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Eau et sols, programmes courts et grand raout

Avant de vous envoyer la seconde partie de mon enquête sur l’eau, consacrée à son prix, l’actualité m’oblige à vous faire part de plusieurs naissances. D’abord celle du programme court « À la source », consacré… à l’eau, diffusé depuis le 17 juin sur France 2, puis repris en rediffusion sur les autres antennes de la télé publique. Ensuite celle du site de C dans l’sol, après un an de gestation. Vous y trouverez tous les numéros du webinaire que j’anime depuis deux ans, et, nouveauté, les quatre premiers Portraits de sol sur vingt-deux que j’ai réalisés l’an dernier dans le Tarn. Encore, les vidéos d’un étonnant colloque international sur les sols, organisé par un géant du luxe très préoccupé par les siens, dont j’ai animé trois tables rondes et la plénière de clôture dans les conditions d’un direct télé. Enfin, tout de même, un texte sur les sciences participatives… et le sol. Ou comment faire se rencontrer le chercheur et le citoyen.

À la source : l’eau, 23 problématiques, 23 solutions, 1 minute.

L’eau, ses problèmes, sa quantité en baisse, sa qualité moyenne, le reflet qu’elle est de nos choix d’aménagement du territoire et des conduites agricoles, la démonstration qu’elle donne chaque jour de la rapidité du changement climatique…

L’eau qui est aussi une démocratie, un vecteur de changement soutenu, financé par les agences de l’eau.

Avec ce programme court dont Guillaume Choisy, directeur de l’agence de l’eau Adour-Garonne et moi-même avons eu l’idée il y a un an, j’écris et décris 23 bonnes idées, 23 solutions pas du tout petit-geste-à-la-con mais efficaces à une grande échelle. Elles démontrent qu’en France il y a des gens qui ne se contentent pas comme moi de faire des discours à la télé, mais qui font.

La transition écologique, elle est bien là à Quend-Plage, à Mirecourt, à Gennevilliers, à Lanester, à Mont-de-Marsan ou encore à Bonifacio ! Grâce à des collectivités, des industriels, des agriculteurs, des institutions qui ont juste su faire preuve de bon sens, de courage et de considération. Désimpermébalisation des villes, soutien de filières agricoles, réutilisation d’eaux usées, renaturation de cours d’eau, amélioration de l’efficacité des stations d’épuration, pédagogie nouvelle sur les polluants domestiques…

Tout cela en 1’, avec le ou la porteuse de projet, et… 48’’ de textes.

Passionnant !

Une production Morgane.

Ces 23 épisodes n’aurait jamais pu voir le jour sans la ténacité de Catherine Bélaval, directrice de la communication de l’Agence de l’eau Adour-Garonne, ni sans l’efficacité des équipes de Morgane Production.

Exemple de la réhabilitation d’un quartier défavorisé… par l’eau.

Retrouvez les programmes en rediffusion ici : Agence Rhin-Meuse, Agence Artois Picardie, Agence Adour-Garonne, Agence Seine-Normandie , Agence Loire-Bretagne. L’Agence Rhône-Méditerranée-Corse n’a encore rien mis en ligne.

Les sols ont enfin leur site !

L’amie Céline Thomas y est arrivée ! C’est la meilleure, de toutes façons.

Elle vous met à disposition la vingtaine d’émissions C dans l’sol déjà réalisées, ainsi que les premiers Portraits de sols que j’ai réalisés pour Rhizobiome au cours de l’année 2021.

Portraits de sols… 22 femmes et hommes rencontrés en deux fois, en juillet et en décembre 2021. 22 personnes qui travaillent avec le sol et ont des choses à dire sur lui. Comme sur l’eau. Comme sur la nature. En fait, ils et elles parlent d’eux

Pour cette première salve, y a la maraichère nouvellement installée Laetitia, le paysan qui fait des glaces dans la brume Hugo, le céréaliculteur très sportif Jacques et la militante souriante Sabine.

Portraits de sol… de longs entretiens enregistrés qui ont donné un podcast et un texte. Ensuite, une séance photo, et puis, devant la caméra, je repose mes six questions, auxquelles ils et elles devaient répondre en moins de 2’ chacune.

Ça donne ça…  https://media.eiwa.fr/cdanslsol/

Un exemple, Philippe Séguy :

Quant au webinaire, voici le dernier mis en ligne, sur la méthanisation, avec Céline Pessis, historienne de l’environnement :

Un forum de luxe sur les sols

Les 1et et 2 juin, Möet-Hennessy a réuni au Luma, à Arles, chercheurs, industriels, ONG et viticulteurs pour discuter des sols. En anglais, en français, l’importance fondamentale du sol en tant que capital naturel a été martelée devant plusieurs centaines de personnes

Première table ronde :

La viticulture et la forêt. La vigne et les arbres. De l’intérêt d’avoir des corridors écologiques même dans les vignobles les plus chers du monde… 

Avec Stéphane Hallaire/ Reforest’actionLaurent Boillot/ Hennessy et Frédéric Dufour/ Ruinart.

Film réalisé en direct par Pointe Noire (réalisateur : Ben Cap).

Seconde table ronde :

La vigne, les abeilles et la vie sauvage : il semblerait que la vigne, qui n’a pas besoin de pollinisateurs, produise mieux lorsque les abeilles sont là. Et que la vie sauvage (pour ne pas dire la biodiversité) lui convienne.

Avec Thierry Dufresne/ OFANicole Rolet/ Chêne Bleu, Clara AmyRéseau Biodiversité Abeilles et Véronique Bonnet/ Moët & Chandon. Et devant un Prince, si si !

Film réalisé en direct par Pointe Noire (réalisateur : Ben Cap). 

Troisième table ronde :

Comment financer la transition vers l’agroécologie ? 

Micros ou macros, il existe des solutions, des produits d’investissements, financiers, d’assurance, des obligations, des dérivés et autres mécanismes qui peuvent aider les agriculteurs à faire face aux risques de changement. Des produits qui donnent in fine une certaine valeur à la nature… mais demeurent minoritaires.

En compagnie de Philippe Zaouati/ MirovaAlice Legrix de la Salle/ Axa Climat Agritransition et Florian Breton/ Miimosa

Film réalisé en direct par Pointe Noire (réalisateur : Ben Cap).

Quatrième table ronde et plénière de clôture :

Comment accélérer la transition agroécologique dans les (grosses) entreprises  ?

Maintenant que tout le monde sait de quoi l’on cause, que les entreprises du luxe ont compris l’importance de préserver leur capital – les sols, comment faire pour que les bonnes pratiques ne soient pas circonscrites à elles seules ? Comment polymériser les transitions ? Comment rendre le changement inéluctable, désirable et vivable ?’

Avec Sandrine Sommer/ Moët-Hennessy, Laetitia Delaye/ Rémy-Cointreau, Morgane Yvergniaux/ Pernod-Ricard et Yann-Gaël Rio/ Danone.

Face à eux, 2 étudiants : Germain L’Hostis/ ESCP et Lola Bréna/ AgroParisTech.

Film réalisé en direct par Pointe Noire (réalisateur : Ben Cap).

Sciences participatives : le chercheur et le citoyen

(images : 1 à 4 © Lionel Ranjard/ INRAE & Joëlle Sauter/ CRA-GE, 5 à 7 © Romain Julliard/ MNHN

Les sciences participatives sont partout. Tout le monde s’en réclame. Pour des raisons diverses, laboratoires, institutions, associations, entreprises, collectifs et collectivités créent des structures associant citoyens et chercheurs. Dans le mouvement général de la société qui réclame des différents pouvoirs plus d’attention envers le citoyen qui souffrirait de n’être pas suffisamment consulté, la science participative a une antériorité qui l’a rendue légitime. Voire, obligatoire : désormais, à entendre certains, il semblerait que toute la Science ne puisse plus avancer que par la participation. Le suggérer, cela peut même constituer un argument dans un projet de recherche pour espérer attirer l’attention des financeurs. « Citoyen », ça fait toujours bien. Souvent, heureusement, ces projets liant ensemble blouses blanches et habits de tous les jours servent un intérêt réciproque : recueillir de la donnée auprès d’une multitude de « gens », en échange, les informer de la science qui va, ensemble ouvrir la science sur la société et inversement.

À la mode depuis une trentaine d’années dans le monde, la science participative a été coulée dans le bronze de la République par la loi du 22 juillet 2013 qui demande aux différents organismes de recherche du pays de « favoriser les interactions entre sciences et société » en facilitant notamment « la participation du public à la prospection, à la collecte de données. » Le législateur mettait alors en avant les succès internationaux de l’intervention du grand public dans la description du ciel (les astronomes amateurs, associés aux grands observatoires, ont largement participé à la découverte de nouvelles étoiles et galaxies), la caractérisation de protéines néfastes impliquées dans les maladies chroniques (les associations de malades ont par exemple été d’une aide déterminante dans la recherche sur le Sida) et, bien entendu, le nommage des espèces vivantes.

Du Stoc à la Villette

C’est d’ailleurs dans le domaine naturaliste que la France s’est illustrée avec le programme Stoc. Lancé en 1989 par deux chercheurs du Muséum national d’histoire naturelle de Paris (MNHN), le Suivi Temporel des Oiseaux Communs (Stoc), nourri par quelque 2000 naturalistes amateurs, est une référence. Lorsqu’on parle de l’érosion de la biodiversité, on suit en réalité les courbes publiées par le MNHN. Le succès et l’envie d’en savoir plus ont abouti à de multiples déclinaisons : regroupés sous l’appellation Vigie nature, des observatoires des papillons, chauves-souris, escargots, insectes pollinisateurs, libellules, plantes sauvages des villes, plages (oui, il y a de la vie dans le sable), escargots et autres organismes ont été créés. Vingt et un à ce jour pour Vigie Nature, certains à destination du grand public, d’autres des gestionnaires de jardins publics ou des agriculteurs.

En 2016, un groupe de travail associant chercheurs et organisations de la société civile a été constitué par l’INRAE. . Au fil des discussions, ledit groupe a pu identifier des thématiques prioritaires qui ont fait pousser une floraison de projets. Une vingtaine d’objets (projets ?) le concernent, aussi bien en milieu urbain et rural, selon une approche biodiversitaire, physicochimique… Un signe parmi d’autres que ce grand inconnu, cet impensé permanent, cette boîte noire qu’est le sol est enfin devenue un objet social, qui s’approche tout doucement de la reconnaissance du grand public. Le 24 novembre 2021, à la Cité des sciences et de l’industrie à Paris, l’INRAE avait convié les animateurs de certains de ces programmes de science participative afin d’en voir les atouts et les faiblesses. Un colloque participatif, évidemment.

Le festival des acronymes

Cinq furent présentés, ils avaient été choisis parmi les vingt que compte le « Recueil de projets de sciences participatives sur les sols. » Pour commencer, Clés de sol.

Il s’intéresse à la cartographie. Ensemble, l’Union nationale des Centres permanents d’initiatives pour l’environnement (UNCPIE), l’INRAE, l’association France Nature Environnement (FNE), la Chambre régionale d’agriculture Grand Est (CRA-GE) ont élaboré une mallette permettant aux participants de caractériser chacun leurs sols : profondeur, éléments grossiers, texture, couleur, pH, teneur en calcaire, sur au moins 2 enfoncements (0-30 cm et au-delà). Il manque encore un outil de saisie des données sur smartphone, afin de faciliter la vie des volontaires qui doivent déjà passer du temps pour enfoncer une tarière et utiliser du papier pH. Ce n’est pas donné à tout le monde, il faut être motivé.

Développé par l’université de Lorraine et la célèbre association les Petits Débrouillards, JardinBiodiv s’occupe quant à lui de la petite faune qui traîne à la surface des sols. Ce projet, développé d’abord par les chercheurs avant d’être proposé à la participation, dispose, lui, d’un site web et d’une application numérique. Âgé de onze ans, porté par Daniel Cluzeau, de l’université de Rennes, une des grandes figures du sol en France et en Europe, l’Observatoire participatif des vers de terre (OPVT) travaille en ce qui le concerne avec le MNHN, le ministère de l’Agriculture, l’Office français de la biodiversité (OFB), la Ville de Paris, des parcs régionaux, en tout plusieurs dizaines de structures très diverses. Clés de détermination des annélides, fiches de restitutions automatisées, site web, page Facebook, l’OPVT informe d’abord, forme ensuite les motivés réunis en groupes, et verse les données réunies de la sorte dans la base EcoBioSoil de l’université de Rennes.

Étudier les sols des villes

De l’autre côté de la frontière, la ville de Bruxelles s’est également emparée du sujet dans un but bien plus opérationnel. Son Indice de Qualité des Sols Bruxellois (IQSB) est un petit modèle pédagogique : l’administré qui en a envie réalise des observations chez lui, de son sol (s’il en a un !), ensuite il remplit un formulaire en ligne très simple : couleur, texture – le test du boudin, structure – le drop test, compaction – le test du couteau, perméabilité – le test du trou, la vie apparente du sol – on compte les vers de terre, et le type de matériaux présents en surface. Administration de la région en charge de l’environnement, Bruxelles Environnement lui renvoie une fiche de qualité très lisible. À terme, l’IQSB pourrait devenir un outil d’aide à la décision pour affecter les sols à certains usages, selon leur qualité : aux moins bons la construction !

En ville, en France, il y a Coferti. Celui-ci se propose de mieux caractériser les sols agricoles urbains en combinant recueil de données objectives de qualité et représentations socioculturelles des jardiniers. Pour l’instant inféodé à une ferme urbaine en permaculture, le projet est né de la collaboration entre l’université et le centre INRAE de Montpellier, et l’association locale Oasis citadine. Il répond à une demande des jardiniers eux-mêmes, curieux de mieux connaître ce que leurs coups de bêche soulèvent.

Pratiques et sols

À la campagne, le Réseau d’Expérimentation et de Veille à l’Innovation Agricole sollicite les agriculteurs, qui fournissent un certain nombre de données physico-chimiques et écologiques (abondances des vers de terre et des nématodes) associées à la description de leurs itinéraires de culture ou d’élevage. L’objectif du REVA est de mesurer le plus précisément possible l’impact des pratiques agricoles sur la qualité des sols.

Autre domaine, le vin, avec Ecovitisol qui s’attache aux terres des vignobles. Voulant analyser l’effet sur le sol des conduites de vigne en conventionnel, en bio ou en biodynamie, ce projet a été forgé par le spécialiste des micro-organismes du sol, Lionel Ranjard, du centre INRAE de Dijon et ses collègues de l’antenne INRAE de Colmar, avec l’aide financière de l’OFB et de l’interprofession viticole. Le projet dépend de la bonne volonté des viticulteurs. Après avoir été formés à la biologie des sols, 150 d’entre eux sont à même de décrire leurs parcelles, leurs pratiques et d’analyser quelques paramètres pédologiques sur leurs parcelles. En cours, ce projet a déjà permis d’amoindrir quelques tensions entre viticulteurs bio et non bio. Finissons ce tour des horizons par un projet participatif au titre de code informatique : Peludo_AAC. Bâti par INRAE, l’OFB, des chambres d’agriculture et des bureaux d’études, il a vocation à nourrir la base de données nationale Donesol en paramètres spécifiques aux sols des aires d’alimentation de captage, recueillis par les intéressés eux-mêmes, les agriculteurs, dans le but de limiter le risque des pollutions diffuses.

D’abord, dialoguer

Tous ces projets se heurtent à des écueils semblables : les marges d’erreur des données recueillies par des non-professionnels s’étendent jusqu’à 25 %, les méthodes à mettre en œuvre par des profanes sont complexes, et la motivation des gens est difficile à maintenir dans le temps. « Il n’y a pas trente-six solutions », dit en substance Romain Julliard, directeur scientifique de Vigie Nature et directeur de recherches au MNHN, « il faut qu’il y ait un lien permanent entre les participants et le programme, un sentiment d’appartenance. » Avec un site web qui assure le partage des informations, chercheurs et participants peuvent s’écrire, déposer des commentaires visibles de tous et toutes, « qui font croître le niveau d’acculturation » assure M. Julliard. Cependant, il y a un préalable, nuance Élisabeth Rémy, sociologue à INRAE : « L’intention de départ… Il faut savoir ce qu’on fait et pourquoi, connaître le besoin de la recherche pour ces données, sinon, si ce n’est pas clair, et l’on risque de perdre les gens » lesquels, rappelle-t-elle, constituent la main-d’œuvre gratuite (bénévole ?) des « co-chercheurs. »

Le dialogue est indispensable, sinon, ce n’est pas la peine d’essayer. C’est un constat qui a sauté aux yeux de Philippe Lagacherie, ingénieur de recherche au centre INRAE de Montpellier, lors d’une manifestation. « Des agriculteurs avaient envahi notre centre parce qu’ils nous tenaient en partie responsables de la redéfinition des zones ZDS (zones simples défavorisées) donnant droit à indemnisation. Beaucoup allaient perdre beaucoup. » Le périmètre et la localisation des zones défavorisées simples ont été modifiés en 2018, au détriment de beaucoup d’agriculteurs. « Ça avait été vraiment mal expliqué. J’ai pris conscience qu’il fallait prendre les gens très en amont. » En développant par exemple des projets de sciences participatives tel que Peludo_AAC. « Dans ce domaine, il ne faut pas se leurrer, on ne peut pas tout attendre de la science. Et nous, chercheurs, nous ne sommes pas au niveau opérationnel. Les agriculteurs y sont, eux. » D’où la nécessité de partager bottes et blouses blanches.

Développer les sens pour développer l’autonomie

Coordinateur de l’Observatoire de la Qualité Biologique des Sols urbanisés (QUBS), très gros programme de sciences participatives porté par une dizaine de laboratoires, Alan Vergnes, maître de conférences à l’université Paul-Valéry-Montpellier III, est un homme lucide. Dès lors qu’on s‘adresse à un public non averti, il y a forcément des biais : « les gens se trompent, et peuvent recenser un animal plutôt qu’un autre, » selon leur goût, ou plutôt leur dégoût. Si je n’aime pas les vers de terre, il y a le risque que je fasse comme si je ne l’avais pas vu. « Pour limiter les biais, on ne demande pas aux participants d’identifier jusqu’à l’espèce, mais le genre ou la famille. » Ce qui n’est déjà pas si mal. Les gens envoient des photos de ce qu’ils ont identifié sur un site, les chercheurs vérifient. « Le grand nombre de photos permet de réduire la marge d’erreur. » De toute façon, assure Alan Vergnes, on n’arrive à rien sans mobiliser le sensible. Investi par ailleurs dans le collectif art-sciences, il aimerait rendre fascinant les bêtes du sol. « Chez nous, à Dijon, on a réussi à intéresser les gens aux sols avec notre action J’adopte un arbre, un pied de mur» abonde Agnès Fougeron, directrice du Jardin des Sciences de la capitale burgonde. Par l’intermédiaire de commissions de quartiers, les habitants sont invités à choisir des arbres ou des petites zones à végétaliser, à les parrainer, et en assurer l’entretien. « Le sol, c’est moins people que les abeilles, mais ça a marché quand même ! » Avec Alan Vergnes, Lionel Ranjard et l’équipe de Vigie Nature, Madame Fougeron a monté un projet participatif baptisé TI Dijon (Territoires d’Innovation Dijon). Mobiliser les citoyens pour mieux connaître les sols de leur ville afin de déterminer, demain, lesquels mériteraient d’être conservés pour faire pousser des choses, des aliments. « On espère à terme un meilleur arbitrage réglementaire des usages entre espaces naturels, zones agricoles et zones urbaines, avec une Intégration de la qualité des sols dans les opérations foncières et leurs évaluations économiques. Et, pour les citoyens qui participent au recueil des données, une sensibilité accrue à la biodiversité des sols, aux sols. » Changer les perceptions en faisant mettre les genoux à terre, en plongeant les mains dans le sol. Le sol, objet sensible.

