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INFOLETTRE N°104

les Safer sont-elles en train de devenir vertes ?

Mar 9, 2022

© Xavier Plouchard

En décembre 2021 s’est tenu à Marseille le congrès de la fédération nationale des Safer. J’en étais. J’ai interviewé, lu, écouté, j’avais assisté un peu avant à une commission technique. D’après Muriel Gozal, la directrice générale de la maison, la plénière d’ouverture a été déterminante. Les yeux auraient été ouverts par les propos des intervenants. Des scrupules, des pudeurs, des résistances, auraient été ramollies par des mots clairs, qui ont reposé les enjeux écologiques, sociaux et alimentaires, clairement, calmement, sans accuser personne. C’est bien ! Car les Safer ont un rôle déterminant dans l’allocation du foncier agricole.  Elles détiennent le pouvoir de dire l’usage des sols en évaluant le bénéfice de chaque projet pour son environnement.

Safer, la clé des sols ?

En bonus (tout en bas) mon film sur les sols diffusé sur France 3, le webinaire de janvier de C dans l’sol, et ma tribune parue dans Marianne.

Un même inconnu

Qui ne sait imagine, et souvent, se trompe. Ses décisions étant prises lors de séances à huit-clos qui lui interdisent de se justifier, toute Safer est le coupable idéal de l’immuabilité dans une société qui se plaint que la transition ne va pas assez vite. Heureusement, la presse n’a pas cette dérive : elle ne connaît pas les Safer ! Pour elle, l’agriculture se résume à des agriculteurs qu’elle adore parce qu’ils sont sa nostalgie, qu’elle abhorre parce que, seuls, ils pollueraient les eaux, détruiraient les paysages, ruineraient notre diététique et abîmeraient les animaux. L’accès au foncier est rarement questionné par les journalistes, qui considèrent le paysan comme un être rationnel responsable en toute occasion de ses choix. Si ça va si mal, c’est de sa faute. Pourtant, en dernier lieu, une fois qu’il a fait son plan de financement pour franchir le mur du capital d’exploitation, l’aspirant repreneur d’une ferme se retrouve devant le gouffre du foncier : comment acheter une terre aussi chère ? Déjà, comment la trouver… C’est là où la Safer peut aider.

Que ne dit-on à propos des Safer… Depuis que je travaille sur les questions d’agriculture, j’entends que les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural sont les gardiennes du passé. Elles empêcheraient « les jeunes » de s’installer, et seraient ainsi une barrière terrible contre l’irrésistible avancée du bio salvateur. Au sein de cabinets noirs aux mystères plus épais qu’une séance d’intronisation de loge maçonnique, les Safer décideraient de l’avenir des territoires ruraux sans rendre compte à personne, si ce n’est au « vrai pouvoir » absolu : les céréaliers, les betteraviers, les oléiculteurs, les chambres d’agriculture, tous les grands de l’agriculture intensive qui dicteraient leur conduite aux ministres. La fédération nationale des Safer serait au foncier ce que la FNSEA est à l’agriculture, l’incarnation d’une vieille notabilité statufiée par sa puissance, devenue aveugle et sourde au monde qui tourne de plus en plus vite. Le climat peut changer, la biodiversité s’éroder, l’élevage être critiqué, les Safer, fidèles à elles-mêmes, continueraient, tels des aristocrates de jadis, à distribuer les terres aux plus gros. Assises pesamment dans leur fauteuil, elles regarderaient en souriant le camp du bien dévoré d’angoisses écologiques. 

