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INFOLETTRE N°85

Peut-on Éviter, Réduire, Compenser l’artificialisation des sols ? / Zéro Artificialisation Nette #4

Mai 26, 2020

Après le concept même de ZAN, il y a eu la densification, puis la renaturation, c’est à un quatrième acteur du “zéro artificialisation nette” que le quatrième atelier de L’Institut Paris Region s’est intéressé : la séquence ERC. Éviter, réduire, compenser… Comment ce trio de verbes transitifs, auquel le monde écologiste fait sans cesse référence, peut-il être utilisé pour atteindre l’objectif ZAN, telle était la question posée à sept intervenants, devant 320 et quelques personnes. En dépit de la longueur du webinaire – SARS-COV-2 aidant, la réunion s’est une fois encore tenue sur Internet – la plupart des participants étaient encore là à la fin, après trois heures, posant au total une centaine de questions. Plus que jamais le ZAN intéresse, en particulier quand on le questionne sur l’impact qu’il pourrait avoir en matière de biodiversité.
(Rendez-vous le 28 mai à 10h pour le ZAN#5 !) 

Peut-on Éviter, Réduire, Compenser l’artificialisation des sols ? 

Institut Paris Région/ ZAN#4 

Il faut dire les choses telles qu’elles sont : la séquence ERC, c’est comme la biodiversité, chacun affirme savoir ce que c’est alors qu’en réalité, il n’en a souvent qu’une idée vague. En tout cas, très personnelle. Mettez dix personnes autour d’une table, demandez à chacun de dire ce qu’il y a de caché derrière l’acronyme, et vous obtiendrez dix réponses différentes. Alors que, à l’inverse de l’artificialisation, la séquence n’est pas un mot flou, car elle est bien définie par la loi. Peu de gens ont une idée précise de ce que signifient les trois verbes qui se suivent dans cette séquence, beaucoup n’en connaissent que la dernière lettre, le C. Et encore : la compensation est de façon générale perçue comme une sorte de permis à détruire, racheté par quelques zones humides recréées au profit des naturalistes. Une indulgence des aménageurs qui permettrait à elle seule d’atteindre l’équivoque « nette » du ZAN ? 

Une séquence de quarante ans

Constance Berté a remis tout le monde à niveau. Chercheuse, elle travaille sur une thèse en aménagement au sein du Laboratoire techniques, territoires et sociétés (LATTS) de l’École des Ponts Paris Tech de Champs-sur-Marne. Le titre de son travail ? « La compensation écologique dans l’aménagement urbain : genèse d’un nouvel instrument d’action publique. » Elle nous rappelle que la fameuse succession de lettres E-R-C n’est pas nouvelle, car elle a apparu dans la loi de 1976, celle qui a fixé le cadre et les grands principes de la préservation de l’environnement en France. Il aura fallu juste quarante ans pour que la loi dite de « reconquête de la biodiversité » ne la remette au goût du jour. « La séquence ERC avait été assez mal appliquée, il faut le reconnaître, on l’avait redécouverte à l’occasion des directives européennes sur les oiseaux, les habitats, sur l’eau, lors du vote de la loi sur l’eau en 2006, du Grenelle… la loi de 2016 a enfin permis de préciser ce que le législateur entendait par ERC. » 

La séquence éviter, réduire, compenser a pour objectif d’éviter les atteintes à l’environnement, de réduire celles qui n’ont pu être suffisamment évitées et, « si possible », de compenser les effets notables qui n’ont pu être évités, ni suffisamment réduits, indiquait le Conseil général du développement durable en 2017. Depuis, l’expression « si possible » a été gommée. On s’étonne d’une telle formulation qui constituait une porte ouverte à… l’évitement des responsabilités. Pourquoi suivre la séquence si l’on peut considérer que ce n’est pas possible ? « On pouvait interpréter, c’est vrai, mais le concept a mis du temps à être compris, il a fallu un temps d’acculturation. » 

La compensation c’est l’exception (en principe)