« Il faut donner la possibilité aux participants de développer un autre sens, » revendique Jacques Thomas, directeur notamment de la Scic Rhizobiome qui a mis sur pied le Rés’Eau sol, et président de l’Association française d’étude du sol. Chez eux ou dans un laboratoire spécifique (le Pecnot’lab !), des agriculteurs, des maraîchers, des forestiers, des jardiniers analysent leurs sols avec un matériel fourni par la coopérative. Ils et elles se forment au moyen de tutoriels en ligne et par des cycles de formation, ils assistent à des webinaires (émission mensuelle C dans l’sol). « On veut démystifier la paillasse, la blouse blanche, que les participants au réseau prennent de l’assurance vis-à-vis de ce mystère qu’est la démarche scientifique. » Qu’ils découvrent que chercheur, c’est un métier ! Et que la science est une tentative permanente de description de la réalité, une fabrique d’incertitudes. « On espère ainsi qu’ils deviennent autonomes dans leur prise de décision, qu’ils puissent réfléchir sereinement, objectivement, dans leurs changements d’itinéraires et ne suivent pas les miroirs aux alouettes. » C’est ainsi qu’on ajoute aux cinq sens la capacité à critiquer. Assidus, fidèles, en nombre croissant, les participants font le succès du Rés’Eau. Pourtant, ce programme, comme presque tous les autres, se heurte au mur de l’argent. « On passe la moitié de notre énergie et des moyens aux montages administratifs ! »

Animer, déléguer, remercier

L’argent n’arrête toutefois pas le pèlerin semble-t-il, car il se monte chaque jour en France des projets de sciences participatives. En la personne de Camila Andrade, une de ses coordinatrices, Vigie Nature a quelques mises en garde à faire aux apprentis-participatifs : « Il ne suffit pas de mettre les gens autour d’une table pour que ça fonctionne ! Il faut animer en permanence, et être très honnête avec les gens qui vont recueillir les données. » Communiquer simplement, sincèrement sur ce que les chercheurs comptent faire de leur travail. Et in fine rendre compréhensibles leurs résultats : « On le voit avec nos observatoires agricoles, on a sous-estimé, ou on n’avait pas assez entendu la demande de restitutions des résultats à une échelle très fine, celle de la parcelle, » ce qui est quasi-impossible. « Les gens veulent que les données qu’ils récoltent aient du sens pour eux », raison pour laquelle il faut tout expliquer dès le départ, et faire en sorte que les objectifs soient corrélés avec l’échelle des gens. Échelle d’espace, échelle de temps : « le temps de la recherche est bien trop long, c’est pour cela qu’on développe des outils de restitution et de visualisation intermédiaires. » Du temps, il en faut pour construire ces observatoires de la nature. Du temps, il en faut pour trouver les animateurs, là où les gens participent, pour les remplacer très vite si besoin est. « Les vacances de poste, c’est terrible, on perd les gens qui ont besoin d’un relais. »

L’animation c’est le lien. Avant d’être coordinatrice de l’Association française pour l’étude du sol (l’Afes), Sophie Raous a dirigé une importante structure de vulgarisation scientifique, l’Institut régional du développement durable (IRD2) à Caen. Son premier programme s’intitulait Sol contre tous. Trois ans de pédagogie qui avaient démarré par un colloque qui a fait date. « La première préoccupation à avoir c’est vraiment le langage commun. Quand on monte un projet, participatif ou non, à plusieurs acteurs, il faut être sûr de bien se comprendre et de partager les mêmes besoins. » C’est d’autant plus nécessaire qu’un bon projet se doit d’être trans-disciplinaire, d’impliquer tous les usagers. « Une fois le projet monté, il faut que son créateur délègue, sinon, il ne s’en sortira pas. C’est trop lourd. » Un partage des responsabilités, qui va de pair avec, à un moment ou un autre, un besoin de reconnaissances : « chaque acteur du projet doit être remercié, son implication doit être reconnue. Le participant bénévole comme le chercheur qui, dans ses évaluations de carrière, est rarement honoré pour ses efforts de vulgarisation. » Ni même les porteurs des projets qui souffrent dans leurs quêtes de financements et des formats administratifs adéquats. « Nous, Afes, on est des facilitateurs, on porte à connaissance à la fois pour les laboratoires et les gens qui veulent monter des projets, au moyen notamment de groupes de travail. »

Le participatif… actif

Pour Pascale Frey-Klett, directrice de recherche à INRAE et fondatrice du collectif Tous Chercheurs à Nancy, la constitution de son projet participatif a été largement facilitée par son objet, la tique. « C’est le citoyen piqué qui est l’acteur de ce projet. Il nous informe du lieu et du moment où il a été mangé par une tique, au moyen d’un formulaire papier ou numérique. Puis ils nous envoient par la Poste ses tiques, » dans un papier absorbant, c’est tout simple. Celles et ceux qui le souhaitent sont en plus conviés à des stages « tous chercheurs » ou à des formations. « On veut casser les idées reçues sur la maladie de Lyme et les tiques, et puis montrer que ce n’est pas si compliqué le métier de chercheur. » Mis en place en 2016, le programme tiques a généré 75 000 signalements de piqûres. Pour le coup, la science a pu avancer au pas des citoyens.

Pas seulement la science. L’aménagement du territoire également. La coopérative Terre de Liens, qui achète des terres agricoles pour permettre l’installation de jeunes dans des itinéraires imposés qui vont plus loin que le bio, fonctionne grâce à une multitude de bénévoles. « Nous sommes vraiment un mouvement citoyen, car l’argent avec lequel nous acquérons le foncier est celui de donateurs, il y en a une quinzaine de milliers qui ont placé de l’épargne chez nous, » détaille Oriane Guillou coordinatrice pour la région Bourgogne-Franche-Comté. Une épargne qui plus est non rémunératrice. « Alors, il nous faut rassurer nos donateurs sur l’objectif de préservation des terres agricoles, d’installer une agriculture différente. Cela passe par la charte que nous faisons signer aux fermiers que nous installons, et par nos membres, citoyens-donateurs, qui font au début un tour de plaine pour définir les clauses parmi les quinze de la charte que le fermier doit signer, et qui vérifierons ce qui se passe ensuite. » Les gens donnent, participent, surveillent. Cela crée une hétérogénéité entre territoires, car ni eux, ni les conditions de culture ne sont les mêmes. La charte plus que bio de Terres de Liens n’est donc pas la même partout. « On s’interroge pour former les gens, les encadrer, mais est-ce que ça ne va pas les faire fuir  ? » Est-ce que c’est aussi leur rôle de contrôler ?

Les chercheurs ont toujours un peu de mal à sortir du labo, à ôter la blouse blanche pour raconter leur science au grand public, aux élus et aux acteurs économiques. Une pudeur, l’idée que ce n’est pas leur rôle, et qu’ils ne sont ni formés, ni payés pour cela. Inoccupé, l’espace entre recherche et population a été investi par médias et associations qui disent de la science ce qu’ils et elles ont envie d’entendre. Dès lors, le monde de la recherche se sent mal compris, mal traduit, parfois trahi par la manière dont ses propos sont rapportés, par la simplification inhérente à la vulgarisation. Demeurant ainsi éloignée et peu compréhensible, la recherche est réunie dans la dénonciation qu’une partie de la population profère contre toutes les institutions forcément installées trop loin, trop au-dessus de la vie de tous les jours. Une autre partie des gens verse dans le complot ou la quête de naturalité estimant que la science est responsable de tous les maux de la planète, car sans ses découvertes, il n’y aurait pas tant de destructions.

La crise du covid a il faut l’espérer durablement changé les choses, car elle a introduit chaque jour sur tous les plateaux télé le chercheur, avec ses doutes. Ce que l’opinion publique a pris au départ du premier confinement pour une incapacité à agir a lentement été compris pour l’observation de la démarche scientifique en direct : la science, c’est l’incertitude qui décrit la réalité du moment, alors que la certitude absolue de décrire la vérité est le langage des religions constituées et des gourous de circonstance. In fine, c’est elle qui a gagné car l’essentiel de la population est aujourd’hui vacciné… La science a gagné comme elle le fit à la fin du XIXe siècle tandis qu’elle affrontait des attaques du même genre que celles d’aujourd’hui, à l’époque contre les campagnes de vaccination antivariolique et antirabique.

Puissent les instituts de recherche se saisir de ce moment unique dans notre histoire récente. En s’ouvrant plus que jamais par les programmes de sciences participatives. Il y a une envie du public d’être tiré vers le haut, de se sentir valorisé ne serait-ce qu’en effleurant la complexité. Comprendre les mystères renforce, cela participe de la dignité. Les expliquer place le chercheur dans un rôle nouveau, celui d’acteur social qui a son mot à dire sur la Cité.

Couverture Rencontres avec des écolos remarquables Delachaux & Niestlé
© Delachaux & Niestlé

la flotte, on va en manquer ?

La sécheresse est déjà là alors que l’été n’y est pas encore. Le blé est en pousse et manque déjà d’eau. Ce n’est pas une découverte : les gestionnaires de l’eau ont bien remarqué que les choses changent. Ils avaient pour habitude de travailler sur la qualité de l’eau, ils sont embarrassés depuis un moment déjà par la quantité d’eau. Même en France, pays de flotte, l’eau se fait désirer. Ces gestionnaires sont des élus qui sont à la tête de comités intelligents, des parlements locaux grâce auxquels l’eau est bien administrée dans notre pays. Un modèle qui a été copié ailleurs dans le monde tant il a su se montrer efficace. Cependant, cette démocratie de terrain touche à ses limites. Devant la variabilité croissante de l’eau, les élus se demandent comment ils doivent réformer en profondeur son administration comme son financement. L’eau, objet social, bouleverse la gouvernance des territoires et devrait modifier la façon dont nous la voyons. Il faut la rendre palpable, tangible, pour qu’enfin nous ne la considérions plus telle une manne s’écoulant par nature du robinet, à laquelle nous aurions droit. C’est tout cela dont les élus dits « de bassin »  ont causé en octobre dernier à Amiens.

Les élus mettent les pieds dans l’eau

Le choix d’un titre est une affaire sensible. De lui dépend l’audience, en présence ou à distance. Il est un paravent derrière lequel tout un contenu est suggéré. Le préliminaire des intentions. Dans l’édition, on a coutume de dire qu’il n’y a pas de livre sans avoir au préalable inscrit un titre. Avec celui-ci, on a une encyclopédie possible : « Solutions pour une gestion locale de l’eau à la hauteur des enjeux climatiques sur nos bassins. » C’est beaucoup trop long, mais nécessaire, sans doute, car les mots-clés y racontent une idée troublante du futur : le changement climatique aurait d’ores et déjà un tel impact sur les ressources en eau qu’il faudrait gérer celles-ci à l’échelle locale, et non plus, seulement, à celle des grands bassins. Pour qu’il n’y ait aucun doute, l’Association nationale des élus de bassin, l’Aneb, et l’établissement public et territorial du bassin de la somme, l’Ameva, s’étaient placés sous un slogan commun : « Climat : mettons les pieds dans l’eau » en affiche de leurs deux journées successives de congrès qui se sont déroulées à Amiens les 20 et 21 octobre de l’an dernier.

© Aneb et Ameva.

Une eau très variable

« Ce que l’on mesure, c’est une hausse de l’évapotranspiration, des vagues de chaleur et de la sécheresse des sols », assène d’emblée Jean-Michel Soubeyroux, directeur adjoint de la climatologie et des services climatiques à Météo France. L’eau est à la fois le reflet et la conséquence du changement climatique. Elle baisse. « On a fait tourner une douzaine de simulations climatiques et pluviométriques, » c’est le jeu de référence Drias-2020. « L’évolution est très contrastée. On ne voit pas de signal clair en ce qui concerne l’évolution du cumul annuel des précipitations, » la courbe reste à peu près droite, quelle que soit l’évolution de la température (selon les scénarios, elle grimpe entre 2,1 et 3,9 °C d’ici la fin du siècle). Cela dit, en toute occasion il faut se méfier des moyennes. En ce qui concerne les températures, par exemple, les modèles montrent sans ambiguïté que les hausses concerneront surtout les extrêmes, c’est-à-dire les étés (jusqu’à +4,5 °C) et les hivers (maximum de +3,7 °C). Il pleuvra en conséquence plus en fin et début d’année, moins au beau milieu. Plus d’eau quand on n’en a pas trop d’usages, moins d’eau au moment où le besoin se fera le plus sentir. « Les contrastes saisonniers vont s’accroître, » précise M. Soubeyroux. « Il y aurait jusqu’à 40 % de précipitations supplémentaires en hiver, et entre 20 et 47 % de moins en été… » À l’année, « il devrait pleuvoir plus au nord, et moins au sud » ; le climat accentue l’existant. La France serait coupée par deux droites, l’une tirée entre la Seine-Maritime et l’Alsace, l’autre entre Bordeaux et Lyon. Au nord de la première il tomberait beaucoup plus d’eau, entre les deux il pleuvrait normalement, tandis qu’au sud de la seconde, ce serait moins, de toute façon. « Cela devrait se traduire par des débits fluviaux stables au nord de la Loire, en baisse au sud, avec des hausses de débits en hiver, des baisses d’étiages en été, jusqu’à -50 % sur la Garonne » en 2050.

© Jean-Michel Soubeyroux/ Météo-France

Il manque 1,2 milliard au sud

Voilà une modélisation qui solidifie les constats argumentés depuis bien longtemps déjà par l’agence de l’eau Adour-Garonne et le président historique de son comité de bassin, Martin Malvy, qui alerte depuis des années sur le manque futur, inévitable, d’1,2 milliard de mètres cubes. Chaque année à partir du milan de notre siècle. Un cas d’école que ce bassin-là. Comment y concilier réchauffement climatique, augmentation des besoins en été, culture du maïs là où l’on faisait avant-guerre de l’élevage… et migration de 50 000 nouveaux habitants par an dans la seule région Occitanie ? Comment gérer l’eau future dans cette région où la surface des prairies, lesquelles, avec les forêts, représentent ce qui se fait de mieux en matière de services écologiques, dont la rétention d’eau de pluie, a été réduite de près de la moitié entre 1990 et 2012 ? Entre Méditerranée et Atlantique, les étiages sont plus précoces et plus importants dans le bassin Adour-Garonne, ce qui se traduit par des déficits de l’ordre de 20 à 40 % en été, et par des épisodes de mauvaise qualité de l’eau : quand il y a moins d’eau qui s’évapore plus vite, la concentration en polluants augmente. 27 % des cours d’eau et des nappes considérés comme problématiques en France au regard de la directive-cadre européenne se trouvent dans ce bassin. Et puis, il y a les fuites, de l’ordre d’un quart du volume transporté par le réseau. Le sud-ouest est déjà en tension, même les néoruraux, apprentis maraîchers nombreux à s’installer dans la région de Toulouse réclament des retenues colinéaires en dépit du syndrome Sivens. Quant à l’agence de l’eau, pour la période 2019-2024, son budget s’élève à 1,6 milliard d’euros, soit une baisse de 16 % des crédits disponibles par rapport au plan précédent (1,9 Md€ sur 2013-2018).

© Comité de Bassin Adour-Garonne… 2019 !

Dorsale au Nord

Allons maintenant au nord, chez moi, dans le bassin Artois-Picardie. A priori, c’est mieux. Ou plutôt, c’est moins mauvais qu’en Adour-Garonne. La géologie fait d’abord que 98 % de l’eau potable proviennent des nappes phréatiques. Les usages font que 94 % de cette eau sont utilisés par les citoyens : pas la peine d’en vouloir aux agriculteurs qui arrosent très peu. Par contre, là où les nappes sont faibles ou peu exploitables, l’eau est peu disponible. C’est le cas autour de Dunkerque, qui est en manque de façon chronique. Dunkerque, tout de même… Mais la ville est construite sur du sable, son arrière-pays a été gagné sur l’eau, elle peut boire selon un équilibre subtil entre l’eau douce qui tombe et l’eau de mer qui entre. Alors, rappelle Thierry Vatin, le directeur de l’agence de l’eau Artois-Picardie, « il y a des interconnexions partout », depuis, en gros, le Pas-de-Calais troué de captage – sauf dans le Boulonnais, vers le nord qui en est fort dépourvu. La plus belle est la plus longue, c’est la « dorsale de l’eau » qui va d’Aulnoye-Aimeries, dans l’Avesnois, au sud-est du pays ch’ti, dans le bassin de la Sambre, vers la capitale de Jean Bart. 200 km de tuyaux de 700 mm récemment posés, qui seront suffisants jusqu’à quand ? « Il y a des tensions quantitatives, en particulier dans le territoire qui va de Lille à Douai et Lens, à court terme. Ailleurs, dans le delta de l’Aa [Dunkerque], le Boulonnais, la Sensée, la Sambre et la Haute-Somme, la tension est à venir à moyen terme. » Dans les bassins de l’Escaut, de la Canche, de l’Authie et de la Somme, au contraire, il n’y a pas d’inquiétude à long terme. Mais, insiste le directeur de l’agence, « il y a risque de tension quantitative à court ou moyen terme sur un bon deux tiers du bassin… »

Manifestement, le bassin Artois-Picardie n’est pas homogène. D’un territoire à un autre, les risques en matière d’approvisionnement ne sont pas identiques. Il va falloir gérer la ressource d’abord à l’échelle des sous-bassins, celle des Sage et des EPTB.

© Agence de l’eau Artois-Picardie
© Agence de l’eau Artois-Picardie

Leçon de sigles

Deux acronymes, déjà ! ? Vite, je définis, sinon, je vais vous noyer.

  • L’Europe définit des directives – écologiques – de qualité de l’eau à atteindre par chaque État membre.
  • À partir de là, la France fixe un cadre pour au moins s’approcher des directives (elle en est encore loin !).
  • Dans chaque bassin-versant de fleuve, ce cadre est traduit en un Schéma directeur d’aménagement et de gestion de l’eau, le Sdage, décidé et dirigé par le Comité de bassin d’une agence de l’eau, dirigé par des élus.
  • Il y a six agences de l’eau en France : Artois-Picardie, Rhin-Meuse, Rhône-Méditerranée-Corse, Adour-Garonne, Loire-Bretagne et Seine-Normandie. Elles sont financées par des redevances prélevées sur les factures d’eau, financent pour des raisons obscures l’Office français de la biodiversité, et ont des compétences élargies à… la biodiversité et aux littoraux maritimes.
  • Le Sdage est décliné en différents schémas d’aménagement et de gestion de l’eau (Sage), chacun à l’échelle la plus petite, celle du bassin-versant d’une rivière.
  • Ce bassin de rivière, ou sous-bassin, est géré par un équivalent local du comité de bassin, la commission locale de l’eau (CLE), elle aussi dirigée par des élus. C’est une structure collégiale où l’on parle à plusieurs de l’eau, c’est-à-dire des questions d’environnement et donc, de gouvernance des territoires.
  • Ce modèle d’administration de l’eau fonctionne tellement bien qu’il a été copié à l’étranger.
© SAGE Scarpe-aval
© SAGE Scarpe-aval

Les orques de la Somme

Prenons un exemple dans le bassin Artois-Picardie avec l’EPTB de la Somme.