Agir pour des gens pas encore nés

À une échelle plus large, une question identique se pose. De quelle manière bien orienter les itinéraires d’élevage et de culture vers l’horizon écologique ? L’État ni les collectivités n’ayant de maîtrise foncière générale, l’idée de bien commun étant à peine en gestation, le foncier appartient toujours à quelqu’un et, dans le monde agricole, aussi à celui ou celle qui l’exploite. Les subventions sont des incitations, les marchés mondiaux sont des guides, les achats en magasin des indications. Gagnant en général assez peu, endetté comme personne, devant se justifier de tout auprès de l’administration et de l’opinion publique, le paysan a pour le risque une méfiance constante. Lui dire quoi faire pour demain, afin que la société essentiellement urbaine vive mieux sa transition écologique et énergétique, est une tâche qui réclame le doigté d’un fabricant d’OGM. D’autant qu’on a beau dire, qui sait de quoi l’avenir sera fait ? Il y a le changement climatique, certes, il y a aussi la pollution des eaux aux pesticides, la perte de matières organiques et l’érosion des sols ou encore l’épuisement des abeilles, mais d’abord, c’était pire avant, ensuite, cela n’empêche personne de vivre dans le confort en France et enfin, les solutions proposées par les uns et les autres afin de corriger les affres de ladite « crise écologique » n’auront de conclusions que dans une ou deux générations. Or, quel peuple, dans l’histoire, a un jour pensé sa vie en fonction de celle des pas-encore-nés ?

Polyculture-élevage-énergie ?

Capturer ces mouvements de la société a été une des tâches des participants de la première table ronde du congrès de la fédération nationale des Safer qui s’est tenu le 2 décembre au palais du Pharo à Marseille. Tout d’abord, le temps change, soyons-en certains. Personne ne dit d’ailleurs le contraire, néanmoins, il est toujours bon de rappeler en public les constats banals : la pédagogie étant l’art de la répétition, elle les renforce. Comme le temps, qui forcit, constate Thierry Tatoni, directeur de l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie marine et continentale (IMBE) de Marseille « Il y a des coups de mer à La Ciotat qu’on n’avait jamais vus. Il y a des sécheresses plus chaudes, des hivers plus arrosés, des pluies plus brutales, c’est indéniable. » Plus chaudes, l’atmosphère et la mer sont plus turbulentes. Lorsqu’on communique à un fluide beaucoup de calories en peu de temps, il fait comme l’eau dans la casserole mise sur le feu. Il s’agite, est pris par des convulsions,pour évacuer cette chaleur qui a rompu le bon équilibre dans lequel il se trouvait. Ainsi, la mer est-elle agitée, le ciel est-il en action et le cycle de l’eau est plus animé.

Celui-ci constitue en vérité la gigantesque machinerie qui se sert de l’eau pour tenter d’égaliser les températures entre l’Équateur qui capte un maximum de l’énergie des rayons du soleil, et les Pôles qui n’en attrapent presque rien. L’eau chauffée s’évapore, elle gagne des altitudes où elles se condense en vapeur puis en nuages, enfin en pluie. Dans le trajet elle transfère de la chaleur en hauteur, ce qui agite l’air, et fait du chemin. D’évaporations en condensations, le cycle de l’eau va de l’équateur aux Pôles par trois grands cycles qui définissent le climat sur Terre. On comprend que la hausse continue de la température moyenne du globe a des conséquences plus vastes que 1 à 2°C supplémentaires ne laissent supposer : la superposition des climats du sud au nord n’est plus la même, il faut s’imaginer que le nord, lentement, glisse vers le sud. Lille est en train de devenir Paris, Paris, Lyon, Lyon, Marseille, et Marseille, Alger.

À l’échelle de la France, dans la maille d’une région, le climat est la résultante de l’influence de la topographie, de la forme du littoral, de la carte des courants et des vents sur le climat régional. Or, on reconnaît partout le même phénomène : pour répondre au réchauffement, le climat de tous les jours, la météo du journal, est moins prévisible qu’avant. Les normales saisonnières sont globalement inchangées, toutefois, les parties extrêmes de l’intervalle gagnent chaque année de la place sur la courbe. L’agitation se manifeste par des eaux toujours plus brutales. Localement, le cycle de l’eau est affecté autant qu’à l’échelle de la planète. Or, d’elle dépend l’agriculture. Il pleut plus en hiver, moins en été, les intersaisons sont plus brutales. Pour un paysan, le temps est de plus en plus variable.