Le E, pour évitement, c’est l’ensemble des mesures qui modifient le projet d’aménagement ou un document de planification afin d’en supprimer les impacts potentiellement négatifs. « C’est un évitement technique, mais ça peut être aussi un évitement géographique : on déplace un projet. » Le R indique la réduction. Si l’on n’est pas parvenu à éviter, l’aménageur fait en sorte de réduire ses nuisances, les impacts négatifs de son projet, par une modification de la conduite de son chantier – dans l’espace et dans le temps. Enfin, voici le C, pour compensation. « C’est tout ce qui est mis en œuvre pour contrebalancer les incidences, les impacts qu’a générés le projet, » explique Constance Berté. Compenser, parce que l’on n’a pu ni éviter, ni réduire, cela doit arriver en dernier recours, sur le papier c’est donc une étape exceptionnelle. Compenser, cela veut dire restaurer ou réhabiliter un milieu naturel semblable à celui qui a été altéré, ou en recréer un, ailleurs. Sur un schéma clair, Madame Berté nous montre l’intérêt concret de la séquence : « au départ, il y a des impacts prédits importants. Grâce à l’évitement, ils sont moins importants. Les impacts sont encore diminués par la réduction. Avec la compensation, les impacts résiduels peuvent être annulés, voire, dégager des gains », pour la nature au sens large. C’est-à-dire la biodiversité, l’eau, les sols, tout ce qui constitue un écosystème.

Dans ce but, et même si elle doit rester l’exception, la compensation est essentielle, ainsi que Constance Berté la présente. Elle en précise les principes : « elle doit permettre d’obtenir un milieu de qualité au moins équivalente au milieu impacté, elle doit amener des fonctionnalités écologiques en plus par rapport aux autres politiques publiques, elle doit être réalisée si possible in situ, en tout cas, au plus près, et s’inscrire dans la durée. » Principes d’équivalence, d’additionnalité, d’efficacité, de proximité, de pérennité. 

Mais on ne parle là que de compensation écologique. Il y a aussi, pour ne pas faciliter la compréhension, la compensation forestière et la compensation agricole. Les trois déplaisent au monde paysan, qui y voit la justification d’un grignotage supplémentaire, pour la bonne cause (écologique) des terres agricoles. La compensation forestière est engagée lors d’un défrichement, par exemple. Il y a replantation, et, ou, versement d’une somme au propriétaire de la forêt déboisée. La compensation agricole corrige l’incidence de la consommation de terres agricoles par le financement des filières concernées. « Pour la compensation écologique et forestière il y a un ratio de surface. Celle de l’espace que l’on a créé doit être au moins égale à la surface de l’espace détruit. Le ratio est de trois pour la forestière. Pour la compensation agricole, cela dépend des régions, mais en Île-de-France, le maximum, c’est 17 685 euros l’hectare [de terre à céréales], » ce qui semble peu par rapport à la valeur ajoutée qu’en tirera l’aménageur. 

Anticiper sinon rien

Est-ce qu’elle est efficace, cette séquence ? Constance Berté est subtilement dubitative. « Il y a un manque de données centralisées pour avoir une vision globale [tous les espaces de compensation sont quand même enregistrés sur le geoportail], et il n’y a pas de schéma théorique, c’est toujours du cas par cas, tout dépend des endroits et des enjeux. »  La compensation, pour ce qu’elle en voit, est encore assez loin des objectifs inscrits dans la loi. « Il y a un manque de moyens des services de l’État et de l’autorité environnementale, ce qui explique que des compensations qui n’en sont pas vraiment, ont pu être réalisées. » Il y a aussi, souligne-t-elle, le fait que l’on agit avec la nature, laquelle est largement imprévisible : « vous pouvez installer des nichoirs, des reposoirs, des mares, les mettre là où il faut, faire en sorte qu’ils fonctionnent et constater qu’en fait, la faune ne les utilise pas. » Il faut savoir rester humble avec la biodiversité. « En fait, la bonne compensation, c’est celle qui n’a pas lieu d’être ! La séquence ERC doit être anticipée, très tôt, et être réfléchie non pas à l’échelle de projets mais de territoires. » On compense, ou pas, parce qu’on a prévu, selon une planification bien faite. À l’échelle des PLU (i) et des Scot par exemple. 

