Sélectionner une page

Rabhi, Hulot et surtout, le bassin de l’Agout, révélateur d’une nouvelle façon de considérer l’eau.

© Xavier Plouchard

Cette deuxième infolettre de l’année est en deux parties.
Une réflexion sur l’effacement de Pierre Rabhi et Nicolas Hulot, et puis une petite enquête sur le bassin de l’Agout, dans le Sud-Ouest, significatif de la nouvelle manière de voir l’eau : pour gérer la variabilité nouvelle de la pluie, il ne s’agit plus – seulement – de faire des gros tuyaux et des grands barrages, mais d’entretenir la tourbe et le petit chevelu de ruisseaux.

Deux stars effacées

Rabhi, la sobriété malheureuse

La cour lèche, lâche et lynche. Dès lors que le gourou lui est moins nécessaire, elle qui en acceptait tout, qui le défendait avec les griffes et les dents, elle se détourne, se retourne contre lui et une fois qu’il est à terre, le piétine en espérant faire oublier son souvenir. Lâche et hypocrite, la cour a démembré le cadavre de Pierre Rabhi avant qu’il ne soit en terre.

En relisant les mails et commentaires des gens outrés de mes anciens propos dits ou écrits sur la pensée de l’homme de l’Ardèche, j’aurais dû participer à leur curée post-mortem. De son vivant, Rabhi était inattaquable car porteur de la clé du nouveau monde. Dire que sa philosophie était tellement individualiste qu’elle ne risquait pas de porter atteinte au système, que ses grandes idées étaient souvent vagues, qu’il maniait les poncifs mieux qu’un coach de bien-être en entreprise, que l’antroposophie était une supercherie, que la permaculture ne pourrait jamais nourrir toute l’humanité, que la sobriété choquait les pauvres, que son entourage l’avait coupé des gens et fait de son mouvement une quasi-secte, c’était se faire insulter et menacer. Il ne fallait pas ne serait-ce qu’effleurer « Pierre », statufié de son vivant, aujourd’hui déboulonné.

Pourtant, je n’ai jamais attaqué l’homme. J’ai toujours reconnu que sa pensée, aussi cucul soit-elle, avait marqué une étape majeure dans la prise de conscience de la société qu’il y avait de sérieux choix à faire. Car même s’il brassait de l’air, il avait créé un mouvement qui avait fertilisé partout. La sobriété heureuse a fait bien plus pour l’écologie que mes cinquante livres et des milliers de documentaires télé.

Aujourd’hui, alors qu’il est mort, les mêmes qui allaient lui lécher les ongles de pied chez lui en Ardèche font la moue. Leur silence est terrible. Gêné. Gênant. Dégueulasse. Mais Pierre Rabhi aurait dit des horreurs. Rendez-vous compte : un vieil homme, très croyant, d’histoire et d’origine patriarcale, estimait que femmes et hommes devaient rester à leur place. Quelle découverte ! Quel drame ! La peur de choquer homos, lesbiennes, trans et féministes étouffe le passé. Pierre Rabhi n’était pas un saint, il n’était pas pur, il doit donc être rejeté !

Ce sont les mêmes qui durant des années lui ont massé les pieds qui sont à l’œuvre. Les mêmes qui sont allés baiser à plusieurs reprises la pantoufle du pape pour recueillir et diffuser son message climat-compatible.

Copie d’écran © UshuaiaTV/ TF1. Une émission d’Ushuaia TV Le Mag, avec Pierre Rabhi, Denis Cheissoux, Cyrielle Hariel, et ma pomme.

Hulot n’a jamais existé

Il est un queutard, ce que tout le monde savait depuis son premier livre formidable, Les Chemins de traverse, où il révélait son grand appétit pour les femmes. Pourtant, il fut un temps où ses équipes l’appelaient le « commandant couche-tôt » tant sur le terrain il fut à un moment très à cheval sur l’hygiène de vie. 

J’ai travaillé à deux reprises pour sa fondation. Une fois durant trois ans où j’ai conduit les « missions de découverte océanographique » à destination de mômes difficiles du 18e arrondissement de Paris, une autre dans l’écriture d’un long texte de propositions intitulé « chapitre 2 » en vue de présidentielles oubliées. Je l’ai fréquenté, un peu, je me suis réuni avec, je l’ai croisé, bonjour, comment tu vas, qu’est-ce que tu en penses, des relations de bureau. Après, je l’ai animé lors de débats, des mots échangés, un peu de connivence, des amis communs, rien de plus.

Si ce n’est le même constat réalisé à propos de gens réellement célèbres : Hulot, comme Rabhi, comme tant d’autres, plus que la plupart toutefois, étaient entourés d’une cour nombreuse, bavarde et globalement inutile. Composée de technos à dents très longues et de fans enamouré(e)s, de beaucoup de précieuses ridicules parlant à sa place, jouant avec d’autant plus d’assiduité le jeu de la séduction que « Nicolas », comme chacun l’appelait, surtout celles et ceux qui ne l’avaient jamais croisé, imposait de par sa stature, son métier et sa nature très soupe au lait. Le monde tournait alors autour de lui, chacun voulait en être. La célébrité pousse au cannibalisme, chacun veut ramener chez lui, pour la montrer, s’en habiller, une parcelle de la star. Le pouvoir ramollit les dignités, car sa puissance donne envie. 

Alors, ça a dérapé. C’était inévitable, bien que je connaisse des collaboratrices de Hulot qui n’ont jamais rien eu à subir, parce qu’elles ont disent-elles su en rester à une relation d’employée à patron, introduisant un rapport de force qui suffisait à calmer l’agitation hormonale du grand homme. Encore faut-il toutefois savoir dire non à un homme qui n’entendait que le oui, lui qui considérait toute remarque comme une critique à son endroit. 

Il y a beaucoup de fausseté dans l’entourage d’une star, une atmosphère qui pue l’avidité. La cour, c’est le magasin des huiles essentielles toutes répandues : avidité, jalousie, désir, haine, violence, fascination, amour. La comédie humaine qui abolit les distances, des usages qui rompent les barrières de l’intime.

Quoi qu’il ait commis, et il est difficile de s’y retrouver dans le flot des accusations où l’on finit par confondre une main sur le genou et une tentative viol, Hulot a déjà été jugé par les mêmes qui ont éliminé Rabhi. Il est sale, il a sali des femmes, alors il devrait être aboli de notre mémoire collective. Hulot n’existe donc plus. Les écolos et les confrères qui ne juraient que par lui, qui l’assaillaient sur son 06 pour recueillir ses augures, font désormais comme s’il n’avait jamais existé. Comme s’ils et elles découvraient qu’il ne pensait souvent qu’à ça. 1984. L’histoire est réécrite, les mots qui fâchent sont supprimés.

Pourtant, Hulot a été le successeur de Cousteau. Le commandant, épouvantable macho, père dégueulasse, mari horrible et patron odieux, a mis la mer en tête de millions de Terriens et sauvé l’Antarctique. Hulot a placé la planète entière derrière chacun de nos yeux. Ne cachant rien de ses émotions ni de ses peurs, il nous a communiqué son émerveillement. Il incarne à lui seul deux générations. L’évolution de son rapport au monde, de son regard sur la nature, est celle de la plupart d’entre nous. Il s’agirait de ne pas l’oublier, ou alors, il faut aussi effacer les œuvres de Picasso, ce bon gros harceleur de femmes. L’histoire est toujours réécrite par les vainqueurs du moment.

Hulot et Rabhi nous ont tous changés.

© EPE. Présentation d’Act 4 Nature, animée par mes soins. Discours de clôture par l’alors ministre Nicolas Hulot.

L’Agout, une autre façon de voir l’eau 

« C’est le château d’eau de la Garonne ! » résume Sophie Galaup-Lebrou, la directrice du syndicat mixte du bassin de l’Agout. Pour s’écouler, la Garonne a besoin du Tarn, et le Tarn dépend pour son débit de la bonne tenue de l’Agout : « Notre bassin amène 32 millions de mètres cubes chaque année, sur les 39 nécessaires au Tarn. » Cela tombe bien, il pleut beaucoup sur le bassin, alors la rivière n’a pas trop de difficultés à assurer son office de grand pourvoyeur. Il pleut même parfois violemment. Circulant pile poil entre mer et océan, l’Agout est soumise à deux régimes de pluie très différents : régulières et relativement abondantes, les pluies océaniques tombent sur les Monts de Lacaune qui bloquent les nuages venus de l’ouest ; tandis qu’à l’est, les pluies méditerranéennes, irrégulières, brutales, quelque fois violentes, se font de plus en plus sentir. Installé à la frontière entre ces deux influences, il arrive même au bassin de l’Agout d’être concerné par des événements de type cévenols qui de temps en temps débordent de leur aire d’influence, et même, aussi, par des périodes sans pluie. Comme si le bassin dérivait tout doucement vers l’est.

© Wikipedia.

« Ce régime explique que le bassin de l’Agout est pour nous le territoire du bassin Adour-Garonne qui est le plus concerné par la méditerranéisation, c’est-dire la transformation du climat, » affirme Céline Maruejouls, chargée d’intervention de l’agence de l’eau Adour-Garonne. Pour l’agence, le bassin de l’Agout est une… tête de bassin, un « gros fournisseur. » Avec le temps, le temps change : d’ordinaire, il pleut beaucoup de décembre à avril, l’étiage s’installe entre mi-juin et mi-octobre, aujourd’hui, c’est la même chose, en plus contrasté. Il pleut plus en hiver, beaucoup plus au printemps, et il fait plus sec plus tôt en été. « C’est la raison pour laquelle le changement climatique est vraiment le fil conducteur du Sage du bassin de l’Agout », rebondit Sophie Galaup-Lebrou. Le Sage, c’est le schéma d’aménagement et de gestion de l’eau. Il est la déclinaison locale à l’échelle d’un petit bassin versant du Sdage, le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux qui guide l’action d’une agence de l’eau à l’échelle de son gigantesque bassin versant. « Le changement climatique, c’est des degrés en plus, des précipitations, des effets sur la partie amont des cours d’eau, sur la biodiversité… c’est pourquoi nous, l’Agence, nous nous intéressons particulièrement aux zones humides d’altitude qui ont un caractère d’éponge » souligne Céline Maruejouls.

