend heureux, il faut donc inventer d’autres histoires. » À tout le moins s’agit-il de bien raconter la nôtre : la numérisation qui a permis le télétravail est fondée sur la fausse gratuité d’Internet, qui se paie au prix d’une accumulation de données personnelles par quelques entreprises, laquelle accumulation est la base du marketing qui nous fait acheter, et conduit… « à tout autre chose que la sobriété foncière, car les data centers ont besoin de beaucoup de surfaces ! » ajoute Madame Diguet, alors que la 5G, pour quelques millisecondes gagnées sur le téléchargement d’une vidéo, risque de faire exploser la demande. Comment rendre la sobriété désirable, face à une culture de la consommation dont les messages, très concrets, véhiculent la certitude que tous les désirs peuvent (et doivent) être comblés ?
Baux commerciaux
Délégué général de Procos (la fédération représentative du commerce spécialisé, 260 enseignes) Emmanuel Le Roch rappelle une évidence : le commerce va là où se trouvent les habitants. Mais où seront-ils demain ? Il ne le sait pas, mais il voit comment nous avons acheté durant le confinement : « Il y a eu une accélération : nous avons acheté plus local, y compris en supermarchés. Cela va avec un retour du commerce en centre-ville. En même temps, l’hypermarché continuera d’être central pour la consommation alimentaire, par contre, les plus gros de 20 000 m2 n’ont pas d’avenir. » C’est le rapport à l’espace qui est en train de changer. La notion de magasin évolue. « Nous avons une vie multiple, il faut donc des lieux de vie multifonctionnels. » En pratique c’est un peu compliqué, réglementairement et financièrement, d’associer logements, services publics, bureaux et zones commerciales. Si c’était facilité, on aurait la réalisation du rêve des promoteurs des retail parks : la création ex nihilo de pseudo-villages privatisés, qui achèverait les centres-villes déjà largement désertifiés par le développement des zones commerciales périphériques. On n’en est pas encore là, car nous ne le voulons pas – encore, selon M. Le Roch : « Ne serait-ce que la logistique, nous voulons tous être livrés vite et bien, mais sans un bruit ni odeurs. Comment on fait ? » On compose en permanence, comme à propos des quais de la Seine : on veut bien développer le transport fluvial, parce que c’est écolo, mais on veut aussi conserver l’entièreté des quais pour la promenade.
Un autre blocage se trouve dans la législation. « Le droit d’utiliser les mètres carrés est attaché à un site, ce qui fait que quand un propriétaire s’en va, son ancien centre commercial a encore une valeur durant trois années, c’est un actif. En faire autre chose, avant ce délai, serait une dépréciation. » Que faire ? M. Le Roch a une idée simple : « Réformer les Commissions départementales d’aménagement commercial (CDAC) de façon à ce que le droit soit attaché à une fonction, aux mètres carrés. Ainsi le propriétaire pourrait transférer son métier d’un site à l’autre sans perdre la valeur de son actif », et un nouveau pourrait plus facilement transformer ces mètres carrés abandonnés. Les friches commerciales auraient enfin un avenir.
Un avenir dont s’occupe l’Établissement public foncier d’Île-de-France (EPFIF). « Nous achetons par exemple un commerce, nous laissons le commerçant exploiter, nous utilisons les loyers payés de façon à ce que la rentabilité couvre nos emprunts et au bout de dix ans, quinze ans, quand le bien nous appartient enfin, nous pouvons le vendre en dessous du prix du marché, » explique François Bertrand, directeur général adjoint et directeur du pôle stratégie et ressources. La maîtrise foncière passe aussi par des mécanismes locatifs comme l’amodiation. « Si l’État n’avait pas vendu les terres sur lesquelles on a construit La Défense, s’il avait créé un régime d’amodiation, vous imaginez ce qu’il tirerait comme bénéfices ? » Après tout, c’est ainsi que l’État gère ses grands ports maritimes et ses voies navigables. « L’amodiation est par essence une stratégie sobre car au bout de trente à quarante ans on récupère les terrains et on en fait ce qu’on veut. Et on en a maîtrisé l’usage de toute façon. Par contre, ce n’est rentable que sur le très long terme. » En réalité, la sobriété foncière coûte cher dans les zones tendues. On en fait baisser le coût au mètre carré en réalisant de la densité : « Prenez un pavillon, acheté 200 000 euros, revendu 500 000 euros. Pour l’amortir, si vous voulez faire une opération immobilière, la seule solution est de détruire pour mettre un petit immeuble. » La densité n’est pas un but, mais une conséquence du prix du foncier. La sobriété en découle.