En définitive, l’ERC est-elle compatible avec l’objectif porté par le ZAN ? « Le ZAN pousse à la compensation », estime Constance Berté. « Pourtant, l’évitement peut inciter au renouvellement urbain, au réaménagement de friches, à la désimperméabilisation ; la réduction peut encourager l’adaptation du tissu urbain de façon à le rendre transparent vis-à-vis des continuités écologiques et de l’eau. » Pour que l’ERC devienne un levier pour le ZAN, il y a encore du travail à faire, conclut-elle : le niveau d’expertise des acteurs est variable, l’anticipation, insuffisante, empêche d’éviter et conduit à la routine de solutions techniques de réduction, les trois compensations ne sont bien souvent pas articulées entre elles, tandis que « le foncier, qui est une ressource finie, est une clé essentielle. » Entre le E, le R et le C, le choix est parfois guidé par des opportunités foncières. Là où la terre est chère, on préférera peut-être éviter que compenser, ou compenser a minima. 

Une séquence à l’efficacité relative

On évite peu, on réduit plus ou moins, on compense, surtout. Est-ce qu’au moins c’est bien fait ? Maxime Zucca est le directeur de la protection de la nature de la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO) et il siège au Conseil national de la protection de la nature (CNPN) qui évalue les demandes de dérogation à la protection des espèces protégées, à la loi sur l’eau ou aux exigences relatives aux espaces Natura 2000, nécessaires pour engager des mesures compensatoires. « Il faut rappeler que la loi d’août 2016 a renforcé cette séquence ERC qui impose aux mesures de compensation une obligation de résultat, et d’être effectives pendant toute la durée des atteintes. En théorie, si ces atteintes ne peuvent être ni évitées, ni réduites ni compensées de façon satisfaisante, un projet ne peut pas être autorisé ». Quand il était encore à l’agence régionale de biodiversité (ARB) d’Ile-de-France, Maxime Zucca a étudié les mesures compensatoires de 74 projets dans la région. Avec Emmanuelle  Corolleur, il est allé sur le terrain, pour se rendre compte. Après avoir retiré du champ d’expertise 27 carrières, qui sont déjà en soi des objets de compensation, et donc des sites peu représentatifs, lui et sa collègue ont visité 26 sites. Qui l’ont laissé assez peu enthousiaste, c’est le moins qu’on puisse dire : « D’abord, il faut dire que dans 80 % des cas, la compensation ne se fait pas sur des terres agricoles, contrairement à ce que disent les agriculteurs. En réalité, elle est réalisée… sur des milieux déjà naturels » et malheureusement pas, comme on pourrait le penser, sur des aires rendues à la nature, désartificialisées. Mais si au moins cela a permis d’améliorer les fonctionnalités écologiques…  « Non, car dans la plupart des cas, il n’y a pas d’additionnalité. On y est allés en naturaliste, on a regardé ce qu’il y avait, et on a comparé avec ce qu’il y avait au départ. Dans un quart des cas seulement, on a constaté des mesures compensatoires satisfaisantes. » Trois quarts des zones compensées ne compensent en fait pas grand-chose, car elles n’apportent rien de plus à la nature.

C’est un vrai festival de ratés auquel nous fait assister Maxime Zucca : des zones humides recréées sur du sable (qui absorbe l’eau), des friches ferroviaires auparavant très riches en biodiversité et transformées en « nature » jardinée, des mares qui se résument à des fossés, des alignements de saules qui font semblant d’être un boisement alluvial, les exemples consternent. « J’aime bien celui de la création de la gare de Noisy-Champs, dans le cadre de la nouvelle ligne 15 sud. Il y avait initialement deux mares, dont celle sur le tracé qui accueillait notamment des tritons crêtés. Pas d’évitement, et des mesures de réduction qui ont consisté à déplacer les animaux de l’autre côté de la route, dans une autre mare existante. Mais si les tritons n’y étaient jamais allés, c’était bien pour une raison ! ? Et puis les barrières anti-retour, censées garantir que les tritons ne se fassent pas écraser, n’ont jamais été entretenues. » En outre, la compensation par la création d‘une mare et la restauration de 5 mares en forêt de Cély n’a rien apporté de plus : « la mare créée est toujours sans végétation ni tritons, quant aux mares réhabilitées, je n’en vois pas l’intérêt. » Un fiasco, donc, qui alimente le moulin des naturalistes remontés par principe contre l’idée même de compensation.