Une des orientations principales du Sdage est précisément la préservation de ces zones humides. Parce que le château d’eau qu’est le bassin de l’Agout est en réalité une épaisseur de tourbes et de molinies.  « Un peu plus de 8% de l’amont du bassin Agout est couvert de zones humides, ça représente 4980 ha » compte Coralie Golecki, l’animatrice du réseau Sagne qui court après élus, agriculteurs et forestiers pour leur montrer l’intérêt de faire attention à leurs zones humides. Dans la plaine, le taux est beaucoup plus faible, dix fois moindre (soit 0,2%), alors qu’il était sans doute équivalent il y a un siècle, avant que l’agriculture ne change, et draine. Créé il y a vingt ans et piloté aujourd’hui par la coopérative Rhizobiòme, financé par l’Agence de l’eau, la Région Occitanie, et l’Europe, le réseau Sagne a largement contribué à l’amélioration de l’état des zones humides tarnaises. En 2021, un hectare sur cinq de la partie amont du bassin de l’Agout est en convention de gestion avec lui.

© Syndicat mixte du Bassin de l’Agout

La grenouille et la droséra

Coralie Golecki les connaît presque toutes ces zones humides : « il y a les tourbières sur les massifs, il y a aussi des prairies humides, des boisements humides et des mégaphorbiaies en plaine. » Ces dernières sont des étendues de roseaux et de hautes plantes vivaces poussant sur des terres humides qui sont inondées de temps à autre. Coralie se fait plus précise : « Nos tourbières sont particulières, car elles ne sont pas des cuvettes, elles sont alimentées par les écoulements sur les pentes. » Elles ne sont donc pas topogènes, mais… soligènes. « Cela veut dire qu’elles sont très sensibles aux écoulements hypodermiques. Un agriculteur peut sans le savoir couper leur alimentation en eau. » C’est vrai : il faut deviner qu’ici et là il peut y avoir de l’eau qui circule juste sous la peau du sol, entre la surface et les nappes.

Le risque de destruction par méconnaissance du fonctionnement hydrologique existe donc, alors Coralie, et sa collègue du syndicat de bassin Coline Beaupuy-Mouret, l’expliquent aux agriculteurs, forestiers et propriétaires fonciers. Leur but commun est avant tout de changer le regard que les gens ont sur les zones humides, « qui sont encore réputées salir les pattes des vaches et être le réservoir de maladies », s’amuse Jim Ronez, le maire de Fraïsse-sur-Agout, lui-même éleveur. « C’est des milieux que les gens ne connaissent pas, » complète François Picaud, le directeur du CPIE (Centre permanent d’initiatives pour l’environnement) du Haut-Languedoc. « Nous, notre entrée ça a été les amphibiens, ça a changé le regard sur les zones humides de même que sur les pesquiers, » qui sont des cuvettes, alimentées par des canaux, les béals, dans un système d’irrigation traditionnel qui remonte loin dans le temps. Coralie Golecki n’a pas choisi les batraciens, mais les plantes. « Quand je leur montre une droséra, les agriculteurs sont souvent contents, ils sont même fiers car je leur explique qu’il n’y en a pas partout ! » Magique en gros plan, la drosera, plante carnivore, est pourtant à peine visible, et assez terne. Mais racontée par Coralie Golecki, elle devient faune, effrayant mythe champêtre.

© Rhizobiòme

Assurance récolte

Plante ou animal, peu importe en réalité, car le changement climatique se charge désormais de faire le travail pédagogique : « Depuis la canicule de 2003, l’argument de résilience face à la sécheresse marche de mieux en mieux. La zone humide, c’est la source de fourrage pour l’été. Avec elle, il y aura toujours de l’herbe. Du coup, sécheresse après sécheresse, je vois les agriculteurs qui maintenant cherchent les sagnes sur leurs terrains… » constatent ensemble Coralie Golecki et Coline Beaupuy-Mouret. Dans le réseau Sagne, il y a plus de 130 adhérents, agriculteurs, forestiers ou particuliers, qui ont signé avec la coopérative Rhizobiòme une convention de gestion. Les zones humides y demeurent des zones humides, assurant leurs fonctions hydrologiques, pour une surface totale de 1200 ha. « Le rôle des zones humides est devenu évident, » confirme Sophie Galaup-Lebrou. « Ça fait une dizaine d’années que les agriculteurs ne peuvent plus se permettre de cultures précoces, du soja par exemple, parce que les pluies sont trop concentrées au printemps, du coup, ils font plus de cultures irriguées d’été, » or, l’eau continue de s’écouler sous la sécheresse si les zones humides n’ont pas été drainées. La zone humide, c’est l’assurance culture. « Je confirme, l’influence des zones humides se fait sentir même plus loin, ça se voit sur la ressource pour le bétail et, en aval, ça lisse le débit des cours d’eau. Elles encaissent les épisodes de crue, elles relâchent progressivement, en continue dans le temps. Grâce à elles, on gomme les extrêmes, » se réjouit M. le maire de Fraïsse-sur-Agout. Don, contre-don dirait un anthropologue. Car en échange du fourrage, les vaches empêchent en broutant que les zones humides ne se banalisent par envahissement de certaines plantes telle la molinie, qui a tendance à prendre toute la place disponible. La rumination de la vache est une vigilance qui permet le maintien d’une belle diversité d’habitats et de plantes, elle évite la banalisation floristique. 

La diversité botanique des zones humides est donc liée à l’activité humaine. Jacques Thomas, l’inventeur du réseau Sagne, connaît bien l’histoire du Tarn. « Les sagnes se sont développées il y a 5 à 7000 ans, » les plus anciennes ont 11000 ans, « en même temps que la déforestation : les tourbières ont été favorisées par une modification de l’écoulement de l’eau liée à la baisse de la captation de la pluie et de l’évapotranspiration par les arbres. » Autrement dit, les zones humides du bassin de l’Agout sont associées à nous. « Elles sont un effet secondaire de l’occupation humaine, ce n’est donc pas tout à fait de la nature. » En conséqunce, notre espèce a parfaite légitimité à agir en laissant ces milieux ouverts, en empêchant qu’ils ne se referment par boisement naturel, car cette biodiversité qui émeut tant sous le port de la drosera n’existerait pas sans elle. Preuve en est l’impact qu’a eu dans le passé le délaissement, voire la destruction des zones humides : « L’ONF a pendant des années planté dedans, ce qui a provoqué leur assèchement, et maintenant, elle bénéficie de financements européens pour remettre en état les tourbières qui restent… » constate, ironique, François Picaud.

© Rhizobiòme

Gérer les vaches et les forêts

Le bassin Adour-Garonne dépend en bonne partie de celui de l’Agout, dont la machinerie hydrologique est en partie alimentée par les zones humides. « C’est pourquoi l’agence de l’eau finance l’animation du bassin afin que les zones humides soient connues, » et reconnues,  explique Céline Maruejouls, « notamment le syndicat de rivière et Rhizobiòme, et que l’on accompagne les agriculteurs dans la plantation de haies, de clôtures et la remontée de points d’abreuvement », de façon à ce que les sources, qui alimentent les zones humides et le petit chevelu hydrographique, ces rus et ces ruisseaux qui font ensuite les rivières, ne soient pas dégradés par les vaches. Il faut qu’elles restent en dehors de l’eau. Les vaches aiment les berges, qu’elles abîment à force d’y piétiner. Elles aiment aussi se promener dans l’eau afin de s’y délester, ce qui augmente les taux de nitrates. Alors les éloigne-t-on des bords par la plantation de clôtures.

Les arbres, aussi, doivent apprendre à se tenir correctement.

La forêt a gagné partout, profitant de la déprise agricole et de diverses primes à la plantation de résineux. À l’inverse, les aides à la gestion forestière ont été réduites à pas grand-chose pour les détenteurs de petites surfaces, qui sont majoritaires dans la population propriétaire d’espaces boisés. En conséquence, les peuplements ont vieilli, mal vieilli, ils sont devenus peu exploitables et fragiles face aux attaques de la chaleur et de leurs corollaires, les parasites tel que le scolyte. Aujourd’hui, il s’agit de les couper, et de les remplacer par d’autres, plus adaptés aux contraintes climatiques nouvelles, comme le mélèze qui, déjà, s’implante naturellement. Sans refaire les erreurs d’avant : le temps n’est plus aux boisements plantés sur le modèle des champs de maïs.

Cela dit, quelle que soient les essences et les façons de les enraciner, il s’agit de faire attention aux sols longtemps négligés par les professionnels : toute exploitation forestière a en effet des conséquences sur les sols (tassement, orniérage) et les écoulements hypodermiques, ce qui peut conduire des années après à un assèchement des zones humides, ou bien à des phénomènes d’érosion de particules fines qui iront combler… les zones humides.

C’est pourquoi Coralie Golecki a commencé à travailler avec le CRPF (centre régional de propriété forestière) et la CDC (caisse des dépôts et consignations) dont une filiale, la Société forestière, gère des massifs pour le compte de grands propriétaires forestiers.

Préserver un rôle 

Les maires ont peu de compétences en matière d’eau. Ils ont un pouvoir de police générale qui leur permet de réglementer l’usage de la voirie ou celui de l’eau potable, guère plus. De moins en moins à mesure que leurs compétences sont transférées aux communautés de communes. À une échelle plus grande, c’est difficile à saisir. « Les documents d’urbanisme et de planification, PLU, PLUi et Scot doivent tenir compte de la présence des zones humides et mettre en place des actions de protection, » précise Céline Maruejouls. « Et pour les zones humides qui sont en mauvais état, il leur est demandé d’engager des travaux de restauration. » En langage juridique la prise en compte n’oblige pas vraiment : les élus doivent préserver les zones humides, mais rien ne les y pousse vraiment, si ce n’est la perspective d’un recours administratif, qui prend du temps, mais peut coûter cher. « À l’échelle du bassin, on a lancé un appel à projets avec les trois régions. Quarante-deux ont été retenus, pour un montant total de 15 millions d’euros, » se réjouit Céline Maruejouls.

