La troisième déclinaison des ateliers que L’Institut Paris Région consacre depuis le mois de janvier au Zéro artificialisation nette (ZAN) a innové : elle s’est tenue à domicile, via l’internet. Chacun dans son salon, les neuf intervenants ont développé leur point de vue sur la « renaturation ». Un autre mot assez méconnu, comme désartificialisation et densification, qui est pourtant un des piliers du ZAN. En effet, l’atteinte d’un solde « net » ne peut s’entendre que si des espaces artificialisés reviennent à l’état de nature. Comment y parvenir ? Les débats ont duré 2 h 40 « devant » près de 300 personnes, un record ! La question, manifestement, intéresse, sans doute parce qu’elle va puiser à l’idée que chacun de nous se fait de la nature.
Comment renaturer la ville ?
Institut Paris Région/ ZAN#2
Marc Barra est écologue à l’Agence régionale de la biodiversité (ARB). Il tente de définir les choses clairement. Renaturer, c’est d’abord une politique en soi, au-delà même du ZAN, pour tenter de reconquérir la biodiversité, et lutter contre le changement climatique. « Ce serait prétentieux de définir ce que c’est exactement, car il y a eu des centaines de débats sur le sujet », rappelle-t-il. « Disons qu’on peut la définir [la renaturation] comme la reconquête de lieux qui ont été dégradés par les activités humaines… Dans la renaturation, il y a l’idée de réparer la nature. » Tout dépend du niveau de dégradation. M. Barra en voit trois : quand il est élevé, dès lors qu’il s’agit pour réparer de créer ou recréer des méandres ou changer le profil d’une rivière, on est dans le génie civil, c’est lourd et très coûteux ; quand l’objectif est moins ambitieux, parce que la dégradation est moindre, on peut faire du génie écologique, c’est-à-dire agir par et pour le vivant, en laissant la biodiversité faire les choses après lui avoir préparé le terrain, comme lors du réaménagement d’une berge ; enfin, on peut aussi laisser faire la nature, utiliser des espèces ingénieures telles que les fourmis ou les plantes. Marc Barra nous montre des images d’une piste d’un aéroport désaffecté à Francfort, que l’on a du mal à discerner sous la flore. On peut aussi évoquer les terrils, dans le Nord et le Pas-de-Calais. « C’est un moyen de plus en plus plébiscité par les écologues car c’est quasiment gratuit. » Renaturer au mieux consisterait donc à attendre que ça se passe.
Laisser du temps à la nature
En milieu urbain, où les besoins sont énormes, le problème est un peu différent. « La première chose, c’est d’ouvrir le macadam, pour essayer de revenir à des sols vivants, à la pleine terre. Tout part de là, en ville. Or, le laboratoire Sols et Environnement de l’École nationale supérieure d’agronomie et des industries alimentaires (ENSAIA) de Vandœuvre-lès-Nancy a montré qu’un sol reconstitué, un technosol, mettait entre 7 à 10 ans pour retrouver des fonctionnalités écologiques similaires à celles d’un sol naturel. » Similaires, ce qui veut dire du même ordre : un sol reconstitué n’est pas un sol vivant qui a mis quelques centaines ou milliers d’années à se constituer. Attendre que ça se passe peut donc prendre du temps. « Quant aux arbres, attention ! » nous alerte Marc Barra. « Il ne suffit pas de planter ! Il faut choisir les bonnes espèces, locales si possible, et pas qu’ornementales ! » Bref, renaturer exige du savoir-faire, une adaptation aux contingences locales et, encore une fois, de ne pas se précipiter.
Pas étonnant que cela coûte. D’après France Stratégie, un organisme d’expertise et d’analyse prospective attaché au Premier ministre, il en coûterait en milieu urbain entre 100 et 400 euros le mètre carré hors coût de démolition. Sans préjuger de ce qu’il adviendra : nul n’est capable de modéliser ce que la nature fera de la place qu’on lui aura à nouveau alloué. Le vivant est imprévisible, mais comme le dit Marc Barra, « ce sont de toute façon des mesures sans regret car même si ça ne correspond pas à ce qu’on voulait au départ, ça ne pourra jamais être pire que l’existant étanchéifié, » le béton et le macadam.