« Ici on ne manque pas d’eau », tente de rassurer la responsable du pôle assainissement, Sabine Kasza-Maturel. En effet, tout le monde se souvient des inondations massives d’il y a vingt ans, qui avaient noyé Abeille. 25 millions de mètres cubes sont prélevés dans la nappe souterraine, un tiers pour l’agriculture, presque un quart pour l’industrie, le reste pour les citoyens. Sur la carte, le bassin est troué de points de prélèvements : il en existe 1500, dont 1 000 pour les agriculteurs. « Ce sont les prélèvements qui ont le plus augmenté : + 35 % entre 2015 et 2020. » La nappe est là, grosse, étendue, elle est cependant un tantinet lente à la détente. « Le temps de réponse est important, ce qui fait qu’on a des assecs en tête de certains sous-bassins, comme l’Avre et le Maye, où les prélèvements agricoles sont très forts. » C’est à l’EPTB de mettre tout le monde autour de la table pour faire accepter la réalité d’une ressource qui peut manquer. Et par-dessus le marché, se dégrader : « les nappes sont en mauvais état chimique à cause des nitrates et des herbicides. Nous avons déjà six points de prélèvements concernés par le non-respect des objectifs de la directive européenne et 60 autres qui se dégradent… »

Alors, l’établissement travaille à élaborer une base de données géographique sur l’alimentation en eau potable (gérée par 220 services publics de l’eau potable pour presque autant de communes !). Il finance une étude commune avec le BRGM sur l’impact qu’aura le changement climatique sur les ressources du bassin de la Somme. Il repère là où ça fuit (8 piscines olympiques qui partent dans la nature chaque année, ça coûte en pompe et en potabilisation) et les points de captage menacés par la pollution agricole. Sabine Kasza-Maturel a également lâché ses orques. « Ce sont des opérations de reconquête de la qualité de l’eau à destination des collectivités, des particuliers, des industriels et des agriculteurs, » c’est-à-dire des sous et des actions mutualisées pour atteindre le zéro phyto, mieux stocker les déchets industriels ou améliorer la gestion des engrais. « En fait, nous, EPTB on est un facilitateur, une ingénierie à disposition des collectivités, » un observatoire chargé d’anticiper. L’agence de l’eau locale, en quelque sorte, plus proche des gens. Avec son parlement : la Commission locale, la Clé.

© Sabine Kasza-Maturel.

Invisibilité administrative

Président du Cercle français de l’eau, l’association qui représente les acteurs de l’eau privés et publics, Thierry Burlot, également président du comité de bassin Loire-Bretagne, est assez estomaqué par les enjeux à venir. Comme il le rappelle avec force, rien que la catastrophe de la Roya en 2021 dans les Alpes-Maritimes a coûté 1 milliard d’euros de dégâts, sans parler des drames humains, indélébiles. « Cela pose une question. Nous allons tous êtres soumis à des événements de ce type, à des inondations, mais aussi à des manques d’eau. À un moment donné, se posera la question de nos responsabilités, nous, élus : on va se retrouver avec des citoyens qui vont nous dire « qu’est-ce que vous avez fait pour empêcher cela ! ? », est-ce qu’on a bien respecté la Gémapi etc. et à défaut, il y a aura des procès, des jugements et des élus condamnés. » La mise en application du droit de l’environnement se faisant de plus en plus dans les tribunaux administratifs saisis par les associations de protection de la nature, les assureurs ayant fortement suggéré au cours de l’année 2021 qu’ils pourraient demain ne plus être en capacité financière de couvrir les risques augmentés par notre inadaptation aux conséquences du changement climatique, le futur employé par Thierry Burlot n’est pas inconsidéré. D’autant que notre société valorise l’individu, surtout s’il se considère en tant que victime.

« En fait, c’est la question de la solidarité qui est soulevée. Elle est servie par des outils puissants, les Sage, les Sdage, qui n’ont pas assez de valeur juridique. Il faudrait qu’ils soient opposables aux PLU [Plans locaux d’urbanisme] et aux Scot [Schémas de cohérence territoriale, documents de planification] ! » Avant de définir une politique urbaine de développement territorial, d’aménagement du territoire, la première question selon M. Burlot devrait être celle-ci : « est-ce qu’on peut le faire selon nos ressources en eau ? » Si l’installation d’une entreprise, propice à création d’emplois, entraîne un dépassement des capacités de traitement de la station d’épuration, il serait sage de lui dire non. À moins de vouloir perpétuer l’équivalence habituelle entre la privatisation des bénéfices et la socialisation des pertes.

« En réalité, on peut contester un document d’urbanisme dès lors qu’il n’est pas en conformité avec le Sage, » répond Philippe Billet, directeur de l’Institut de droit de l’environnement de l’université de Lyon III, « cependant, à partir du moment où il y a un Scot en intermédiaire entre le Plu et le Sdage ou le Sage, le Plu n’a plus aucun lien avec le Sdage et le Sage, or comme on est dans un double rapport de compatibilité – Scot avec Sdage, PLU avec Scot, on a une dilution des données qu’il faut prendre en compte. » En définitive, l’eau est transparente et impalpable, presque invisible aux élus et donc, à leurs administrés. En dépit d’une jurisprudence bien établie, bureaux d’études, techniciens, et élus concernés s’interrogent toujours sur les différents points abordés par un PLU qui devraient être en rapport avec le Sage ou le Sdage – via le Scot : imperméabilisation des sols, lutte contre les inondations, développement des ZAC, entretien de la voirie et du réseau des eaux pluviales… mais si peu de choses sur la gestion de l’eau sous les aspects quantitatifs (de quelle quantité dispose-t-on à tel moment) ou qualitatif. « L’eau, en soi, n’est pas un sujet de planification urbaine, » constate, dépité, Philippe Billet.

© SAGE Vallée de la Garonne

Une erreur monumentale selon M. Burlot qui prend l’exemple de sa région, la Bretagne. « Le château d’eau est au centre, mais l’usage se fait d’abord sur les littoraux. Il y a protection des points de captage, des zones humides en amont, et consommation en aval, qui paie ? Il faut changer les solidarités entre ville et campagne. » Que l’aval paie quand même pour l’amont. Que l’en dessous n’oublie pas de penser à l’au-dessus lorsqu’il urbanise. « Vous préservez une zone humide en amont, vous ne récupérez aucune fiscalité ; alors que si vous faites un centre commercial en aval, vous récupérez des taxes locales… » Un constat déprimant dénoncé sans cesse par le fiscaliste Guillaume Sainteny qui, depuis longtemps déjà, démontre que la fiscalité s’appliquant aux milieux naturels et au foncier non bâti crée une rentabilité négative qui ne pousse pas à l’entretien des endroits qui rendent des services écologiques. Heureusement, l’agence de l’eau existe pour faire un peu de péréquations entre l’aval et l’amont. Mais cela ne suffira pas à l’avenir, prévient Thierry Burlot. Les usages augmentent tandis que la ressource est moins prévisible. « On est à la croisée des chemins », martèle le président du Cercle français de l’eau. « Il faut territorialiser la gestion de l’eau. Le territoire hydrographique devrait être calqué sur le territoire de vie, les intercommunalités par exemple, mais cela est très rare. Il y a en France des territoires de décisions très forts depuis la loi NOTRe, qui ne correspondent pas avec les territoires hydrologiques. Alors que l’eau est la condition sine qua non pour développer un territoire, c’est le dernier sujet que l’on regarde. »

Un travail réglementaire est à faire pour que les documents de gestion de l’eau s’imposent systématiquement aux documents d’urbanisme et de planification.

Des « stress test » à l’eau, comme ceux qu’impose la loi hollandaise dans son aménagement du territoire, pourraient inspirer le législateur. « Plus les EPTB seront puissants dans leurs préconisations, plus ils seront capables de les imposer. »

© SAGE Durance

Le sage de la Durance

Christian Doddoli, directeur général de l’EPTB qui s’occupe de la bonne vie de la 

Durance, a réussi à imposer parce qu’il est allé voir les gens. « Il ne faut pas se raconter des histoires, le monde de l’eau est assez technique, il est confisqué entre les mains de la technocratie, les concertations existantes ne sont jamais satisfaisantes. » Rien ne l’obligeait à mettre en place un Sage selon le modèle classique, alors il en a créé un en discutant avec les habitants. « Ce n’est pas parce que Jacques a dit « fait un Sage » qu’il faut en faire un… En regardant ce qui s’était fait ailleurs, j’ai été marqué par la faiblesse de la représentation des élus de base, par la présence de gens qui défendaient leurs communautés, y compris les associations. » Plutôt que de partir du Sdage, en bonne logique descendante, du bassin majeur au bassin mineur, de l’agence de l’eau à lui, il a fait exactement l’inverse : « on a recruté des gens, on a acheté deux voitures, on a sillonné le territoire, on a fait une grande tournée chez les acteurs de terrain, les élus, sans bureaux d’études, en technicisant le moins possible, pour voir avec eux, en langage normal, quel rapport chacun avait avec à l’eau. » C’est quoi, vos problématiques, quelles sont vos peurs ? Cela a pris quatre ans. « On n’a pas fait de catéchisme, on a écouté, notamment les gens de l’amont, des Hautes-Alpes, qui se sentaient esseulés, presque avec un complexe d’infériorité par rapport à la vallée, et on a écrit notre Sage. » Des élus ont avoué leur sentiment que leurs problèmes n’étaient jamais pris en compte, l’érosion de terrains communaux, l’entretien des captages, la réception des annonces de Météo France, les problèmes d’accès et de fréquentation des berges de rivières etc. Ils disaient ne pas avoir la main sur l’eau, leur eau… « On a vraiment fait un constat de déficit, celui de la fausse concertation qui permet de cocher les cases mais ne sert à rien. Les élus viennent à des réunions et disent ce qu’on leur dit de dire. De toute façon ils sont tellement sollicités qu’ils n’ont pas le temps de s’approprier les sujets, alors… » ils laissent à d’autres, à des techniciens, aux associations, aux bureaux d’études, le soin de penser à leur place. « Nous, on essaie de répondre simplement à des questions simples. Par exemple, on modélise le bassin avec les effets du changement climatique, et on livre cela aux élus, à eux ensuite de débattre. Ça fonctionne très bien. »

Débarrassé de sa gangue technicienne, l’EPTB Durance s’en est trouvé légitimé, incarné. Il a mué en un acteur social habituel dans la vie des gens : « on s’est demandé comment on pouvait mieux s’intégrer dans un processus ascendant, démocratique. Eh bien… en organisant des événements pour le public, pour que ces questions sur l’eau ne soient pas confisquées par la technostructure et les associations. » L’établissement organise les fêtes de la Durance. Un grand banquet sur une rive, sous la lumière et dans la musique. Également, des balades en kayak, à vélo, à cheval. Ainsi la rivière devient-elle un objet culturel et émotionnel qui entre mieux dans la vie des gens. « On a sorti un magazine très grand public, très sensible, qui parle de culture, de patrimoine, de gastronomie, de land art, pour rapprocher la rivière des habitants. »

© SAGE Durance

Elle n’appartient à personne, sauf son usage

Il faudrait voir si cette expérience sociale a permis de rompre avec les habitudes.

Au café du Commerce comme dans les dîners de famille, toutes ces questions n’existent pas car tout un chacun est d’accord pour dire que l’eau est tellement abondante qu’on ne devrait pas la payer, d’autant qu’elle appartient à tout le monde. Comment mettre un prix sur ce qui nous fait vivre ! ? Ainsi que l’air, l’eau est un bien commun, tellement évident qu’il n’y a pas vraiment lieu de s’intéresser. On respire ? On ouvre la bouche. On a soif ? On ouvre le robinet. 

On se trompe. L’eau bien commun est une tarte à la crème qu’affectionne Philippe Billet, qui possède la précision toujours bienvenue du juriste. Dans la loi de 2006, rappelle-t-il, il est écrit que « l’usage de l’eau appartient à tous, que chaque personne physique pour son alimentation et son hygiène a le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiques accessibles à tous. Certes. Dans le Code civil il est aussi écrit que l’usage de l’eau est commun à tous. Mais puisque l’eau peut être appropriée, car elle est res nullius, en droit (elle n’appartient à personne) elle ne peut donc être une chose commune. » Le droit est passionnant, car il procède d’une logique d’observation : pour être appropriée il faut que l’eau ne bouge pas naturellement, ou bien qu’elle ait été immobilisée, c’est l’eau des nappes, des barrages artificiels et des biefs : « elle prend alors le statut juridique du contenant. Ça permet de l’individualiser. » Le res-nullius ne s’applique qu’à l’eau courante.

Justement, dès lors qu’elle s’écoule, l’eau peut définir des droits de propriétés. « Les fonds inférieurs en aval sont assujettis à recevoir par le jeu de la gravité les eaux de pluie qui s’écoulent naturellement depuis le dessus, mais il faut que cela s’opère de manière naturelle. Par contre, avec les eaux de source, le propriétaire du point d’émergence peut user de cette eau comme il veut tant que cela ne porte pas atteinte aux propriétaires des fonds inférieurs ». Le propriétaire ne peut donc pas priver ces derniers, en compensation, il a droit à des indemnités.

« On peut ensuite aborder l’eau dans un rapport de communauté. Historiquement, les communautés humaines se sont formées autour d’un cours d’eau, à un endroit donné. » La riveraineté forme une communauté de fait. « En réalité, l’eau est un bien communautarisée par nature, car elle crée un lien entre ceux du dessus et ceux du dessous. » Et ceci, de toute antiquité, abonde Bernard Barraqué, directeur de recherches émérite à AgroParisTech et grande figure de l’eau en Europe : « les petits cours d’eau sont la chose commune de leurs riverains, y compris dans le droit romain, et jusqu’à la loi du 8 avril 1898 en France », en grande partie abrogée. L’Antiquité est définie par ces villes fondées toutes auprès de cours d’eau qu’elles ont en partie canalisées. La possession de systèmes d’adduction entraîne d’ailleurs une autre forme de communautarisation « par nécessité » : l’individu seul ne pouvant accéder à l’eau, il est obligé de se regrouper pour faire venir, stocker et entretenir le fluide indispensable. Bernard Barraqué prend l’exemple des communautés d’irriguants ou de drainage qui ont traversé les siècles : les wateringues flamandes, les bisses du Valais, les rus de la Vallée d’Aoste, les tribunaux de l’eau espagnols et mêmes les ASA (associations syndicales autorisées) en France. « Les 21 Wateringues qui couvrent les Pays-Bas et les 11 syndicats coopératifs de la Ruhr sont des exemples à l’échelle des EPTB, qui ont inspiré, en leur temps, les agences de l’eau. »

Reconnue depuis la loi de 1992 en tant que patrimoine commun de la Nation, l’eau exige une responsabilité commune sur la ressource, partagée par l’ensemble de ses usagers, néanmoins, c’est une reconnaissance qui ne donne pas d’effets de droit, mais permet juste d’introduire l’idée de transmission, d’imposer sa protection sur le long terme. Depuis quelque temps, de grands esprits réclament d’aller plus loin. Ils réclament un nouveau classement juridique de l’eau qui, selon eux, bouleverserait le monde : il faut conférer une personnalité morale à l’eau, ainsi d’ailleurs qu’aux arbres et aux animaux. Philippe Billet n’est pas convaincu par leurs arguments. « En Inde, en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis et au Canada des fleuves et un lac ont changé de statut. D’aucuns aimeraient que le Rhône bénéficie de la même chose. Mais cela heurte la culture juridique européenne, pour laquelle il y a les choses et les personnes. Le fleuve n’étant pas une personne, il est un objet et donc il n’est pas un sujet de droit, on peut l’exploiter sans qu’il n’ait rien à dire. » Pour autant, rien n’est intangible, le droit est chose humaine, il évolue avec son temps. « L’idée serait de considérer qu’un cours d’eau disposerait de mêmes droits que nous, sous la tutelle bienveillante de personnes qui le représenteraient. Toutefois, s’il y a droit, il y a des obligations : que faire en cas de débordements ? » Bien que la justice n’ait jamais statué qu’un droit implique nécessairement une obligation, la question posée par Philippe Billet ouvre des perspectives philosophiques fascinantes. Qui ne trouveront sans doute jamais de fin, car elles confrontent des imaginaires extrêmement différents. « On a de toute façon suffisamment dans le droit actuel pour protéger correctement la ressource, » encore faut-il le faire appliquer.

Couverture Rencontres avec des écolos remarquables Delachaux & Niestlé
© Delachaux & Niestlé

comment enclencher un changement transformateur ? Passionnantes réflexions à la FRB.

En septembre 2021, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité a osé : organiser un colloque d’une journée sur les « changements transformateurs. » L’expression semble tautologique tant le changement a l’air d’être en soi une transformation. Du point de vue de la physique ou de la chimie, sans doute, car un changement d’état est une transformation de la matière et de l’énergie. Dans la nature, un changement peut également engager une transformation. Un peu moins de lumière, et voilà les feuilles qui tombent. Et chez nous ? Tout candidat à une élection se doit d’annoncer de grandes transformations, forcément nécessaires, parce qu’il faut changer, par le biais de grandes réformes écrites par de grandes lois. Le dernier rapport de RTE sur l’avenir énergétique de la France nous montre que la grande transformation de notre système énergétique ne se fera pas sans un changement fin du rapport entre nucléaire et énergies renouvelables et un changement plus ample de notre consommation d’énergie. Un changement ne serait donc transformateur qu’à certaines conditions à ajuster entre elles. Sur quels leviers appuyer pour espérer voir une vrai transformation ? 

Osons les changements !

Une réponse qui commence par un avertissement de la directrice de la FRB, Hélène Soubelet : la complexité des enjeux et les lacunes dans nos connaissances ne doivent pas être un argument pour attendre prudemment d’en savoir plus. Pourtant, la France est un pays où l’on aime débattre pour débattre, un pays cartésien qui attend d’être presque sûr pour agir. Chez nous, la question du sexe des anges est sans cesse posée. L’acte manqué est une tactique. Secrétaire d’État à la biodiversité, Bérangère Abba veut quand même « saisir la sphère politique pour engager ces changements transformateurs, » dit-elle en inauguration de la Journée. Pour cela, il y a besoin de concertations entre les usagers de la nature, de cohérences entre les différentes politiques publiques, de connaître les résistances de chacun et de s’appuyer sur des indicateurs transversaux pour suivre les bonnes feuilles de route. Cela fait beaucoup de conditions. « Le moindre geste du quotidien peut avoir un écho à l’échelle du monde », affirme la ministre, notamment à propos de la déforestation : « les accords commerciaux peuvent permettre d’obtenir des avancées qui vont au-delà de la filière bois, sur la dégradation des terres par exemple. » Certes.

© FRB/ Jeremy Richards/ Adobe Stock.

Nous sommes nous-mêmes les héritiers d’un changement transformateur

Effet de seuil et effet domino, un jour les choses basculent sans toujours prévenir. Une avancée quelque part peut engendrer une transformation en profondeur. Mais comment la prévoir ? Mieux, comment l’initier ? Le changement est-il modélisable ? Sans doute pas, à en croire le nouveau président de la FRB, Denis Couvet, pour qui, de par la complexité de nos relations avec la biodiversité, il n’est pas trivial de proposer des mesures leviers, ce qui supposerait de leur part une bonne anticipation de leurs effets. « En fait, il faut agir à la fois sur les facteurs directs et indirects du déclin de la biodiversité, » sur l’usage des sols autant que sur le crédit immobilier par exemple, « de façon à atteindre une réorganisation fondamentale, systémique, des facteurs économiques, sociaux, technologiques, y compris les paradigmes, les objectifs et les valeurs, » selon la définition par l’Ipbes d’un changement transformateur. Mais il peut y avoir un côté démiurge à prétendre impulser un tel mouvement d’ensemble.