Chargée de mission du service eau et milieux aquatiques de la région Occitanie, Laure Isnard veut aller plus loin que le simple financement, en commun avec l’agence de l’eau Adour-Garonne et les régions Auvergne-Rhône-Alpes et Nouvelle-Aquitaine. « Avec un doctorant, on est en train de mettre en place une comptabilité écologique, qui ne donnera pas un prix aux zones humides, mais une valeur relative à mettre en face des projets d’aménagements. » L’idée n’est pas de mettre directement un prix à la nature, une étiquette qui parlerait à tout un chacun, mais de mesurer l’impact de tout aménagement sur les fonctions que rend la nature, en particulier les zones humides. « Ça part du principe que protéger les zones humides coûte moins cher que de compenser par du génie civil la perte de leurs fonctionnalités écologiques », abonde Céline Maruejouls. Au bout d’un moment, le drainage des tourbières nécessite des barrages d’étiage et des bassines pour garder en été l’eau du printemps.

Zones humides, zones utiles : agissons !

© Syndicat mixte du Bassin de l’Agout

« Il faut vraiment agir d’abord pour préserver les fonctionnalités des milieux », conclut Jacques Thomas. « Préserver les espèces, c’est bien, mais c’est un peu fixiste, d’autant que le réchauffement climatique fait évoluer rapidement les aires de répartition des espèces. L’urgence c’est de préserver les services que rendent les zones humides ! » En s’aidant des agriculteurs, « à qui on doit s’adapter, à ce qu’ils sont, pour compléter les connaissances qu’ils ont déjà, en les rassurant : dans le plan de gestion qu’on met en place avec eux, eux comme nous ont le droit de se tromper. » Car, ne l’oublions pas, rappelle Jim Ronez, faire avec les zones humides n’est pas toujours simple. « Le succès du Réseau Sagne, c’est qu’on ne fait ni le bâton, ni la carotte. On ne fait ni l’un ni l’autre, qui ne sert pas à grand-chose en définitive, on est là pour ouvrir les yeux des propriétaires de zones humides, qui sont, ici dans le sud, très attachés à leur patrimoine foncier pour des valeurs émotionnelles, sentimentales, économiques et sociales. » L’ancien et dense partenariat entre le réseau Sagne, la région Occitanie, l’agence de l’eau Adour-Garonne, le syndicat mixte du bassin de l’Agout et le CPIE du Haut-Languedoc a permis aux zones humides d’être enfin considérées comme un élément de ce foncier auquel, ici, tout le monde est profondément attaché.

© Syndicat mixte du Bassin de l’Agout. L’étymologie renvoie à égout, ce qui n’est pas ragoûtant, néanmoins, il faut se rassurer : en vieux français, l’égout est le synonyme d’un liquide qui s’égoutte, aussi de l’écoulement des eaux de pluie. Les gens qui l’ont nommée il y a sans doute fort longtemps avaient donc le sens de la formule juste, car l’Agout est bien une rivière de pluie. Elle la capte au si bien nommé Rec d’Agout car en occitan, rec signifie ruisseau. Originaire de la goutte, l’Agout commence donc quelque part au sommet de l’Espinouse, à 1267 m au-dessus du niveau de la mer Méditerranée, et elle se sacrifie 194 km plus loin dans le Tarn, après avoir reflété les jolies maisons de Castres. En chemin, entre la mer et l’océan Atlantique, la grande rivière draine un bassin versant de 3528 km2 (la superficie du Haut-Rhin) veiné d’autres rivières qui se jettent presque toutes sur elle, le Thoré, le Sor, le Dadou, l’Arn, l’Ardente, le Bijou, la Durenque et le Gijou.

des vœux dans l’eau et à plus de 29 c.

© Xavier Plouchard

L’année commençante vous désespère déjà ? Me voici, et vous voilà immédiatement heureux. Pendant quatre mois de boulots intensifs et de problèmes de serveurs et de logiciels, je n’ai pu éclairer votre chemin de mes interminables infolettres. Vous étiez perdus. Le temps de l’incertitude est révolu, car la 101ème infolettre est arrivée.
Elle me permet tout d’abord de vous souhaiter la bonne année, avec une carte de vœux rien que pour vous. Réalisée à partir d’une photo prise par ma dame, Corinne, quelque part à côté de Biarritz. Un séjour qui m’a fait tirer un fil, comme vous allez le voir en photos.
Pour ne pas faire trop long en cette première lettre de l’an 2022, je vous ai joint une chronique écrite pour la revue Études à propos de la désignation de Yannick Jadot. C’était en octobre, ça ne s’est pas démodé.
Et puis, je vous ai saupoudré quelques réflexions par-ci par-là avant de vous administrer dans une semaine mon passe vaccinal dès la 102e infolettre : une vraie, avec de l’eau dedans. 

À bientôt !

Notamment demain mardi à 20h30 pour le numéro du mois de C dans l’sol. Le thème ? Les nématodes ! 

22, l’année sans rime

(je n’en ai pas trouvé)

C’est à ces petits signes…

À Biarritz à Noël, il a fait beau. Très chaud. La mer était forte, elle déferlait dans un bruit de périphérique pour continuer à faire tomber les surfeurs. C’était la première fois que je mettais les pieds dans cette ville-clone du 16e arrondissement. Le mètre carré y est au prix d’une Dacia toutes options, les étudiants boivent des bouteilles de vin en terrasse, les jeunes parents ont l’air de comptables, leurs propres parents ressemblent à des directeurs financiers. Tout cela est fort bien élevé et sort de grosses voitures de marque allemande.

Les locaux râlent, car ils ne peuvent plus se loger, alors ils vont habiter dans le Béarn, se condamnant à la voiture. 

Je tiens à les rassurer : cela ne va pas durer.

Car en me promenant, avec ma dame, le long du littoral jusqu’en Espagne et, de l’autre côté, jusqu’à Hossegor, j’ai été surpris par la grande fragilité des choses. La mer est puissante, permanente, assourdissante. Elle est très forte, si forte, trop forte, et en plus elle monte, dilatée et grossie par le changement climatique, alors, elle est prise d’un entrain manifeste pour grignoter la plage et déplacer le rocher. Partout des panneaux alertent sur le risque de submersion ou de d’effondrement. J’ai pris une vague dans la figure  juste en voulant faire une photo. 

Ici, sur la côte biarrote, tout va disparaître. Rien n’est durable alors que tout le monde s’accumule à n’importe quel prix. La richesse immobilière est assise sur du friable. Le centre de Biarritz n’est pas menacé, il est condamné. Devant le Casino, il y a des gros sacs de sable pour casser la vague intrépide. Derrière, commence la ville.

Dans dix ans, les surfeurs seront encore plus heureux, car la mer aura gagné en surface et en puissance. Mais leurs parents auront été obligés de retourner à Bordeaux, Toulouse ou Paris.

Vu que les politiques s’en foutent, en particulier celles et ceux qui font mine d’aller à l’Élysée, le changement climatique va peut-être s’occuper de mettre au pas le marché de l’immobilier. 

J’espère qu’il n’aura pas noyé Chez Albert, excellent restaurant de poisson du tout petit port de pêche de Biarritz.

Mieux vaut en rire:

Écrit en octobre 2021 pour le numéro 4287 de la revue Études.

Yannick Jadot a été élu de peu, et voilà Europe Écologie Les Verts (EELV) prêt pour la campagne présidentielle. Il ne restera plus au député européen qu’à faire assez d’ombre à Anne Hidalgo pour que celle-ci se range derrière sa lumière. Car à n’en pas douter, la candidature écologiste est la candidature de l’ensemble de la gauche, hormis Jean-Luc Mélenchon qui candidate toujours pour lui-même. C’est un formidable espoir etc. comme on l’entend à chaque élection présidentielle. Je crains que comme à chaque fois l’on ne tombe dans la désillusion.

Car plus qu’auparavant, le mouvement écolo pourrait bientôt exploser en raison même de la victoire au finish de Yannick Jadot. EELV est un parti hétéroclite, sorte de PS grande époque en plus agité, où l’on discoure beaucoup, avant tout pour régler la musique entre les courants. Le reste du temps, on dit non, on dénonce, on rappelle l’allégeance aux dogmes établis et on appelle au grand chambardement qui seul pourra tout changer parce que c’est ainsi. S’il reste encore cinq minutes, on se demande comment tout de même on fera pour que les gens suivent. Ça, c’était l’habitude qu’a outrepassée Yannick Jadot en adoptant une posture réellement politique : plutôt que des grands tours de bras, des mots qui parlent, à la place du Grand soir étouffant, des propositions qui laissent de l’espoir, celle des compromis.

Malgré tout, Yannick Jadot a eu du mal à aspirer tout son mouvement derrière lui, parce que celui-là est affligé d’une formidable lourdeur. EELV est une machine à repérer les marginaux pour nourrir son discours antisystème. Ainsi le wokisme, le racialisme, l’écoféminisme et autres étrangetés doctrinales sont-ils apparus par la simple arrivée dans le mouvement de jeunes urbains très diplômés à l’écoute de ce qui se passe dans les universités américaines. Relayés par Sandrine Rousseau, ils ont créé une nouvelle ligne de force dans le mouvement écologiste : non seulement il faut abattre le capitalisme pour sauver le monde, en plus, il s’agit désormais de mettre par terre l’emprise des mâles, des blancs, l’emprise du monde occidental. À l’extrême droite et en partie à droite, c’est le tout immigration, à l’extrême gauche et pour la moitié des Verts, c’est la domination. De quoi faire rêver l’électeur qui se pense juste citoyen de la République.

Derrière des programmes assez proches, il y a en réalité deux visions très différentes du monde entre les Jadotistes et les Rousseauistes (le barbarisme n’est pas vain), entre des gens qui pensent que le fauteur de dégâts est d’abord économique et d’autres pour lesquels il est d’essence raciste et sexiste. N’y a-t-il pas quelque chose d’impossible à prétendre réunir des écologistes pour qui la planète va mal à cause de l’appât du gain et du plaisir immédiat avec d’autres qui affirment que si la Terre est violée c’est en raison même que des femmes sont violées et que des Noirs ont été mis en esclavage ? Cela semble d’autant moins probable que les études montrent invariablement le même profil : la très anxieuse génération des « millénials » avoue une demande d’autorité, de sécurité, d’interdictions, de restrictions, elle ne place pas en premier pilier de notre démocratie la liberté d’expression ni même la laïcité car il ne faut blesser quiconque ni altérer le statut de victime, et surtout, puisque la catastrophe menace, il faut prendre des décisions fermes pour protéger la planète. Déconstruire plutôt qu’agir. La Chine, ce n’est peut-être pas si mal ? Après tout, la démocratie a accouché de Trump.