« La viticulture s’adapte déjà. Le raisin arrive plus tôt, on le vendange plus avant dans la saison, on ne fait plus comme avant. Mais est-ce qu’on est prêt à faire du Sidi-Brahim dans la vallée du Rhône ? » Est-ce qu’on est prêt à creuser des bassines et autres retenues collinaires afin de garder l’eau hivernale pour les besoins de l’été ? « Ici, en région Paca, ce n’est pas une bonne idée, car ce territoire est structuré par l’eau qui circule. Mieux vaudrait changer nos pratiques agricoles, afin de les adapter à l’eau qui n’est plus là comme elle l’était. » Ici, peut-être, ailleurs, les écolos qui étaient violemment contre, à cause de la catastrophe psychologique qu’a entraîné l’enfermement d’un monde agricole dans la mauvaise solution qu’était la retenue de Sivens, sont en train de changer. Pas de grands machins, non, mais des petites retenues ici et là, selon la nature du sol et de la roche, et si ça n’est pas pour faire du maïs en zone sèche pour l’exportation, pourquoi pas.  « En réalité, le système agricole nous sclérose. Il faut changer de valeur et de comportement. À la polyculture-élevage qu’il faut de toute façon adapter, il s’agit d’ajouter par exemple l’énergie. Polyculture-élevage-énergie ! Les agriculteurs produiront demain plus que de la nourriture. Mais pour cela, il faut du foncier. Et lui dire que faire. Or, si l’on maîtrise le foncier, on oriente ce qui peut être fait… » Le rôle de la Safer sera déterminant car lui seul peut mettre un dossier en haut de la pile. Un dossier alliant éoliennes et cultures, panneaux photovoltaïques et bétail.

Le poids étouffant de notre biomasse 

Ancien directeur de recherche à l’IRD et récent ex-président de la Fondation pour la recherche sur la Biodiversité, Jean-François Sylvain a un peu tiqué à cette évocation. Non qu’il dénie aux Safer un rôle de levier majeur, bien au contraire, mais en spécialiste reconnu de la biodiversité, il n’a pas un amour passionnel pour les moulins à vent qui hachent un peu trop d’oiseaux et de chauve-souris et ont des besoins en sols importants, ni pour les fermes solaires sous lesquelles l’herbe pousse de la même façon en toute saison, toujours verte mais jamais assez haute. Il démarre par des chiffres qui fixent les idées : « il faut bien comprendre que toute la planète a été transformée par l’homme. C’est comme cela. 48% des terres ont été transformées par l’occupation humaine, » les villes, les routes, nos infrastructures, « 40% par l’agriculture elle-même. » Sur l’ensemble de la planète, plus de huit hectares sur dix sont soumis à notre pression. Autre façon de voir les choses, la biomasse, c’est-à-dire le poids de ce qui vit. « Le total des masses des produits issus des activités humaines a dépassé en 2020 l’ensemble de la biomasse du monde vivant : 4 milliards de tonnes d’espèces animales et végétales pour 8 milliards de tonnes de plastiques ! » L’ensemble des plantes pèse bien plus, 900 milliards… ce qui est moins que tous nos bâtiments et nos routes qui, sur la place sont, à 1100 milliards de tonnes. Jean-François Sylvain ajuste sa balance: « Maintenant, si l’on pèse les mammifères, voilà ce que l’on observe : 60% de leur poids est constitué par les animaux d’élevage, 36% par nous, humains et seulement 4% par les mammifères sauvages ! » Chez les oiseaux, ce n’est pas mieux : saviez-vous que près des trois quarts en masse sont nos poules ? Le reste… c’est tout ce qui vole.

En quoi cela nous concerne ? Nous sommes l’espèce dominante, après tout. « Oui, mais nous et nos animaux d’élevage prélevons l’essentiel des ressources renouvelables ou non de la planète, d’où des impacts croissants sur le reste du vivant, et la multiplication des conflits d’accès aux ressources et de préservation des habitats entre l’Homme et le monde sauvage, ce qui se traduit chez ce dernier par des effondrements de populations, des disparitions d’espèces et une homogénéisation croissante du monde vivant. »  Le poids de notre biomasse n’est pas qu’arithmétique, il est aussi écologique. Et même, sanitaire car la crise du Covid a révélé à tout un chacun que l’homogénéisation des écosystèmes est très probablement à l’origine de la multiplication des zoonoses touchant aussi bien la vache que celui ou celle qui la mange.