Or, les sociétés occidehttps://www.fondationbiodiversite.fr/wp-content/uploads/2021/09/JFRB2021-Regard-Frederic-Denhez.pdfntales l’ont déjà fait, mais on ne s’en souvient pas. C’était dans les années 1960, « avec la notion de steady growth, la croissance soutenue, » rappelle Denis Couvet. Un succès, le seul, qui a abouti aux problèmes d’aujourd’hui. Car c’est bien cette croissance soutenue, cette courbe en crosse de hockey de l’augmentation du PIB mondial qui est à l’origine de son calque, la courbe mesurant le taux de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, et de son inverse, celle figurant la chute de la biodiversité. L’humanité a donc été capable un jour de se transformer entièrement, « parce que les connaissances, les valeurs, l’organisation sociale et la technologie allaient dans le même sens, ont coévolué avec l’utilisation des énergies fossiles. » La science pourrait proposer un changement vers une autre croissance, mais en se réformant quelque peu, estime Denis Couvet. « Elle doit être moins cloisonnée, moins disciplinaire, intégrer les savoirs locaux et vernaculaires, combiner avec les sciences participatives » et bien identifier les enjeux de pouvoirs : les changements transformateurs, qui en parle, qui les conçoit, et dans quel but ? Quelque part en Asie, on propose aussi des réponses. Théorisées au Japon, avec les mutations des paysages ruraux (dits de Satoyama), ou encore avec le gouvernement chinois, qui a inscrit le concept de « civilisation écologique » dans sa constitution. Mais il est peut-être plus facile pour une dictature d’imposer des changements transformateurs que dans une démocratie où le temps de la décision s’écoule plus lentement.

PPT © Denis Couvet

Experte en paléoclimats bien connue, directrice de recherches au CEA, Valérie Masson-Delmotte illustre à quel point le changement transformateur au lendemain de la Seconde Guerre mondiale rappelé par Denis Couvet a été une réussite : « l’influence humaine est aujourd’hui le facteur principal de nombreux changements : écosystèmes, déplacements d’espèces, etc. » Tout est modifié de par l’être humain, à cause de la croissance soutenue. Tout doit être modifié afin qu’elle devienne enfin réellement soutenable… à la fois pour le climat, la biodiversité, l’eau et l’alimentation. Tous les enjeux sont croisés. « Il faudrait des changements transformateurs sur nos consommations, qui peuvent permettre de diminuer fortement les émissions mondiales entre aujourd’hui et 2030. Il faut bien se le dire : s’il n’y a pas de trajectoires transformatives fortes, le réchauffement sera supérieur à 2 °C à partir de 2050. » D’autant que le système industriel est très inertique, plus que le climat lui-même : on ne change pas de modèle de production en claquant des doigts. Les usines durent un demi-siècle, les voitures quinze ans, un système de chauffage dans une maison, une génération. L’inertie, le frein, est là, bien plus que le temps de la nature. Comment, dès lors, savoir sur quels leviers appuyer, et avec quelle pression, pour évaluer les transformations induites alors que les temps de réponse sont différents ? « Déjà, en définissant des valeurs seuils pour chaque facteur impacté par le climat, à l’échelle régionale. Chaleur, froid, pluie, sécheresse, neige, glace, vent, littoral, etc. Cela permet une analyse de risques à une échelle locale, » préalable à l’anticipation des changements à venir. Pour aider, l’Office français de la biodiversité (OFB) met en ligne toutes ses données (sur le site naturefrance.fr) : « notre rôle est aussi de fédérer la donnée », rappelle son président, Pierre Dubreuil, « il est de faire en sorte que les décideurs et le grand public puissent mesurer, comprendre, et décider. » Les indicateurs, les outils, les synthèses et les rapports sont nombreux, les mondes économique et financier ont commencé à s’en emparer, il était temps.

Si déjà l’État comptait mieux…

La croissance durable a été le plus grand changement transformateur du siècle dernier. Preuve qu’il est possible de repenser de façon radicale les trajectoires économiques. Comment recommencer ? Professeur à l’Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement (AgroParisTech) et chercheur en économie écologique au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired) à Nogent-sur-Marne, Harold Levrel a sa réponse. Elle est plurielle : « Ce n’est pas très original, il faut jouer sur la fiscalité, les nouvelles normes, les labels et quelques dispositifs volontaires. » Ce qui est plus inédit c’est « la transparence. Il faudrait que l’État fasse apparaître la biodiversité dans son budget, ce qui est déjà d’une certaine façon obligatoire pour les entreprises du CAC40 de plus de 500 salariés qui doivent faire du reporting sur les questions d’environnement. » Privé et public sont d’autant plus poussés à le faire que la Justice n’est plus aveugle : la notion de « préjudice écologique » est devenue robuste, et peut avoir un effet désastreux sur l’opinion.

« Il y a une multitude de choses qui avancent. Dans la loi Biodiversité de 2016 par exemple, on trouve les obligations réelles environnementales qui sont un moyen d’imposer sur le temps long, puisqu’elles ne sont pas éteintes par la vente du bien, des mesures favorables à la biodiversité à la propriété privée, et puis les baux ruraux environnementaux. Mais souvent, Bercy ne suit pas… » En clair, il y a des évolutions juridiques plutôt positives, mais qui ne sont pas suivies d’effets ne serait-ce qu’en raison d’une police de l’environnement réduite à la portion congrue. « 15 % seulement des délits sont jugés. Il n’y a pas de juridiction spécialisée en matière d’environnement, d’ailleurs. » Il manque des sous et des effectifs dans la police de l’environnement, au point que la fédération nationale de la chasse a proposé en novembre de la compléter par ses propres effectifs. Il semblerait par-dessus le marché que des préfets manquent de volonté. « Heureusement, les citoyens se mobilisent, ils font de plus en plus de contentieux, ce qui a un double effet : sanctionner ceux qui détruisent, certes, mais aussi donner de l’air aux plus vertueux. Et puis, cela devrait réveiller les politiques. » Harold Levrel aimerait aussi que les deux traditionnelles visions alternatives de la décision se rencontrent : le top-down qui fixe les règles fiscales et réglementaires, le bottom-up qui invente des approches innovantes.

Une image, chiffrée : « Si l’on compte bien, on peut estimer que la dette écologique contractée par l’artificialisation des sols se situe entre 22 et 92 milliards d’euros, alors que le chiffre d’affaires global du secteur du bâtiment est de 128 milliards d’euros. » Cette dette est établie notamment à partir du coût de la renaturation, qui se situerait entre 95 et 350 euros le m2 tandis que celui de la dépollution des sols est estimé à près d’1,9 milliards dépensés. « Finalement, la valeur ajoutée créée par le secteur du BTP tombe à 20 milliards… » ce qui donne à réfléchir. Pour nous y aider, Harold Levrel propose qu’après la religion et l’économie, l’écologie soit la nouvelle transcendance qui nous aide à faire face à la peur de l’effondrement.

© FD

Mais pas en donnant un prix à la nature, car la monétarisation, la financiarisation de la biodiversité est devenue un vieux débat. Tout le monde s’y est essayé, personne n’y est parvenu, ça ne marche pas. Chez Mirova, une société de gestion filiale de Natixis, ce n’est plus le débat. « On ne met pas de prix à la nature, on essaie de traduire la biodiversité en risques et en opportunités, » présente Gautier Quéru, qui pilote les activités capital naturel de la société. « On travaille avec des experts des risques qui nous permettent de nous assurer de l’intégrité de nos investissements. » Pour M. Quéru, aujourd’hui et dans la mesure où le lien est clairement établi entre le climat et l’économie, une entreprise qui présente des risques pour le premier perd déjà ou perdra bientôt de la valeur. « On voit que les choses changent avec la finance verte, la mesure de l’impact environnement des investissements : il n’y a plus une seule conférence technique qui ne parle pas de ce sujet. »

… alors que la finance dit quelle sait le faire

Ces mécanismes financiers ne peuvent, cela dit, pas tout. Gautier Quéru demande un cadre législatif, européen et national, il aimerait aussi un système de labellisation des produits d’investissements financiers. Que les pouvoirs publics, les acteurs publics et l’opinion publique rédigent ensemble des listes d’exclusion. Mirova, comme d’autres acteurs du marché, n’investit pas sur le tabac, l’armement ou les combustibles fossiles, il se basera bientôt sur la taxonomie européenne en matière d’énergies décarbonées. « Le souci est de savoir si c’est cohérent, si cela ne changera pas demain. » C’est juste : la taxonomie récemment votée illustre le dilemme des naturalistes, qui sont portés sur les énergies renouvelables, lesquelles sont reconnues par ladite taxonomie, alors que ce sont les centrales nucléaires qui occupent le moins d’espace, et donc, affectent le moins la biodiversité, mais ont été rejetées par la taxonomie. « On suit donc la taxonomie européenne issue de pressions géopolitiques pour ne pas investir, ou bien alors on tient compte de l’impact réel sur la nature ? On fait des paris, on prend des risques. »

Mirova s’appuie sur les labels du Forest Stewardship Council, Rain Forest Alliance, ou encore agriculture biologique. Gautier Quéru défend aussi les paiements pour services écosystémiques et le crédit carbone. « Mieux vaut faire confiance au monde de la finance qu’à l’État, ça bouge plus vite, d’autant que l’approche par les risques est abordée de manière de plus en plus sérieuse. »

© Novethic Essentiel, 29/11/21

Les entreprises se verdissent par la tête ou les pieds

Les entreprises s’engageraient pour la nature. Enfin, certaines, souvent les plus grosses. En juillet 2018, une centaine avait signé un engagement en présence de l’alors ministre de l’écologie Nicolas Hulot et des plus grandes associations de protection de la nature françaises. Act for Nature matérialisait la volonté de ces sociétés d’aller plus loin que la stratégie nationale de la biodiversité de l’État, qui était alors en panne. En 2021, Act for Nature a été scindé en deux : les entreprises internationales signataires ont été regroupées dans Act for Nature International tandis que les autres sont devenues Entreprises engagées pour la Nature, dont s’occupe l’OFB. Il y en a 57. Pour Audrey Coreau, directrice Acteurs et citoyens de l’Office, il y a deux types de changement au sein des entreprises : « Il y a le changement par le possible – l’amélioration des pratiques, la diminution des impacts négatifs, l’augmentation des effets positifs ; et le changement par la rupture : nouveaux modèles d’affaires et de secteurs d’activité, innovations, etc. Dans les deux cas, on doit mobiliser des leviers tout au long de la chaîne de valeurs, en amont et en aval. » Achats et matières premières, procédés de production, gestion du foncier et des sites, fin de vie des produits : il ne s’agit plus de planter trois arbres sur le parking. « Reste le changement d’échelle : en arriver à ce que la biodiversité devienne incontournable pour les entreprises. » Atteindre la masse critique par la politique des petits pas, espère Audrey Coreau. Si tant est qu’elle soit portée par des visionnaires : une entreprise suit son ou sa cheffe. À l’inverse, désincarnée, la biodiversité n’a aucune chance de modifier les modèles d’affaires.

© PPT Audrey Coreau

Responsable du pôle Biodiversité & santé-environnement communication de l’association EpE, qui a commencé Act for Nature et organisé la signature des engagements des entreprises en 2018, Sylvie Gillet fait ce constat chaque jour. Qui n’est pas contradictoire avec cette remarque lucide : « La critique du capitalisme est sans cesse absorbée par le capitalisme lui-même. » Notre système économique est une machine formidable qui phagocyte tout ce qui le menace. Raison pour laquelle il faut être malin avec lui. Le ver des petits pas peut finir par grossir jusqu’à manger une partie du fruit. Convaincu, un chef est convaincant. Contaminé, l’écosystème des salariés finit un jour par s’imposer à ses dirigeants. La banalisation de la biodiversité change le regard que l’on porte sur le vivant, y compris sur celui de l’entreprise, les travailleurs eux-mêmes. L’écologie est la science des relations entre les êtres vivants, dès lors qu’on l’a en tête, on regarde différemment les rapports sociaux au sein des entreprises. « Le social-écologisme pourrait être la nouvelle forme de dominante à adopter » se plaît à penser Sylvie Gillet. En attendant d’en arriver là, des entreprises comme Carrefour font signer à leurs fournisseurs agricoles bios une charte qui va beaucoup plus loin que le label AB, tout en ne changeant en rien son modèle économique basé sur l’achat auprès des fournisseurs au prix le moins cher. Tout change et ne change pas. En même temps.

Du conseil et de la coopération

Le monde agricole évolue également. Sabrina Gaba y réfléchit dans son labo. « Ce n’est pas une découverte : il faut que l’ensemble du système alimentaire, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, s’engage en même temps, sinon, on continuera à réfléchir sur l’instantané, » démarre cette directrice de recherche au laboratoire agroécologie de l’université de Dijon et directrice adjointe de la « Long-term socio-ecological research » (LTSER) Zone atelier (ZA) Plaine & Val de Sèvre. Le court-termisme, la plaie du changement. Sabrina Gaba l’illustre par l’exemple des néonicotinoïdes : alors que la robustesse scientifique est atteinte, il a suffi d’une crise chez les betteraviers pour que la ministre de l’écologie se sente obligée de signer une dérogation à la loi, permettant leur ré-autorisation à titre temporaire. Le changement transformateur est une arlésienne si une main reste posée sur le bouton d’arrêt d’urgence. Pas mieux si l’on reste dans des systèmes de croyance : « Deux voies sont actuellement explorées au sens de la durabilité : utiliser les robots pour produire et effectuer la pollinisation, c’est-à-dire continuer de ne faire confiance qu’à la technologie ; ou bien concilier biodiversité et production, c’est-à-dire maintenir la pollinisation par des pollinisateurs, une stratégie qui repose sur le capital naturel. » Cette seconde voie engage un changement lent de paradigme, car elle repose sur les solutions dites fondées sur la nature, encore assez peu utilisées par le monde agricole. Pourtant, « la pollinisation par les insectes est une stratégie qui permet d’augmenter la production agricole au même niveau que les intrants organiques. À cette différence que seule la pollinisation par les insectes permet une amélioration des revenus agricoles. » Dans le périmètre de la zone atelier, des travaux ont révélé que la pollinisation offre de 30 à 40 % de rendements supplémentaires sur le colza et le tournesol, soit une augmentation de revenus des agriculteurs comprise entre 110 et 240 euros par hectare. « Seule la pollinisation permet cela car son coût est largement inférieur à celui des intrants chimiques. »

Mais de quelle façon maintenir les insectes dans les paysages agricoles ? « On a montré que dans les champs de colza, les pollinisateurs augmentent en relation avec la présence de prairies ou de parcelles de cultures en bio… On voit donc sur quels leviers appuyer afin de favoriser la pollinisation des cultures mais aussi le contrôle biologique des parasites. » En effet, les habitats favorables aux pollinisateurs ont un effet négatif ou neutre sur les ravageurs de culture. Est-ce que les agriculteurs sont prêts à intégrer ces pratiques ? Une enquête conduite dans la zone atelier auprès de 103 d’entre eux a mis le doigt sur une relation simple : plus le coût d’un changement est élevé, moins il est adopté. On s’en serait douté. « L’autre enseignement majeur, c’est le rôle primordial du conseil agricole pour expliquer et faire adopter. »

© CNRS, 2020.

Transdisciplinaires

Tout le monde doit avancer en même temps. Les conseillers agricoles comme les apiculteurs, dont l’activité gagnerait à être intégrée dans la réflexion globale : « apiculture et agriculture, ce sont des activités interdépendantes qui ont des impacts l’une sur l’autre selon les modes de gestion adoptés. » Sabrina Gaba estime qu’il y a deux façons assez simples de concilier maintien des revenus des agriculteurs et des apiculteurs et préservation de la biodiversité : la taxation des pesticides et la subvention de l’apiculture… « Mais en soi ces politiques publiques ne sont pas suffisantes. L’élément essentiel est la communication entre agriculteurs et apiculteurs. » Les modélisations réalisées dans la zone atelier montrent que les bénéfices économiques n’augmentent vraiment pour les agriculteurs et la récolte des apiculteurs ne croît franchement que dans le cadre d’une coopération… ce qui se traduit par un effet pervers : l’installation d’un nombre plus important de ruches et une surface de colza semée en plus grand nombre, au détriment des milieux naturels. Il manque un élément pour réguler : « politiques publiques et action collective c’est bien, pourtant, ce n’est pas suffisant. Il manque un élément : nous, les consommateurs. On a testé diverses stratégies. On a lancé des expérimentations avec les agriculteurs pour des systèmes basés sur la nature. On a fait des recherches sur le mode de consommation des habitants. On a cherché à comprendre les freins au changement. On a mis en place des cartes montrant où se trouvent les producteurs et les consommateurs, et on favorise tout cela par des animations » pour voir ce qui marche.

La recherche scientifique travaille au changement. Il lui manque encore la transdisciplinarité afin de prendre en compte les différents points de vue et la coopération avec les profanes. « Les chercheurs doivent se transformer eux-mêmes et transformer leur manière de faire de la recherche. » Le nombre de programmes de sciences participatives, qui font travailler ensemble chercheurs et paysans sur divers sujets, est le signe d’un changement transformateur. Les dix-huit instituts techniques agricoles sont à l’interface des deux mondes. « On est là pour accompagner techniquement les changements de pratiques, et pour évaluer les nouveaux systèmes, » explique Hélène Gross, chargée de mission biodiversité et agroécologie et responsable du pôle impact et innovation ouverte à l’Acta, l’Assemblée des centres techniques agricoles. Elle parle au pluriel, car il n’y a pas que le conventionnel et le bio. Entre les deux, il y a plein de chemins. « Plusieurs formes d’agriculture peuvent s’engager. Notre rôle est de mettre en place des sphères où toutes les parties prenantes peuvent s’exprimer. » En fait, dit-elle, le changement transformateur est déjà en marche, il s’appelle « agroécologie ». Le monde agricole est en train de passer de la logique de la recette de cuisine – « à telle date, je plante telle culture, à une autre je pulvérise tel produit » – à celle du fond de frigo – « on fait avec ce qu’on a, avec le vivant, on s’adapte. » Passer du contrôle au risque. « C’est là où le rôle du conseiller et de l’institut technique est important : rassurer les agriculteurs », dont l’aversion au risque est forte. Il n’en reste pas moins que les agriculteurs seuls ne pourront décider. L’alimentation est une démocratie, qui se décide à plusieurs. « Ce que dit Sabrina Gaba est une réponse : en concertation locale, il faut impliquer davantage les citoyens car c’est une question qui nous concerne tous. Il faut donc mettre en place des sphères pour que toutes les parties prenantes travaillent ensemble. » Le changement c’est peut-être maintenant, c’est d’abord ensemble.

© GIS Relance agronomique, Agribirds, 20/1/20

Pas de changement sans innovations sociales

Directrice du laboratoire d’écologie alpine de l’université Joseph Fournier de Grenoble, Sandra Lavorel est parvenue à un constat semblable, « on ne peut pas étudier la transformation des écosystèmes sans travailler sur les transformations des gens, sur les changements de valeurs qui conditionnent les transformations. » Il faut mettre en place des coordinations entre acteurs, remettre en cause certaines structures institutionnelles et politiques publiques qui rigidifient les capacités d’adaptation, mobiliser en même temps les savoirs des gens et des scientifiques, créer des structures de délibération et d’arbitrage. « Soit on ne change rien, on maintient alors le système, c’est-à-dire qu’on entre en résistance, ce qui induit des trajectoires de dépendance. Soit on se dirige vers un changement graduel, marginal pour le système, mais important pour les acteurs concernés. Ou alors on prend un modèle de transformation, c’est-à-dire un processus de long terme avec des changements structurels et de nouvelles pratiques, des changements des valeurs et de la gouvernance. » Il n’y a pas d’outil magique pour s’engager dans l’une ou l’autre façon, si ce n’est l’ouverture aux solutions particulières. Sandra Lavorel travaille en montagne, qui est prise entre la tradition de l’agriculture des alpages et l’industrie du ski. Celle-ci veut toujours aller plus haut, pour compenser la diminution de l’enneigement, ce qui n’est pas une bonne réponse du point de vue de l’environnement. Il s’agirait de trouver d’autres formes de tourisme, plus adaptées à une montagne qui change. « Les acteurs locaux s’organisent pour établir une offre quatre saisons, une éducation à la nature tout en promouvant le patrimoine culturel, » sur le modèle, entre autres, des parcs naturels régionaux (PNR).