Renaturer… sans détruire
Sauf, si l’on s’est contenté de faire de la fausse renaturation, laquelle est selon lui illustrée par ces plantations sur des espaces hors sols, toitures et murs végétalisés par exemple, et tous ces paysages en pots à but ornemental et décoratif. On peut ranger dans cette description les arbres plantés en ville qui le sont souvent… dans des grands bacs enterrés, dont les racines sont empêchées de sortir par un film spécial… La pleine terre « C’est un savoir-faire, la renaturation. Les entreprises de paysages ne sont pas encore équipées pour le conduire comme il faut. » Enfin, il y a aussi de la renaturation qui rime avec destruction : lorsqu’on décape des terres agricoles pour faire des espaces verts tout neufs, ailleurs, « on ne fait que déplacer des impacts. Il faut toujours faire avec les matériaux en place, sinon, à quoi ça sert ! ? »
À faire joli. Du côté de la région Île-de-France, L’Institut Paris Région dispose de quelques données. Le MOS (mode d’occupation des sols) a montré qu’entre 2012 et 2017, 250 ha ont été renaturés en moyenne chaque année, en majorité des carrières et des berges. Pour les premières, cela dit, il y a obligation de remise en état, on ne peut donc pas les intégrer à la renaturation. Le chiffre total est en conséquence à réduire, d’autant qu’il mélange des « reconquêtes » réelles, comme des berges et des parkings à nouveau rendus à la végétation, à d’autres sans bénéfices écologiques, ainsi, ces terrains vagues transformés en plantations mono variétales d’arbres. « On voit là qu’il y a un problème de définition, lié à celle des espaces naturels agricoles et forestiers [voir atelier n° 1]. En principe, une renaturation devrait toujours générer un bénéfice écologique. » Lequel peut se mesurer facilement à l’aide des indicateurs classiques de biodiversité (en gros, on fait des relevés d’espèces et d’habitats), déjà intégrés dans certains dispositifs tels que les atlas de biodiversité communale (ABC). « Connaître la qualité écologique permet de distinguer les espaces imperméabilisés à renaturer en priorité, et, à l’inverse, les espaces en pleine terre à protéger en priorité. »
Parkings, gymnases et friches
En Île-de-France, les besoins sont énormes, en particulier en petite couronne banlieusarde où le foncier est rare et cher. Or, la place manque, alors qu’il s’agit en plus d’apporter de la nature aux gens là où ils vivent, de créer ou recréer des espaces de nature pour renforcer le réseau des trames vertes et bleues, d’aménager des zones d’expansion de crues et de récupération des eaux de pluie, et in fine de rafraîchir les villes pour les adapter au changement climatique.
Pourtant, sur le papier, le vivier est immense. Urbaniste à l’Institut Paris Région, Karim Ben Meriem nous l’avait rappelé lors du second atelier, il y a environ 6 600 ha de délaissés de part et d’autre de la voirie francilienne. « C’est bien, mais en fait c’est assez peu utilisable », corrige Marc Barra, qui se met à rêver en parlant : « En fait ce sont les routes qu’il faudrait renaturer, pas les délaissés… » Trouver des routes peu fréquentées, qu’on pourrait retirer au réseau viaire pour les redonner à la nature et, ou, aux circulations douces. On peut toujours rêver. « Il y a aussi 6 000 ha de carrières. Pour le ZAN, il faut regarder ailleurs, chercher d’autres espaces. Il y a par exemple les berges (460 km seraient renaturables d’après nos calculs), et les friches [les terrains vagues reconquis par la nature] : on en a perdu près de la moitié en quarante ans, or, certaines friches abritent une richesse spécifique supérieure à celle des parcs et jardins. » Les friches, qui, longtemps, sont restées un impensé de la réflexion urbanistique. On considère mal ces « tiers lieux », alors on ne veut même pas les connaître, les étudier, les laisser vivre. Il faut qu’elles servent. « Il existe pourtant des guides d’évaluation des friches qui sont là pour permettre de choisir, selon des critères écologiques, celles que l’on garde, et celles que l’on réaménage. » Marc Barra a trouvé un autre gisement dans… les équipements sportifs, auxquels personne ne pense car ils constituent selon lui un sujet tabou. Impensable d’imaginer transformer les abords des gymnases et terrains de foot en espaces mellifères ou humides. « Or, le potentiel est gigantesque car ils couvrent 28 000 ha ! ». À cela on peut rajouter les parkings. En théorie, mais en théorie, tout est toujours possible, il y a 818 ha de parkings rien que sur Paris.