L’effet-domino agricole

Difficile à appréhender, car inconnue dans notre quotidien, résumée à quelques espèces aux yeux de l’agriculture, la biodiversité souffre de notre vie envahissante. On ne cesse d’entendre que la sixième extinction a bien démarré, l’homme aurait atteint le pouvoir de détruire tel la comète qui éradiqua les dinosaures. Disons que la nature, pour employer un terme moins technique, s’érode sous l’abrasion de notre développement. « On connaît les raisons. Tout le monde est d’accord : le changement d’usage des terres au bénéfice de l’agriculture et des plantations, de l’urbanisation, des infrastructures, des industries ; l’exploitation des ressources ; les pollutions chimiques et physiques ; les espèces exotiques envahissantes » et, par-dessus le marché, amplifiant ces facteurs, le changement climatique. L’usage des sols est déterminant. Donc, l’agriculture. Dans nos pays riches et tempérés, elle est directement responsable de l’écroulement des populations d’insectes et de fil en aiguille de celui des oiseaux qui les mangent et de ceux qui vivent dans les milieux typiquement agricoles. « Ces oiseaux qu’on appelle spécialistes comme les alouettes disparaissent alors que les oiseaux opportunistes, généraliste comme les pigeons, augmentent en nombre. » Les monocultures interminables sans haies ni zones humides, autant que les routes et les parkings, fragmentent les milieux de vie des espèces de vie, empêchant mâles et femelles de se rencontrer, interdisant la proie d’aller au prédateur, réduisant la gamme des ressources alimentaires pour les espèces herbivores : les abeilles vont mal avant tout parce qu’elles ont faim. Eh oui.

Ailleurs, ce sont nos besoins alimentaires qui entraînent des bouleversements. « L’agriculture intensive et les échanges commerciaux qui lui sont associés, est accusée d’être un des principaux facteurs à l’origine de la déforestation tropicale, via le développement des monocultures et de plantations mono-spécifiques en lieu et place des forêts ou savanes originelles, avec des conséquences importantes sur la faune et la flore des régions impactées, » ajoute Jean-François Sylvain. Nous sommes responsables, mais la culpabilité doit être partagée : dans les pays pauvres, l’accroissement démographique est mal accompagné par une agriculture parfois peu adaptée aux contraintes pédologiques et climatiques. Ainsi, les cultures vivrières sur brûlis s’étendent et le surpâturage progresse, aux dépens des sols. « Nous avons aussi à l’esprit l’Amazonie ou le bassin du Congo, où la forêt recule sous le feu volontaire, mais c’est le cas aussi dans les pays andins, avec la montée en altitude des cultures au détriment des écosystèmes de montagne. » Autre illustration de l’effet domino, l’accroissement du niveau de vie se traduit partout dans le monde par l’augmentation de la consommation de viande, par exemple au Vietnam. La masse des animaux d’élevage s’en ressent, au détriment des milieux naturels, de la qualité de l’eau et de notre santé, car le bétail, là où il est regroupé, est un transmetteur très efficace des zoonoses. Pour parfaire le tableau, il ne manquait que le climat. On sait que l’élevage est accusé d’accroître l’effet de serre par ses émissions de méthane, en compagnie des déchets et des fuites des puits de pétrole… et de gaz. « On se trouve à une croisée des chemins et face à des prises de décisions majeures. Sauf à imaginer une mise en cause même du concept d’agriculture et donc d’alimentation humaine, il faut rapidement trouver des solutions pour diminuer les facteurs de pression de l’agriculture et des échanges commerciaux qui lui sont associés, sur le climat et la biodiversité. »