© GIS Relance agronomique, Agribirds, 20/1/20

Ceux-ci sont un cadre administratif idéal pour faire comprendre que la nature offre une multiplicité de bénéfices aux territoires ruraux. Leurs paysages, leurs productions, leur attractivité touristique et la qualité de leur vie locale, le lien intime que les gens ont avec la nature qu’ils ont modelée. Et inversement chez les montagnards dont la façon de vivre et de penser est guidée par l’altitude. Dans la Meje, Hautes-Alpes, un travail avec la population sur leur territoire imaginaire des années 2040 a permis de dégager des éléments forts : les gens veulent une vie locale active toute l’année, une mobilité facile et innovante entre hameaux et villages, des circuits courts avec une diversification des produits et une valorisation sur place, une indépendance énergétique à partir de l’eau, du bois, des déchets du vent et du soleil, le développement de séjours touristiques longs par exemple autour des lacs, et la création d’un tourisme… scientifique. « Ces vues d’avenir permettent de mettre en lumière les barrières aux changements, et donc, les leviers potentiels sur lesquels agir. » L’individualisme laisse à penser qu’il faut créer les conditions d’une vision collective, donc, une autre façon de communiquer. La difficulté des locaux et des touristes à accepter que l’on questionne leurs valeurs propres montre qu’il faudrait au moins qu’ils échangent à leurs propos, et faire en sorte d’accueillir de nouveaux habitants, porteurs eux aussi de valeurs différentes. « Si l’on veut changer, il faut dépasser les sentiers de dépendance et favoriser l’innovation sociale. »

En réaction à l’exposé de Sandra Lavorel, Bernard Chevassus-au-Louis, président de l’association Humanité et Biodiversité, recadre les choses : les acteurs s’engagent dans quel périmètre, et pour qui ? « Qui est légitime pour dire ce que l’on peut faire d’un territoire ? Qui est illégitime ? Les chasseurs, les écolos, les industriels, les touristes ? Qui a le droit de parler ? Et puis, comment évaluer les valeurs d’avenir et celles qui ne le sont pas ? » Ce n’est pas parce qu’on met les gens autour d’une table qu’on va trouver la solution. Il faut toujours savoir qui parle dans une réunion afin d’évaluer le sous-jacent, les rapports de force et les intérêts mystérieux. « Ou bien on joue le jeu et tout le monde met en commun ses valeurs, considérées comme égales, ou bien on ne le fait pas. Mais dans ce cas, qui dit ce qui est bon pour l’avenir ? Et selon quels critères ? » Sinon, on peut se faire manipuler, au moins emporté par un sens du vent qui est peut-être malhonnête. « Il y a aussi le choix entre les petits pas ou les grands bons : on optimise, on substitue ou on reconfigure. Par exemple pour les pesticides, on fait de la pulvérisation de haute précision, on change de produits ou on modifie de système ? » La réponse à cette question dépend d’une autre, sous forme de mise en garde de Bernard Chevassus-au-Louis : « quand on parle de solutions fondées sur la nature, il faut savoir ce qu’est le contraire. La technologie et la culture ? Il faut faire attention à ne pas opposer les deux, au contraire à les réconcilier. Cette dichotomie qui voudrait qu’on sépare des solutions fondées sur la nature des solutions fondées sur la technique est dangereuse. » Bernard Chevassus-au-Louis penche vers des solutions écologiquement inspirées, mais technologiquement mises en œuvre.

PPT © Sandra Lavorel

La lourdeur de nos imaginaires

Encore faut-il que le changement donne envie. Peut-être en en faisant la trame d’un récit ? C’est l’opinion de Caroline de Chantérac. « Toucher les gens par l’émotion c’est plus efficace que la sensibilisation par les chiffres et les rapports. » Elle est responsable de la Fabrique des récits chez Sparknews. Un de ses travaux est de créer des « coalitions » pour faire travailler ensemble journalistes, entreprises et monde culturel. « L’émotion interpelle, elle passe par le cœur – on est touché ; la tête – on comprend ; puis le corps – on passe à l’action. » L’émotion interpelle, c’est la base de tout. Encore faut-il bien la canaliser pour qu’elle ne vienne pas polluer les débats : on a vite fait de s’invectiver quand deux émotions contraires sont mises ensemble dans une salle de réunion. La Fabrique des récits s’adresse à toute institution qui peut avoir un lien avec la créativité. Avec l’OFB, Caroline de Chantérac a monté une masterclass « biodiversité et art » pour 15 artistes. Conférences d’experts, visites de laboratoires et d’institutions scientifiques, « l’idée est de faire naître des questionnements en eux, afin qu’ils créent des œuvres sur la biodiversité, qu’ils trouvent comment replacer l’humain dans la chaîne du vivant. » Ils ont neuf mois, jusqu’en juin 2022. « On leur met à disposition toutes les informations de façon à nourrir leur créativité, en espérant qu’ils et elles nous montrent à quoi ressemblera la stratégie écologique et sociale, » et qu’ils et elles n’élaborent pas de nouveaux récits eschatologiques, de fin du monde. Une fatalité qui répond toutefois à un système cohérent, une cosmologie ancrée en nous depuis des millénaires.

© Festival Atmosphères, 10/2020, Regards croisés sur les nouveaux récits, avec notamment Caroline de Chantérac

« L’imagination, c’est Ursula Le Guin, qui l’a bien définie », nous dit Anne-Caroline Prévot, directrice de recherches au CNRS et chercheuse au Centre d’écologie et des sciences de la conservation (Cesco) du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN). « C’est le jeu libre de l’esprit. » L’écrivaine américaine de science-fiction des années 1970 a écrit un texte important : Pourquoi les Américains ont-ils peur des dragons ? « Il y a un dialogue entre un citoyen américain honnête, probe, industrieux, cultivé, et l’Autriche : les dragons, les hobbits, les petits hommes verts, ça sert à quoi ? Elle répond que cela sert à se faire plaisir et à se réjouir. Je n’ai pas de temps à perdre lui rétorque le citoyen, avant d’avaler un cachet pour son ulcère et d’aller jouer au golf. Ursula Le Guin conclut en disant que la littérature d’imagination sert aussi à approfondir notre compréhension du monde dans lequel on vit, notre compréhension des autres hommes, de nos propres sentiments, et de notre destinée » L’imagination est le sel de l’esprit, car elle est un jeu libre de récréation, de recréation, elle permet la combinaison d’éléments connus pour créer du nouveau, en l’absence de tout but ou profit. Cela ne veut pas dire que le jeu libre de l’esprit n’a pas de raison d’être, d’intention. « Ni que cela interdit toute discipline ! Car selon Ursula Le Guin, une imagination disciplinée constitue une méthode ou une technique essentielle, aussi bien en science qu’en art. » Ni la soumission : notre imaginaire est lié à nos imaginaires sociaux, qui sont relayés par des récits scientifiques, des discours, des traditions orales, une histoire, une géographie, des religions, des œuvres et même des publicités. Tout cela s’ancre en nous à notre insu. « Travailler à de nouveaux imaginaires à partir de ceux d’aujourd’hui, en lien avec la nature, me semble donc une balise intéressante pour ouvrir des chemins transformateurs » estime la chercheuse.

© MNHN, 2/9/21, Pour que Nature vive, podcast.

Le chemin sera-t-il long ? Anne-Caroline Prévot a passé l’été 2021 à visionner les 30 plus gros blockbusters de science-fiction, tous américains. Elle y a vu la nature, l’écologie, sous des formes particulières : « le végétal est très rare, il est très contrôlé et n’est présent qu’à des fins utilitaristes, pour se nourrir essentiellement (Interstellar, Seul sur Mars) ou pour notre agrément (Hunger Games, Transformers). Lorsqu’elle est moins ou pas contrôlée, la nature est le plus souvent dangereuse pour les humains qui osent s’y aventurer (Avatar). Quant à la nature vraiment sauvage, elle n’est présentée que dans des scènes heureuses de souvenirs ou de romance, comme une nature fantasmée symbole d’Eden biblique (Star Wars, Hunger Games, Inception). » Le chemin n’en est qu’à ses débuts ! D’autant que l’eschatologie guide les récits mis en images : les imaginaires du futur proposent toujours le même scénario, celui d’une catastrophe planétaire, suivie d’une reconstruction des sociétés humaines à partir de quelques élus ou super-héros. On écrit finalement la même chose depuis Gilgamesh, récit vieux de 5 000 ans. « À côté de cela et de façon très sérieuse, la majorité des politiques de conservation proposées dans et par les pays occidentaux se base sur des listes : la nature est ramenée à des spécimens d’espèces à protéger, des entités à cocher pour respecter les quotas ou les réglementations. » Ce qui n’est pas le meilleur ferment pour notre imaginaire.

Des travaux publiés en 2001 ont montré comment des jeunes américains, européens et est-asiatiques (japonais, coréens, taïwanais) décrivent une même image de nature. C’est révélateur, selon Anne-Caroline Prévot : « les jeunes adultes de culture occidentale ont tendance à se focaliser sur chacun des êtres vivants séparément, à les sortir de leur contexte et à les classer en tant que représentants de leur catégorie, et ce, indépendamment du contexte de la scène représentée. Au contraire, les adultes de culture est-asiatique décrivent la photo en s’attachant plutôt aux relations qui existent entre les différents êtres présents (vivants ou non), ainsi qu’aux éléments du contexte. » D’autres chercheurs ont analysé des livres pour enfants, écrits et illustrés par des auteurs et autrices euroaméricains et amérindiens : « les livres écrits par les « natives » proposent plus de perspectives variées sur les scènes représentées que les dessins euroaméricains ; les textes associés aux dessins mentionnent plus de noms différents et spécifiques d’animaux et de plantes et décrivent plus souvent les cycles naturels, les saisons ou le temps qu’il fait. » Les deux façons de voir et d’écrire la nature ne sont pas incompatibles, tant s’en faut. « Vous tous, ici, êtes capables de décrire la nature par des noms d’espèces, mais vous la voyez et la ressentez également sous la forme d’histoires de relations entre les êtres, et pouvez la raconter comme telle ; pourtant, dans votre cadre professionnel, vous réduisez souvent cette complexité en modèles, chiffres et projections, pour correspondre au mode de pensée légitime en sciences dites « exactes » et à nos imaginaires de sociétés occidentales rationalistes ».

Écrire un nouveau récit pour mieux envisager l’avenir pousse à aller voir ce qui se passe ailleurs. « Il faut nous imprégner de ces autres façons de représenter la nature, il nous faut retrouver le goût des histoires naturelles des espèces vivant tout près de chez nous, en nous autorisant à être perméables à des sensations, des émotions et des imaginations que nous refoulons car non légitimes dans les imaginaires modernes d’une bonne qualité de vie. » Anne-Caroline Prévot a une formule : inviter d’autres combinaisons de ce qui fait nos vies, pour ancrer de nouvelles configurations dans notre réel.

Planter les graines dans les familles

Il est des lieux qui essaient de s’inscrire dans le récit de la vie quotidienne. Les parcs naturels régionaux, ont été créés pour préserver tous les patrimoines, naturels et humains, à partir de la concertation entre élus. Au nombre de 58, ils couvrent 17 % du territoire national, et concernent 4,4 millions d’habitants. Un des piliers de leur action est la pédagogie : « Il y a un fort besoin de territorialiser les enjeux biodiversité, », annonce le directeur de la Fédération nationale des parcs naturels régionaux, Éric Brua, « la conscience écologique est forte, mais sans toujours de perspectives sur les enjeux réels au niveau de nos territoires. » Parlements locaux, les parcs régionaux sont aussi des outils d’ingénierie sociale pour trouver, à l’échelle la plus petite, les bons leviers qui permettent d’espérer de grands changements. « C’est notre cœur de métier. C’est pourquoi on s’est engagés dans le programme Famille à biodiversité positive, afin d’agir directement sur les citoyens. » Ce Défi, comme il faut l’appeler à l’OFB et au ministère de l’écologie qui l’ont élaboré, consiste à accompagner des familles volontaires qui veulent vivre en pesant le moins possible sur la biodiversité. Des familles recrutées par les associations familiales, les radios locales ou bien les mairies. « Chacune choisit parmi les défis qui sont proposés par chaque parc. Ensuite, on dialogue de façon permanente avec elles sur des points d’évolution, on leur donne des clés d’actions pour baisser leur empreinte. C’est aussi une façon de lutter contre l’écoanxiété chez les 15-25 ans. » Les familles font, elles s’autoévaluent à partir d’une méthodologie précise proposée par les parcs régionaux. « Elles se rencontrent, aussi. En fait, c’est un peu comme les réunions tupperware : la biodiversité vient chez les gens, et les gens s’en parlent entre eux. » Une démarche a priori très valorisante et efficace pour engager un changement important. « L’idée c’est vraiment de faire prendre conscience aux familles que les interactions avec le vivant sont quotidiennes. Que l’on peut repenser d’autres types de relations entre nous, humains, la nature et sa conservation. » Cent familles pour l’instant, sortes de laboratoires pédagogiques vivants, qui ont vocation à servir de tests pour le Défi lui-même.

© Fédération nationale des parcs naturels régionaux.

Cela dit, les gens vivant dans les parcs sont en général plus sensibles que les autres. Comment sensibiliser celles qui ont d’autres façons de voir ? « La biodiversité n’est pas un sujet facile pour les familles », constate Valentine de la Morinerie, chargée de mission Environnement développement durable à l’Union nationale des associations familiales (Unaf). « C’est abstrait, en dehors du champ mental, des choses de tous les jours. Améliorer l’isolation, changer la chaudière, c’est clair, la biodiversité ce n’est pas clair. » C’est invisible, lointain, intangible. « Et puis, à la ville, les gens ont peur des insectes, de tout ce qui grouille ! » On a peur de ce qu’on ne connaît pas, alors il est urgent de faire de la pédagogie. Sorties d’école, classes vertes, comptages de papillons, pédagogie des mauvaises herbes, tout est bon pour considérer la nature commune. « On essaie de montrer aussi aux familles quel peut être leur impact sur la biodiversité, en partenariat avec Humanité & Biodiversité. » La fédération agit en ce sens au sein de ses unions départementales et de tous les grands mouvements familiaux de France. Elle travaille avec l’association de Bernard Chevassus-au-Louis, mais aussi avec la Fondation pour la nature et l’homme et la fédération des parcs régionaux. « C’est vraiment une cible importante, les familles, car c’est par elles que la transmission se fait d’une génération à l’autre… » En effet : les changements de société se décident d’abord dans le cercle familial que les conflits de générations, nourris par l’actualité, font évoluer. Ou pas. « Il n’en reste pas moins que les messages sur la biodiversité demeurent trop complexes, trop lourds pour les familles… » se désole la représentante des associations familiales.

© Fédération nationale des parcs naturels régionaux.

Le syndrome 1908

Et encore, ce n’est rien à côté de la complexité fiscale et réglementaire qui, en France, vient souvent épuiser les efforts. Guillaume Sainteny en est le spécialiste. Ce professeur à Sciences-Po Paris et à l’École Polytechnique a exercé de nombreuses fonctions administratives de haut niveau. Il est un des rares à s’y retrouver dans cette boîte noire qu’est Bercy. « L’État maintient clairement en place un cadre juridique qui entrave certains changements transformateurs et mesures leviers, » commence-t-il. Les exemples sont nombreux, il suffit de se pencher : « les expropriations pour cause d’utilité publique sont rarement en faveur de la biodiversité, c’est même plutôt l’inverse. Les ouvrages publics mal implantés, de manière dommageable, ne sont pas détruits, et on continue d’en faire. » Jamais avare d’une formule qui marque, Guillaume Sainteny parle de l’État-passe-droit ! Pour bien nous en convaincre, il illustre son propos par les bois communaux. En France, il est plus facile d’urbaniser ces boisements particuliers que les bois privés. Pourquoi ? « Les bois communaux ne sont pas soumis au régime forestier, ils peuvent tout à fait être déclarés urbanisables par leurs propriétaires, qui sont les communes… lesquelles sont aussi celles qui délivrent les permis de construire. » Juges et parties, les communes oublient même parfois, à en croire M. Sainteny, de faire réaliser les études d’impact pourtant obligatoires. « Même classée en espace protégé, même avec un avis négatif de l’État, l’urbanisation d’un bois communal est possible. » Ensuite, les acteurs publics subventionnent souvent des actions très dommageables pour l’environnement. « Regardez la Baie de Somme. L’État y a décrété une aire marine protégée, puis a décidé d’y implanter un parc éolien off-shore, où est la cohérence ? » Sans parler du gaspillage de l’argent public, qui investit pour préserver, et après pour menacer la biodiversité.

Sans parler non plus de la lenteur avec laquelle l’État modifie ses règles de droit. « Il y a chez nous un mélange de règles administratives et fiscales élaborées il y a parfois très longtemps, dans un contexte où les questions d’environnement et de biodiversité ne se posaient pas. Or, ces règles n’ont pas été modifiées. » Les pairies sont toujours fiscalement classifiées selon une typologie qui date de l’immédiat après-guerre, qui fait que Bercy leur applique un régime fiscal plus lourd que celui des terres cultivées, alors qu’elles apportent bien plus de services. « J’aime beaucoup la loi du 31 décembre 1908 qui range certaines tourbières avec les ardoisières, les carrières et les sablières, ce qui leur vaut des impôts lourds, car elles sont considérées comme des zones de production. » Taxées plus lourdement, elles peuvent inciter les agriculteurs à les drainer pour faire du maïs, moins imposé… Or, cette loi n’a jamais été modifiée.

Moyennant quoi, en France, le foncier non bâti n’est pas rentable. « C’est une des causes de l’artificialisation des sols ! », continue Guillaume Sainteny. « En France, l’administration fixe des loyers de fermage à un niveau très faible, tout en les taxant lourdement. La rentabilité est donc négative. » Ajoutons à cela le prix moyen de l’hectare agricole plus faible que presque partout en Europe, plus la situation financière des agriculteurs, et nous obtenons une recette efficace pour favoriser l’artificialisation des sols. « En résumé, la France taxe plus la nature que les actions d’entreprises polluantes. » Il n’y a aucun intérêt financier à devenir propriétaire d’une prairie, d’une tourbière ou d’un bout de forêt. Sur le long terme, cela coûte même plus que ce que ça rapporte. Pour noircir encore un peu plus le tableau, la France a supprimé récemment la déduction fiscale pour l’entretien des aires protégées, a mis un terme aux réserves naturelles volontaires et n’a pas mis en place le cadre fiscal pour développer les obligations réelles environnementales (les ORE) : « bref, quelqu’un ne peut pas protéger la nature chez lui s’il le souhaite ! » Il y a un réel problème conceptuel dans notre système qui ne considère les choses qu’à l’aune de leur productivité. « Il faudrait vraiment permettre une rentabilité minimale du foncier non bâti, diminuer la taxation des espaces naturels, et plus généralement, réformer l’État avant de se lancer dans la réforme de l’économie du marché… » estime Guillaume Sainteny.