La fabrique de la sobriété
Selon M. Bertrand, elle est consubstantielle des établissements publics fonciers : « Par définition, nous sommes là pour lutter contre l’étalement urbain, car nous sommes là pour fabriquer du recyclage urbain. Notre rôle est d’acheter des terrains d’occasion, avec des bâtis dessus. » Un objectif difficile à atteindre car il reste toujours plus compliqué de faire du recyclage urbain, de déconstruire, de densifier plutôt que d’utiliser de la terre agricole et de faire du pavillon. « La sobriété se conçoit cela dit dans une économie au sens large. Quand on déconstruit un pavillon, par exemple, cela coûte cher, et il n’y a pas forcément de filières – ou de règlements – pour réutiliser tel ou tel matériau. »
Les nouveaux matériaux, comme les nouvelles façons de construire, l’architecte Dominique Gauzin-Muller, en est la porte-parole. « Moi je ne parle pas de sobriété, mais de frugalité, heureuse et créative. La frugalité c’est la récolte des fruits, c’est plus positif, c’est une manière de mieux utiliser les fruits de la terre ». Elle a lancé le mouvement de cette frugalité heureuse et créative en janvier 2018. Il défend un avenir fait de villes moyennes, où l’on peut tout faire à vélo ou à pied. Des villes faites de bâtiments construits avec les matériaux du territoire : « Nos groupes locaux sont en train de créer des cartes de ressources, notamment en Lorraine. Le but est que chaque architecte puisse disposer de toute l’information nécessaire pour trouver les ressources les moins impactantes sur l’environnement. » Il n’est pas nécessaire de construire en béton si l’on a du bois à côté, en brique si l’on peut construire en terre et ou paille. « Il s’agit aussi de valoriser le site de la future maison. On analyse le lieu, ses caractéristiques, on regarde le vent, le soleil, la météo pour diminuer les besoins énergétiques, et ce n’est que lorsqu’on a épuisé toutes les spécificités locales qu’on va commencer à utiliser des techniques et des matériaux autres. » Preuve visuelle à l’appui, Madame Gauzin-Muller démontre qu’en France, en réhabilitation comme en neuf, on sait bâtir en bois, en terre, en paille. Et même, des écoles, comme celle de Boutours, à Rosny-sous-Bois, signe que la réglementation a su s’adapter.
« Cela dit, la question n’est pas de concevoir des choses plus écolos parce qu’elles sont en bois, biosourcées, mais de se demander si l’on a besoin de construire ! » En effet : un étalement urbain par des maisons passives en bois et paille sera toujours un étalement urbain, comme un bouchon en voiture électrique sera juste un bouchon muet. « Il faut arrêter d’artificialiser, point ! Utiliser le bâti existant, et, avec le télétravail, utiliser les mètres carrés familiaux plutôt que de construire des mètres carrés de bureaux. Utiliser les écoles pendant les vacances scolaires pour en faire autre chose. Intensifier les usages, mieux utiliser le bâti, réhabiliter, bref, faire des choses légères. » Utiliser des parkings pour faire de la logistique, le soir ; mêler hôtels et bureaux, bref, mutualiser la ressource rare qu’est désormais le mètre carré. Mais il en va du plancher de camion, de la surface logistique comme du foncier urbain : la mutualisation, pour optimiser, intensifier l’usage, tout le monde en parle, personne ne le fait. Pourquoi ? Le modèle économique, les questions de normes et d’assurance, tous les arguments sont bons. Une culture, il faut du temps pour en changer. L’avons-nous ?
Taxer le capital plus que le travail ?
Considérer la sobriété implique de regarder large. Comme le rappelle Me Levratto, quand on observe les flux mondiaux de marchandises, deux tiers des échanges – en volume – sont le fait d’entreprises qui achètent à d’autres entreprises. « Ce n’est donc pas que la fonction de consommation, mais l’organisation du système productif qui est en jeu. Le système est intrinsèquement très consommateur de transports. » Parce que celui-ci ne coûte pas grand-chose, tant il est massifié. La chercheuse pointe une autre explication, une évolution majeure de notre société : les gens ont montré leur flexibilité, durant le confinement, alors que le capital, lui, l’est de moins en moins. « En fait, c’est le travail qui est flexible, malléable, alors que le capital, lui, est de plus en plus spécialisé, de moins en moins malléable, ce qui fait qu’il est difficile par exemple de faire de la mutualisation de lieux. » Ou de la réhabilitation d’une friche industrielle : « ce sera toujours plus cher que de faire du neuf, car le système fiscal et la protection sociale sont basés sur le travail humain et très peu sur les ressources et l’énergie, » déplore Philippe Bihouix. Le travail est donc la variable d’ajustement, parce qu’il est trop taxé, en particulier en France. Du coup, réparer, réhabiliter, réutiliser coûte trop cher. Mieux vaut racheter, construire du neuf. « Les cotisations sociales représentent 400 milliards environ par an, alors que les taxes environnementales représentent 50 milliards, dont 45 sur le seul carburant, » cela donne une idée des leviers fiscaux sur lesquels on pourrait agir, conclue Philippe Bihouix. Que les produits et services paient une partie de leurs coûts sociaux, et environnementaux, en particulier ceux qui paient ou remplacent l’homme, et le travail reviendrait moins cher, tandis que les produits que nous apprécions à jeter, que les friches que nous allions laisser sans usage, le seraient plus. Cependant, dans un pays comme le nôtre ou la taxe carbone est rejetée par la plupart d’entre nous, cette révolution fiscale est très hypothétique.