Alimenter le dialogue

Tout cela crée un vent qui défrise nombre d’agriculteurs. Nous sommes responsables, mais qui pouvons-nous ?! Qui nous achète nos produits, alors !? Nous, consommateurs que connaît si bien Eric Birlouez, ingénieur et agronome et sociologue de l’alimentation. « Nos attentes ne sont pas si nouvelles, en dépit des évolutions constatées. La crise sanitaire a notamment accéléré ou renforcé les attentes existantes. » Depuis toujours nous voulons des produits qui nous font du bien, ne menacent pas notre santé et soient pratiques à utiliser. Depuis une dizaine d’années, on leur demande en plus d’être d’origine locale, de révéler qui les a élevés et transformés et dans quelles conditions, de ne pas avoir fait souffrir les animaux pas plus que la planète. « Vu comme cela, nous serions tous pareils. Cependant, ce qui me frappe, c’est l’éclatement, la multiplication des attentes. Tellement que nous sommes obligés de les prioriser, chacun de nous. Chacun de nous peut avoir plusieurs attentes. » On mange ce que l’on est, on est ce que l’on mange, a fortiori dans une société individualiste centrée sur le nombril du consommateur-acteur des réseaux sociaux. Je suis ce que je mange, alors si je souffre, c’est par ce que je mange. Haro sur le gluten, le sucre, le transformé, la viande… « Il y a quand même un maître-mot, une tendance lourde : le besoin de réassurance. Nous avons la trouille, » dans un pays où pourtant l’on ne meurt plus de manger un produit indigne, mais où l’on craint de mourir dans trente ans d’un cancer fomenté par des ingrédients ou des pratiques invisibles.

« Il me semble qu’aujourd’hui on peut parler de l’émergence d’une éthique de l’alimentation. Regardez le succès de C’est qui le patron ! Les gens ont soutenu parce qu’ils voulaient que le lait, au départ, profite à l’agriculteur. Il y a une éthique du corps, de la nature, de la sincérité, de l’animal et de la solidarité qui est en train de se développer autour de l’alimentation. » Ce qu’on mange ne doit rien avoir lésé. Il doit être propre. Voire, pur. « Il y a une volonté de pureté dans la société, qui se traduit dans nos attentes alimentaires. » Certaines conduisent à l’orthorexie, c’est-à-dire la pathologie du contrôle de ce qu’il ingurgite.

« J’insiste : la tendance est là, mais la population est fragmentée. Raison de plus pour créer un dialogue entre elle et vous, agriculteurs. Vous dîtes que vous n’êtes pas compris, mais vous, comprenez-vous bien les attentes des consommateurs, savez-vous ce qu’ils comprennent de vous ? » L’agribashing est une réalité, la posture victimaire en est une autre, la désignation de l’autre comme responsable de celle-ci. Être une victime, c’est bien pratique en vérité car cela permet de ne rien faire. « Les autres ne nous aiment pas, c’est facile, se mettre à l’écoute, c’est différent. » Eric Birlouez conseille aux agriculteurs de multiplier les rencontres avec les consommateurs. Par des groupes de parole ou en profitant de la vente directe. « Le rapport en face à face est très important. On répond aux questions, et on change, forcément. » Cela a d’ailleurs été démontré par la recherche, l’équipe de Yuna Chiffoleau de l’Inrae de Montpellier en particulier. Les producteurs en vente directe sont cinq fois plus nombreux à changer d’itinéraires que les autres ; les consommateurs des marchés de plein vent et primeurs achètent de quoi cuisiner chez eux, ils sont fidèles et ne regardent pas trop à la dépense dès lors qu’ils sont rassurés. « Il faut prendre l’initiative de ces rencontres, ne serait-ce que pour apprendre à se connaître. Tout le monde y gagne, en premier lieux les producteurs qui voient s’améliorer leur image. » Les pouvoirs publics ont des manettes pour aider avec l’approvisionnement des cantines scolaires et restaurants administratifs : la contractualisation pluriannuelle d’agriculteurs rassure ces derniers, et les ancre dans la population.

La bouffe devant le PLU !

Allons plus loin, propose Stéphane Linou. Cet ancien élu local et départemental est une des figures françaises du locavorisme. « En 2008, j’avais fait le pari de ne me nourrir durant un an que dans un rayon de 150 km autour de chez moi. J’y suis arrivé! » Le local est un peu loin, tout de même. Il est allé plus loin. « Il y a trois ans, j’ai lancé une idée : pour les fêtes, prenez le pari de manger local, chic et pas cher, moins de 51km, moins de 9,5 euros par personne, et j’arrive avec le pinard ! » Faire avec ce qu’on trouve, vingt-huit familles ont pour l’instant répondu avec succès. « Elles y sont arrivées parce qu’en s’obligeant à un périmètre restreint », qui correspond à la distance maximale que durant des siècles les Français parcouraient durant une année autour de chez eux, « elles ont redécouvert leur géographie que l’énergie facile leur avait fait oublier. » Les familles ont cherché qui produit quoi, et ont trouvé. La même démarche que celle des plans d’alimentation territoriale (les PAT) par lesquelles les grandes agglomérations, après un diagnostic des ressources de leur territoire, relocalisent une partie de leur alimentation. « Les gens redécouvrent également la cuisine, ils accommodent des restes, font avec les fins de frigo. Ils ne jettent plus. » Fort de cette réussite, Stéphane Linou veut amener à réfléchir sur notre degré d’autonomie alimentaire, c’est-à-dire la part de ce que nous mangeons qui vient de chez nous. « 2 % ! La crise sanitaire a masqué cette réalité. » Un chiffre invérifiable tant cette notion d’autonomie  alimentaire est mal définie.