Julien Gauthey y va un peu plus avec le dos de la cuillère, mais celle-ci reste la même : chargé de mission recherche « Économie et sciences sociales » à la direction de la recherche et de l’appui scientifique de l’OFB, il nous apprend que, dans les dépenses annuelles de unique, 1,7 milliard est directement dépensé en faveur de la biodiversité, dont 1,1 milliard à la charge de l’État, le reste, ce sont les collectivités locales qui le paient. « 5 milliards d’euros sont franchement défavorables, et 500 millions sont neutres. » Pour le climat, l’analyse aboutit au chiffre de 37 milliards favorables, contre 9 défavorables. La biodiversité, parent décidément pauvre face au réchauffement. « En tout, on est à moins de 1 % du budget de l’État. C’est faible. » Mais cela donne une idée de la valeur réelle que notre société accorde à la nature. « Les prélèvements obligatoires représentent 44 % du PIB, les dépenses publiques, 55 % – une bonne part repart sous forme de transferts sociaux : cela montre que l’État, via ces dépenses, fait société, » vient immédiatement pondérer Julien Gauthey. Le budget de l’État est donc en soi, potentiellement, un levier transformateur. Tout est question de façon de compter. « Le budget de la Nation est calculé sur des analyses macro, tandis que la comptabilité publique ne tient pas compte des réalités biologiques et écologiques… »

© Centre d’Analyse stratégique/ La Documentation française, 2012.

« Transproprier » 

Que nous apprennent maintenant les juristes ? « Le droit intervient le plus souvent comme support du changement, à la condition que celui-ci ait été et pensé et souhaité, » commence Philippe Billet, professeur des universités, directeur de l’Institut de droit de l’environnement à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Réponse d’une attente de protection d’un côté, contre atteintes à des activités revendiquées comme devant être libres et portant atteintes à des espèces reconnues en droit comme res nullius, sans maître. Il faut donc arbitrer, dans un jeu entre les enjeux considérés. « Or, souvent les négociations aboutissent au plus petit dénominateur commun, ce qui veut dire que ce qui sort est la norme la plus faible, comme les trames vertes et bleues. » Le droit valide le changement avec difficulté et le droit résiste au changement avec facilité. Un exemple : le préjudice écologique, qui est la reconnaissance d’une indépendance entre, d’un côté, les atteintes à l’environnement et, de l’autre, l’atteinte à l’humain et à ses biens du fait de ses atteintes à l’environnement. Un long cheminement pour cette notion, depuis que la loi de 2008 a considéré l’environnement en tant que victime à part entière de certaines atteintes. « Il faut faire une circonvolution intellectuelle pour admettre que l’environnement, c’est avant tout des composantes appropriées, sans maître ou bien communes, mais sans aucune autonomie par rapport à l’homme, car elles sont définies par rapport au régime des biens. » Si l’on n’admet pas le préjudice écologique pur, mais uniquement les atteintes faites à l’environnement, on ne fait que réparer, un peu. Ce principe a été pour la première fois brandi lors de la marée noire de l’Erika et reconnu par la Justice suite à la plainte contre Total déposée par la LPO. L’autre étape a été la personnification de la nature qui marque une rupture, car elle admet des droits à des éléments qui en sont dépourvus. « Ce n’est pas un devoir de l’homme vis-à-vis des non-humains, mais une dépendance de l’homme vis-à-vis des autres qu’humains, et de l’environnement considéré comme un autre soi. » Mais jusqu’où ira-t-on ? Si on envisage plus largement, est-ce qu’on va rémunérer l’apiculteur pour la mise à disposition de ses ruches, que la pollinisation ait été faite ou pas, en contrepartie du travail des abeilles, alors que les abeilles ne lui appartiennent pas en droit ? On peut aussi rémunérer le travail de l’apiculteur, mais ce n’est toujours pas celui des abeilles qui est considéré. « Le principe de transpropriation pourrait être appliqué, comme il l’est à propos du patrimoine culturel : le mur appartient au propriétaire et en même temps à l’historicité de la nation. La ruche appartient à l’apiculteur, mais les abeilles sont un patrimoine naturel qui appartient à tous. » Ce serait un changement très transformateur.

Cela dit, il y en a déjà eu dans le droit de l’environnement, que le « système » s’est bien chargé de freiner. Ainsi la loi littoral du 1er janvier 1986 n’est entrée en vigueur qu’en 2004. « Les changements transformateurs subissent également des résistances formalisées par le droit. Par exemple, récemment, et à la demande des industriels, une ordonnance de 2006 a permis à certaines installations industrielles d’être soumises à un régime d’autorisations simplifiées pour échapper à des contraintes, gagner du temps, sur les études d’impact et les enquêtes publiques ! » Encore, par un décret du 8 avril 2020, des préfets ont été autorisés à déroger localement aux règles d’environnement pour satisfaire aux intérêts généraux locaux, par exemple pour favoriser l’implantation de champs d’éoliennes en expédiant la réalisation des études d’impact.

© École urbaine de Lyon EUL, Ruptures à l’ère de l’anthropocène 1/6, 2022.

Adjointe au Directeur de l’eau et de la biodiversité au ministère de la Transition écologique, Sophie-Dorothée Duron se sent un peu à part. Elle est la seule à représenter le gouvernement, l’État, dénoncé par beaucoup. « Il y a des freins à l’action, » convient-elle, « et pour cela il faut en avoir conscience pour pouvoir les lever. » La seconde chose est de travailler à « l’interministérialisation de la biodiversité », pour faire en sorte que la biodiversité soit traitée partout, par exemple au « ministère des armées, qui a l’empreinte écologique la plus grande et détient un énorme patrimoine foncier, et signe en conséquence des partenariats avec des conservatoires pour en gérer la nature. » Sophie-Dorothée Duron rappelle surtout que l’État ne peut et ne doit pas être partout, il a aussi pour rôle d’être catalyseur auprès de l’ensemble des entités concernées, par exemple en donnant à voir l’ensemble des initiatives qu’il est en train de recenser un peu partout. Plus de 4 000 pour l’instant, qu’il aimerait valoriser, donner en exemple, afin d’en magnifier les impacts positifs.

En conclusion de cette Journée, une illustration, la ville. Sébastien Barot est directeur de recherche au département « Diversité des communautés et fonctionnement des écosystèmes » de l’Institut d’écologie et des sciences de l’environnement (iEES) à Paris. La population humaine est devenue majoritairement urbaine. Les villes représentent une surface faible par rapport aux continents (1 %) mais qui augmente très rapidement. « Cette croissance correspond à 5 % des émissions de carbone par transformations des écosystèmes autour des villes, avec toutes les conséquences écologiques qui en découlent : les villes grignotent les espaces naturels. » Autre élément, lorsque la richesse d’un pays augmente, ses villes grandissent, car sa population vient y vivre. Et puis, les villes génèrent des flux, de produits manufacturés, de l’énergie, de la nourriture et de l’eau et en sens inverse, des déchets et de la pollution. « Mais il ne faut pas faire de la ville-bashing, car l’organisation en ville peut être efficace : elle peut permettre de limiter les déplacements, de fournir plus de services à moindre coût et, en général, d’émettre moins de gaz à effet de serre par habitant. » Plus la ville est dense, plus elle est économe en carbone… plus elle crée de la chaleur qui finit par peser sur ses habitants. « La biodiversité peut alors être un changement transformateur, car elle fait baisser la température par évapotranspiration, peut fournir de la nourriture, absorber l’eau de pluie, réguler la qualité de l’air et stocker du carbone. » Agir pour la biodiversité en ville, qui n’est pourtant pas la plus diversifiée, peut avoir un autre effet transformateur : celui de rendre visible le vivant au regard des urbains déconnectés. « Un des leviers pour aller plus loin encore, c’est de rendre les sols perméables et vivants, un autre c’est de créer des écosystèmes dans les parcs urbains – pas des toits végétalisés de 2 cm d’épaisseur, un autre encore c’est de modifier la structure des villes afin d’optimiser les flux » et de réduire les inégalités d’accès à la biodiversité elle-même, qui reste réservée, en général, aux quartiers favorisés. Or, la nature apaise, détend, déstresse. Elle participe du lien social sans lequel on ne fera jamais de grands changements.

Les changements transformateurs sont des entités difficiles à saisir. Ils doivent en toucher d’autres qui s’inscrivent dans des échelles différentes, institutions, entreprises, collectivités, de tailles différentes et dans des pas de temps qui ne sont pas les mêmes, rappelle François Sarrazin, en forme de conclusion. « 2050 est visé, c’est peu d’un point de vue écologique, c’est le bout du monde pour la politique : il y aura toujours tension entre urgence et le temps long… » À cela s’ajoutent des perceptions différentes du « bon » changement, entre juristes, législateurs, naturalistes, citoyens. « Il faut les bons indicateurs et des scénarios, pour décider, mais aussi des innovations à la fois techniques et sociales » pour que concordent les ambitions individuelle et collective. Alors sera-t-on entré dans l’ère d’une nouvelle transcendance, après celles de la religion et de l’économie : l’écologie.

les Safer sont-elles en train de devenir vertes ?

© Xavier Plouchard

En décembre 2021 s’est tenu à Marseille le congrès de la fédération nationale des Safer. J’en étais. J’ai interviewé, lu, écouté, j’avais assisté un peu avant à une commission technique. D’après Muriel Gozal, la directrice générale de la maison, la plénière d’ouverture a été déterminante. Les yeux auraient été ouverts par les propos des intervenants. Des scrupules, des pudeurs, des résistances, auraient été ramollies par des mots clairs, qui ont reposé les enjeux écologiques, sociaux et alimentaires, clairement, calmement, sans accuser personne. C’est bien ! Car les Safer ont un rôle déterminant dans l’allocation du foncier agricole.  Elles détiennent le pouvoir de dire l’usage des sols en évaluant le bénéfice de chaque projet pour son environnement.

Safer, la clé des sols ?

En bonus (tout en bas) mon film sur les sols diffusé sur France 3, le webinaire de janvier de C dans l’sol, et ma tribune parue dans Marianne.

Un même inconnu

Qui ne sait imagine, et souvent, se trompe. Ses décisions étant prises lors de séances à huit-clos qui lui interdisent de se justifier, toute Safer est le coupable idéal de l’immuabilité dans une société qui se plaint que la transition ne va pas assez vite. Heureusement, la presse n’a pas cette dérive : elle ne connaît pas les Safer ! Pour elle, l’agriculture se résume à des agriculteurs qu’elle adore parce qu’ils sont sa nostalgie, qu’elle abhorre parce que, seuls, ils pollueraient les eaux, détruiraient les paysages, ruineraient notre diététique et abîmeraient les animaux. L’accès au foncier est rarement questionné par les journalistes, qui considèrent le paysan comme un être rationnel responsable en toute occasion de ses choix. Si ça va si mal, c’est de sa faute. Pourtant, en dernier lieu, une fois qu’il a fait son plan de financement pour franchir le mur du capital d’exploitation, l’aspirant repreneur d’une ferme se retrouve devant le gouffre du foncier : comment acheter une terre aussi chère ? Déjà, comment la trouver… C’est là où la Safer peut aider.

Que ne dit-on à propos des Safer… Depuis que je travaille sur les questions d’agriculture, j’entends que les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural sont les gardiennes du passé. Elles empêcheraient « les jeunes » de s’installer, et seraient ainsi une barrière terrible contre l’irrésistible avancée du bio salvateur. Au sein de cabinets noirs aux mystères plus épais qu’une séance d’intronisation de loge maçonnique, les Safer décideraient de l’avenir des territoires ruraux sans rendre compte à personne, si ce n’est au « vrai pouvoir » absolu : les céréaliers, les betteraviers, les oléiculteurs, les chambres d’agriculture, tous les grands de l’agriculture intensive qui dicteraient leur conduite aux ministres. La fédération nationale des Safer serait au foncier ce que la FNSEA est à l’agriculture, l’incarnation d’une vieille notabilité statufiée par sa puissance, devenue aveugle et sourde au monde qui tourne de plus en plus vite. Le climat peut changer, la biodiversité s’éroder, l’élevage être critiqué, les Safer, fidèles à elles-mêmes, continueraient, tels des aristocrates de jadis, à distribuer les terres aux plus gros. Assises pesamment dans leur fauteuil, elles regarderaient en souriant le camp du bien dévoré d’angoisses écologiques. 

Agir pour des gens pas encore nés

À une échelle plus large, une question identique se pose. De quelle manière bien orienter les itinéraires d’élevage et de culture vers l’horizon écologique ? L’État ni les collectivités n’ayant de maîtrise foncière générale, l’idée de bien commun étant à peine en gestation, le foncier appartient toujours à quelqu’un et, dans le monde agricole, aussi à celui ou celle qui l’exploite. Les subventions sont des incitations, les marchés mondiaux sont des guides, les achats en magasin des indications. Gagnant en général assez peu, endetté comme personne, devant se justifier de tout auprès de l’administration et de l’opinion publique, le paysan a pour le risque une méfiance constante. Lui dire quoi faire pour demain, afin que la société essentiellement urbaine vive mieux sa transition écologique et énergétique, est une tâche qui réclame le doigté d’un fabricant d’OGM. D’autant qu’on a beau dire, qui sait de quoi l’avenir sera fait ? Il y a le changement climatique, certes, il y a aussi la pollution des eaux aux pesticides, la perte de matières organiques et l’érosion des sols ou encore l’épuisement des abeilles, mais d’abord, c’était pire avant, ensuite, cela n’empêche personne de vivre dans le confort en France et enfin, les solutions proposées par les uns et les autres afin de corriger les affres de ladite « crise écologique » n’auront de conclusions que dans une ou deux générations. Or, quel peuple, dans l’histoire, a un jour pensé sa vie en fonction de celle des pas-encore-nés ?

Polyculture-élevage-énergie ?

Capturer ces mouvements de la société a été une des tâches des participants de la première table ronde du congrès de la fédération nationale des Safer qui s’est tenu le 2 décembre au palais du Pharo à Marseille. Tout d’abord, le temps change, soyons-en certains. Personne ne dit d’ailleurs le contraire, néanmoins, il est toujours bon de rappeler en public les constats banals : la pédagogie étant l’art de la répétition, elle les renforce. Comme le temps, qui forcit, constate Thierry Tatoni, directeur de l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE) de Marseille « Il y a des coups de mer à La Ciotat qu’on n’avait jamais vus. Il y a des sécheresses plus chaudes, des hivers plus arrosés, des pluies plus brutales, c’est indéniable. » Plus chaudes, l’atmosphère et la mer sont plus turbulentes. Lorsqu’on communique à un fluide beaucoup de calories en peu de temps, il fait comme l’eau dans la casserole mise sur le feu. Il s’agite, est pris par des convulsions,pour évacuer cette chaleur qui a rompu le bon équilibre dans lequel il se trouvait. Ainsi, la mer est-elle agitée, le ciel est-il en action et le cycle de l’eau est plus animé.

Celui-ci constitue en vérité la gigantesque machinerie qui se sert de l’eau pour tenter d’égaliser les températures entre l’Équateur qui capte un maximum de l’énergie des rayons du soleil, et les Pôles qui n’en attrapent presque rien. L’eau chauffée s’évapore, elle gagne des altitudes où elles se condense en vapeur puis en nuages, enfin en pluie. Dans le trajet elle transfère de la chaleur en hauteur, ce qui agite l’air, et fait du chemin. D’évaporations en condensations, le cycle de l’eau va de l’équateur aux Pôles par trois grands cycles qui définissent le climat sur Terre. On comprend que la hausse continue de la température moyenne du globe a des conséquences plus vastes que 1 à 2°C supplémentaires ne laissent supposer : la superposition des climats du sud au nord n’est plus la même, il faut s’imaginer que le nord, lentement, glisse vers le sud. Lille est en train de devenir Paris, Paris, Lyon, Lyon, Marseille, et Marseille, Alger.

À l’échelle de la France, dans la maille d’une région, le climat est la résultante de l’influence de la topographie, de la forme du littoral, de la carte des courants et des vents sur le climat régional. Or, on reconnaît partout le même phénomène : pour répondre au réchauffement, le climat de tous les jours, la météo du journal, est moins prévisible qu’avant. Les normales saisonnières sont globalement inchangées, toutefois, les parties extrêmes de l’intervalle gagnent chaque année de la place sur la courbe. L’agitation se manifeste par des eaux toujours plus brutales. Localement, le cycle de l’eau est affecté autant qu’à l’échelle de la planète. Or, d’elle dépend l’agriculture. Il pleut plus en hiver, moins en été, les intersaisons sont plus brutales. Pour un paysan, le temps est de plus en plus variable.

« La viticulture s’adapte déjà. Le raisin arrive plus tôt, on le vendange plus avant dans la saison, on ne fait plus comme avant. Mais est-ce qu’on est prêt à faire du Sidi-Brahim dans la vallée du Rhône ? » Est-ce qu’on est prêt à creuser des bassines et autres retenues collinaires afin de garder l’eau hivernale pour les besoins de l’été ? « Ici, en région Paca, ce n’est pas une bonne idée, car ce territoire est structuré par l’eau qui circule. Mieux vaudrait changer nos pratiques agricoles, afin de les adapter à l’eau qui n’est plus là comme elle l’était. » Ici, peut-être, ailleurs, les écolos qui étaient violemment contre, à cause de la catastrophe psychologique qu’a entraîné l’enfermement d’un monde agricole dans la mauvaise solution qu’était la retenue de Sivens, sont en train de changer. Pas de grands machins, non, mais des petites retenues ici et là, selon la nature du sol et de la roche, et si ça n’est pas pour faire du maïs en zone sèche pour l’exportation, pourquoi pas.  « En réalité, le système agricole nous sclérose. Il faut changer de valeur et de comportement. À la polyculture-élevage qu’il faut de toute façon adapter, il s’agit d’ajouter par exemple l’énergie. Polyculture-élevage-énergie ! Les agriculteurs produiront demain plus que de la nourriture. Mais pour cela, il faut du foncier. Et lui dire que faire. Or, si l’on maîtrise le foncier, on oriente ce qui peut être fait… » Le rôle de la Safer sera déterminant car lui seul peut mettre un dossier en haut de la pile. Un dossier alliant éoliennes et cultures, panneaux photovoltaïques et bétail.

Le poids étouffant de notre biomasse 

Ancien directeur de recherche à l’IRD et récent ex-président de la Fondation pour la recherche sur la Biodiversité, Jean-François Sylvain a un peu tiqué à cette évocation. Non qu’il dénie aux Safer un rôle de levier majeur, bien au contraire, mais en spécialiste reconnu de la biodiversité, il n’a pas un amour passionnel pour les moulins à vent qui hachent un peu trop d’oiseaux et de chauve-souris et ont des besoins en sols importants, ni pour les fermes solaires sous lesquelles l’herbe pousse de la même façon en toute saison, toujours verte mais jamais assez haute. Il démarre par des chiffres qui fixent les idées : « il faut bien comprendre que toute la planète a été transformée par l’homme. C’est comme cela. 48% des terres ont été transformées par l’occupation humaine, » les villes, les routes, nos infrastructures, « 40% par l’agriculture elle-même. » Sur l’ensemble de la planète, plus de huit hectares sur dix sont soumis à notre pression. Autre façon de voir les choses, la biomasse, c’est-à-dire le poids de ce qui vit. « Le total des masses des produits issus des activités humaines a dépassé en 2020 l’ensemble de la biomasse du monde vivant : 4 milliards de tonnes d’espèces animales et végétales pour 8 milliards de tonnes de plastiques ! » L’ensemble des plantes pèse bien plus, 900 milliards… ce qui est moins que tous nos bâtiments et nos routes qui, sur la place sont, à 1100 milliards de tonnes. Jean-François Sylvain ajuste sa balance: « Maintenant, si l’on pèse les mammifères, voilà ce que l’on observe : 60% de leur poids est constitué par les animaux d’élevage, 36% par nous, humains et seulement 4% par les mammifères sauvages ! » Chez les oiseaux, ce n’est pas mieux : saviez-vous que près des trois quarts en masse sont nos poules ? Le reste… c’est tout ce qui vole.