Tout est possible. Encore faut-il que les outils réglementaires participent à cette renaturation. La fameuse séquence ERC, qui fera l’objet de l’atelier numéro 4, est taillée pour réduire et compenser les effets d’un aménagement par la renaturation. Il y a aussi la fiscalité, comme la modulation de la taxe d’aménagement, imaginée par France Stratégie. « Et pourquoi ne pas créer dans les documents d’urbanisme un nouveau classement de « zones à renaturer » en plus des autres ! ? » En tout état de cause, Marc Barra en est sûr, il faut imposer un coefficient de pleine terre (reste la définir celle-ci précisément, car elle varie beaucoup d’un document d’urbanisme à l’autre en fonction de la réalité locale et du degré de contrainte que la commune souhaite imposer) pour limiter les pertes de nature. De façon à ce qu’on pense l’inévitable et nécessaire densification de la région « non seulement en ce qu’elle est acceptable pour la population, mais aussi en densité acceptable pour la nature ! » les deux étant intimement liés.
Démarches volontaires et UV
Elle aussi écologue à l’ARB Île-de-France, Gwendoline Grandin a fait un petit tour de France de la renaturation. En commençant par l’Île-de-France. À Bonnelles, dans le sud des Yvelines, du côté de la forêt de Rambouillet, dix-huit hectares étaient menacés par un projet de golf. « Le Parc naturel régional de la Haute vallée de Chevreuse a aidé la ville classer toute la surface en réserve naturelle volontaire, » laquelle est devenue en 2016 la réserve régionale des étangs de Bonnelles. À l’opposé géographique, la commune d’Épinay-sur-Seine, située dans le département de Seine-Saint-Denis. Dans ce milieu urbain très dense, la collectivité disposait d’une réserve foncière d’1,5 ha pour un projet d’aménagement. « Elle a finalement préféré créer un réservoir de biodiversité et un îlot de fraîcheur, en changeant le PLU de façon à faire passer cet espace d’un zonage AU (À Urbaniser) en « zone urbaine verte et paysagère [zonage UV] » qui permet de maintenir le caractère naturel du site. Toujours dans le 93, à Sevran, le site de l’usine Kodak était fermé depuis 1995 et affichait un niveau élevé d’imperméabilisation et de pollution. Après travaux de remise en état, la collectivité a pu acheter le terrain en 2003 pour en faire… un terrain d’études de ce qu’est une restauration passive. Désormais, on y laisse les choses pousser, dans le cadre d’un programme Nature 2050 (conçu par la CDC Biodiversité). Les treize hectares sont ouverts au public. À Sarcelles, c’est à l’eau que l’on a pensée : « Le syndicat intercommunal d’aménagement hydraulique Croult et Petit-Rosne, a retiré une portion de route pour remettre à jour la rivière, dans le but de recréer des milieux naturels fonctionnels, et notamment une zone d’expansion de crues. » Une route retirée à la circulation et rendue à la nature, Marc Barra est heureux !
Quittons la région francilienne pour les Pays de la Loire et la commune de Saint-Nicolas-de-Redon qui a œuvré dans le même objectif que Sarcelles. « Le département a racheté un site industriel abandonné, Le Transformateur, qui était soumis à des inondations, au titre de sa compétence Espace naturel sensible (ENS) pour en faire une zone d’expansion de crues. L’originalité est que le projet a été conçu avec une école du paysage et des habitants constitués en association. » L’autre originalité est que l’excavation a été très limitée : des tranchées par-ci, des trous par-là, l’idée est de laisser la végétation faire sa vie, de lui faciliter les choses, en lui offrant par exemple de coloniser les tas de matériaux libérés par l’excavation. « C’est un peu un espace exploratoire, on compte sur le végétal pour fissurer et soulever le bitume. » Au sud, en Avignon, la ville a transformé en bandes prairiales les parkings qui l’entouraient d’une seconde enceinte, au pied de la véritable, afin de diminuer localement sa température. On est dans le cas présent un peu à la limite de la renaturation, car si l’effet rafraîchissant est mesurable, l’observateur a l’impression d’être sur un espace vert traditionnel, paysager.