On a même eu chaud, selon lui. Après la crainte de la pénurie, le système de distribution a été tellement efficace que nul n’a manqué en France durant les confinements. Pourtant, « il s’en est fallu de peu, aux dires même des présidents des enseignes de la GMS. Moins à cause des ressources, d’ailleurs, que de la disponibilité des personnels. Si le virus avait frappé les enfants, les parents auraient été absents, et les rayons n’auraient pas été approvisionnés. L’armée avait envisagé de remplacer les personnels… » Notre société incapable de frustration n’a pas vu que le système était fragile. Que les choses auraient pu être pires sauf à disposer de ressources alimentaires moins dépendantes de la logistique et de la distribution. Produire local, pour consommer local. « Il faut partir des besoins propres à chaque territoire et à partir de là, réécrire les PLU, les Scot, le Zan de façon à ce que l’approvisionnement soit préservé avant toute chose. » L’autonomie à 100% est impossible, reconnaît Stéphane Linou, « mais entre ce fantasme et la réalité, 2%, on peut faire des progrès. » Les élus de la République devraient penser d’abord au risque alimentaire. La conséquence est importante : le foncier « redevient avant tout nourricier, facteur, en conséquence, de la paix sociale, comme durant les siècles précédents, il est alors ménagé », protégé, intouchable. Socialisé.

Ce ne sera pas l’un ou l’autre

Les autres intervenants ont bien acquiescé. Le foncier agricole devrait être prioritaire, pour y mener une agriculture qui corresponde aux besoins de l’environnement, du climat et des gens. Jean-François Sylvain a les idées précises, largement nourries par la littérature internationale et les travaux de la fondation qu’il dirigea, un des rares endroits de ce pays où tous les usagers de la nature se parlent entre eux, en compagnie du monde scientifique : rediversifier les productions agricoles ; recréer de l’hétérogénéité au niveau des paysages ruraux à la fois en augmentant les couverts semi-naturels et en diversifiant les cultures, y compris la polyculture-élevage ; « diminuer la taille moyenne des champs de façon à permettre aux auxiliaires de cultures d’attaquer les parasites », car le carabe ne fait pas plus de 180 m dans une journée, au-delà, il abandonne le champ à la limace. Ces auxiliaires ainsi que les pollinisateurs ont la nécessité d’herbes hautes, d’arbustes et de fleurs. « Il faut favoriser l’installation de bandes fleuries et remettre en place les haies, tout ce qui concerne la lutte intégrée contre les ravageurs de cultures et les maladies des plantes cultivées. » Et donc, on y vient, il s’agit bien de réduire au maximum l’usage des pesticides de synthèse dont l’impact sur les insectes fait consensus. « De façon plus subtile, c’est privilégier les techniques préservant la biodiversité des sols et leur fertilité – non-labour, réduction des intrants azotés, etc., » tout ceci constituant les fondements de l’agroécologie, sous ses multiples formes.