En quoi cela nous concerne ? Nous sommes l’espèce dominante, après tout. « Oui, mais nous et nos animaux d’élevage prélevons l’essentiel des ressources renouvelables ou non de la planète, d’où des impacts croissants sur le reste du vivant, et la multiplication des conflits d’accès aux ressources et de préservation des habitats entre l’Homme et le monde sauvage, ce qui se traduit chez ce dernier par des effondrements de populations, des disparitions d’espèces et une homogénéisation croissante du monde vivant. »  Le poids de notre biomasse n’est pas qu’arithmétique, il est aussi écologique. Et même, sanitaire car la crise du Covid a révélé à tout un chacun que l’homogénéisation des écosystèmes est très probablement à l’origine de la multiplication des zoonoses touchant aussi bien la vache que celui ou celle qui la mange.

L’effet-domino agricole

Difficile à appréhender, car inconnue dans notre quotidien, résumée à quelques espèces aux yeux de l’agriculture, la biodiversité souffre de notre vie envahissante. On ne cesse d’entendre que la sixième extinction a bien démarré, l’homme aurait atteint le pouvoir de détruire tel la comète qui éradiqua les dinosaures. Disons que la nature, pour employer un terme moins technique, s’érode sous l’abrasion de notre développement. « On connaît les raisons. Tout le monde est d’accord : le changement d’usage des terres au bénéfice de l’agriculture et des plantations, de l’urbanisation, des infrastructures, des industries ; l’exploitation des ressources ; les pollutions chimiques et physiques ; les espèces exotiques envahissantes » et, par-dessus le marché, amplifiant ces facteurs, le changement climatique. L’usage des sols est déterminant. Donc, l’agriculture. Dans nos pays riches et tempérés, elle est directement responsable de l’écroulement des populations d’insectes et de fil en aiguille de celui des oiseaux qui les mangent et de ceux qui vivent dans les milieux typiquement agricoles. « Ces oiseaux qu’on appelle spécialistes comme les alouettes disparaissent alors que les oiseaux opportunistes, généraliste comme les pigeons, augmentent en nombre. » Les monocultures interminables sans haies ni zones humides, autant que les routes et les parkings, fragmentent les milieux de vie des espèces de vie, empêchant mâles et femelles de se rencontrer, interdisant la proie d’aller au prédateur, réduisant la gamme des ressources alimentaires pour les espèces herbivores : les abeilles vont mal avant tout parce qu’elles ont faim. Eh oui.

Ailleurs, ce sont nos besoins alimentaires qui entraînent des bouleversements. « L’agriculture intensive et les échanges commerciaux qui lui sont associés, est accusée d’être un des principaux facteurs à l’origine de la déforestation tropicale, via le développement des monocultures et de plantations mono-spécifiques en lieu et place des forêts ou savanes originelles, avec des conséquences importantes sur la faune et la flore des régions impactées, » ajoute Jean-François Sylvain. Nous sommes responsables, mais la culpabilité doit être partagée : dans les pays pauvres, l’accroissement démographique est mal accompagné par une agriculture parfois peu adaptée aux contraintes pédologiques et climatiques. Ainsi, les cultures vivrières sur brûlis s’étendent et le surpâturage progresse, aux dépens des sols. « Nous avons aussi à l’esprit l’Amazonie ou le bassin du Congo, où la forêt recule sous le feu volontaire, mais c’est le cas aussi dans les pays andins, avec la montée en altitude des cultures au détriment des écosystèmes de montagne. » Autre illustration de l’effet domino, l’accroissement du niveau de vie se traduit partout dans le monde par l’augmentation de la consommation de viande, par exemple au Vietnam. La masse des animaux d’élevage s’en ressent, au détriment des milieux naturels, de la qualité de l’eau et de notre santé, car le bétail, là où il est regroupé, est un transmetteur très efficace des zoonoses. Pour parfaire le tableau, il ne manquait que le climat. On sait que l’élevage est accusé d’accroître l’effet de serre par ses émissions de méthane, en compagnie des déchets et des fuites des puits de pétrole… et de gaz. « On se trouve à une croisée des chemins et face à des prises de décisions majeures. Sauf à imaginer une mise en cause même du concept d’agriculture et donc d’alimentation humaine, il faut rapidement trouver des solutions pour diminuer les facteurs de pression de l’agriculture et des échanges commerciaux qui lui sont associés, sur le climat et la biodiversité. »

Alimenter le dialogue

Tout cela crée un vent qui défrise nombre d’agriculteurs. Nous sommes responsables, mais qui pouvons-nous ?! Qui nous achète nos produits, alors !? Nous, consommateurs que connaît si bien Eric Birlouez, ingénieur et agronome et sociologue de l’alimentation. « Nos attentes ne sont pas si nouvelles, en dépit des évolutions constatées. La crise sanitaire a notamment accéléré ou renforcé les attentes existantes. » Depuis toujours nous voulons des produits qui nous font du bien, ne menacent pas notre santé et soient pratiques à utiliser. Depuis une dizaine d’années, on leur demande en plus d’être d’origine locale, de révéler qui les a élevés et transformés et dans quelles conditions, de ne pas avoir fait souffrir les animaux pas plus que la planète. « Vu comme cela, nous serions tous pareils. Cependant, ce qui me frappe, c’est l’éclatement, la multiplication des attentes. Tellement que nous sommes obligés de les prioriser, chacun de nous. Chacun de nous peut avoir plusieurs attentes. » On mange ce que l’on est, on est ce que l’on mange, a fortiori dans une société individualiste centrée sur le nombril du consommateur-acteur des réseaux sociaux. Je suis ce que je mange, alors si je souffre, c’est par ce que je mange. Haro sur le gluten, le sucre, le transformé, la viande… « Il y a quand même un maître-mot, une tendance lourde : le besoin de réassurance. Nous avons la trouille, » dans un pays où pourtant l’on ne meurt plus de manger un produit indigne, mais où l’on craint de mourir dans trente ans d’un cancer fomenté par des ingrédients ou des pratiques invisibles.

« Il me semble qu’aujourd’hui on peut parler de l’émergence d’une éthique de l’alimentation. Regardez le succès de C’est qui le patron ! Les gens ont soutenu parce qu’ils voulaient que le lait, au départ, profite à l’agriculteur. Il y a une éthique du corps, de la nature, de la sincérité, de l’animal et de la solidarité qui est en train de se développer autour de l’alimentation. » Ce qu’on mange ne doit rien avoir lésé. Il doit être propre. Voire, pur. « Il y a une volonté de pureté dans la société, qui se traduit dans nos attentes alimentaires. » Certaines conduisent à l’orthorexie, c’est-à-dire la pathologie du contrôle de ce qu’il ingurgite.

« J’insiste : la tendance est là, mais la population est fragmentée. Raison de plus pour créer un dialogue entre elle et vous, agriculteurs. Vous dîtes que vous n’êtes pas compris, mais vous, comprenez-vous bien les attentes des consommateurs, savez-vous ce qu’ils comprennent de vous ? » L’agribashing est une réalité, la posture victimaire en est une autre, la désignation de l’autre comme responsable de celle-ci. Être une victime, c’est bien pratique en vérité car cela permet de ne rien faire. « Les autres ne nous aiment pas, c’est facile, se mettre à l’écoute, c’est différent. » Eric Birlouez conseille aux agriculteurs de multiplier les rencontres avec les consommateurs. Par des groupes de parole ou en profitant de la vente directe. « Le rapport en face à face est très important. On répond aux questions, et on change, forcément. » Cela a d’ailleurs été démontré par la recherche, l’équipe de Yuna Chiffoleau de l’Inrae de Montpellier en particulier. Les producteurs en vente directe sont cinq fois plus nombreux à changer d’itinéraires que les autres ; les consommateurs des marchés de plein vent et primeurs achètent de quoi cuisiner chez eux, ils sont fidèles et ne regardent pas trop à la dépense dès lors qu’ils sont rassurés. « Il faut prendre l’initiative de ces rencontres, ne serait-ce que pour apprendre à se connaître. Tout le monde y gagne, en premier lieux les producteurs qui voient s’améliorer leur image. » Les pouvoirs publics ont des manettes pour aider avec l’approvisionnement des cantines scolaires et restaurants administratifs : la contractualisation pluriannuelle d’agriculteurs rassure ces derniers, et les ancre dans la population.

La bouffe devant le PLU !

Allons plus loin, propose Stéphane Linou. Cet ancien élu local et départemental est une des figures françaises du locavorisme. « En 2008, j’avais fait le pari de ne me nourrir durant un an que dans un rayon de 150 km autour de chez moi. J’y suis arrivé! » Le local est un peu loin, tout de même. Il est allé plus loin. « Il y a trois ans, j’ai lancé une idée : pour les fêtes, prenez le pari de manger local, chic et pas cher, moins de 51km, moins de 9,5 euros par personne, et j’arrive avec le pinard ! » Faire avec ce qu’on trouve, vingt-huit familles ont pour l’instant répondu avec succès. « Elles y sont arrivées parce qu’en s’obligeant à un périmètre restreint », qui correspond à la distance maximale que durant des siècles les Français parcouraient durant une année autour de chez eux, « elles ont redécouvert leur géographie que l’énergie facile leur avait fait oublier. » Les familles ont cherché qui produit quoi, et ont trouvé. La même démarche que celle des plans d’alimentation territoriale (les PAT) par lesquelles les grandes agglomérations, après un diagnostic des ressources de leur territoire, relocalisent une partie de leur alimentation. « Les gens redécouvrent également la cuisine, ils accommodent des restes, font avec les fins de frigo. Ils ne jettent plus. » Fort de cette réussite, Stéphane Linou veut amener à réfléchir sur notre degré d’autonomie alimentaire, c’est-à-dire la part de ce que nous mangeons qui vient de chez nous. « 2 % ! La crise sanitaire a masqué cette réalité. » Un chiffre invérifiable tant cette notion d’autonomie  alimentaire est mal définie.

On a même eu chaud, selon lui. Après la crainte de la pénurie, le système de distribution a été tellement efficace que nul n’a manqué en France durant les confinements. Pourtant, « il s’en est fallu de peu, aux dires même des présidents des enseignes de la GMS. Moins à cause des ressources, d’ailleurs, que de la disponibilité des personnels. Si le virus avait frappé les enfants, les parents auraient été absents, et les rayons n’auraient pas été approvisionnés. L’armée avait envisagé de remplacer les personnels… » Notre société incapable de frustration n’a pas vu que le système était fragile. Que les choses auraient pu être pires sauf à disposer de ressources alimentaires moins dépendantes de la logistique et de la distribution. Produire local, pour consommer local. « Il faut partir des besoins propres à chaque territoire et à partir de là, réécrire les PLU, les Scot, le Zan de façon à ce que l’approvisionnement soit préservé avant toute chose. » L’autonomie à 100% est impossible, reconnaît Stéphane Linou, « mais entre ce fantasme et la réalité, 2%, on peut faire des progrès. » Les élus de la République devraient penser d’abord au risque alimentaire. La conséquence est importante : le foncier « redevient avant tout nourricier, facteur, en conséquence, de la paix sociale, comme durant les siècles précédents, il est alors ménagé », protégé, intouchable. Socialisé.

Ce ne sera pas l’un ou l’autre

Les autres intervenants ont bien acquiescé. Le foncier agricole devrait être prioritaire, pour y mener une agriculture qui corresponde aux besoins de l’environnement, du climat et des gens. Jean-François Sylvain a les idées précises, largement nourries par la littérature internationale et les travaux de la fondation qu’il dirigea, un des rares endroits de ce pays où tous les usagers de la nature se parlent entre eux, en compagnie du monde scientifique : rediversifier les productions agricoles ; recréer de l’hétérogénéité au niveau des paysages ruraux à la fois en augmentant les couverts semi-naturels et en diversifiant les cultures, y compris la polyculture-élevage ; « diminuer la taille moyenne des champs de façon à permettre aux auxiliaires de cultures d’attaquer les parasites », car le carabe ne fait pas plus de 180 m dans une journée, au-delà, il abandonne le champ à la limace. Ces auxiliaires ainsi que les pollinisateurs ont la nécessité d’herbes hautes, d’arbustes et de fleurs. « Il faut favoriser l’installation de bandes fleuries et remettre en place les haies, tout ce qui concerne la lutte intégrée contre les ravageurs de cultures et les maladies des plantes cultivées. » Et donc, on y vient, il s’agit bien de réduire au maximum l’usage des pesticides de synthèse dont l’impact sur les insectes fait consensus. « De façon plus subtile, c’est privilégier les techniques préservant la biodiversité des sols et leur fertilité – non-labour, réduction des intrants azotés, etc., » tout ceci constituant les fondements de l’agroécologie, sous ses multiples formes.

Cependant, pour y arriver, encore faut-il ne pas tomber dans le piège bien français de la querelle de chapelles. L’agriculture ce n’est pas bio ou conventionnel. Entre les deux, il y a beaucoup de chemins. « Il faudrait vraiment dépasser les clivages entre les différents types d’agriculture durables, en favorisant le partage des éléments les plus susceptibles d’être bénéfiques à la biodiversité. L’idée force est d’adapter les modes de culture aux potentiels agronomiques des régions et des paysages, ainsi qu’aux réalités économiques en adoptant si besoin des stratégies mixtes promouvant, selon les situations, des productions intensives à certains endroits, au bénéfice de la préservation de zones d’habitats naturels et du développement de structures de production moins intensives ailleurs, » ce que les anglophones appellent le land sharing-land sparing : ici on partage le sol, là on le préserve. Rien n’est uniforme, on ne passe pas du tout chimique-mécanique au tout-naturel. Il n’y a pas de Saint-Graal en écologie pas plus qu’en agronomie. Il y a des chemins que l’on prend pour aller tranquillement vers l’horizon nouveau. La technique n’est pas l’ennemie, elle sait déjà aider le bio comme la conservation des sols : les semoirs qui injectent dans le sol sans y toucher sont des petits bijoux technologiques, les producteurs de céréales bio utilisent les mêmes tracteurs asservis par satellite que leurs collègues en conventionnel. « On ne doit pas non plus négliger le potentiel des techniques nouvelles d’amélioration végétale en veillant à les encadrer avec soin, » alors que les nouveaux OGM ciselés par les ciseaux moléculaires vont bientôt arriver sur le marché.

Le modèle… anglais ?

La société veut que l’agriculture fasse à manger proprement, encore faut-il qu’elle permette à l’agriculteur de vivre correctement. Outre le prix juste à lui payer, que le consommateur rechigne à débourser, alors que la grande distribution achète facilement sous le prix de revient, il y a des mécanismes fiscaux qui n’encouragent pas, ajoute Jean-François sylvain. En France, la prairie est plus taxée que le champ de maïs et le portefeuille d’actions d’entreprises polluantes. « On peut ajouter à cela la nécessité de revoir la taxation des espaces naturels, qui sont les plus taxés de tous les biens en France, alors que sont ceux qui rapportent le plus en services rendus par la nature ; et puis développer les Obligations réelles environnementales (ORE), qui sont des engagements de protection de l’environnement générant un régime fiscal favorable. » Cette dernière mesure s’inscrit dans la logique des paiements pour services environnementaux, qui ont du mal à décoller en France. En Grande-Bretagne, ils sont inscrits dans la nouvelle stratégie agricole annoncée dans la perspective du Brexit pour la période 2021-2028. « La stratégie anglaise, conçue en rupture de la précédente PAC, vise, au travers des payements pour services environnementaux, à faire des agriculteurs des acteurs de la protection de l’environnement, du bien-être animal et de la réduction des émissions de carbone. La manière dont la stratégie anglaise a été annoncée et préparée, en d’autres termes sa feuille de route, me semble apporter au monde agricole anglais, au travers d’une redéfinition de leur rôle dans la société, une perspective plus stimulante et plus dynamique que la nouvelle PAC qui manque, là encore de mon point de vue, de ce souffle politique qui semble nécessaire pour redonner confiance et fierté au monde agricole national dans sa diversité. »

L’agriculture va devoir tout faire. Produire une alimentation riche en nutriments sans utiliser d’intrants de synthèse, en maintenant la vie du sol et celle des haies et des mares, tout en produisant des kilowattheures à partir d’éoliennes, de panneaux solaires et de méthaniseurs, sans oublier de capter le carbone par des prairies dont l’existence repose sur les vaches qu’il s’agirait de ne plus élever car elles émettent du méthane… La quadrature du cercle sans cesse réinventée par l’obligation de s’adapter à une planète qui change trop vite. La réponse agroécologique semble être un retour joyeux vers le futur… de la France des années 1950, celle d’avant le grand remembrement. Avec les techniques, les connaissances, la qualité de vie et le travail des agriculteurs d’aujourd’hui. Avec une population qui ne se donne pas les moyens à la hauteur de ses névroses : manger bien, sans risques, mais pas cher. Une population enfermée dans des dépenses contraintes par la hausse des prix de l’immobilier qui l’appauvrit sans qu’elle ne s’en plaigne tout à fait. C’est que chez nous plus qu’ailleurs en Europe, la propriété privée, comme la chasse, est un acquis de la Révolution fichée dans la psyché collective. Pourtant, la hausse des prix pousse à s’éloigner, à s’étaler, à multiplier les pavillons et leurs corollaires, les rocades et les ZAC. La terre est grignotée par l’idéal propriétaire et le fantasme aménageur au dépend de l’agriculture. Fort heureusement, la France a compris qu’à laisser ainsi faire les choses, elle finirait par manquer de terres. Alors a-t-elle décrété le zéro artificialisation nette, un objectif louable qui pourrait rendre plus cher encore le foncier déjà construit ou toujours constructible, et transformer par compensation les zones rurales en réserves de biodiversité pour les urbains en promenade. On le voit, le contrôle du foncier, de son prix, est stratégique. En zone rurale, il sera fondamental car l’agriculture va devoir produire plus et mieux sur moins de surface, avec moins de rendement. Accueillir plus de nature, utiliser moins d’intrants mécaniques et chimiques ne permettra pas de produire autant qu’aujourd’hui. À moins d’augmenter les surfaces. Qui est sollicité pour les allouer ? Les Safer. Qui peut favoriser un dossier ? Les Safer. Qui peut choisir entre une agriculture qui va dans le sens de l’éthique révélée par Eric Birlouez, Jean-Françis Sylvain ? Les Safer. Qui sera sollicité pour constituer des réserves agricoles, des greniers de bonne alimentation comme le font déjà les Suisses et que réclame Stéphane Linou, dans la perspective d’assurer un minimum solide d’approvisionnement local des villes ? Les Safer ? Qui est le plus à même de trouver les bons arbitrages pour allier production alimentaire et d’énergie afin d’aboutit à ce paysan nouveau, le polyculteur-éleveur-énergéticien cher à Mathieu Tatoni ? Les Safer. Qui mine de rien ont le pouvoir de dire l’usage des sols selon notre intérêt général à tous, c’est-à-dire à celui de nos enfants. La responsabilité gigantesque de placer l’agriculture en clé de voûte de l’adaptation de la nation aux temps incertains qui viennent.