Une application parfois hypocrite

En général selon Maxime Zucca, l’évitement consiste à adapter le périmètre d’un projet d’aménagement. « Ou bien, c’est courant, à demander une autorisation pour une surface plus importante que ce que l’aménageur a prévu, de façon à la réduire après avis et montrer qu’ainsi on a écouté et accepté d’éviter pour limiter les impacts. » La réduction est quant à elle multiple. « Elle se place dans la réalisation du projet lui-même, sur le chantier, en adaptant les clôtures ou l’éclairage nocturne par exemple, en n’abattant pas des arbres en hiver pour garder les chauves-souris, en ne coupant pas la végétation pendant sa floraison. Ou bien on améliore l’habitat potentiel des espèces, en choisissant des essences particulières, en créant des toitures végétalisées, etc. Réduire, c‘est aussi brider les éoliennes quand il n’y a peu de vent, mais beaucoup de chauves-souris, ou créer des dispositifs de franchissement pour que la faune puisse circuler sous ou sur une route. » Parfois, montre Maxime Zucca, l’aménageur se contente de planter une haie derrière une clôture pour « réduire » son impact. Un autre grand classique, indémodable, est celui des promoteurs de champs d’éoliennes qui dimensionnent leur projet pour huit mâts, en affichent dix sur leur demande d’autorisation, sachant que l’autorité environnementale dira non, et en définitive en érigent huit pour dire qu’ils ont écouté, et réduit. Autre technique, on laisse juste la place à une station végétale importante en construisant tout autour. Quant à la compensation, M. Zucca nous montre un « îlot de sénescence » pour les chauves-souris, composé d’arbres qui devraient être vieux, mais sont beaucoup trop jeunes.

Un défaut de compétences

Le désespoir nous guette, n’y a-t-il pas d’horizon lumineux ? « Il y a quand même des jolies choses, je vous l’ai dit, notamment les zones humides créées sur le site du Village nature, à Villeneuve-le-Comte. » Des exceptions qui confirment la règle : la compensation – laquelle selon lui recouvre en réalité dans la moitié des cas des opérations de réduction – la séquence ERC en général, est mal conduite. Et presque jamais (1 % des cas) sur des surfaces artificialisées. « L’additionnalité, je le répète, est faible. » Pourtant, les bureaux d’études sont nombreux à s’occuper de la question. « Mais ils ne sont pas assez formés. Certains manquent de savoir-faire, notamment en restauration écologique. Et les services de l’État accompagnent peu et mal, par manque de moyens. » Deux constats faits également par Constance Berté, auxquels M. Zucca ajoute des instructions de dossiers parfois trop complaisantes, qui ne tiennent pas suffisamment compte des avis du CNPN. « Je pense qu’il faut inscrire aujourd’hui le ZAN dans la loi, au même titre que le zéro perte nette de biodiversité, de façon à ce qu’il découle directement de l’exercice de la séquence ERC ». Ce n’est pas la séquence ERC qui pose problème, mais la façon dont elle est appliquée. « Les choses s’améliorent quand même, il faut être honnête… » Nous voilà un peu rassurés.