Cependant, pour y arriver, encore faut-il ne pas tomber dans le piège bien français de la querelle de chapelles. L’agriculture ce n’est pas bio ou conventionnel. Entre les deux, il y a beaucoup de chemins. « Il faudrait vraiment dépasser les clivages entre les différents types d’agriculture durables, en favorisant le partage des éléments les plus susceptibles d’être bénéfiques à la biodiversité. L’idée force est d’adapter les modes de culture aux potentiels agronomiques des régions et des paysages, ainsi qu’aux réalités économiques en adoptant si besoin des stratégies mixtes promouvant, selon les situations, des productions intensives à certains endroits, au bénéfice de la préservation de zones d’habitats naturels et du développement de structures de production moins intensives ailleurs, » ce que les anglophones appellent le land sharing-land sparing : ici on partage le sol, là on le préserve. Rien n’est uniforme, on ne passe pas du tout chimique-mécanique au tout-naturel. Il n’y a pas de Saint-Graal en écologie pas plus qu’en agronomie. Il y a des chemins que l’on prend pour aller tranquillement vers l’horizon nouveau. La technique n’est pas l’ennemie, elle sait déjà aider le bio comme la conservation des sols : les semoirs qui injectent dans le sol sans y toucher sont des petits bijoux technologiques, les producteurs de céréales bio utilisent les mêmes tracteurs asservis par satellite que leurs collègues en conventionnel. « On ne doit pas non plus négliger le potentiel des techniques nouvelles d’amélioration végétale en veillant à les encadrer avec soin, » alors que les nouveaux OGM ciselés par les ciseaux moléculaires vont bientôt arriver sur le marché.

Le modèle… anglais ?

La société veut que l’agriculture fasse à manger proprement, encore faut-il qu’elle permette à l’agriculteur de vivre correctement. Outre le prix juste à lui payer, que le consommateur rechigne à débourser, alors que la grande distribution achète facilement sous le prix de revient, il y a des mécanismes fiscaux qui n’encouragent pas, ajoute Jean-François sylvain. En France, la prairie est plus taxée que le champ de maïs et le portefeuille d’actions d’entreprises polluantes. « On peut ajouter à cela la nécessité de revoir la taxation des espaces naturels, qui sont les plus taxés de tous les biens en France, alors que sont ceux qui rapportent le plus en services rendus par la nature ; et puis développer les Obligations réelles environnementales (ORE), qui sont des engagements de protection de l’environnement générant un régime fiscal favorable. » Cette dernière mesure s’inscrit dans la logique des paiements pour services environnementaux, qui ont du mal à décoller en France. En Grande-Bretagne, ils sont inscrits dans la nouvelle stratégie agricole annoncée dans la perspective du Brexit pour la période 2021-2028. « La stratégie anglaise, conçue en rupture de la précédente PAC, vise, au travers des payements pour services environnementaux, à faire des agriculteurs des acteurs de la protection de l’environnement, du bien-être animal et de la réduction des émissions de carbone. La manière dont la stratégie anglaise a été annoncée et préparée, en d’autres termes sa feuille de route, me semble apporter au monde agricole anglais, au travers d’une redéfinition de leur rôle dans la société, une perspective plus stimulante et plus dynamique que la nouvelle PAC qui manque, là encore de mon point de vue, de ce souffle politique qui semble nécessaire pour redonner confiance et fierté au monde agricole national dans sa diversité. »