Enfin, à Strasbourg, comme à Saint-Nicolas-de-Redon, la renaturation est sociale. La ville demande aux gens ce qu’ils en pensent. « C’est l’opération Strasbourg ça pousse. Sur une plateforme communale, les citoyens font part de leurs projets de désimperméabilisation, qui sont instruits par les services de la ville et si c’est faisable, les services techniques retirent le bitume, et les citoyens se débrouillent ensuite. » Une idée déjà à l’œuvre, car ces « permis de végétaliser », comme les appelle l’administration, se développent dans beaucoup de villes.
La renaturation, un moyen social
Une idée travaillée depuis des années de l’autre côté de l’Atlantique, Delphine chalumeau est chargée de projets et développement au Centre d’écologie urbaine de Montréal. Elle s’occupe en particulier de l’initiative « Sous les pavés ». Selon elle, la renaturation est avant tout un moyen de servir les gens. « On s’intéresse à bâtir des villes à échelle humaine, démocratiques, inclusives, actives, écologiques, en accord avec les principes du développement durable de notre époque. Cela fait qu’on travaille sur les questions d’urbanisme, de transport, en mettant toujours l’habitant, le citoyen au cœur des démarches de planification. Nous, on n’est pas des écologues, on fait des sciences sociales. » Sous les pavés s’est inspiré de réalisations américaines et canadiennes anglophones. Le principe est d’engager les citoyens, quels qu’ils soient, dans l’aménagement d’un site, à la main, tous ensemble. La nature est un prétexte pour considérer les gens et les réunir. « Chaque site fait 150 m2, sinon, ce n’est pas faisable. En une demi-journée, les habitants doivent pouvoir dépaver et planter. »
Madame Chalumeau n’arrive pas avec un projet tout fait, c’est tout le contraire : « On leur propose de faire un exercice de vision : qu’est-ce qu’ils veulent pour leur quartier ? C’est, disons, un processus d’urbanisme participatif. On les écoute, on leur demande ce qu’ils aiment, ce qu’ils veulent, on va les chercher sur leurs besoins, et puis on travaille avec un architecte de paysage pour mettre en forme tout cela, et ensuite on passe à l’action. » Le programme a pour but de donner la parole à celles et ceux qu’on ne voit jamais dans les réunions publiques. Pour cela, il s’agit d’adapter le discours, de prendre le temps d’expliquer les choses différemment auprès de populations très différentes. La nature n’est pas la même chose pour un « autochtone », un Québécois, un immigré du Bangladesh ou une personne en fauteuil, entre un cadre aisé et un pauvre qui mange mal. « Il ne suffit pas de publier quelque chose dans le journal, il faut aller voir. Nous, on veut agir là où il y a des besoins, et là où il serait le plus facile de faire participer les personnes. » En général, les gens réclament tous la même chose : du beau, agréable, de l’ombre.
Dépaver, faire un potager, et après ?
Les sites sont identifiés selon des critères sociaux, grâce au réseau des Organisations à but non lucratif (OBNL, l’équivalent de nos associations loi 1901), des bailleurs et des mairies. « On se base aussi sur les cartographies de l’effet îlot de chaleur urbain (ICU), sur les infrastructures souterraines (le gaz, le métro etc.) et le déneigement. Chez nous, il faut garder de grandes surfaces sur lesquelles pousser la neige ! » Terrain identifié, une fois certaine qu’elle peut y réaliser un projet, Madame Chalumeau réclame aux autorités et aux bailleurs les autorisations nécessaires. C’est en toute fin seulement qu’elle va voir les résidents. « On mobilise les usagers, les habitants, les voisins, les commerçants, sous forme d’ateliers, de kiosques. On ne leur propose pas de choisir la couleur des tulipes, car on n’arriverait jamais à un consensus, on leur demande plutôt d’imaginer différemment le parking qu’ils ont devant chez eux. » Une aire de jeux pour les enfants ? Un skatepark ? Une promenade pour les plus âgés ? Une surface sportive ? La tendance est à l’agriculture urbaine, le potager de quartier et la cuisine collective qui va avec. Elle est aussi à la végétalisation des toits, qui, au Québec sont plats et suffisamment solides pour supporter la neige. On peut y planter des potagers sans crainte.
Onze projets ont déjà été réalisés, deux sont prévus au cours de l’année 2020 à Québec. Delphine Chalumeau nous alerte : « L’entretien, c’est le nerf de la guerre, c’est pour cela qu’on propose toujours un plan d’entretien, qui n’est pas toujours pris en charge. » Les mérites sociaux du dépavage, de la déminéralisation de petites surfaces urbaines, peuvent être réduits s’il n’y a pas d’argent pour les entretenir.