Planifier les territoires, former les élus

À ce stade, on est pris de doutes. ERC, à quoi bon… à quoi cela sert vraiment ? Mathieu Rivet tente de corriger la mauvaise impression. Il est directeur de l’agence centrale de la CDC-Biodiversité, c’est-à-dire la partie nord du territoire métropolitain (au-dessus de la Loire) couverte par ce premier opérateur de compensation français. Créée en 2008, la CDC-biodiversité est une filiale de la Caisse des Dépôts. « Il faut bien dire deux choses. D’abord, lorsque c’est bien fait, l’évitement et la réduction ne se voient pas… Ensuite, la compensation n’est pas un permis de détruire ! On n’a jamais vu de projets sortir du sol parce qu’ils allaient être compensés… Imaginez ce que c’était avant qu’il y ait une compensation, la séquence ERC ! Non, ça freine plutôt les projets. » Et ça les freinerait encore plus, à l’entendre, si la police de l’environnement et le contrôle strict des dossiers étaient réalisés. « Le pire, c’est en vérité de compenser trop tard, quand on y pense au dernier moment, parce qu’on n’a pas suffisamment anticipé. Parce que même dans l’hypothèse où l’on compense à partir d’un espace artificialisé, il faut une journée pour mettre à nu un parking, mais il faudra des années pour qu’il redevienne un espace de nature. » Des années qui coûtent : entre 4000 et 400000 € l’hectare, tous frais compris sur 30 ans. Autant y penser bien, bien en amont…

Anticiper, c’est avoir une stratégie de territoires, une recherche des terrains éligibles pour les sécuriser, de façon à ce qu’ils fassent effectivement l’objet d’un projet de compensation. Ceci fait, il s’agit d’en réaliser l’état initial écologique afin d’évaluer finement la plus-value environnementale, par rapport à la zone à aménager. L’additionnalité. Enfin, il est nécessaire de définir en amont un plan de gestion, de façon à ce que les travaux nécessaires à la mise en œuvre de la compensation soient correctement réalisés, encadrés par les bons indicateurs et les bons spécialistes. « Il y a aussi un travail à faire au niveau des élus. La plupart ne connaissent pas grand-chose à la séquence ERC, à la biodiversité. Il faut les former ! Et les accompagner pour qu’ils s’y retrouvent dans les documents d’urbanisme et qu’ils puissent comprendre que la biodiversité peut être un élément structurant de leurs territoires. » En définitive c’est toujours le maire, qui détient le pouvoir de dire l’usage des sols par le permis de construire, qui a le dernier mot. Autant qu’il dispose du bon vocabulaire. « Il ne faut pas oublier que la base de la compensation, c’est le foncier, c’est donc un magnifique outil permettant de faire de l’aménagement du territoire, à l’échelle d’une commune. » Un maire peut se servir de son foncier disponible pour entretenir la biodiversité par la compensation. En évitant qu’il n’imagine que la compensation l’empêche de développer sa commune, au seul profit de « la » ville qui continue de se développer à ses dépens. « Il y a beaucoup d’outils aux mains des maires, comme le Plan Action cœur de ville, et plein de possibilités de mutualiser les coûts en utilisant par exemple la Gemapi (gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations) et les fonds verts d’entreprises privées. » Soit. Mais tant que la valeur intrinsèque, intime, psychologique, que les décideurs accordent à la biodiversité restera plus faible que le bénéfice d’un parking… 

Le mur du foncier

La CDC-biodiverstié a géré 20000 hectares de compensation dans la région. M. Rivet prend l’exemple d’une opération réalisée autour de la ligne 18 du Grand Paris Express. Une zone d’expansion de crue a été créée après destruction d’un parking et d’un ancien barrage, au droit de la rivière Yvette. « On s’est appuyé justement sur la Gemapi, qui a du coup permis d’accélérer, et d’agir sur des surfaces plus importantes. » La compensation a donc permis de renforcer les politiques publiques en matière de prévention du risque inondation. La création de la réserve régionale des étangs de Bonnelles, déjà citée lors de l’atelier numéro 3 par Gwendoline Grandin, est une autre opération de la CDC Biodiversité : « on avait acquis 40 ha en 2015, et compensé par une restauration sur 15 ha. Cela a eu pour avantage de pérenniser le bassin versant et le massif boisé local. » L’additionnalité semble réelle entre la restauration de prairies, le reprofilage du cours d’eau ou encore la mise en lumière d’abris au bénéfice du Grand capricorne, un coléoptère rare. 