Des idées sobres
Pour finir, les participants ont émis quelques pensées afin de faire de la sobriété un objet politique véritable. Sabine Barles aimerait une gestion centralisée des sols, ressource rare qui va le devenir de plus en plus à mesure que la transition énergétique réclamera l’installation de panneaux solaires sur les sols, et que ceux-ci seront de plus en plus travaillés avec moins de labours, moins d’intrants, de plus en plus sollicités pour remplir une diversité de fonctions : « la question de la surface va redevenir essentielle. » Une hypothèse confortée par Philippe Bihouix qui pense qu’il faut d’ores et déjà construire moins mais mieux, sur moins de surface. Cécile Diguet opte pour une échelle régionale afin de piloter l’usage des choses tandis que Nadine Levratto, se projette plus loin encore : « aussitôt que l’on calcule la surface de sols qui est nécessaire à l’alimentation de Paris et à l’utilisation de ses déchets… il faut envisager l’échelle du bassin de la Seine pour bien rendre compte du métabolisme urbain ! ». Madame Diguet défend le développement des baux emphytéotiques (des loyers modiques sur des durées très longues) afin que la puissance publique conserve sa maîtrise foncière. Elle se fait fiscaliste lorsqu’elle évoque l’explosion de la consommation de données : « Pourquoi ne pas faire le tri dans les données comme on trie des déchets ? Taxons les mauvaises, remettons en cause la gratuité du système ? » afin qu’il y ait moins de flux à transiter par les data centers. Sur une journée de travail, 60 à 80 % des mails sont des spams ou des pubs. M. Le Roch imagine que le commerce, en tant que fonction métabolique, soit intégré le plus en amont possible à l’échelle régionale, et de là aux autres échelles. « Cela dit, avec un Scot tous les 5 ans, on n’est pas capables d’être agiles par rapport à l’évolution de la société ! » déplore-t-il. La sobriété exige beaucoup d’innovations culturelles, sociales, sociétales, organisationnelles, pour utiliser différemment la ville et les sols, répartir les temps de travail et de vie de façon différente. « C’est indispensable, car on ne peut pas imaginer atteindre la sobriété par des réponses purement techniques ! » estime Philippe Bihouix. « Le rôle des pouvoirs publics est fondamental, de par le levier prescriptif des achats des collectivités, afin de donner une impulsion. » Il n’y aura pas de sobriété sans vision politique de l’avenir, sans une réflexion à l’échelle régionale, au moins, et sans contraintes. Sans, non plus, de belle pédagogie : tant qu’on l’entendra rimer avec pauvreté et décroissance, la sobriété a peu de chances de se banaliser comme le mot biodiversité.
Après le concept même de ZAN, il y a eu la densification, puis la renaturation, c’est à un quatrième acteur du “zéro artificialisation nette” que le quatrième atelier de L’Institut Paris Region s’est intéressé : la séquence ERC. Éviter, réduire, compenser… Comment ce trio de verbes transitifs, auquel le monde écologiste fait sans cesse référence, peut-il être utilisé pour atteindre l’objectif ZAN, telle était la question posée à sept intervenants, devant 320 et quelques personnes. En dépit de la longueur du webinaire – SARS-COV-2 aidant, la réunion s’est une fois encore tenue sur Internet – la plupart des participants étaient encore là à la fin, après trois heures, posant au total une centaine de questions. Plus que jamais le ZAN intéresse, en particulier quand on le questionne sur l’impact qu’il pourrait avoir en matière de biodiversité. (Rendez-vous le 28 mai à 10h pour le ZAN#5 !)
Peut-on Éviter, Réduire, Compenser l’artificialisation des sols ?
Institut Paris Région/ ZAN#4
Il faut dire les choses telles qu’elles sont : la séquence ERC, c’est comme la biodiversité, chacun affirme savoir ce que c’est alors qu’en réalité, il n’en a souvent qu’une idée vague. En tout cas, très personnelle. Mettez dix personnes autour d’une table, demandez à chacun de dire ce qu’il y a de caché derrière l’acronyme, et vous obtiendrez dix réponses différentes. Alors que, à l’inverse de l’artificialisation, la séquence n’est pas un mot flou, car elle est bien définie par la loi. Peu de gens ont une idée précise de ce que signifient les trois verbes qui se suivent dans cette séquence, beaucoup n’en connaissent que la dernière lettre, le C. Et encore : la compensation est de façon générale perçue comme une sorte de permis à détruire, racheté par quelques zones humides recréées au profit des naturalistes. Une indulgence des aménageurs qui permettrait à elle seule d’atteindre l’équivoque « nette » du ZAN ?
Une séquence de quarante ans
Constance Berté a remis tout le monde à niveau. Chercheuse, elle travaille sur une thèse en aménagement au sein du Laboratoire techniques, territoires et sociétés (LATTS) de l’École des Ponts Paris Tech de Champs-sur-Marne. Le titre de son travail ? « La compensation écologique dans l’aménagement urbain : genèse d’un nouvel instrument d’action publique. » Elle nous rappelle que la fameuse succession de lettres E-R-C n’est pas nouvelle, car elle a apparu dans la loi de 1976, celle qui a fixé le cadre et les grands principes de la préservation de l’environnement en France. Il aura fallu juste quarante ans pour que la loi dite de « reconquête de la biodiversité » ne la remette au goût du jour. « La séquence ERC avait été assez mal appliquée, il faut le reconnaître, on l’avait redécouverte à l’occasion des directives européennes sur les oiseaux, les habitats, sur l’eau, lors du vote de la loi sur l’eau en 2006, du Grenelle… la loi de 2016 a enfin permis de préciser ce que le législateur entendait par ERC. »
La séquence éviter, réduire, compenser a pour objectif d’éviter les atteintes à l’environnement, de réduire celles qui n’ont pu être suffisamment évitées et, « si possible », de compenser les effets notables qui n’ont pu être évités, ni suffisamment réduits, indiquait le Conseil général du développement durable en 2017. Depuis, l’expression « si possible » a été gommée. On s’étonne d’une telle formulation qui constituait une porte ouverte à… l’évitement des responsabilités. Pourquoi suivre la séquence si l’on peut considérer que ce n’est pas possible ? « On pouvait interpréter, c’est vrai, mais le concept a mis du temps à être compris, il a fallu un temps d’acculturation. »
La compensation c’est l’exception (en principe)
Le E, pour évitement, c’est l’ensemble des mesures qui modifient le projet d’aménagement ou un document de planification afin d’en supprimer les impacts potentiellement négatifs. « C’est un évitement technique, mais ça peut être aussi un évitement géographique : on déplace un projet. » Le R indique la réduction. Si l’on n’est pas parvenu à éviter, l’aménageur fait en sorte de réduire ses nuisances, les impacts négatifs de son projet, par une modification de la conduite de son chantier – dans l’espace et dans le temps. Enfin, voici le C, pour compensation. « C’est tout ce qui est mis en œuvre pour contrebalancer les incidences, les impacts qu’a générés le projet, » explique Constance Berté. Compenser, parce que l’on n’a pu ni éviter, ni réduire, cela doit arriver en dernier recours, sur le papier c’est donc une étape exceptionnelle. Compenser, cela veut dire restaurer ou réhabiliter un milieu naturel semblable à celui qui a été altéré, ou en recréer un, ailleurs. Sur un schéma clair, Madame Berté nous montre l’intérêt concret de la séquence : « au départ, il y a des impacts prédits importants. Grâce à l’évitement, ils sont moins importants. Les impacts sont encore diminués par la réduction. Avec la compensation, les impacts résiduels peuvent être annulés, voire, dégager des gains », pour la nature au sens large. C’est-à-dire la biodiversité, l’eau, les sols, tout ce qui constitue un écosystème.