Hameaux et jardins suspendus
Une question que se pose aussi Nexity, premier groupe immobilier français « Nous faisons aussi de la gestion, de l’entretien. Mais tout dépend sur combien de temps nous restons syndics, et des volontés des copropriétaires. Souvent, on propose la prise en charge de l’espace de nature la première année, » et ensuite c‘est à la bonne volonté des syndics suivants, explique Marie Verrot, cheffe de projet développement durable а la direction RSE du groupe. Elle avoue que le ZAN, et son objectif de renaturation, peut sembler contradictoire pour une entreprise qui doit produire des logements. Sept millions d’habitants et 6 millions de ménages en plus en France d’ici 2040, soit 400 000 nouveaux logements à construire chaque année. D’autre part, rappelle Madame Verrot, « la vacance à elle seule ne pourra suffire : même si on en valorisait 80 % – et encore, il y a des freins administratifs et juridiques, on gagnerait 2,5 années d’artificialisation. » Conclusion, il faut construire, densifier, renouveler. Et anticiper : « le ZAN n’est qu’un objectif dans un plan. Il y aura à un moment un durcissement dans ce sens. Nous, on anticipe la réglementation, en développant de nouvelles offres ayant un impact moins important, de nouvelles formes de logements plus petits. » En ayant à l’esprit que les Français sont un tantinet contradictoires. Beaucoup veulent de la naturalité et un logement individuel. Le modèle du pavillon clos de mur. Or, c’est celui-là qui consomme le plus de surfaces agricoles. « Cela nous interroge, car finalement, qu’est-ce que les gens recherchent dans l’habitat individuel que l’on peut mettre dans du collectif ? » Bonne question. À laquelle le groupe Nexity tente de répondre en partenariat avec l’association Humanité & Biodiversité. « On en est au début de nos réflexions, mais on a déjà des éléments de réponse : puisque les gens nous disent que la proximité avec la nature, c’est par exemple accéder à son propre jardin, on se dit que la réponse est peut-être d’intégrer la nature dans et autour des immeubles. »
À Aubervilliers, par exemple, le bâtiment Emblématik intègre quatre jardins suspendus collectifs à disposition des occupants des 119 logements livrés en 2019. Un joli geste architectural sur 18 étages. « Mais attention, les terrasses plantées ne doivent pas être l’unique solution. Il faut encore des espaces ouverts ! » Qui sont, dans le calcul économique, du foncier perdu, reconnaît Madame Verrot. » Autre réalisation, l’aménagement de la porte de Montreuil. « On a gagné le concours en septembre dernier, on est en train de travailler sur le foncier. Sur près de 6 hectares, on va créer une place piétonne, avec un marché aux puces dans une grande halle, plus 6 grands immeubles de bureaux. Le problème pour mettre de la nature, c’est la taille des parcelles, qui sont très étroites – 8 m de large. Alors on a choisi de ne pas construire 1 000 m2 sur le projet initial, pour laisser de la place. » Autre exemple à Asnières-sur-Seine, sur un ancien site de PSA. Nexity a travaillé avec l’agence de l’eau Seine-Normandie pour désimperméabiliser et renaturer, et ainsi faciliter l’écoulement de l’eau de pluie, via notamment un parc d’1,5 ha réalisé au milieu de 500 logements neufs.
Le projet Prélude, livré en 2017 à Blanquefort, au nord de Bordeaux, a selon elle marqué un tournant. Nexity y a vendu des parcelles au sein d’un vaste domaine paysager, libre aux acquéreurs de trouver les constructeurs. « On a fait comprendre aux constructeurs de maisons individuelles qu’il ne fallait plus planter la maison au milieu de la parcelle… Ça nous a permis ensuite de proposer des maisons en alignement de façade en R +1, comme dans un hameau, avec un esprit village. En fait, c’est une compacité travaillée, pour dégager des espaces selon le principe un espace, un usage, une fonction. » Il y a une placette pour le ramassage des ordures ménagères, des boîtes postales mutualisées, les espaces verts et les arbres remarquables existants ont été conservés.