Interview de Muriel Gozal

Créées en 1960, les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural ont pour objectif de maintenir des agriculteurs sur les terres, d’aider à l’installation des jeunes. Parmi les candidats à la reprise d’une parcelle, elles décident lequel est le plus susceptible d’être encore là dans dix ans. « Il faut que le projet soit viable économiquement et que le système de production soit en adéquation avec le territoire, » résume la directrice générale de la fédération nationale des Safer, Muriel Gozal. « On ne pousse jamais à un agrandissement excessif, contrairement à ce que l’on entend dire. » Dans les comités techniques des Safer, il y a des représentants de tous les usagers des sols, agriculteurs et défenseurs de la nature compris. Pour chaque dossier, il y a enquête précise, on sait qui est qui, on cherche les intentions cachées, on trouve un compromis entre le poids des habitudes culturales et l’air du temps. Une affaire humaine. « Selon les territoires on peut imposer des règles comme les haies, les bandes enherbées, il y a vingt personnes autour de la table, leurs discussions sont le reflet des évolutions de la société. » Sans les Safer, l’artificialisation aurait galopé plus vite et le prix des terres aurait gravi des sommets allemands. « Le problème est qu’on régule les mutations agricoles… sauf pour les sociétés par actions, inaccessibles. » Ces structures sont par statut opaques, les Safer ne peuvent être qu’informées des échanges de parts sociales. « Ce type de sociétés est positif pour l’agriculture. Mais puisque l’achat de foncier y fait l’objet d’une défiscalisation, cela pousse certains à l’agrandissement… jusqu’à parfois la prise de contrôle par de grands groupes financiers. » L’accaparement des terres commence à inquiéter chez nous. Le projet de loi foncière du député Sempastous pourrait y faire obstacle. « C’est une loi exceptionnelle : elle s’impose à la liberté d’entreprise, elle est expérimentale et elle est suivie par nos collègues européens qui sont confrontés au même souci. » Votée en décembre 2021, elle donne droit au Préfet de département de contrôler les « opérations excessives », cela dit selon un seuil jugé trop haut par la Confédération paysanne. Par ailleurs, un fonds de portage verra le jour courant 2022. « On pourra stocker du foncier durant dix à trente ans de façon qu’un jeune puise d’abord rembourser son capital d’exploitation avant de commencer à nous rembourser le terrain. » Moyennant des obligations agroécologiques ? Sans doute.

Ze film :

Ze tribune :



Ze webinaire :

C dans l'sol - Les nématodes, bio-indicateurs de la santé des sols

les sols en documentaire, en webinaire et en portraits de gens formidables.

© Xavier Plouchard

Cent troisième infolettre, spéciale sols. Avec un documentaire sur France 3 qui sort bientôt, le prochain webinaire C dans l’sol sur les sols pollués, et le portrait de ses inventeurs, Céline et Jacques Thomas, les Madame et Monsieur Sol (et zones humides) de France et d’Occitanie (un texte extrait de mon dernier livre.) Tout ceci en attendant de prochains papiers dans Marianne sur le même sujet, des « portraits de sols » texte/ son/ photos/ vidéos et un documentaire sylvestre…

Sols,  un nouvel horizon

Après deux ans de gestation, voici le film que j’ai coécrit avec l’ami Éric Wastiaux. Une enquête sur les sols, les raisons de leur destruction et celles de ne pas tomber dans le pessimisme : il est assez facile de protéger les sols agricoles, dès lors qu’on fait l’effort de les mieux connaître et que l’on accepte d’écorcher certains de nos tabous…

Un film réalisé par Nicolas Millet, qui a su appréhender la complexité du sujet en un temps record.

Un film avec du Lionel Ranjard, du Gilles Flandin et du Philippe Billet dedans, ce qui est plutôt bon signe. On y trouve également du Quentin Sannié et plein d’autres gens qui dévoilent un air du temps propice à un grand changement.

Une coproduction Ekla Production (Régis Ayache) et Erianne Production (Anne Serroy).

J’ai la douleur de vous apprendre qu’en plus de l’écrire, j’en ai fait la voix off.

C dans l’Sol !

Mardi 22 février aura lieu la je-ne-sais-plus-combien émission C dans l’sol, ce webinaire génial monté par Rhizòbiome pour faire de la bonne vraie vulgarisation à propos des sols. J’ai le bonheur de le présenter depuis mon bureau, un mardi par moi. Des centaines de paysans, de chercheurs et d’élus me regardent taquiner un ou une spécialiste des nématodes ou du carbone, et c’est formidable. Les replays se comptent en milliers, eh oui ! De la vraie bonne télé, oserais-je dire. La prochaine émission ? Les sols pollués… 

Vous voulez assister, poser des questions ? Inscrivez-vous ici.

Pour voir les précédentes émissions, cliquez sur le lien de la Pecnot’lab TV.

Anissa Lounes-Hadj-Sahraoui est professeur de biochimie à l’Université du Littoral Côte d’Opale (ULCO). Elle anime une équipe de recherche au sein de l’Unité de Chimie Environnementale et Interactions sur le Vivant (UCEIV) dont les activités portent sur les interactions plantes-champignons et remédiation. Elle travaille principalement sur le phytomanagement et la refonctionnalisation des sols pollués. Ses travaux, à visée à la fois fondamentale et appliquée, sont conduits de l’échelle du laboratoire (cultures in vitro et en microcosmes) à celle des sites ateliers (démonstrateurs in situ jusqu’à l’échelle de l’hectare). Ils ont pour objectifs d’élucider la faisabilité technique et les mécanismes impliqués dans les processus de phytoremédiation aidée, notamment par les champignons mycorhiziens (rhizodégradation des polluants organiques, phytostabilisation et phytoextraction des éléments traces) en faisant appel à des approches à la fois cytologiques, biochimiques et moléculaires. Elle porte un intérêt particulier à la caractérisation du microbiote des sols pollués phytomanagés et au développement de nouvelles filières de valorisation de la biomasse produite sur sols pollués. Elle a coordonné plusieurs projets de phytomanagement dont les projets PHYTEO et DEPHYTOP sur la production des huiles essentielles à activités biologiques à partir de la culture de plantes aromatiques sur sols pollués. Elle est l’auteur de plus de 90 publications et ouvrages scientifiques et a dirigé plus d’une vingtaine de thèses de doctorat. 

Bande annonce par et avec Mehdi Thomas :

C dans l'sol - Les sols pollués  - 22 février 2022 - Bande annonce -

Rencontre avec des écolos remarquables

Chapitre 2

Les sols, nouveaux repères des territoires

pages 94 à 102

L’école des sagnes

Les paysans ont envie de changer, ils ont peur de le faire. Le regard du voisin, ça compte. Et puis, sur quelles bases transformer ses pratiques ? La formation est importante, mais où est-elle… ? Puisque les infrastructures traditionnelles censées l’assurer ont du retard, Jacques et Céline Thomas ont eu l’idée de fonder une sorte d’université populaire des sols. Dans la lignée tracée par Sophie Raous avec « Sol contre tous », ils ont créé le Pecnot’Lab où paysans et chercheurs se rencontrent, dans un labo, dans des mallettes d’analyses, à l’occasion de conférences et de webinaires qui sont devenus, au cours des deux confinements, des rendez-vous pédagogiques fort renommés.

Au départ, M. et Mme Thomas travaillaient sur l’entre-deux, l’eau cachée dans les zones humides, imbibée dans un sol qui fait sproutch lorsqu’on met la botte dessus. Ils ont même acquis une réputation nationale dans la promotion de ces sagnes, comme on dit en Occitanie. Leur histoire mérite d’être lue.


Entre 1994 1999, Jacques Thomas est directeur du Conservatoire d’espaces naturels de Midi-Pyrénées et responsable du programme Life Tourbières (l’Instrument financier pour l’environnement est un des principaux outils financiers de l’Union européenne utilisés au titre de sa politique environnementale). Après quelques années passées à parcourir le territoire de l’ex-région, il peut établir un constat frustré : il y a bien un enjeu tourbières en Midi-Pyrénées, mais ces zones humides sont à la fois très petites en surface, éparpillées sur toute la région et toutes en propriété privée. Comment, donc, faire en sorte de les préserver, ce que réclame l’Europe, alors que les paysans ne les entretiennent plus (or, avec le temps, elles se comblent) parce qu’ils en ont oublié les mérites [elles sont des réserves d’eau qui limitent les effets de la sécheresse sur les prairies et participent à la régulation du débit des rivières], ou bien ils les drainent pour gagner de la surface cultivable ? Défendre l’intérêt général porté par un biotope alors qu’il appartient à une multitude de petits propriétaires pas très riches est une œuvre noble, mais impossible. « En plus, les outils administratifs de maîtrise foncière ne fonctionnent pas bien ici dans le Sud-Ouest, puisque, culturellement, quand on se désintéresse d’un espace, on ne le vend pas. Il fait partie du patrimoine, donc on le conserve, même si ça ne vaut rien. Il y a un attachement autre qu’économique », m’explique Jacques Thomas. Il ne pouvait rien faire.

En fait, si, il a pu. À un moment, il se dit que, peu importe la propriété, ce qui compte est que celui ou celle qui gère la tourbière sache déjà qu’il s’agit d’une tourbière, qu’il en comprenne suffisamment l’impact hydrologique et écologique pour qu’il soit fier d’en devenir le gardien. Les paysans sont unanimes : avec une tourbière bien en forme, les vaches peuvent continuer à paître dans la pâture en pleine sécheresse, parce qu’il y a encore de l’herbe ! Ceux qui l’ont drainée doivent faire venir le foin, alors qu’il est prévu pour aider à passer l’hiver. « Mon idée était bien d’impliquer les populations locales dans la préservation de milieux naturels stratégiques, en dialoguant directement avec le propriétaire ou le gestionnaire et en court-circuitant les intermédiaires socioprofessionnels. Rendre les gens responsables, si vous voulez. » Jacques et Céline Thomas parviennent, non sans mal, à convaincre l’agence de l’eau Adour-Garonne, la région Midi-Pyrénées et l’État de financer durant 6 ans la mise en place d’un réseau de paysans partenaires et gardiens des zones humides, qui prend le nom de Rés’Eau Sagne. Et ça a tellement bien marché que ça lui a joué des tours.

Pour le gérer, Jacques quitte le Conservatoire et crée en 2001 une coopérative avec Céline, la Scop Sagne. « On assurait à la fois la mission d’animation du réseau, des fonctions de bureaux d’études sur les zones humides, des missions de travaux et de gestion directe de sites avec des troupeaux d’highland cattle », détaille Céline Thomas. Plus de 50 chantiers dans toute la France et puis, faute d’un marché suffisamment mature et juridiquement sécurisé, la coopérative arrête cette activité en 2014. Trop cher et trop risqué.

« En 2006, on était arrivés à la fin de la période d’essai. On ne pouvait que constater que les gestionnaires des zones humides, ils étaient une cinquantaine à l’époque, des paysans en majorité, n’avaient aucune représentation collective. Nous, on parlait bien en leur nom, mais c’était bizarre, car nous étions de fait juges et parties, ce qui mettait mal à l’aise nos financeurs. Du coup, on a demandé aux gestionnaires s’ils étaient prêts à fonder une association qui les représenterait. Comme ils ont tous répondu « oui, pourquoi pas, mais pas sans vous », on a créé une SCIC. » À l’époque, la solution juridique pour des formes d’associations de personnes ou des groupes ayant des intérêts différents, c’est la société coopérative d’intérêt collectif. Et c’est ainsi que naît Rhizobiòme, qui va marquer son temps dès sa constitution, en 2007.

Les rôles sont alors bien distribués : à la SCIC Rhizobiòme la maîtrise d’ouvrage de tous les programmes publics, dont celui de promotion des zones humides, qui s’appelle Rés’Eau Sagne, à la Scop Sagne les prestations scientifiques et techniques. Pour le grand public, les élus et les paysans, c’est Rhizobiòme qui est visible, car c’est elle qui fait la promotion des tourbières, notamment via ses incroyables écoles et autres fêtes des sagnes. Imaginez un instant un lycée agricole, ou un chapiteau de cirque, où des acteurs mettent en scène la vie d’une zone humide ou l’histoire du canal du Midi, où des chercheurs discutent avec des élus, des philosophes et des paysans, où des conteurs lisent des poèmes, devant des centaines de personnes qui voient et entendent parler des zones humides comme des éléments de leur vie. Imaginez des fêtes des sagnes au cours desquelles des gens, venus de toute la région, visitent des tourbières avant de boire un coup et d’écouter de la musique, le soir, sous les étoiles. J’en ai été le témoin, ces écoles et ces fêtes ont été des moments sans équivalents, parce qu’ils marquaient la réussite exceptionnelle de cette structure sans nulle autre pareille en France, devenue une référence européenne – ce n’est pas moi qui le dis, mais les spécialistes de la question – dans la connaissance, l’acculturation et la gestion des zones humides. Si, dans le sud-ouest de la France, dans le Tarn surtout, il y a encore des tourbières et des prairies humides malgré les champs de maïs, c’est à coup sûr grâce au travail de ce réseau. Les agriculteurs qui, auparavant, les drainaient en sont devenus les défenseurs, résistant d’eux-mêmes à la pression de l’habitude et à la routine des chambres d’agriculture.

L’université populaire des sols

En 2007, l’agence de l’eau Adour-Garonne réduit le territoire d’intervention du Rés’Eau Sagne au simple Tarn et élargit le domaine à l’ensemble des zones humides. Pas uniquement les tourbières. Cinq ans plus tard, Jacques et Céline disent à l’agence qu’il n’est peut-être pas très pertinent de solliciter les agriculteurs des plaines du Tarn à propos des zones humides, parce qu’il n’en reste que des petits mouchoirs et que les préserver n’aurait pas vraiment d’effet sur l’hydrologie générale. « On a estimé que la bonne porte d’entrée pour parler de l’eau sur ces territoires de grandes cultures, c’était… le sol. »


Nous y voilà.


La qualité des sols, comme principal levier sur lequel le paysan peut redevenir acteur de son métier, c’est le principe qui fonde un nouveau réseau, petit frère du Rés’Eau Sagne, le Rés’Eau Sol. « Notre but est bien d’apprendre aux paysans à redevenir les pilotes de la santé de leur sol, à appréhender les effets de leurs techniques culturales sur la santé des sols et les incidences à moyen et long termes, notamment dans le contexte du changement climatique. L’idée est toujours la même, faire monter les gens en compétences, leur donner accès à la connaissance pour qu’ils construisent par eux-mêmes, intelligemment, les solutions les plus pertinentes parce qu’intégrant les règles de la biologie, la compréhension des phénomènes. » La promesse de Céline Thomas a été largement tenue : créé en 2014, le Rés’Eau Sol a très vite remporté le même succès que son grand frère. Preuve en est, en 2017, certains financeurs, avec des arguties juridiques désignant l’Europe comme coupable – c’est la nouvelle façon de dire que son chien a la rage quand on veut le noyer –, ont dit vouloir tout arrêter. C’est que le couple Sagne et Rhizobiòme avait fini par être un peu embarrassant : assurant une mission d’intérêt général, un service public, en vérité, la protection des zones humides et la préservation de la qualité des sols, il avait, par son emprise sociale, lentement gagné la démonstration que l’on pouvait être plus efficace qu’une armée administrative impécunieuse et mal employée. Il avait fait mieux que toutes les bureaucraties et les collectivités avant lui qui n’étaient pas parvenues à enrayer la machine infernale de la destruction des zones humides et des sols. Ça en a vexé certaines. Et puis, malins, l’essentiel du travail ayant été fait, les financeurs pouvaient à bon compte récupérer tranquillement la gestion des zones humides. Les start-up innovantes se font toujours bouffer par les grosses boîtes assoupies. « Ce sont nos adhérents du Rés’Eau Sagne et du Rés’Eau sol qui nous ont sauvés, lors d’une grande réunion entre eux, nous et les financeurs. Ils ont dit “non, on continue avec vous ! avec Rhizobiòme qu’ils considéraient comme une université populaire au champ. » J’ai assisté à cette réunion qui a obligé les financeurs à regarder leurs chaussures. Un grand moment : la base a signifié à la région, à l’agence de l’eau, aux collectivités, que si Rhizobiòme devait mourir, eux aussi cesseraient de s’occuper des zones humides et de leurs sols, ce qui aurait forcément des conséquences sur l’hydrographie du Tarn. La question avait été posée : faut-il tout arrêter ? Le vote fut clair : « on ne fera rien sans vous ! »


Passé pas loin du dépôt de bilan, le Rés’Eau sol se déploie encore, tout plein du besoin des gens. Il bute toutefois sur un nouvel écueil : pour réaliser les indispensables analyses de sols nécessaires à chaque paysan, pour chacune de ses parcelles, il faut du matériel qui n’est disponible que pour les laboratoires de recherche, à des coûts prohibitifs. Jacques, que rien n’arrête, rencontre alors La Paillasse à Paris, un groupe de « biohackeurs » qui développe des tas de services en open source sur le modèle « fablab » autour des sciences de laboratoire, en récupérant du matériel, en bricolant des petits trucs astucieux… « J’ai fait un travail de dingue de recherche bibliographique pour proposer des protocoles de mesures des paramètres de santé du sol accessibles et faciles à appliquer au champ. J’ai trouvé des trucs mis au point par l’USDA aux États-Unis [le ministère de l’Agriculture local], mais aussi par les labos de recherche de l’IRD ou du CIRAD. Ensuite, on a acheté des imprimantes 3D, on a appris à manier des logiciels de dessin et on a commencé à fabriquer tout un tas d’objets nécessaires pour les mesures au champ à des coûts sans comparaison avec ce qui est sur le marché. » Et voilà créé le Pecnot’Lab, centre de ressources rural, sur le modèle open source et creative commons, pour rendre la science du sol accessible aux paysans, avec un labo sol-eau et des kits et carnets de terrain sol-eau à disposition des paysans. Profitant de la crise de la Covid-19, il a également développé une offre sur le web : des tutos sol-eau, des webinaires mensuels (une émission bien nommée C dans l’Sol). Sont prévus un wiki sol-eau et un catalogue de formations professionnelles pour celles et ceux qui ne peuvent pas intégrer les groupes du Rés’Eau Sol, avec stage au labo et application sur les fermes, ainsi qu’assistance à distance.


« On veut faire ce pont entre chercheurs et agriculteurs, tant attendu de part et d’autre pour avancer ensemble. Et ce pont commence à être emprunté par les chercheurs eux-mêmes, qui viennent au Pecnot’Lab trouver des solutions pratiques et pas chères, des idées, des astuces… », se réjouissent Jacques et Céline Thomas. Dans toute cette histoire, ils n’ont jamais abandonné leur idée fixe : « Redonner le pouvoir au citoyen, le remettre en posture de le reprendre sur son chemin de vie, faire confiance à sa capacité individuelle de penser l’intérêt collectif. Arrêter de prendre les gens pour des cons, les sortir de la servilité volontaire par le partage des connaissances sans jamais décider pour eux. Tout ça sans jamais renoncer à la rigueur scientifique, à l’exigence de sérieux. Leur donner des billes contre tout ce qui peut les mettre en situation de dépendance ou de soumission. » C’est ainsi que l’histoire s’accélère, quand les gens ont à nouveau les moyens d’en être les acteurs et que les sols, ces grands oubliés, se constituent en une personnalité forte dont celle-ci ne pourra plus se passer.


Depuis le confinement de mars 2020, le Pecnot’Lab a créé une émission sur Internet, C dans l’Sol. Une fois par mois, un ou des chercheurs, accompagnés d’un ou plusieurs paysans, débattent d’un sujet choisi parmi plusieurs proposés par les internautes. Le gratin de la science du sol et de simples hommes de l’art. Durant une bonne heure, plusieurs centaines de personnes assistent à cette mise en relation du doute scientifique et du bon sens et des habitudes agricoles. Le carbone dans le sol, la microbiologie du sol, l’érosion des sols vus à la fois depuis le laboratoire et la ferme. Émission après émission, l’audience monte, les rediffusions sont vues par des milliers, C dans l’Sol s’installe comme un incontournable du débat de société, érudit et concret. Le pont est fait entre deux mondes, il est large et libre.


Début 2021, le Pecnot’Lab a encore innové en assurant une première formation pratique, dans le laboratoire, sur le terrain, en visio. « Outiller le praticien, agriculteur, maraîcher, de connaissances et de méthodes scientifiques d’observation de la santé de ses sols, pour qu’il développe des techniques favorables à cette santé et adapte ses actions aux nouvelles contraintes posées par le changement climatique. » Deux jours pleins qui vont se renouveler tout le long de l’année. Dans cette université populaire, seuls le manichéisme et les postures ne sont pas enseignés.