Une bonne séquence ERC est possible, donc. La CDC-Biodiversité a cela dit les moyens de faire les choses correctement. Comme Constance Berté, Mathieu Rivet insiste tout de même sur le prix du foncier : « quand il est élevé, l’aménageur a plutôt intérêt à compenser  là où ce n’est pas cher, où ce n’est pas forcément nécessaire. Et s’il doit le faire là où le terrain est cher, il va se retrouver sous la pression d’autres acteurs qui lorgnent le terrain pour faire autre chose de plus rentable. » Pour diminuer cette pression, Mathieu Rivet imagine que la loi soit plus ferme, qu’elle impose par exemple un taux maximal d’urbanisation à chaque document d’urbanisme et de planification. 

À quelle échelle suivre la séquence ERC ?

Qu’en pense maintenant l’aménageur ? Laurent Girometti est le directeur général de l’EPA Marne et de l’EPA France. Deux établissements publics d’aménagement qui couvrent une bonne partie de l’est de la région Île-de-France entre Noisy-Champs et Marne-la-Vallée (avec un débordement vers Boissy-Saint-Léger, à l’ouest). C’est l’EPA France, créé en 1987 qui avait été chargé du programme Val d’Europe. L’EPA Marne est plus ancien, il date de 1972. Ensemble, les deux établissements publics couvrent 44 communes, et sont propriétaires de milliers d’hectares, ce qui les autorise à avoir une action foncière massive. Est-ce qu’on peut… éviter un projet quand on est aménageur ? « Non, car notre métier c’est bien d’aménager. Moi, je dois construire sur mon territoire. Par contre, ce qui est intéressant est de se demander à quelle échelle on exerce la séquence ERC. Si je dois construire ici, est-ce que je peux ne pas construire un équivalent là-bas ? » Si je fais Marne-la-Vallée, je ne construis pas Saint-Quentin-en-Yvelines. Vu comme cela, les choses paraissent simples. M. Girometti aimerait lui aussi une forme de planification territoriale. Une vision élargie qui permettrait de réfléchir la séquence ERC non pas à l’échelle d’un projet mais d’un territoire de vie. Une stratégie territoriale pour atteindre le ZAN et la non-perte nette de biodiversité. 

Au fil des ans, les deux EPA ont développé des projets qui, d’après leur directeur, consomment moins de foncier, « on fait tenir plus de choses dans moins de mètres carrés. » La densification est en marche, et selon Laurent Girometti, la biodiversité y a sa place. Avec force images de réalisations, comme celle de l’écoquartier de Montévrain, ou de la ZAC de Couternois à Serris, il montre que l’on peut aménager convenablement. « Quand on conçoit bien un programme, on peut éviter et réduire, on peut par exemple resserrer l’emprise de la voirie, utiliser tout ou partie des friches, contourner une mare. » Quant à la compensation, il vaut mieux en maîtriser le contenu, et que celui-ci permette un usage : pour M. Girometti, la nature préservée, réhabilitée, doit profiter aux citoyens au moyen d’aménagements permettant un parcours nature. « Il faut qu’on puisse valoriser les actions qu’on a menées ! ». La nature doit se voir et se faire savoir.

Ne pas réfléchir en surfaces ?

M. Girometti conteste le « réflexe surfacique » inhérent à la compensation. Une vision comptable simpliste qui ne permet pas de tenir compte des réalités du terrain. « L’enfer est toujours pavé de bonnes intentions. Ma crainte, c’est une contrainte légale sur le ZAN qui s’appliquerait de la même façon partout, alors que les objectifs du ZAN, multiples, ne sont pas forcément réalisables partout. Mieux vaudrait un cadre national décliné dans des schémas d’urbanisme, puis dans de l’aménagement piloté. » Le potentiel foncier serait analysé précisément dans les documents de planification, les aménageurs seraient alors tenus de démontrer leur sobriété foncière, et on pourrait ainsi atteindre un ou plusieurs objectifs attachés au ZAN. Biodiversité, perméabilité à l’eau, courte distance à la première gare… ce serait selon les projets, en sachant qu’à l’échelle du territoire où elle est pensée, la séquence ERC permettrait effectivement d’atteindre le ZAN.  