Un sujet nouveau pour les aménageurs
La démarche est nouvelle, on n’ose pas dire révolutionnaire. Le groupe a lancé une sorte d’audit interne. « On s’est aperçu que les espaces végétalisés que l’on concevait étaient souvent plantés d’espèces exotiques, avec un traitement paysager assez limité. Du coup on a développé un cahier de préconisations techniques minimales, mais on peut buter, techniquement, sur un manque d’anticipation. On est maître d’ouvrage, il n’y a pas de raisons que ça ne fonctionne pas, mais c’est difficile car [avec la renaturation] on doit réfléchir à d’autres échelles, à une intégration territoriale. » Et sociale, car comme l’a montré le témoignage de Madame Chalumeau, on ne peut plaquer une conception de la nature sur un projet d’habitations sans réfléchir à deux fois à ce dont les gens peuvent avoir envie. Marie Verrot reconnaît humblement que son entreprise n’en est qu’au début. « Il y a une acculturation à faire, la prise de conscience est venue de la direction générale il y a environ deux ans. Une gouvernance interne [un groupe de 15 personnes, ainsi que des personnes extérieures à l’entreprise] est en train d’être constituée autour de la renaturation pour structurer les réponses du groupe sur le sujet. »
En interne, Nexity a créé une boîte à idées pour aider à réaliser les meilleures idées. « Concevoir la ville résiliente sur des fonciers artificialisés et fortement imperméabilisées, » tel est le défi. Par ce programme du nom de Natur’City, Nexity se donne pour objectif de réduire l’effet d’îlot de chaleur urbain en gagnant en perméabilité, en gagnant de la pleine terre. À écouter Madame Verrot, le ZAN et la densification ne sont pas si contradictoires que cela, car pour un promoteur, l’équation serait même assez simple : « Plus on étale, plus ça coûte en réseau. Plus on rationalise, plus on construit en hauteur, plus on densifie de manière raisonnée, moins ça coûte. » Qui sait, renaturer pourrait même s’avérer un argument de vente précieux pour les futurs acheteurs de logements neufs.
Le bonheur des friches
Ce qui nous ramène à l’essence même de la renaturation. Tout est relatif en la matière. L’essentiel, on l’a compris, est qu’il y ait un plus écologique. Mais qu’est-ce qui est mieux, entre un parking planté d’espèces locales d’arbres en pleine terre, et un parc urbain immense mais aussi vert qu’un golf ? Seul l’audit naturaliste tranchera… selon les critères que l’on aura retenus. Chacun voit la bonne renaturation à sa porte. Il y aurait même débat entre la biodiversité visible et invisible. Le plus important, disent certains, c’est la qualité des sols, non, c’est la nature que l’on voit, répondent d’autres !
Guillaume Lemoine défend la seconde approche. Référent biodiversité et ingénierie écologique à l’Établissement public foncier (EPF) Nord-Pas-de-Calais, il est catégorique : « Réintéressons-nous à ce que disent les biologistes ! » Et qu’est-ce qu’ils nous disent ? « Que la nature commence sur une friche industrielle, sur un terril ! Elle n’a pas besoin de nous. Alors, une renaturation comme on l’entend, cela peut être très brutal, très destructeur. Et l’on s’appuie à chaque fois sur « une remise en état » qui veut dire quoi ? Où est l’état zéro ? » M. Lemoine s’appuie sur son expérience des friches. Industrielles, urbaines, ferroviaires, commerciales, elles n’ont a priori rien pour plaire au naturaliste qu’il est. Sols altérés, remblais minéraux, ballasts, métaux lourds : mais qu’est-ce qu’on peut bien trouver là-dedans ? Quiconque a, comme l’auteur de ses lignes, randonné sur les terrils et joué dans des terrains vagues a la réponse… « Les gens considèrent que la valeur initiale d’une friche est proche de zéro, sauf qu’il y a des végétations et des habitats, dessus. Pourquoi ? Justement parce qu’il y a de grosses contraintes liées au substrat minéral et sec : voilà pourquoi on se retrouve souvent avec une faune et une flore que l’on appelle xérothermophiles, parce qu’elles trouvent sur les friches le terrain sec et chaud qui leur convient. » La friche, comme le causse, le coteau calcaire ou la lande acide, avec ses crapauds calamite, ses lézards des murailles et ses pouillots fitis. Autrement, dit, « renaturer une friche ça ne veut vraiment rien dire, car la friche est en soi un objet de nature. » SI l’on admet que la renaturation est la restauration des fonctions écologiques, le cycle de l’eau et le cycle de la matière organique par exemple, dès lors que des plantes poussent et que de l’eau s’écoule, pourquoi s’embêter à décaper pour « renaturer » ?