Comment Jadot va-t-il faire pour concilier la raison et l’émotion ? Le pragmatisme et l’obsession ? L’action et l’indignation ? Je ne sais pas. Je l’aime bien, alors je lui souhaite de réussir.

Mais sur quel programme ? Il y avait du bon dans les deux. Chez Rousseau par exemple, l’orientation de l’épargne populaire vers les investissements durables, la suppression des forfaits qui encourage la surconsommation et la gratuité des premiers mégawattheures et mètres cubes consommés. Chez Jadot, nettement plus solide, la TVA à 0 % pour les produits recyclables, la création d’une école des services publics ou d’une union franco-allemande sur les questions d’écologie ou de défense. Chez les deux, toujours les mêmes manques : on sanctuarise la biodiversité, les forêts, les rivières, sans expliquer de quelle façon ; on sort du nucléaire sans raconter comment on démultiplie les éoliennes, la biomasse et le solaire pas grand-monde ne veut ; on prône un statut juridique pour les animaux et on hisse le crime d’écocide plutôt que de faire appliquer les lois existantes. Pas un mot sur les sols, clé de voûte de notre adaptation au futur, pas un mot sur le foncier, sans lequel on ne peut agir sur l’étalement urbain.

En tout cas, les verts, avant leur scission probable, sont au centre du jeu politique. Ce n’est pas si mal, mais ça risque de faire long feu.

Trois mois après :

Je ne m’étais pas égaré.

Fabien Roussel est presque accusé de crime contre l’humanité parce qu’il a déclaré qu’il aimerait que chaque citoyen puisse manger de la bonne viande, du bon fromage et boire du bon vin. Sandrine Rousseau, porteuse de l’accusation, a été parfaite. Elle est même devenue sublime dans un C ce soir où elle a affirmé face à un Raphaël Enthoven consterné, que « quand le drapeau c’est tout ce qui reste aux gens, quand ils n’ont plus de valeur ça devient fasciste ». Salaud de pauvre : tu manges mal, tu tues des animaux, tu chantes la Marseillaise, donc tu es presque un nazi. Il va falloir te rééduquer crois.

Et encore :

Le bienfaiteur Michel-Édouard Leclerc a décidé de bloquer sa baguette de merde à 29c. Pour les pauvres, pour leur pouvoir d’achat. Il leur fait la poche, tout en la remplissant de sucres rapides qui vont les transformer en obèses aptes à faire un bon vieux covid-grave-et-long. Il est parfait, MEL.

À lui et Sandrine rousseau je dédie le livre que j’ai écrit avec Alexis Jenni, sous la direction de Boris tavernier/ Vrac, sur les pauvres et la bouffe. Même qu’on a eu un prix

La ruée vers l’or vert, en quête de biomasse/ 3ème partie, l’agriculture, qui gouverne ?

Pour débuter la semaine, voici la 3ème partie de ma série de cinq sur la biomasse. Cette semaine, l’agriculture.
Je vous en rappelle le contexte.
En novembre 2020, j’ai pu participer à 5 débats sur la biomasse organisés par Entreprises pour l’environnement (en encadré dans le texte les partenaires financiers de l’opération), dans le cadre de la rédaction d’un long texte sur la question. La biomasse, tout le monde en veut, c’est vertueux, plein d’avenir, et pourtant on la connaît mal. Elle révèle toutes nos contradictions : se chauffer au bois, c’est écolo, mais couper un arbre, c’est mal ; la méthanisation cela évite le gâchis, pourtant, cela pourrait encourager l’intensification ; tout cela est très naturel, mais on résume quand même la nature à un contenu en kWh ou en carbone. Quid de la biodiversité, d’ailleurs, et des sols ? Appelons cela le syndrome de l’éolienne : oui, éventuellement, mais pas chez moi, traînons les pieds car en fait, ça me gêne. La ruée n’est donc pas encore là, mais elle pourrait advenir car à force de lenteur, la transition énergétique pourrait un jour donner à tout ce qui est vert la valeur de l’or, celle de l’urgence à agir trop tard. J’ai eu la satisfaction de constater que tous les acteurs présents à ces débats y allaient doucement, bien conscients de marcher sur les œufs de l’acceptabilité sociale et des nombreuses incertitudes scientifiques. Les usages possibles, les conséquences sur les sols, l’agriculture comme gisement, l’exploitation des forêts, la bonne gouvernance d’une biomasse très territorialisée, voici les thèmes qui ont été abordés et qui, réunis, forment un joli texte de 64 pages. 

La ruée vers l’or vert

Quelle gouvernance de la biomasse ?

3ème partie : Agriculture, produire plus, produire mieux ?
 

© Frédéric Denhez pour EpE

La publication d’Epe se trouve .

Le webinaire de présentation du dossier, c’est par là, et tout en bas de ce papier. Vous verrez que j’ai eu une coupure d’Internet durant une demi-heure. 

Les débats qui m’ont permis de rédiger cette enquête sont ici.

Claire Tutenuit l’a fort bien résumé : « l’aménagement du territoire est le fruit de siècles de conflits d’usage, donc, de quantité de textes, d’intérêts, qui font que lorsqu’on veut changer quelque chose, il ne suffit pas d’annoncer une grande politique » comme le ZAN. Il s’agit plutôt de faire… de la politique, au sens propre du terme, c’est-à-dire d’appliquer les textes existants, d’en simplifier l’imbrication, et de corriger le système fiscal. Diminuer l’artificialisation, c’est aussi donner une existence au sol, qui n’en a pas beaucoup en terme juridique. En droit, le sol n’apparaît finalement que dès lors qu’il sert à quelque chose. À autre chose qu’à produire de l’alimentation, car il faut constater que la terre agricole est toujours considérée comme le réservoir de l’étalement urbain. Elle ne vaut pas très cher, aussi bien sur le marché foncier que dans notre conscience collective. Or, nous demandons de plus en plus aux agriculteurs. Produire plus, avec moins d’intrants, plus de biodiversité, moins cher, moins d’animaux qui souffrent et plus de carbone stocké. Pourtant, nous consacrons toujours moins d’argent à notre alimentation et nous considérons toujours aussi mal le monde agricole. Et puis, nous sommes nombreux à vouloir notre maison avec jardin, construite sur de la terre, alors que la réalisation de notre fantasme agroécologique va réclamer plus de surfaces agricoles. Et voilà que nous demandons aux agriculteurs de fournir, en plus, de la biomasse pour fabriquer de l’énergie, des fibres ou des molécules base pour l’industrie chimique.

Moins de viande, plus de méthane

Directeur général de Solagro et président de l’association Negawatt, Christian Couturier a publié en 2013 puis en 2016 Afterres2050, une prospective sur l’évolution du système agricole dans l’hypothèse de l’atteinte de la neutralité carbone en 2050. « Actuellement, la biomasse dans le monde fournit l’équivalent de 1,2 Gtep [13 956 TWh]. Les publications scientifiques estiment que l’on pourrait aller jusqu’à 7 Gtep, avec une valeur médiane de 3,7 Gtep. » Avec une récolte plus importante de la forêt, des résidus agricoles et des cultures dédiées à la production d’énergie. « L’arbitrage devra être fait entre la productivité d’une part et le niveau acceptable des prélèvements d’autre part. »

Pour l’instant, il n’y a pas de ruée vers la biomasse. L’Europe, a fortiori la France, n’est pas la Californie de 1848 quand la perspective de pépites d’or avait rendu fous des millions de gens. Il y a au moins une raison physique à cela : « on ne prévoit pas d’augmentation globale de la production de biomasse par l’agriculture. Puisque le besoin en bioénergies va augmenter, la seule solution est en conséquence de répartir différemment les usages. » Couper autrement les parts du camembert. « Dans notre modèle, on a réduit la part de biomasse consommée par les animaux, et celle des cultures principales au profit des intermédiaires. Les ruminants consomment 40 % des terres arables, en comptant les concentrés qu’on leur donne. Ils valorisent les prairies, certes, mais ils utilisent aussi du maïs, du soja, du colza. Les animaux, c’est 80 % du bilan carbone de l’assiette, » selon Christian Couturier qui estime donc qu’il faut diviser par deux les cheptels pour diminuer notre empreinte carbone, et consommer d’autant moins de viande.

Moins de cultures dédiées à nourrir les vaches, les poules et les cochons, plus d’intercultures à base de légumineuses riches en protéines. Cela tombe bien, le gouvernement a, le 1er décembre 2020, présenté une stratégie nationale sur les protéines végétales visant à augmenter leur surface de 40 % en trois ans. Soja, lupin, pois, féverole, luzerne et autres lentilles pourraient ainsi couvrir 8 % de la surface agricole utile en 2030, avec 2 millions d’hectares, contre 1 petit million de nos jours. « Ces plantes fournissent plein de services dont la production d’énergie comme mode de valorisation après leur récolte, avec une large préférence pour la méthanisation, » estime Christian Couturier. Sources d’azote, les légumineuses remplaceraient aussi en partie les effluents des animaux et les engrais chimiques qui diminueraient en même temps que l’élevage. « Moins de viande, plus de légumineuses, c’est vraiment une nouvelle répartition de l’usage des terres agricoles. »

L’élevage est pour Christian Couturier un choix historique, pas seulement agronomique. Avec l’introduction de légumineuses dans la rotation des cultures, la polyculture-élevage a pourtant été la clé de voûte de la révolution agronomique du XVIIIe siècle qui a débarrassé l’Europe de la famine. Le fumier a nourri les cultures. Le scénario de Solagro ne fait donc pas l’unanimité. Il est par exemple critiqué par des chercheurs qui estiment qu’exporter les pailles et cultures intermédiaires vers les réacteurs à méthanisation priverait les sols de beaucoup de matières organiques. « Ce n’est pas exact, elles sont réexportées vers les sols sous forme des digestats des méthaniseurs ! » répond Christian Couturier. L’azote et le phosphore reviennent sous une forme minéralisée directement assimilable par les plantes, toutefois, le carbone a disparu dans le processus de méthanisation, alors que la société demande précisément à l’agriculture d’être un puits de carbone toujours plus profond. Disons-le simplement : le monde des chercheurs spécialistes des sols est très circonspect par rapport au travail de Solagro, car la littérature ne valide pas l’hypothèse du retour vertueux de la matière organique via le digestat. Raison pour laquelle AgroSup Dijon et la Chambre d’agriculture des Pays-de-la-Loire ont monté Metha-BioSol, un programme de recherches sur la question.