Dans ce but, et même si elle doit rester l’exception, la compensation est essentielle, ainsi que Constance Berté la présente. Elle en précise les principes : « elle doit permettre d’obtenir un milieu de qualité au moins équivalente au milieu impacté, elle doit amener des fonctionnalités écologiques en plus par rapport aux autres politiques publiques, elle doit être réalisée si possible in situ, en tout cas, au plus près, et s’inscrire dans la durée. » Principes d’équivalence, d’additionnalité, d’efficacité, de proximité, de pérennité.
Mais on ne parle là que de compensation écologique. Il y a aussi, pour ne pas faciliter la compréhension, la compensation forestière et la compensation agricole. Les trois déplaisent au monde paysan, qui y voit la justification d’un grignotage supplémentaire, pour la bonne cause (écologique) des terres agricoles. La compensation forestière est engagée lors d’un défrichement, par exemple. Il y a replantation, et, ou, versement d’une somme au propriétaire de la forêt déboisée. La compensation agricole corrige l’incidence de la consommation de terres agricoles par le financement des filières concernées. « Pour la compensation écologique et forestière il y a un ratio de surface. Celle de l’espace que l’on a créé doit être au moins égale à la surface de l’espace détruit. Le ratio est de trois pour la forestière. Pour la compensation agricole, cela dépend des régions, mais en Île-de-France, le maximum, c’est 17 685 euros l’hectare [de terre à céréales], » ce qui semble peu par rapport à la valeur ajoutée qu’en tirera l’aménageur.
Anticiper sinon rien
Est-ce qu’elle est efficace, cette séquence ? Constance Berté est subtilement dubitative. « Il y a un manque de données centralisées pour avoir une vision globale [tous les espaces de compensation sont quand même enregistrés sur le geoportail], et il n’y a pas de schéma théorique, c’est toujours du cas par cas, tout dépend des endroits et des enjeux. » La compensation, pour ce qu’elle en voit, est encore assez loin des objectifs inscrits dans la loi. « Il y a un manque de moyens des services de l’État et de l’autorité environnementale, ce qui explique que des compensations qui n’en sont pas vraiment, ont pu être réalisées. » Il y a aussi, souligne-t-elle, le fait que l’on agit avec la nature, laquelle est largement imprévisible : « vous pouvez installer des nichoirs, des reposoirs, des mares, les mettre là où il faut, faire en sorte qu’ils fonctionnent et constater qu’en fait, la faune ne les utilise pas. » Il faut savoir rester humble avec la biodiversité. « En fait, la bonne compensation, c’est celle qui n’a pas lieu d’être ! La séquence ERC doit être anticipée, très tôt, et être réfléchie non pas à l’échelle de projets mais de territoires. » On compense, ou pas, parce qu’on a prévu, selon une planification bien faite. À l’échelle des PLU (i) et des Scot par exemple.
En définitive, l’ERC est-elle compatible avec l’objectif porté par le ZAN ? « Le ZAN pousse à la compensation », estime Constance Berté. « Pourtant, l’évitement peut inciter au renouvellement urbain, au réaménagement de friches, à la désimperméabilisation ; la réduction peut encourager l’adaptation du tissu urbain de façon à le rendre transparent vis-à-vis des continuités écologiques et de l’eau. » Pour que l’ERC devienne un levier pour le ZAN, il y a encore du travail à faire, conclut-elle : le niveau d’expertise des acteurs est variable, l’anticipation, insuffisante, empêche d’éviter et conduit à la routine de solutions techniques de réduction, les trois compensations ne sont bien souvent pas articulées entre elles, tandis que « le foncier, qui est une ressource finie, est une clé essentielle. » Entre le E, le R et le C, le choix est parfois guidé par des opportunités foncières. Là où la terre est chère, on préférera peut-être éviter que compenser, ou compenser a minima.