Pour Guillaume Lemoine, seule la démarche naturaliste compte. Il faut voir, repérer, nommer, dénombrer les espèces présentes. « Il y a le sol, certes, mais il faut d’abord avoir une logique d’inventaire » : qu’est-ce qu’il y a, ici ? Si jamais il y a des espèces patrimoniales et protégées, tant mieux, cela oblige à préserver le site, par respect de la loi. « Mais s’il n’y en a pas, et si le site n’a pas grand intérêt écologique, mais qu’il en a un pour d’autres usages, alors on détruit et on refait. » Autrement, qu’on laisse faire la nature ! « Ce sont quand même des espaces artificialisés qui sont là souvent depuis très longtemps, pourquoi y toucher systématiquement ? » Il faut les regarder, les analyser selon des indicateurs socio-économiques et écologiques pertinents. Qui entrent dans une équation complexe où l’on retrouve la variable compensation : « c’est une autre démarche, intelligente, considérer les friches comme des réservoirs de compensation, ce qui en augmentera la valeur écologique. »
Recycler ou rentrer ?
Dans les projets que l’EPF Nord-Pas-de-Calais a portés les inventaires sont systématiques, les boisements et les sols sont conservés. Après… c’est à la bonne volonté de l’aménageur. On retrouve l’interrogation de Mesdames Chalumeau et Verrot. « On espère qu’il garde tout cela, que la biodiversité soit un argument vis-à-vis de ses clients. » À Arras, dans le Pas-de-Calais, une ancienne maison de retraite a été transformée en habitations. L’EPF a conservé les cèdres, les érables, les pins. Ailleurs, des blockhaus ont été réaménagés pour en faire des grottes à chauve-souris. L’EPF maintient le passé d’un site, il n’a pas de prise sur son avenir. « On peut quand même aire une ORE [Obligation réelle environnementale, inscrit dans la loi de 2016], qui permet, avec un contrat sous-seing privé, de rajouter des servitudes environnementales, sans avoir un classement administratif. Cela permet d’éviter que la friche ne change en cas de cession ou d’un changement de maire. » Recycleur d’espaces, Guillaume Lemoine est un naturaliste passionné : il est fier d’avoir participé récemment à une translocation d’araignées.
Renaturer les sols, d’abord ?
Xavier Marié voit la renaturation d’une manière différente. Directeur du bureau d’études Sol et paysage, il est plutôt heureux d’avoir pu reconstituer des sols fonctionnels à partir de résidus de déblais. « Les sols, c’est notre patrimoine, notre mémoire. Nos villes ont toutes gardé dans les sols le passé industriel qui a fait leur richesse. Préserver les sols est donc essentiel. » La renaturation, Xavier Marié, la conçoit d’abord comme l’abandon d’un modèle, celui de la prédation des sols. « On a construit notre richesse sur la destruction des terres agricoles, qui a asservi autant les gens que la nature, il faut changer cela ». Partant du constat que lorsqu’on achète du foncier, on paie une histoire, une bonne renaturation doit permettre d’en retrouver l’origine. « Par exemple sur la presqu’île de Caen, sur laquelle on travaille, on s’est aperçu qu’avant l’industrie, c’était des prairies humides. Donc, renaturer, c’est revenir à deux mètres plus bas, là où se trouvaient les prairies humides. On va donc enlever le remblai, amener des terres de substitution, et recréer un sol fonctionnel qui sera en lien avec le sous-sol originel. » Une bonne stratégie selon Xavier Marié, car elle est selon lui celle de la vérité.
« On connaît les sols naturels de référence. On analyse sur place les sols d’un site à réaménager. À partir de cette comparaison, on peut qualifier un état d’origine. C’est seulement à partir de là qu’on peut envisager une renaturation. Voire, la création de nouveaux sols. Des couches successives de remblais et de terres importées, avec tout au-dessus, du compost de déchets verts, et l’on active le tout par les racines d’arbres et donc, les mycorhizes [associations symbiotiques entre racines et champignons]. Xavier Marié aimerait pouvoir généraliser cette approche, il défend pour cela l’idée de la mise en place d’une économie circulaire des sols, d’une bourse des sols à l’échelle de la région ! Ainsi pourrait-on s’échanger des sols selon les ressources et les besoins, aucun ne finirait plus en décharge, et l’on recréerait des sols fonctionnels partout. Mais si cela devait se généraliser, quels seraient demain les sols de référence ?