Plus de biomasse par les cantines

« Il faut une utilisation optimum du foncier, donc, oui pour les légumineuses. Par contre, diminuer la part de l’élevage, je dis attention ! Il utilise des terres qui n’auraient pas d’autres usages, comme les pentes, les zones humides. » Emmanuel Hyest met lui aussi un bémol aux perspectives de Solagro. Président de la fédération nationale des Safer, il est lui-même agriculteur. Les légumineuses il en a une expérience qui l’invite à la mesure : « Luzerne, pois, plus le colza, je ne les produis plus, car il n’y a pas de rentabilité économique, vu que les rendements baissent [à cause sans doute du changement climatique]. En plus, le colza c’est difficile avec la limitation des produits phytosanitaires. » D’autres agriculteurs n’ont pas la même expérience. Quoi qu’il en soit, tous doivent être accompagnés si l’on veut qu’ils pratiquent plus les cultures intermédiaires. « Avant, il y avait des subventions via les mesures agro-environnementales, les MAE. Mais il faut changer d’état d’esprit par la mise en place d’un système de contrat et de paiements pour services environnementaux [PSE]. L’Europe semble être favorable à ce changement. »

Il y a aussi des collectivités qui aident. C’est le cas de la ville de Paris, en lien, cela tombe bien, avec la Safer. « Notre schéma d’alimentation en eau potable repose pour moitié sur le bassin parisien, le reste dans les régions limitrophes. L’Eure (Verneuil-sur-Avre), l’Yonne (la vallée de la Vanne), la Seine-et-Marne (Fontainebleau, Nemours et Provins) principalement » présente Estelle Desarnaud, directrice générale adjointe d’Eau de Paris, la régie municipale de la capitale. Paris tire son eau de zones rurales, dont la qualité dépend de la qualité de leurs sols et des pratiques agricoles qui y sont conduites. Sur les 240 000 ha de surface concernés par l’alimentation en eau de la ville, il y a 160 000 ha de surface agricole utile (SAU). « On sait bien que l’utilisation des terres a une influence sur la qualité de l’eau, c’est pour cela que cela fait 30 ans qu’on est avec les agriculteurs. » Eau de Paris travaille sur les filières de façon que les débouchés des exploitations pratiquant des conduites de cultures et d’élevages favorables à la qualité de l’eau puissent écouler leurs productions.

C’est là où la ville de Paris intervient directement, par les commandes publiques : « On fait en sorte que ces exploitations aient un débouché sur le marché parisien. La ville (pas Eau de Paris) aide par exemple les caisses des écoles dans leur rédaction des appels d’offres de marchés publics de façon que les agriculteurs concernés puissent répondre : cela veut dire de ne pas allotir confitures et lentilles, alors que les agriculteurs qu’on veut aider font l’un ou l’autre. » La caisse des écoles du 11e arrondissement a pu ainsi signer un contrat avec le groupement d’agriculteurs bios Terres du Pays-d’Othe, dans l’Yonne pour fournir lentilles, pâtes au blé tendre, pois chiche etc. « On accompagne aussi les agriculteurs par des dispositifs d’aides à l’hectare, sous forme de PSE, via l’agence de l’eau Seine-Normandie. » Car lorsqu’un sol est couvert en permanence, peu labouré, peu pulvérisé, il assure deux services aussi fondamentaux que gratuits, l’épuration de l’eau et la régulation de son débit entre ciel et rivières. Il peut aussi porter des cultures utiles à la transition énergétique des bâtiments : « Il se développe notamment en Essonne des cultures de chanvre qui, par nature, sont à bas niveaux d’intrants. » Des filières locales se développent, pour les besoins de l’isolation par l’extérieur des bâtiments : l’enduit chaux-chanvre est efficace.

Convaincre les agriculteurs

Voilà des réponses concrètes qui vont dans le sens que souhaite d’Édouard Lanckriet. Manager innovation, territoires et environnement chez Agrosolutions, la branche « conseil » d’In Vivo, qui regroupe 200 coopératives, il travaille à la formation des troupes : « Il faut une approche globale du système de production, prendre en compte l’intégralité du système de culture sur plusieurs années pour aider au mieux. Au moyen de méthodes complexes et lourdes à mettre en œuvre. » Accompagner, c’est le rôle des coopératives, des chambres de commerce, des formateurs agricoles. « Nous, on fait du conseil en agronomie, on évalue les produits, les itinéraires quant à leur impact agronomique et depuis une quinzaine d’années leur impact environnemental. En parallèle de cet accompagnement, on essaie de voir avec les agriculteurs comment la transition écologique peut se mettre en œuvre chez eux sous la forme d’une transition agricole. » Les agriculteurs conventionnels ont une « aversion au risque », disent beaucoup de spécialistes, compte tenu de leurs faibles revenus. Pour que le changement soit possible, il ne faut pas qu’il leur coûte trop. « Le frein est vraiment économique. Pour que ce soit possible, il faut que la transition puisse être mise en œuvre à l’échelle de la parcelle, dans un assolement, avec une perspective économique. La bioénergie en est une. » Les agriculteurs en parlent beaucoup, pour autant, les méthaniseurs ne fleurissent pas dans les campagnes. « C’est que les blocages sont souvent organisationnels, les filières ne sont pas toujours là, alors, il est difficile de donner une vision aux agriculteurs. » Augmenter les cultures intermédiaires nécessite par exemple de disposer de semences adaptées, qui coûtent cher, et dont le mélange est souvent à réaliser par l’agriculteur lui-même, selon la nature de ses parcelles. « La mise en œuvre sur le terrain doit de toute façon être facilitée par des aides territoriales, » parce qu’en définitive, produire plus de biomasse de cette façon est une façon de régénérer des sols et la biodiversité. Si l’agriculteur préserve notre intérêt général, il serait naturel qu’il soit payé de retour.

Le faible rendement énergétique de la biomasse

Président de l’association Humanité et biodiversité, ancien président du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), Bernard Chevassus-au-Louis demande qu’on n’oublie pas certaines choses. Il aimerait par exemple qu’on n’oublie pas que la biomasse, c’est la dimension quantitative de la biodiversité. L’une est l’autre. « On peut donc bien parler de ruée vers l’or vert… » avec l’effondrement de la biodiversité en cours. Depuis le tournant du siècle, l’engouement pour la biomasse est réel. La consommation par habitant ne cesse de croître depuis 1900. « Toutefois, il ne faut pas oublier que la production de biomasse, solaire, est limitée, par nature. » La photosynthèse a un faible rendement. Quant à la production d’énergie, Bernard Chevassus-au-Louis trouve que c’est la plus mauvaise valorisation possible. « Transformer de belles molécules en énergie, c’est du gâchis, c’est très bête, d’autant que les éoliennes et les panneaux photovoltaïques font mieux. C’est vraiment une utilisation qui doit donc être réservée à des sous-produits. Or ils deviennent rares car tout le monde les veut pour les méthaniseurs, » d’où la dérive allemande vers les cultures dédiées aux réacteurs. Attention donc à ne pas surdimensionner ceux-ci !

On l’aura compris, l’énergie est le dernier usage possible de la biomasse. Ces belles molécules trouveraient sans doute à être mieux utilisées par la chimie qui a su y faire avec d’autres belles molécules, celles du pétrole. Autrement, le risque est de subir des déconvenues sérieuses. « Il faut se souvenir du passé. Au XVIIIe siècle, avec l’augmentation de la population, on a massivement déforesté, et l’on a compté 7 disettes et famines ! On est passé à plusieurs reprises aux limites de ce qu’on pouvait obtenir de la biomasse. » Faire rendre tout ce qu’elle peut à la biomasse ne doit pas se faire aux détriments des services écologiques qu’elle nous offre. Ni à ceux de la raison. Bernard Chevassus-au-Louis détaille le rendement énergétique de la biomasse utilisée pour nous nourrir : « Un Français consomme l’équivalent de 106 litres de pétrole chaque année pour son alimentation. Si vous voulez, 1 calorie de nourriture ingurgitée a nécessité entre 5 et 10 calories pour sa fabrication. Toutefois, cette consommation énergétique importante n’est pas seulement située au niveau de la ferme. » La consommation calorique agricole directe représente environ 13 % de la consommation totale. Les intrants (engrais, pesticides, aliments pour le bétail), 29 %, un chiffre inférieur à la part d’énergie utilisée par la transformation des matières premières par l’industrie agroalimentaire (31 %). Le stockage et le séchage comptent ensemble pour 3,5 % tandis que la distribution des aliments représente moins de 8 %. À la maison ou au restaurant, la préparation des aliments consomme enfin quelque 14 % de l’énergie totale investie dans la confection des calories que nous ingurgitons. « On voit bien qu’augmenter la production de la biomasse en la dopant avec de l’énergie directe (mécanisation) et indirecte (les intrants) ne serait pas très utile, car cela réduirait le rendement énergétique. » On voit aussi que la transformation des aliments a un coût énergétique majeur.

Le danger de la spécialisation

Autrement dit, la spécialisation des cultures et l’intensification des pratiques pour accroître la production de biomasse sont des non-sens énergétiques. La spécialisation des usages non plus. « On attend de la biodiversité agricole toute une série de services, de l’épuration, etc. Certes. Il ne faut pas pour autant que nous spécialisions le bouquet de services écologiques, il faut au contraire conserver la diversité de ces services et la diversité agricole. Ceux qui parlent biomasse voudraient bien que la biodiversité devienne une usine à biomasse, ceux qui parlent climat une usine à carbone, les assureurs considèrent que la biodiversité sert à réguler le cycle de l’eau… Les méthaniseurs veulent les mêmes aliments que les vaches. Il y aura compétition entre les deux.