Une séquence à l’efficacité relative
On évite peu, on réduit plus ou moins, on compense, surtout. Est-ce qu’au moins c’est bien fait ? Maxime Zucca est le directeur de la protection de la nature de la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO) et il siège au Conseil national de la protection de la nature (CNPN) qui évalue les demandes de dérogation à la protection des espèces protégées, à la loi sur l’eau ou aux exigences relatives aux espaces Natura 2000, nécessaires pour engager des mesures compensatoires. « Il faut rappeler que la loi d’août 2016 a renforcé cette séquence ERC qui impose aux mesures de compensation une obligation de résultat, et d’être effectives pendant toute la durée des atteintes. En théorie, si ces atteintes ne peuvent être ni évitées, ni réduites ni compensées de façon satisfaisante, un projet ne peut pas être autorisé ». Quand il était encore à l’agence régionale de biodiversité (ARB) d’Ile-de-France, Maxime Zucca a étudié les mesures compensatoires de 74 projets dans la région. Avec Emmanuelle Corolleur, il est allé sur le terrain, pour se rendre compte. Après avoir retiré du champ d’expertise 27 carrières, qui sont déjà en soi des objets de compensation, et donc des sites peu représentatifs, lui et sa collègue ont visité 26 sites. Qui l’ont laissé assez peu enthousiaste, c’est le moins qu’on puisse dire : « D’abord, il faut dire que dans 80 % des cas, la compensation ne se fait pas sur des terres agricoles, contrairement à ce que disent les agriculteurs. En réalité, elle est réalisée… sur des milieux déjà naturels » et malheureusement pas, comme on pourrait le penser, sur des aires rendues à la nature, désartificialisées. Mais si au moins cela a permis d’améliorer les fonctionnalités écologiques… « Non, car dans la plupart des cas, il n’y a pas d’additionnalité. On y est allés en naturaliste, on a regardé ce qu’il y avait, et on a comparé avec ce qu’il y avait au départ. Dans un quart des cas seulement, on a constaté des mesures compensatoires satisfaisantes. » Trois quarts des zones compensées ne compensent en fait pas grand-chose, car elles n’apportent rien de plus à la nature.
C’est un vrai festival de ratés auquel nous fait assister Maxime Zucca : des zones humides recréées sur du sable (qui absorbe l’eau), des friches ferroviaires auparavant très riches en biodiversité et transformées en « nature » jardinée, des mares qui se résument à des fossés, des alignements de saules qui font semblant d’être un boisement alluvial, les exemples consternent. « J’aime bien celui de la création de la gare de Noisy-Champs, dans le cadre de la nouvelle ligne 15 sud. Il y avait initialement deux mares, dont celle sur le tracé qui accueillait notamment des tritons crêtés. Pas d’évitement, et des mesures de réduction qui ont consisté à déplacer les animaux de l’autre côté de la route, dans une autre mare existante. Mais si les tritons n’y étaient jamais allés, c’était bien pour une raison ! ? Et puis les barrières anti-retour, censées garantir que les tritons ne se fassent pas écraser, n’ont jamais été entretenues. » En outre, la compensation par la création d‘une mare et la restauration de 5 mares en forêt de Cély n’a rien apporté de plus : « la mare créée est toujours sans végétation ni tritons, quant aux mares réhabilitées, je n’en vois pas l’intérêt. » Un fiasco, donc, qui alimente le moulin des naturalistes remontés par principe contre l’idée même de compensation.
Une application parfois hypocrite
En général selon Maxime Zucca, l’évitement consiste à adapter le périmètre d’un projet d’aménagement. « Ou bien, c’est courant, à demander une autorisation pour une surface plus importante que ce que l’aménageur a prévu, de façon à la réduire après avis et montrer qu’ainsi on a écouté et accepté d’éviter pour limiter les impacts. » La réduction est quant à elle multiple. « Elle se place dans la réalisation du projet lui-même, sur le chantier, en adaptant les clôtures ou l’éclairage nocturne par exemple, en n’abattant pas des arbres en hiver pour garder les chauves-souris, en ne coupant pas la végétation pendant sa floraison. Ou bien on améliore l’habitat potentiel des espèces, en choisissant des essences particulières, en créant des toitures végétalisées, etc. Réduire, c‘est aussi brider les éoliennes quand il n’y a peu de vent, mais beaucoup de chauves-souris, ou créer des dispositifs de franchissement pour que la faune puisse circuler sous ou sur une route. » Parfois, montre Maxime Zucca, l’aménageur se contente de planter une haie derrière une clôture pour « réduire » son impact. Un autre grand classique, indémodable, est celui des promoteurs de champs d’éoliennes qui dimensionnent leur projet pour huit mâts, en affichent dix sur leur demande d’autorisation, sachant que l’autorité environnementale dira non, et en définitive en érigent huit pour dire qu’ils ont écouté, et réduit. Autre technique, on laisse juste la place à une station végétale importante en construisant tout autour. Quant à la compensation, M. Zucca nous montre un « îlot de sénescence » pour les chauves-souris, composé d’arbres qui devraient être vieux, mais sont beaucoup trop jeunes.
Un défaut de compétences
Le désespoir nous guette, n’y a-t-il pas d’horizon lumineux ? « Il y a quand même des jolies choses, je vous l’ai dit, notamment les zones humides créées sur le site du Village nature, à Villeneuve-le-Comte. » Des exceptions qui confirment la règle : la compensation – laquelle selon lui recouvre en réalité dans la moitié des cas des opérations de réduction – la séquence ERC en général, est mal conduite. Et presque jamais (1 % des cas) sur des surfaces artificialisées. « L’additionnalité, je le répète, est faible. » Pourtant, les bureaux d’études sont nombreux à s’occuper de la question. « Mais ils ne sont pas assez formés. Certains manquent de savoir-faire, notamment en restauration écologique. Et les services de l’État accompagnent peu et mal, par manque de moyens. » Deux constats faits également par Constance Berté, auxquels M. Zucca ajoute des instructions de dossiers parfois trop complaisantes, qui ne tiennent pas suffisamment compte des avis du CNPN. « Je pense qu’il faut inscrire aujourd’hui le ZAN dans la loi, au même titre que le zéro perte nette de biodiversité, de façon à ce qu’il découle directement de l’exercice de la séquence ERC ». Ce n’est pas la séquence ERC qui pose problème, mais la façon dont elle est appliquée. « Les choses s’améliorent quand même, il faut être honnête… » Nous voilà un peu rassurés.