D’après Laurent Girometti et Maxime Zucca, cette approche aurait en plus l’avantage de contraindre l’éparpillement de petits projets qui, parce qu’ils se situent sous le seuil surfacique de déclenchement des études d’impacts, ne sont pas soumis à la séquence ERC. Entre un projet d’aménagement très gros et une multitude de petits de surface cumulée équivalente, le respect de la séquence ERC et, en définitive, du ZAN n’est pas le même. Mieux vaut un gros que plusieurs petits, en quelque sorte. Mais c’est un aménageur qui le dit. Qui réclame, rappelons-le comme les autres intervenants, une planification territoriale si l’on veut effectivement arriver au ZAN, en utilisant réellement la séquence ERC. « L’aménagement, c’est multicritères. Comment trouver la balance entre les finalités, entre les différentes compensations ? C’est une discussion spécifique à chaque territoire. » Il manque une vue d’ensemble. Qui n’est possible qu’avec une bonne acculturation en matière de documents d’urbanisme. Il manque aussi, insistent les intervenants, une bonne connaissance des territoires.

À la SNCF, du ZAN sans C

La SNCF a la culture de ses propres territoires. Sa filiale Espaces ferroviaires gère le devenir de 8,5 millions de mètres carrés de bâtiments et un foncier de 20000 ha, dont « 3000 sont dès à présent urbanisables », présentent Fadia Karam, directrice générale d’Espaces ferroviaires, et Nadia Tahri, sa responsable du développement durable. « Notre but est d’optimiser le foncier existant pour faire du développement urbain innovant », c’est-à-dire multi-usages et vert. Trente-trois projets sont en cours dans 15 grandes villes d’Île-de-France, soit 30 ha à aménager sur quinze ans, la plupart à Paris. Dans la capitale, c’est à Chapelle International (7 ha), à Hébert (5,2 ha), à Ordener-Poissonniers (2,7 ha) et aux Messageries (6 ha), le long des voies qui partent de la Gare de Lyon, que les choses se passent. « En attendant que tout soit réaménagé, on fait du temporaire, c’est-à-dire que nos sites vacants sont transformés en espaces transitoires, comme Ground Control », un hangar immense situé entre voies ferrées et avenue Daumesnil, devenu en quelques années un des principaux espaces culturels de la capitale. Comme l’EPA Marne et EPA France, Espaces ferroviaires revendique des constructions et réhabilitations bas carbone. « En fait, ce qu’on veut faire est multiple : des quartiers bas carbone, certes, mais aussi poreux pour l’eau, agréables à vivre grâce à la biodiversité, qui utilisent leurs déchets organiques pour faire du compost), et où on se déplace en modes doux. » Des quartiers laboratoires pour la ville de demain, selon les représentantes d’Espaces ferroviaires, qui, sur le papier correspondent à ce que l’Agence de l’eau Seine-Normandie avait présenté lors du webinaire précédent : imperméabilisation minimale, la moitié des espaces privés libres en pleine terre, arbres plantés également en pleine terre sur les espaces publics, lesquels sont conçus de façon à récupérer les pluies décennales… « Ce sont des zones d’abattement renforcé, c’est-à-dire que ces quartiers pourront absorber 80%des pluies habituelles. » 

On pourrait sans doute atteindre le ZAN avec ces quartiers nouveaux. On a du mal à voir par contre ce qui a été évité et réduit, tant les projets sont conçus globalement, à partir d’un existant réputé sans intérêt. « Nos sols sont pollués, nos sites sont de faible valeur écologique, » ce qui fait tiquer, car même au sein du ballast ancien, on retrouve des lézards, et sur les sols gavés de métaux lourds une végétation souvent riche. On comprend qu’il n’y a pas selon Espaces ferroviaires nécessité de compenser. « On ajoute au contraire de la nature, et on facilite le trajet de l’eau, et puis, on recrée des sols, là où c’est possible », comme à Ordener : les remblais sont triés, analysés, qualifiés, ils sont ensuite réutilisés selon les usages prévus (un sol devant accueillir des arbres ne doit pas être identique à un autre qu’on va installer sur une toiture), au besoin après avoir été recomposés sur une plateforme dédiée, sur le site ou à l’extérieur. « On récupère tout en fait, tous les déchets de démolition, qu’on mutualise entre nos sites, de façon à faire des échanges. » Voilà qui aurait plu à Xavier Marié qui, lors de l’atelier précédent avait appelé de ses vœux la création d’une bourse régionale des sols.