Comment on fait pour éviter de trop spécialiser ? »

Madame Desarnaud partage cette circonspection vis-à-vis des méthaniseurs : « avec eux, la minéralisation est rapide, or, sur des territoires à enjeux élevés pour l’eau, cela peut accélérer les problématiques nitrates… » Christian Couturier tente de la rassurer : « À Pont-sur-Vanne, dans l’Yonne, on a mené une étude sur les 46 exploitations qui fournissent un méthaniseur. Entre la situation avant et la situation après, on voit que le surplus d’azote dans les champs d’épandage a été réduit de 10 %. Et qu’il y a eu réduction forte des engrais azotés. En fait, dans ces exploitations en Bio qui demandent 30 % de surface en plus, disposer des digestats augmente les rendements, ce qui fait économiser de l’espace. »

Le bilan, du champ à la pompe

Comment donc éviter la tendance à la spécialisation des exploitations pour réduire les coûts et augmenter les marges ? « Il faut de l’intelligence agroécologique, mais aussi de la considération, » prévient Édouard Lanckriet, car « du point de vue de l’agriculteur, on ne peut pas lui imposer des choix de société sans respect de ce qu’il est. » Ce qui commence sans doute par une clarification de ce que veut vraiment la société : on ne peut pas demander aux agriculteurs de remonter la teneur en carbone des sols si toute la matière organique part dans un méthaniseur pour produire de l’énergie. Sans doute cela explique-t-il la mesure apparente avec laquelle les industriels de l’énergie s’engagent sur la question, à l’image de Total. François Ioos en est le directeur Biofuels : « pour nous, les carburants liquides issus de matières végétales sont renouvelables dès lors qu’ils se substituent au pétrole. Ils permettent de réduire d’au moins 50 % les émissions de gaz carbonique des carburants parce que ce carbone a été capté pendant la croissance des plantes. » Or, le transport est responsable d’un quart des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial. Le bénéfice climatique est possible. « On fait un recours massif aux déchets, aux résidus, aux intercultures. Pour le colza, il vient de terres françaises : la partie tourteau sert à l’élevage, et l’huile est un coproduit qu’on peut utiliser, ainsi que les huiles usagées, les graisses animales et autres résidus des abattoirs. » Ça a l’air simple, ça ne l’est pas, car le compte n’y est pas encore. « Tous ces biocarburants coûtent plus cher que les molécules fossiles. Si ça n’est pas soutenu par une réglementation qui fixerait une obligation d’incorporation dans les carburants actuels, ça restera cher, et on n’aura pas beaucoup de clients. » Pour les résidus alimentaires, en particulier les déchets de boucheries et de restaurants, c’est le ramassage qui coûte. Et plus on l’augmentera, plus la collecte pèsera lourd dans le bilan. « Toute la question est, comme souvent, quel est le prix que nous sommes prêts à payer ! ? »

Quand bien même le prix ne serait plus un obstacle, il resterait le bilan environnemental des biocarburants. Total Biofuel l’assure, « on s’encadre des meilleures conditions en matière de standard de durabilité, même s’ils peuvent encore progresser. Aujourd’hui, les matières premières agricoles que l’on utilise répondent à un cahier des charges, avec des critères très clairement définis par la réglementation européenne, et parmi eux, on a notamment l’exigence d’une certification par un tiers, une traçabilité de l’origine de la matière première, et une évaluation des GES associés à cette biomasse. » Émissions de carbone, utilisation des engrais, consommation de diesel sur l’exploitation, transport de la matière première jusqu’à l’usine, consommation d’énergie de l’usine, Total veut tout savoir, afin de s’assurer du bilan réel de ses biocarburants. Cela n’a pas empêché l’entreprise de se faire remonter les bretelles à propos de l’huile de palme qui alimente la bio-raffinerie de La Mède à Châteauneuf-les-Martigues, mais, se défend François Ioos, elle n’incorpore pas cette huile dans les carburants à destination du marché français. « On aimerait tout de même une gouvernance européenne, voire, mondiale, afin que les choses soient claires.

Qui gouverne ?

Bernard Chevassus-au-Louis voit plus bas. « La production de services environnementaux par l’agriculture se fait à des échelles qui ne sont pas celle de l’exploitation. L’échelle intéressante est celle des territoires écologiquement fonctionnels. Il serait intéressant par exemple que dans la future PAC les PSE soient affectés à des collectifs qui s’engagent à bien gérer un territoire de ce type. » Parcs naturels régionaux, Pays, bassins couverts par un Plan d’alimentation territoriale, trames vertes, Schéma de cohérence territoriale, réserves Man and Biosphere, commissions locales de l’eau, les possibilités existent. « Quels territoires voulons-nous pour produire quoi avec qui ? » Estelle Desarnaud a en grande partie répondu à la question, en lien avec la stratégie alimentation durable de la ville de Paris. « On renoue un lien en circuit court entre la ville et son bassin d’alimentation, qui l’alimente en eau et en nourriture. » Eau de Paris est aussi intervenue sur le foncier : « on en achète, qu’on loue ensuite sous le régime du bail rural environnemental, en bio ou avec maintien de l’élevage à l’herbe. Mais ça ne couvre que 600 ha, là où il y a les plus gros enjeux sur l’eau, » dans des zones karstiques normandes ou icaunaises. Eau de Paris aimerait faire des exploitations qu’elle aide de près ou de loin des modèles qui puissent fournir des références techniques à d’autres agriculteurs.

Cela dit, même sécurisés par des liens contractuels ou aidés sur le foncier, les agriculteurs ne vont-ils pas être poussés à se regrouper pour atteindre la taille suffisante à l’achat d’un méthaniseur ? Emmanuel Hyest ne le pense pas : « Le rendement économique n’est pas lié à la taille des structures. Il y aura un travail en commun, évidemment, entre les exploitations, mais au contraire, il faudra garder des exploitations nombreuses, car ainsi, on aura plus de capacités de réactions. » Et l’on évitera peut-être les concurrences entre méthaniseurs et ruminants : « Cela permettra de trouver une complémentarité entre production énergétique et alimentaire, entre exportation de matières organiques et apports de fumier. » A priori donc, la ruée vers l’or vert ne devrait pas entraîner de course à la concentration des fermes pour plus d’efficacité économique et énergétique. « Au contraire, le nombre d’agriculteurs devrait augmenter, la sociologie agricole s’en trouverait modifiée, » estime Édouard Lanckriet, « comme dans tout basculement de système. » Le nombre de méthaniseurs devrait logiquement être multiplié. Celui aussi des camions qui partiront des exploitations, emplis de légumineuses, de chanvre, d’effluents animaux, d’huiles usagées. Ne pas intensifier l’agriculture pour qu’elle réponde à l’appel à la biomasse pourrait entrer en contradiction avec l’industrie qui a besoin de massification, et les populations riveraines allergiques à la modification de leurs paysages. L’agriculture de demain sera plus que jamais une science du compromis.

Présentation de la publication « La ruée vers l'or vert : quelle gouvernance de la biomasse ? »

Au cas où vous auriez oublié, mes deux livres du moment… (20 mai, 7 avril)

 Rencontres avec des écolos remarquables, mon nouveau livre, le 20 mai.

Il est sorti hier !
Je crois que c’est mon cinquantième livre.
L’un des plus personnels, car il réunit le meilleur de mes rencontres, au fil de mes interviews et de mes débats.Voici donc une enquête sur la France qui va, illustrée de portraits de gens remarquables, par ce qu’ils font depuis quelques années. Je le constate depuis 7 à 8 ans, la transition écologique est bien en route un peu partout en France, elle est portée souvent par des femmes qui, au sein d’entreprises, d’administrations, de collectivités, d’associations, d’écoles… bouleversent les habitudes. Moyennant quoi, discrètement, un changement profond est en cours en France : une nouvelle façon de faire de la politique par une nouvelle façon de considérer les territoires de vie.Un livre en 5 thèmes – l’eau, les sols, l’énergie, le transport, l’aménagement du territoire, une bonne vingtaine de portraits, et près de soixante-dix initiatives intelligentes.
Bonne lecture !

Mon attachée de presse : Julia Bocquin, 01 41 48 82 63 / 07 61 74 35 45, JBOCQUIN@lamartiniere.

Rencontres avec des écolos remarquables

L’Environnement avance au quotidien

(20 mai)

Julia Bocquin, 01 41 48 82 63 / 07 61 74 35 45, JBOCQUIN@lamartiniere.

La ruée vers l’or vert, en quête de biomasse/ 1ère partie, Y en aura-t-il pour tout le monde ?

En novembre 2020, j’ai pu participer à 5 débats sur la biomasse organisés par Entreprises pour l’environnement (en encadré dans le texte les partenaires financiers de l’opération), dans le cadre de la rédaction d’un long texte sur la question. La biomasse, tout le monde en veut, c’est vertueux, plein d’avenir, et pourtant on la connaît mal. Elle révèle toutes nos contradictions : se chauffer au bois, c’est écolo, mais couper un arbre, c’est mal ; la méthanisation cela évite le gâchis, pourtant, cela pourrait encourager l’intensification ; tout cela est très naturel, mais on résume quand même la nature à un contenu en kWh ou en carbone. Quid de la biodiversité, d’ailleurs, et des sols ? Appelons cela le syndrome de l’éolienne : oui, éventuellement, mais pas chez moi, traînons les pieds car en fait, ça me gêne. La ruée n’est donc pas encore là, mais elle pourrait advenir car à force de lenteur, la transition énergétique pourrait un jour donner à tout ce qui est vert la valeur de l’or, celle de l’urgence à agir trop tard. J’ai eu la satisfaction de constater que tous les acteurs présents à ces débats y allaient doucement, bien conscients de marcher sur les œufs de l’acceptabilité sociale et des nombreuses incertitudes scientifiques. Les usages possibles, les conséquences sur les sols, l’agriculture comme gisement, l’exploitation des forêts, la bonne gouvernance d’une biomasse très territorialisée, voici les thèmes qui ont été abordés et qui, réunis, forment un joli texte de 64 pages. 
Premier chapitre aujourd’hui, les usages. À la semaine prochaine pour le chapitre 2 !

La ruée vers l’or vert

Quelle gouvernance de la biomasse ?

1ère partie : Y aura-t-il de la biomasse pour tout le monde ? 