Planifier les territoires, former les élus
À ce stade, on est pris de doutes. ERC, à quoi bon… à quoi cela sert vraiment ? Mathieu Rivet tente de corriger la mauvaise impression. Il est directeur de l’agence centrale de la CDC-Biodiversité, c’est-à-dire la partie nord du territoire métropolitain (au-dessus de la Loire) couverte par ce premier opérateur de compensation français. Créée en 2008, la CDC-biodiversité est une filiale de la Caisse des Dépôts. « Il faut bien dire deux choses. D’abord, lorsque c’est bien fait, l’évitement et la réduction ne se voient pas… Ensuite, la compensation n’est pas un permis de détruire ! On n’a jamais vu de projets sortir du sol parce qu’ils allaient être compensés… Imaginez ce que c’était avant qu’il y ait une compensation, la séquence ERC ! Non, ça freine plutôt les projets. » Et ça les freinerait encore plus, à l’entendre, si la police de l’environnement et le contrôle strict des dossiers étaient réalisés. « Le pire, c’est en vérité de compenser trop tard, quand on y pense au dernier moment, parce qu’on n’a pas suffisamment anticipé. Parce que même dans l’hypothèse où l’on compense à partir d’un espace artificialisé, il faut une journée pour mettre à nu un parking, mais il faudra des années pour qu’il redevienne un espace de nature. » Des années qui coûtent : entre 4000 et 400000 € l’hectare, tous frais compris sur 30 ans. Autant y penser bien, bien en amont…
Anticiper, c’est avoir une stratégie de territoires, une recherche des terrains éligibles pour les sécuriser, de façon à ce qu’ils fassent effectivement l’objet d’un projet de compensation. Ceci fait, il s’agit d’en réaliser l’état initial écologique afin d’évaluer finement la plus-value environnementale, par rapport à la zone à aménager. L’additionnalité. Enfin, il est nécessaire de définir en amont un plan de gestion, de façon à ce que les travaux nécessaires à la mise en œuvre de la compensation soient correctement réalisés, encadrés par les bons indicateurs et les bons spécialistes. « Il y a aussi un travail à faire au niveau des élus. La plupart ne connaissent pas grand-chose à la séquence ERC, à la biodiversité. Il faut les former ! Et les accompagner pour qu’ils s’y retrouvent dans les documents d’urbanisme et qu’ils puissent comprendre que la biodiversité peut être un élément structurant de leurs territoires. » En définitive c’est toujours le maire, qui détient le pouvoir de dire l’usage des sols par le permis de construire, qui a le dernier mot. Autant qu’il dispose du bon vocabulaire. « Il ne faut pas oublier que la base de la compensation, c’est le foncier, c’est donc un magnifique outil permettant de faire de l’aménagement du territoire, à l’échelle d’une commune. » Un maire peut se servir de son foncier disponible pour entretenir la biodiversité par la compensation. En évitant qu’il n’imagine que la compensation l’empêche de développer sa commune, au seul profit de « la » ville qui continue de se développer à ses dépens. « Il y a beaucoup d’outils aux mains des maires, comme le Plan Action cœur de ville, et plein de possibilités de mutualiser les coûts en utilisant par exemple la Gemapi (gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations) et les fonds verts d’entreprises privées. » Soit. Mais tant que la valeur intrinsèque, intime, psychologique, que les décideurs accordent à la biodiversité restera plus faible que le bénéfice d’un parking…
Le mur du foncier
La CDC-biodiverstié a géré 20000 hectares de compensation dans la région. M. Rivet prend l’exemple d’une opération réalisée autour de la ligne 18 du Grand Paris Express. Une zone d’expansion de crue a été créée après destruction d’un parking et d’un ancien barrage, au droit de la rivière Yvette. « On s’est appuyé justement sur la Gemapi, qui a du coup permis d’accélérer, et d’agir sur des surfaces plus importantes. » La compensation a donc permis de renforcer les politiques publiques en matière de prévention du risque inondation. La création de la réserve régionale des étangs de Bonnelles, déjà citée lors de l’atelier numéro 3 par Gwendoline Grandin, est une autre opération de la CDC Biodiversité : « on avait acquis 40 ha en 2015, et compensé par une restauration sur 15 ha. Cela a eu pour avantage de pérenniser le bassin versant et le massif boisé local. » L’additionnalité semble réelle entre la restauration de prairies, le reprofilage du cours d’eau ou encore la mise en lumière d’abris au bénéfice du Grand capricorne, un coléoptère rare.
Une bonne séquence ERC est possible, donc. La CDC-Biodiversité a cela dit les moyens de faire les choses correctement. Comme Constance Berté, Mathieu Rivet insiste tout de même sur le prix du foncier : « quand il est élevé, l’aménageur a plutôt intérêt à compenser là où ce n’est pas cher, où ce n’est pas forcément nécessaire. Et s’il doit le faire là où le terrain est cher, il va se retrouver sous la pression d’autres acteurs qui lorgnent le terrain pour faire autre chose de plus rentable. » Pour diminuer cette pression, Mathieu Rivet imagine que la loi soit plus ferme, qu’elle impose par exemple un taux maximal d’urbanisation à chaque document d’urbanisme et de planification.
À quelle échelle suivre la séquence ERC ?