ZAN et ERC contre l’agriculture ?

« En définitive, c’est sur les terres agricoles que la compensation va se faire », déplore, dépité, Ludovic de Miribel. Responsable du service Territoires de la Chambre d’agriculture de la région Île-de-France, il reconnaît que la compensation ne se fait pas systématiquement aux dépens du foncier agricole. Et que les choses ont évolué avec le temps : « Il y a une très forte tension dans la région, mais il reste des territoires ruraux bien marqués comme le Vexin et le nord de la Seine-et-Marne, près de la Marne. Ailleurs, dans les territoires denses, la doctrine a évolué, l’économie de l’espace est devenue un sujet, on réfléchit enfin à la densité. » Le Grand Paris n’a pas rajouté à la pression foncière sur les terres agricoles car l’essentiel du tracé du Grand Paris Express a été dessiné en petite couronne. Le ZAN ne l’inquiète pas plus : « On cherche juste son but, comment on fait, à quel horizon et à quelle échelle. Et on s’inquiète, toujours : éviter et réduire c’est difficile, car il existe peu de friches, le gisement est faible, alors il est plus facile d’aller sur le gisement le plus important, et le moins cher, le gisement agricole. » Maxime Zucca a pourtant montré que cette peur est largement infondée. 

En réalité, le monde agricole avoue une réalité : il est très peu protégé. « Pour nous, les aménagements c’est toujours de la perte agricole brute, car c’est presque toujours sur nos terres. » Le sol n’a pas de valeur juridique, la plupart des exploitants franciliens sont en fermage, et le bail ne protège absolument pas d’une vente ou d’une préemption, dès lors qu’un aménagement est déclaré d’utilité publique. « Nous sommes  évidemment informés par les mairies pour les déclassements de zonages, mais nous ne sommes pas décisionnaires, nous sommes juste consultés. » Il y a pourtant maintes modifications des PLU, préalables à de nouveaux aménagements, qui ont été approuvées par la chambre d’agriculture. Et d’autres qui ont été rendus impossibles par refus du monde agricole qui sait se montrer persuasif. C’est un rapport de force qui, il est vrai, ne bénéficie pas souvent au monde paysan, lequel n’est pas en bonne santé financière : vendre peut être tentant. 

En ce qui concerne la compensation agricole, elle rapporte finalement assez peu. À 17 685 euros l’hectare de grande culture céréalière (c’est plus cher pour du maraîchage), plus les frais d’éviction versés à l’agriculteur exproprié, on n’est pas sur des tarifs très dissuasifs pour les aménageurs. « Cela ne fait que compenser la perte de terres agricoles par de la valeur ajoutée supplémentaire pour une filière, » affaiblie par un aménagement : un abattoir reçoit moins de vaches parce que des éleveurs ont dû cesser leur activité ; pour éviter qu’il ne ferme et aille s’installer ailleurs, la compensation agricole lui apporte un soutien financier. Une association gère la plupart des fonds versés, qu’elle redistribue pour financer une unité de méthanisation, un atelier de découpe de viande, de trituration de colza, de traitement du chanvre ou de fabrication de substrats pour champignons. « L’argent doit être utilisé en commun, il ne peut pas être destiné à un seul exploitant, » précise M. de Miribel. La compensation agricole gérée par cette association représente entre 1 et 2 millions, elle est versée selon les désirs de l’aménageur, qui choisit le ou les projets collectifs qu’il souhaite soutenir. 

Elle n’est donc pas là pour aider un agriculteur à changer d’itinéraire de culture ou planter des haies. Ni pour soutenir des projets économiquement risqués, comme il en fleurit avec les néoruraux qui rêvent de devenir maraîchers bio, sans expérience en la matière. La compensation agricole n’a pas pour vocation de changer le système agricole, mais de lui apporter son concours.  Mieux articulée avec la compensation écologique, mieux anticipée, dans le cadre d’une réflexion stratégique territoriale compréhensible, elle serait peut-être mieux acceptée par le monde agricole. Lequel reste la variable d’ajustement de l’expansion urbaine.