© Frédéric Denhez pour EpE

La publication d’Epe se trouve .

Le webinaire de présentation du dossier, c’est par là, et tout en bas de ce papier. Vous verrez que j’ai eu une coupure d’Internet durant une demi-heure. 

Les débats qui m’ont permis de rédiger cette enquête sont ici.

La biomasse est la nouvelle star du renouvelable. Après le solaire, l’éolien, la géothermie, voici le bois et les effluents d’élevage. En recherche de manne divine, depuis le début de l’ère industrielle, notre civilisation croît toujours avoir dégoté son Graal. Une source abondante de services, aussi peu chère que dénuée de fâcheuses conséquences, nous permettant, enfin, de vivre sans honte dans une société parfaitement propre.

Fantasme mis de côté, l’utilisation de la biomasse est une nécessité. Tous les rapports traitant de près ou de loin du dérèglement climatique la placent dans le peloton de tête des solutions. On ne pourra décarboner convenablement notre façon de vivre sans remplacer une partie des fossiles par des molécules issues de la biomasse. Or celle-ci peut servir à peu près à tout : nous fournir en combustibles, en engrais, en fibres, en meubles et charpentes, en chaleur, en électricité, en molécules utiles à la chimie dite verte et bien entendu, en premier lieu, en aliments. Du coup, on est pris d’inquiétude : si tout le monde veut désormais de la biomasse, que restera-t-il pour nous nourrir ? Et à quel coût environnemental ? Car s’il s’agit en définitive de « pousser » les écosystèmes pour qu’ils rendent un maximum de biomasse, cela aura été bien la peine de tant critiquer l’industrialisation de l’agriculture ! Le rapport ZEN 2050 publié par EpE est d’ailleurs très clair. « Quand on fait l’addition, on n’en a pas assez pour tout le monde, » résume la déléguée générale de l’association, Claire Tutenuit. Clair mais évasif :une France neutre en carbone est possible avec des modes de vie diversifiés, confortables, assurant une certaine croissance économique, certes, mais avec un vrai flou sur la façon dont la biomasse sera partagée entre ses différents usages.

Même si l’on se limite au terrain énergétique, le défi semble impossible : « quand on regarde un graphique de la production énergétique de la France, on voit que les trois grosses flèches du haut, qui représentent le charbon, le pétrole et le gaz, doivent être basculées vers les deux petites flèches du bas, qui représentent l’électricité et la biomasse. » Il y a comme un impressionnant goulet d’étranglement. Dans notre consommation d’énergie quotidienne, substituer ce qui vient du pétrole et du gaz, et dans une bien moindre mesure, du charbon, par l’électricité et ce qui obtenu de la biomasse semble aussi simple que de faire passer un porte-conteneurs par le canal de l’Ourcq.

Le déséquilibre est encore plus évident si l’on réalise que la biomasse est déjà presqu’entièrement utilisée, pour l’alimentation humaine et animale, l’enrichissement des sols ou les matériaux. Où voit-on des quantités de biomasse inutilisée ? Il y en a de moins en moins dans des décharges ou des incinérateurs sans usage de la chaleur. 

La biomasse, tout le monde la veut, mais il y en a combien, au juste ?

Répondre… à tous les enjeux

Pas tant que cela, nous dit Jérôme Mousset, chef du service Forêt Alimentation et Bioéconomie de l’Ademe. Son état des lieux est clair. Au niveau mondial, on constate au début de ce millénaire une augmentation exponentielle de la consommation de matières premières, liée à l’évolution de nos modes de consommation, à la croissance de pays émergents et à celle de la démographie. La trajectoire n’est pas durable, c’est une évidence. « Si cela continue, on en serait à 19 tonnes de matières premières par habitant et par an en 2047, contre une douzaine aujourd’hui. Or, pour que ce soit durable, il faudrait se situer entre 3 et 6 », afin notamment de respecter les engagements de l’accord de Paris pris en 2015, lors de la Cop21. En France, en particulier, l’objectif est d’atteindre 32 % d’énergies renouvelables en 2030, alors qu’on en est à 17 % aujourd’hui. » On ne le sait pas, mais la biomasse c’est déjà 54 % des énergies renouvelables en France, » précise M. Mousset. La première énergie renouvelable de France, c’est la biomasse (la flèche verte du schéma 1) ! L’autre objectif de notre pays est de réduire de 40 % nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, en vue de la neutralité carbone en 2050. « Sans compter les autres enjeux, sur l’eau et la biodiversité » ajoute Jérôme Mousset. Or, la biomasse, c’est avant tout des sols, qui nourrissent une biodiversité et jouent un rôle hydrographique majeur.

Des sols qui portent des forêts, qui sont une ressource abondante, de prélèvement assez modeste et par nature plus difficile à mobiliser qu’un champ de colza. Justement, les sols, c’est surtout de la terre agricole : elle absorbe les résidus de culture, les effluents d’élevage, les pailles etc., toutes ces matières sont riches ; on peut en faire par exemple de la chaleur, mais il ne faudrait pas que leur exportation vers des méthaniseurs ne prive les sols agricoles de matières organiques. Sinon, ce qu’on gagnerait d’un côté, on le perdrait en faisant plus massivement appel aux engrais de synthèse.

La biomasse utilisable, c’est également nos déchets alimentaires, ceux de l’aquaculture et de la pêche, les nôtres, ceux de la maison, des restaurants, des cantines et du système agro-alimentaire. « On voit que le facteur limitant, c’est notre alimentation, qui occupe, en France et ailleurs, quelque 26 millions d’hectares et représente un quart de nos émissions de gaz à effet de serre, » calcule Jérôme Mousset. Veut-on plus de biomasse pour faire de la chaleur, stocker du carbone dans du bois de construction, remplacer des molécules issues du pétrole ? Il nous faudra manger autrement. C’est inévitable.

Pour contourner l’obstacle, Jérôme Mousset préconise de   « construire une vision globale des usages de la biomasse, c’est-à-dire passer d’une approche par silo à une vision systémique ; développer des filières à hautes performances environnementales ; s’assurer de la plus-value d’un produit par rapport à celui qu’il remplace ; et surtout, associer les différentes parties prenantes de façon à rendre acceptables ces nouveaux usages. » Si l’on augmente le prélèvement, il faut s’assurer que ni le milieu ni les gens n’en pâtissent. Avant de récolter la biomasse pour en faire autre chose que de la nourriture, est-on sûr de l’acceptabilité écologique et sociale de ce changement ?

Une aide à la transition agroécologique

On le voit, le monde agricole est le premier concerné par ce qui pourrait bien être, demain, une ruée vers l’or vert. Pour Olivier Dauger, président de la chambre d’agriculture des Hauts-de-France, référent climat-énergie de la FNSEA et agriculteur lui-même, il faut « ne surtout pas revenir à l’avant pétrole, quand un quart de la production agricole était consacré à l’énergie. Cela consommait beaucoup de sols ! » pour fournir le fourrage pour les bêtes et le bois pour les cheminées. Il est en effet toujours utile de rappeler que la densité énergétique du charbon et du pétrole ont permis de consacrer beaucoup plus de surface agricole à notre alimentation, alors que l’usage massif des intrants chimiques et du tracteur – deux façons indirectes de consommer pétrole et gaz naturel – a permis d’accroître les rendements sur des surfaces plus petites. Avec les conséquences malheureuses que l’on connaît sur la biodiversité.

Les sols sont une ressource finie, que le tout-biomasse, comme le tout-éoliennes-panneaux-photovoltaïque pourrait manger aux détriments de nos ventres. « Mais la transition agroécologique va aider : la couverture permanente des sols qui est aujourd’hui promue va fournir une biomasse immature qui aura peu d’intérêt alimentaire, mais qui en a pour d’autres usages. En plus, ces intercultures mobilisent des plantes qu’on n’utilisait plus, qui produisent beaucoup de biomasse sans produire beaucoup de grains. » Cela dit, personne n’est capable d’estimer le potentiel de ces intercultures, de ces légumineuses désormais promues par l’État dans le cadre de son Plan Protéines.

D’autant plus que tout le monde est d’accord pour dire qu’il ne faut pas priver les sols de matière organiques en exportant trop de biomasse. « Pas de risques, on laisse 50 à 60 % de ces cultures dans le sol après la récolte, avec les racines. » Tant mieux, car tous les modèles montrent que sans le stockage de carbone que constitue la matière organique des sols, on n’arrivera pas à la neutralité en 2050. « En fait, pour ne pas faire comme il y a des siècles, il faut faire de l’économie circulaire : utiliser le territoire pour le territoire, en faisant attention aux phytos, à l’irrigation et aux engrais. » Encore faut-il que les producteurs, les agriculteurs aient des débouchés et qu’ils s’y retrouvent financièrement.

Le risque vécu de la sur-spécialisation régionale

La possible ruée future vers la biomasse porte un risque : celui de conduire l’agriculture à intensifier encore un peu plus ses pratiques, à spécialiser toujours plus ses régions de production. C’est une inquiétude évoquée par Sébastien Treyer, directeur général de l’Iddri. « Au contraire, il faut aller vers la rediversification des productions, la recomplexification des rotations, c’est-à-dire la déspécialisation et la rediversification de chaque région, »  prévient-il, sinon on n’arrivera pas à maintenir production de biomasse, taux de carbone des sols, biodiversité et eau. L’Iddri a travaillé sur le rapport Tyfa qui a exploré les voies d’une augmentation de l’usage de la biomasse dans le respect de la biodiversité, donc avec très peu d’intrants chimiques. Le constat rejoint celui d’autres travaux : l’Europe peut se nourrir, mais en changeant notre façon de manger. En particulier, Le scénario propose de réduire la surface des cultures dédiées à l’alimentation des élevages. Non pas les prairies, dont on pourrait difficilement faire autre chose et qui rendent beaucoup de services écologiques, mais les cultures dédiées à la fabrication des suppléments protéiques de l’alimentation des animaux, comme le maïs, le colza et le soja. « En fait, il y a très peu de place, sols ou biomasse, pour la bioénergie, et la méthanisation n’est intéressante que pour les effluents d’élevage. »

La méthanisation, il faut y faire attention : « son bilan est contrasté, on peut imaginer un scénario où le déploiement de la bioénergie renforce la spécialisation et la simplification des régions, avec plus de champs de colza dédiés. En fait, il vaudrait mieux considérer la biomasse énergie comme une opportunité de diversification qui aiderait la transition économique » des exploitations agricoles, en les amenant sur les pratiques de conservation des sols ou d’agroécologie. La bioénergie, un moyen, pas un but, et donc limitée. Sébastien Treyer complète : « la rediversification permet de tout tenir, les sols, l’eau, la biodiversité, etc., mais elle dépend aussi du redéploiement de l’outil industriel en aval, » alors que l’industrie a une tendance à l’intensification, pour des questions d’économie de bassin. « C’est vrai que si l’on dissémine des petites unités industrielles, il y aura des surcoûts dans les territoires. » Mais au moins cela permettra-t-il de réduire les besoins de transport et de connecter productions locales et usages locaux. Il y a des choix politiques à faire.