Qu’en pense maintenant l’aménageur ? Laurent Girometti est le directeur général de l’EPA Marne et de l’EPA France. Deux établissements publics d’aménagement qui couvrent une bonne partie de l’est de la région Île-de-France entre Noisy-Champs et Marne-la-Vallée (avec un débordement vers Boissy-Saint-Léger, à l’ouest). C’est l’EPA France, créé en 1987 qui avait été chargé du programme Val d’Europe. L’EPA Marne est plus ancien, il date de 1972. Ensemble, les deux établissements publics couvrent 44 communes, et sont propriétaires de milliers d’hectares, ce qui les autorise à avoir une action foncière massive. Est-ce qu’on peut… éviter un projet quand on est aménageur ? « Non, car notre métier c’est bien d’aménager. Moi, je dois construire sur mon territoire. Par contre, ce qui est intéressant est de se demander à quelle échelle on exerce la séquence ERC. Si je dois construire ici, est-ce que je peux ne pas construire un équivalent là-bas ? » Si je fais Marne-la-Vallée, je ne construis pas Saint-Quentin-en-Yvelines. Vu comme cela, les choses paraissent simples. M. Girometti aimerait lui aussi une forme de planification territoriale. Une vision élargie qui permettrait de réfléchir la séquence ERC non pas à l’échelle d’un projet mais d’un territoire de vie. Une stratégie territoriale pour atteindre le ZAN et la non-perte nette de biodiversité.
Au fil des ans, les deux EPA ont développé des projets qui, d’après leur directeur, consomment moins de foncier, « on fait tenir plus de choses dans moins de mètres carrés. » La densification est en marche, et selon Laurent Girometti, la biodiversité y a sa place. Avec force images de réalisations, comme celle de l’écoquartier de Montévrain, ou de la ZAC de Couternois à Serris, il montre que l’on peut aménager convenablement. « Quand on conçoit bien un programme, on peut éviter et réduire, on peut par exemple resserrer l’emprise de la voirie, utiliser tout ou partie des friches, contourner une mare. » Quant à la compensation, il vaut mieux en maîtriser le contenu, et que celui-ci permette un usage : pour M. Girometti, la nature préservée, réhabilitée, doit profiter aux citoyens au moyen d’aménagements permettant un parcours nature. « Il faut qu’on puisse valoriser les actions qu’on a menées ! ». La nature doit se voir et se faire savoir.
Ne pas réfléchir en surfaces ?
M. Girometti conteste le « réflexe surfacique » inhérent à la compensation. Une vision comptable simpliste qui ne permet pas de tenir compte des réalités du terrain. « L’enfer est toujours pavé de bonnes intentions. Ma crainte, c’est une contrainte légale sur le ZAN qui s’appliquerait de la même façon partout, alors que les objectifs du ZAN, multiples, ne sont pas forcément réalisables partout. Mieux vaudrait un cadre national décliné dans des schémas d’urbanisme, puis dans de l’aménagement piloté. » Le potentiel foncier serait analysé précisément dans les documents de planification, les aménageurs seraient alors tenus de démontrer leur sobriété foncière, et on pourrait ainsi atteindre un ou plusieurs objectifs attachés au ZAN. Biodiversité, perméabilité à l’eau, courte distance à la première gare… ce serait selon les projets, en sachant qu’à l’échelle du territoire où elle est pensée, la séquence ERC permettrait effectivement d’atteindre le ZAN.
D’après Laurent Girometti et Maxime Zucca, cette approche aurait en plus l’avantage de contraindre l’éparpillement de petits projets qui, parce qu’ils se situent sous le seuil surfacique de déclenchement des études d’impacts, ne sont pas soumis à la séquence ERC. Entre un projet d’aménagement très gros et une multitude de petits de surface cumulée équivalente, le respect de la séquence ERC et, en définitive, du ZAN n’est pas le même. Mieux vaut un gros que plusieurs petits, en quelque sorte. Mais c’est un aménageur qui le dit. Qui réclame, rappelons-le comme les autres intervenants, une planification territoriale si l’on veut effectivement arriver au ZAN, en utilisant réellement la séquence ERC. « L’aménagement, c’est multicritères. Comment trouver la balance entre les finalités, entre les différentes compensations ? C’est une discussion spécifique à chaque territoire. » Il manque une vue d’ensemble. Qui n’est possible qu’avec une bonne acculturation en matière de documents d’urbanisme. Il manque aussi, insistent les intervenants, une bonne connaissance des territoires.
À la SNCF, du ZAN sans C
La SNCF a la culture de ses propres territoires. Sa filiale Espaces ferroviaires gère le devenir de 8,5 millions de mètres carrés de bâtiments et un foncier de 20000 ha, dont « 3000 sont dès à présent urbanisables », présentent Fadia Karam, directrice générale d’Espaces ferroviaires, et Nadia Tahri, sa responsable du développement durable. « Notre but est d’optimiser le foncier existant pour faire du développement urbain innovant », c’est-à-dire multi-usages et vert. Trente-trois projets sont en cours dans 15 grandes villes d’Île-de-France, soit 30 ha à aménager sur quinze ans, la plupart à Paris. Dans la capitale, c’est à Chapelle International (7 ha), à Hébert (5,2 ha), à Ordener-Poissonniers (2,7 ha) et aux Messageries (6 ha), le long des voies qui partent de la Gare de Lyon, que les choses se passent. « En attendant que tout soit réaménagé, on fait du temporaire, c’est-à-dire que nos sites vacants sont transformés en espaces transitoires, comme Ground Control », un hangar immense situé entre voies ferrées et avenue Daumesnil, devenu en quelques années un des principaux espaces culturels de la capitale. Comme l’EPA Marne et EPA France, Espaces ferroviaires revendique des constructions et réhabilitations bas carbone. « En fait, ce qu’on veut faire est multiple : des quartiers bas carbone, certes, mais aussi poreux pour l’eau, agréables à vivre grâce à la biodiversité, qui utilisent leurs déchets organiques pour faire du compost), et où on se déplace en modes doux. » Des quartiers laboratoires pour la ville de demain, selon les représentantes d’Espaces ferroviaires, qui, sur le papier correspondent à ce que l’Agence de l’eau Seine-Normandie avait présenté lors du webinaire précédent : imperméabilisation minimale, la moitié des espaces privés libres en pleine terre, arbres plantés également en pleine terre sur les espaces publics, lesquels sont conçus de façon à récupérer les pluies décennales… « Ce sont des zones d’abattement renforcé, c’est-à-dire que ces quartiers pourront absorber 80%des pluies habituelles. »
On pourrait sans doute atteindre le ZAN avec ces quartiers nouveaux. On a du mal à voir par contre ce qui a été évité et réduit, tant les projets sont conçus globalement, à partir d’un existant réputé sans intérêt. « Nos sols sont pollués, nos sites sont de faible valeur écologique, » ce qui fait tiquer, car même au sein du ballast ancien, on retrouve des lézards, et sur les sols gavés de métaux lourds une végétation souvent riche. On comprend qu’il n’y a pas selon Espaces ferroviaires nécessité de compenser. « On ajoute au contraire de la nature, et on facilite le trajet de l’eau, et puis, on recrée des sols, là où c’est possible », comme à Ordener : les remblais sont triés, analysés, qualifiés, ils sont ensuite réutilisés selon les usages prévus (un sol devant accueillir des arbres ne doit pas être identique à un autre qu’on va installer sur une toiture), au besoin après avoir été recomposés sur une plateforme dédiée, sur le site ou à l’extérieur. « On récupère tout en fait, tous les déchets de démolition, qu’on mutualise entre nos sites, de façon à faire des échanges. » Voilà qui aurait plu à Xavier Marié qui, lors de l’atelier précédent avait appelé de ses vœux la création d’une bourse régionale des sols.