L’agriculture va devoir tout faire. Produire une alimentation riche en nutriments sans utiliser d’intrants de synthèse, en maintenant la vie du sol et celle des haies et des mares, tout en produisant des kilowattheures à partir d’éoliennes, de panneaux solaires et de méthaniseurs, sans oublier de capter le carbone par des prairies dont l’existence repose sur les vaches qu’il s’agirait de ne plus élever car elles émettent du méthane… La quadrature du cercle sans cesse réinventée par l’obligation de s’adapter à une planète qui change trop vite. La réponse agroécologique semble être un retour joyeux vers le futur… de la France des années 1950, celle d’avant le grand remembrement. Avec les techniques, les connaissances, la qualité de vie et le travail des agriculteurs d’aujourd’hui. Avec une population qui ne se donne pas les moyens à la hauteur de ses névroses : manger bien, sans risques, mais pas cher. Une population enfermée dans des dépenses contraintes par la hausse des prix de l’immobilier qui l’appauvrit sans qu’elle ne s’en plaigne tout à fait. C’est que chez nous plus qu’ailleurs en Europe, la propriété privée, comme la chasse, est un acquis de la Révolution fichée dans la psyché collective. Pourtant, la hausse des prix pousse à s’éloigner, à s’étaler, à multiplier les pavillons et leurs corollaires, les rocades et les ZAC. La terre est grignotée par l’idéal propriétaire et le fantasme aménageur au dépend de l’agriculture. Fort heureusement, la France a compris qu’à laisser ainsi faire les choses, elle finirait par manquer de terres. Alors a-t-elle décrété le zéro artificialisation nette, un objectif louable qui pourrait rendre plus cher encore le foncier déjà construit ou toujours constructible, et transformer par compensation les zones rurales en réserves de biodiversité pour les urbains en promenade. On le voit, le contrôle du foncier, de son prix, est stratégique. En zone rurale, il sera fondamental car l’agriculture va devoir produire plus et mieux sur moins de surface, avec moins de rendement. Accueillir plus de nature, utiliser moins d’intrants mécaniques et chimiques ne permettra pas de produire autant qu’aujourd’hui. À moins d’augmenter les surfaces. Qui est sollicité pour les allouer ? Les Safer. Qui peut favoriser un dossier ? Les Safer. Qui peut choisir entre une agriculture qui va dans le sens de l’éthique révélée par Eric Birlouez, Jean-Françis Sylvain ? Les Safer. Qui sera sollicité pour constituer des réserves agricoles, des greniers de bonne alimentation comme le font déjà les Suisses et que réclame Stéphane Linou, dans la perspective d’assurer un minimum solide d’approvisionnement local des villes ? Les Safer ? Qui est le plus à même de trouver les bons arbitrages pour allier production alimentaire et d’énergie afin d’aboutit à ce paysan nouveau, le polyculteur-éleveur-énergéticien cher à Mathieu Tatoni ? Les Safer. Qui mine de rien ont le pouvoir de dire l’usage des sols selon notre intérêt général à tous, c’est-à-dire à celui de nos enfants. La responsabilité gigantesque de placer l’agriculture en clé de voûte de l’adaptation de la nation aux temps incertains qui viennent.

Interview de Muriel Gozal

Créées en 1960, les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural ont pour objectif de maintenir des agriculteurs sur les terres, d’aider à l’installation des jeunes. Parmi les candidats à la reprise d’une parcelle, elles décident lequel est le plus susceptible d’être encore là dans dix ans. « Il faut que le projet soit viable économiquement et que le système de production soit en adéquation avec le territoire, » résume la directrice générale de la fédération nationale des Safer, Muriel Gozal. « On ne pousse jamais à un agrandissement excessif, contrairement à ce que l’on entend dire. » Dans les comités techniques des Safer, il y a des représentants de tous les usagers des sols, agriculteurs et défenseurs de la nature compris. Pour chaque dossier, il y a enquête précise, on sait qui est qui, on cherche les intentions cachées, on trouve un compromis entre le poids des habitudes culturales et l’air du temps. Une affaire humaine. « Selon les territoires on peut imposer des règles comme les haies, les bandes enherbées, il y a vingt personnes autour de la table, leurs discussions sont le reflet des évolutions de la société. » Sans les Safer, l’artificialisation aurait galopé plus vite et le prix des terres aurait gravi des sommets allemands. « Le problème est qu’on régule les mutations agricoles… sauf pour les sociétés par actions, inaccessibles. » Ces structures sont par statut opaques, les Safer ne peuvent être qu’informées des échanges de parts sociales. « Ce type de sociétés est positif pour l’agriculture. Mais puisque l’achat de foncier y fait l’objet d’une défiscalisation, cela pousse certains à l’agrandissement… jusqu’à parfois la prise de contrôle par de grands groupes financiers. » L’accaparement des terres commence à inquiéter chez nous. Le projet de loi foncière du député Sempastous pourrait y faire obstacle. « C’est une loi exceptionnelle : elle s’impose à la liberté d’entreprise, elle est expérimentale et elle est suivie par nos collègues européens qui sont confrontés au même souci. » Votée en décembre 2021, elle donne droit au Préfet de département de contrôler les « opérations excessives », cela dit selon un seuil jugé trop haut par la Confédération paysanne. Par ailleurs, un fonds de portage verra le jour courant 2022. « On pourra stocker du foncier durant dix à trente ans de façon qu’un jeune puise d’abord rembourser son capital d’exploitation avant de commencer à nous rembourser le terrain. » Moyennant des obligations agroécologiques ? Sans doute.

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