Pas d’inquiétudes pour la forêt

La forêt présente les mêmes dilemmes, sauf que le temps n’est pas le même. Président de France Bois forêt, interprofession nationale de la filière forêt-bois, Michel Druilhe rappelle que non seulement 1 m3 d’arbre séquestre 1 m3 de CO2, mais il permet de se passer d’un autre matériau, ciment, acier ou plastique, émetteur de CO2. « Voilà pourquoi une forêt est plus durable qu’une prairie. On stocke 1 m3, et on évite en plus l’émission d’1 tonne de CO2 » par autre chose. « En fait, l’usage du bois permet de prolonger et d’amplifier la séquestration du carbone. »

Ce sont 80 millions de tonnes de CO2, soit un sixième des émissions de GES de la France qui sont stockées chaque année dans la forêt. Le potentiel de stockage et de substitution est gigantesque : la forêt française couvre 31 % du territoire métropolitain, soit 17 millions d’hectares. Quand Jules César fit ses promenades en Gaule, la surface était de 38 millions d’hectares. Deux fois plus. Mais en 1850, on en était rendu à 8,5 millions d’hectares, deux fois moins. « La forêt française, c’est 2,7 milliards de m3 d’arbres, moitié plus qu’il y a 35 ans », car les arbres gagnent 75 000 hectares chaque année. « Les arbres fabriquent chaque année 90 millions de mde biomasse. Or, on n’en prélève que 55 millions », soit 60 %. On a donc de la marge. Vingt millions de mètres cubes sont utilisés en bois d’œuvre, 10 pour le bois dit d’industrie (meubles, papier, carton, chimie, etc.), 25 pour le bois énergie.

« Reste à s’adapter au changement climatique » qui bouleverse la vie de certaines essences, et a déjà conduit les forestiers à modi er leurs conduites de forêts ; reste aussi à mettre en culture des forêts aujourd’hui di cilement exploitables, sans nuire à la biodiversité que préserve aujourd’hui ce délaissement. 

Utiliser ce qui reste, mais à quel prix ?

Le bois, Sylvie Jehanno en brûle beaucoup pour alimenter ses chaufferies urbaines. Présidente de Dalkia, elle a 2 millions de logements en portefeuille, sur un total de 2,4 millions : Dalkia est de loin leader du marché national du chauffage collectif. « On a deux grands métiers : faire faire des économies d’énergie à nos clients grâce à des services, les contrats de performance énergétique par exemple, et puis développer les énergies renouvelables autour de la chaleur. Parce que lorsqu’on regarde bien, la consommation de chaleur, ce n’est pas loin de la moitié de notre consommation d’énergie. » Le chauffage de la maison, l’eau chaude, la chaleur industrielle, aussi. Pour substituer l’utilisation de gaz ou de fioul, Dalkia propose la géothermie, la récupération de la chaleur produite dans les usines d’incinération de déchets ou les data centers. Mais surtout la combustion du bois. « C’est à peu près 2 millions de tonnes de bois qu’on brûle dans nos 550 installations [un peu plus de 760 en tout en France], » dont la plus grosse de France, à Lyon. Sylvie Jehanno l’assure, Dalkia n’utilise pas de bois utilisable autrement, mais les coproduits des coupes, les branchages, les copeaux, les élagages. Comme si elle ne cuisinait que l’épluchure de la pomme de terre, dit-elle.

« Ce n’est pas facile, c’est cher, car les énergies fossiles sont vendues à des prix trop bas pour que l’on puisse trouver des équilibres économiques satisfaisants. » Pétrole et gaz ne sont pas assez chers par rapport au bois, tandis que le prix du carbone est trop bas. La rentabilité du bois-énergie serait impossible à atteindre sans le Fonds chaleur piloté par l’Ademe, qui subventionne les installations de chaleur urbaine. La résolution de l’équation économique sera d’autant plus difficile demain que les objectifs fixés par l’Etat sont ambitieux : 28 % de chaleur renouvelable en 2030, contre 20 % aujourd’hui. Quarante pour cent de plus, cela va nécessiter des investissements. « Pourtant, ça rapporte : un calcul de l’Ademe indique que l’exploitation de 1 000 tonnes de bois crée un emploi local et non délocalisable ». Le secteur du bois-énergie pourrait créer 10 000 emplois.

Dans la « cascade des usages de la biomasse » de Sébastien Treyer, l’énergie arrive en dernier. Entre l’alimentation, les matériaux et elle, il y a la chimie verte. François Monnet est président de L’Association Chimie du Végétal (ACDV). Selon lui, le potentiel est aussi important que sous-exploité. « On pourrait faire deux fois plus en matière d’utilisation rationnelle, raisonnable et raisonnée de la biomasse. » La France est la deuxième puissance chimique d’Europe, la première puissance agricole, la troisième surface forestière, elle aurait de quoi accroître sa production de biomolécules, mais là encore se trouve en concurrence avec d’autres usagers.

Le mur du prix du carbone

« Le flou est le plus total sur le développement des usages de la biomasse. C’est une question de management du risque », estime Christian Gollier, directeur général de la Toulouse School of Economics. Comment faire, à moindre coût, alors qu’une hausse des taxes sur le carburant a déclenché l’explosion de colère des Gilets jaunes ? « Les éléments à prendre en compte sont nombreux. On a vu l’importance du pouvoir d’achat. On sait que la biomasse est une des solutions, mais on ne peut pas dire quelle sera sa part, demain… D’autant que la disponibilité de la biomasse est liée à celle de la terre, dont le travail peut générer des pollutions, de l’eau etc. » Pour l’économiste, le chiffre qui importe pour affecter la biomasse à tel ou tel usage est le coût par tonne de CO2 évitée. Comparaison qui repose sur le prix du carbone sur les différents marchés, qui est trop bas partout. « La biomasse ne peut pas concurrencer les fossiles. Elle y arriverait si le prix du carbone était plus élevé ! Elle sera compétitive lorsque ce prix sera enfin compatible avec l’intérêt général, c’est-à-dire entre 50 et 100 euros la tonne avec une croissance de 3-4 % par an, pour atteindre 250 euros vers 2030. » Un chiffre qu’approuve Sylvie Jehanno : « avec le Fonds chaleur, on peut évaluer le prix de la tonne de CO2 évitée entre 27 et 46 euros… selon le prix du gaz. » Pour Olivier Dauger par contre, le signal-prix n’est pas forcément ce qui pousse les agriculteurs à changer, c’est plutôt le retour financier, qui doit être au niveau de l’enjeu. Que ce soit pour la biomasse-énergie ou l’alimentation, les agriculteurs aimeraient être payés de retour. Étant souvent rémunérés en dessous de leur prix de revient, ils ont une aversion au risque qu’il est compliqué de corriger.

Les paysages et les territoires

L’acceptabilité sociale du changement de pratiques chez les agriculteurs est à mettre en parallèle avec l’acceptabilité sociale de la modification des paysages par l’exploitation forestière. En la matière, l’arbre est un sujet difficile. Il est un totem. Un tabou, presque. Augmenter la récolte d’arbres, remplacer des forêts entières car rendues trop fragiles par le changement climatique, cela demande des explications, d’autant que ce que l’on fait aujourd’hui se verra jusqu’à la prochaine coupe, dans une ou plusieurs générations. « Les paysages seront renouvelés, il faut expliquer aux gens qui sont habitués à voir la récolte du maïs, mais pas celle des arbres, et elle les choque souvent, » philosophe M. Druilhe. À quelle échelle expliquer pour mieux décider ? Tout le monde répond par l’adjectif « local », ce qui n’est pas surprenant. « Il faut travailler à l’échelle des territoires, car on doit rester dans le cadre d’une économie circulaire. Avec un niveau régional incontournable, car il est le lieu habituel des pilotages, » avance Jérôme Mousset. « Plus bas, peut-on imaginer réfléchir à l’allocation de la biomasse à l’échelle d’un parc naturel régional ou d’une coopérative agricole ? » Le tout est que les gens, les parties prenantes, se rencontrent. Y compris les acteurs privés, insiste Christian Gollier : « La plupart des terres n’appartiennent pas à l’Etat, les propriétaires, les acteurs privés sont évidemment parties prenantes. » Avec deux bornes, plante-t-il : « le prix du carbone doit refléter le dommage environnemental, et l’Etat doit jouer son rôle qui est de l’imposer. »

Ce n’est pas encore la ruée, mais cela pourrait le devenir, une ruée anarchique au profit de quelques-uns et au détriment de la nature . Personne n’en a envie, mais chacun voit la menace, à laquelle un cadre étatique et une gouvernance locale permettraient de ne pas céder. Tout le monde sait aussi que compte tenu des gisements possibles et de l’imbrication des problématiques environnementales, dans le meilleur des cas la biomasse améliorera notre efficacité énergético-écologique, mais ne nous fera pas à elle seule passer dans le camp des pays neutres en carbone. Encore faudra-t-il ne pas oublier que les terres servent avant tout à nous nourrir et que les forêts ne sauraient être résumées à des puits de carbone ou des fontaines à kilowattheures. Et que tous les usagers de la biomasse, professionnels et particuliers, privés et publics, ont leur mot à dire :  l’utiliser plus, c’est d’une façon ou une autre modifier l’apparence et la substance de nos territoires vécus. 

Présentation de la publication « La ruée vers l'or vert : quelle gouvernance de la biomasse ? »