ZAN et ERC contre l’agriculture ?
« En définitive, c’est sur les terres agricoles que la compensation va se faire », déplore, dépité, Ludovic de Miribel. Responsable du service Territoires de la Chambre d’agriculture de la région Île-de-France, il reconnaît que la compensation ne se fait pas systématiquement aux dépens du foncier agricole. Et que les choses ont évolué avec le temps : « Il y a une très forte tension dans la région, mais il reste des territoires ruraux bien marqués comme le Vexin et le nord de la Seine-et-Marne, près de la Marne. Ailleurs, dans les territoires denses, la doctrine a évolué, l’économie de l’espace est devenue un sujet, on réfléchit enfin à la densité. » Le Grand Paris n’a pas rajouté à la pression foncière sur les terres agricoles car l’essentiel du tracé du Grand Paris Express a été dessiné en petite couronne. Le ZAN ne l’inquiète pas plus : « On cherche juste son but, comment on fait, à quel horizon et à quelle échelle. Et on s’inquiète, toujours : éviter et réduire c’est difficile, car il existe peu de friches, le gisement est faible, alors il est plus facile d’aller sur le gisement le plus important, et le moins cher, le gisement agricole. » Maxime Zucca a pourtant montré que cette peur est largement infondée.
En réalité, le monde agricole avoue une réalité : il est très peu protégé. « Pour nous, les aménagements c’est toujours de la perte agricole brute, car c’est presque toujours sur nos terres. » Le sol n’a pas de valeur juridique, la plupart des exploitants franciliens sont en fermage, et le bail ne protège absolument pas d’une vente ou d’une préemption, dès lors qu’un aménagement est déclaré d’utilité publique. « Nous sommes évidemment informés par les mairies pour les déclassements de zonages, mais nous ne sommes pas décisionnaires, nous sommes juste consultés. » Il y a pourtant maintes modifications des PLU, préalables à de nouveaux aménagements, qui ont été approuvées par la chambre d’agriculture. Et d’autres qui ont été rendus impossibles par refus du monde agricole qui sait se montrer persuasif. C’est un rapport de force qui, il est vrai, ne bénéficie pas souvent au monde paysan, lequel n’est pas en bonne santé financière : vendre peut être tentant.
En ce qui concerne la compensation agricole, elle rapporte finalement assez peu. À 17 685 euros l’hectare de grande culture céréalière (c’est plus cher pour du maraîchage), plus les frais d’éviction versés à l’agriculteur exproprié, on n’est pas sur des tarifs très dissuasifs pour les aménageurs. « Cela ne fait que compenser la perte de terres agricoles par de la valeur ajoutée supplémentaire pour une filière, » affaiblie par un aménagement : un abattoir reçoit moins de vaches parce que des éleveurs ont dû cesser leur activité ; pour éviter qu’il ne ferme et aille s’installer ailleurs, la compensation agricole lui apporte un soutien financier. Une association gère la plupart des fonds versés, qu’elle redistribue pour financer une unité de méthanisation, un atelier de découpe de viande, de trituration de colza, de traitement du chanvre ou de fabrication de substrats pour champignons. « L’argent doit être utilisé en commun, il ne peut pas être destiné à un seul exploitant, » précise M. de Miribel. La compensation agricole gérée par cette association représente entre 1 et 2 millions, elle est versée selon les désirs de l’aménageur, qui choisit le ou les projets collectifs qu’il souhaite soutenir.
Elle n’est donc pas là pour aider un agriculteur à changer d’itinéraire de culture ou planter des haies. Ni pour soutenir des projets économiquement risqués, comme il en fleurit avec les néoruraux qui rêvent de devenir maraîchers bio, sans expérience en la matière. La compensation agricole n’a pas pour vocation de changer le système agricole, mais de lui apporter son concours. Mieux articulée avec la compensation écologique, mieux anticipée, dans le cadre d’une réflexion stratégique territoriale compréhensible, elle serait peut-être mieux acceptée par le monde agricole. Lequel reste la variable d’ajustement de l’expansion urbaine.