Faciliter la vie de la pluie
Des sols qui auraient un rapport intime avec l’eau. C’est un des credo des agences de l’eau. « On finance de nouveaux espaces verts, des modifications de bordures, tout ce qui permet aux eaux pluviales de ruisseler vers les espaces verts, des cours d’école rendues perméables l’eau ou même des arbres de rue : le but est que l’eau de pluie n’aille plus dans les réseaux d’eau pluviale, mais qu’elle s’infiltre le plus vite possible vers les sous-sols », explique Sébastien Derieux, chargé d’opérations à l’Agence de l’eau Seine-Normandie. Comme ses quatre consœurs des cinq autres bassins-versants de la métropole, l’agence s’intéresse de plus en plus aux questions de biodiversité et des sols. Un sol de qualité, travaillé par une biodiversité riche et diversifiée, c’est une éponge à eau, un tampon entre le ciel et la ville, un raccourci vers les nappes phréatiques.
L’agence finance donc, s’il y a amélioration de la circulation de l’eau de pluie. « On regarde l’emprise du projet, et on regarde la situation avant, quand l’eau de pluie finissait sa course dans un à-valoir. Ce qui nous intéresse ce sont les petites pluies, c’est 650 mm par an. En les récupérant, on gère 80 % des pluies annuelles. On finance ensuite au mètre carré, selon le volume d’eau évité. » Le calcul est plus complexe que cela, mais tel en est l’esprit : « Il faut que le projet d’aménagement communique avec le ciel, sinon il n’est pas éligible. »
Un esprit révolutionnaire, car auparavant, la gestion des eaux pluviales reposait sur des ouvrages enterrés que l’agence finançait. Or, les abats d’eau brutaux qui se multiplient, à la faveur du changement climatique, en démontrent chaque année l’inadaptation ponctuelle : il faudrait les changer pour aborder des volumes qui tombent d’un coup. Trop coûteux « En réalité, ce type d’ouvrages ne fonctionne pas très bien, car avec eux, on stocke et après on régule, et quand on ne peut pas, on renvoie ensuite dans le milieu naturel. Et puis, les ouvrages enterrés sont très vite oubliés, ils sont mal entretenus, et parfois, les eaux usées se retrouvent branchées dessus. Alors que si l’on infiltre directement à la parcelle, on favorise directement la biodiversité, » et on a une eau qui sera en grande partie épurée naturellement avant de gagner la nappe ou la rivière. En réseau unitaire, c’est pire, car lorsqu’il pleut, ça ruisselle jusqu’aux avaloirs, les eaux pluviales se mélangent alors aux eaux usées, et ça déborde ensuite via les déversoirs d’orage vers les milieux naturels. De l’eau polluée.
Ces infrastructures naturelles nouvelles, on l’a compris, ne peuvent retenir que les petites pluies, qui constituent la majorité d’entre elles. Pour les autres, les pluies décennales et vingtennales, l’agence continue de financer des ouvrages enterrés. Tout en les regardant désormais comme les relais des ouvrages naturels. Une fois qu’ils sont saturés, ces derniers peuvent se délester dans les ouvrages enterrés. « En fait, les ouvrages naturels sont conçus pour se vider normalement au bout de vingt-quatre heures, car ils sont faits pour les pluies normales, celles qui tombent quotidiennement. »
Encore faut-il qu’ils soient entretenus, même a minima. On en revient toujours au même. Une fois qu’ils ont été réalisés, financés, il faut des budgets pour en assurer le fonctionnement pérenne. Des budgets alloués par des élus et des techniciens qui comprennent l’intérêt de rendre l’eau visible dans la ville. Car cela se résume finalement à cela : un ouvrage naturel rend l’eau présente chaque jour, même quand il ne pleut plus. Cela peut paraître « sale », la preuve d’une mauvaise gestion, d’une conception fort peu orthodoxe de la ville. Pour expliquer que le temps des tuyaux en béton est un peu passé, pour montrer que les pluies sont désormais gérées à la source plutôt que d’être évacuées le plus vite possible, l’agence organise des classes d’eau. Une manière de joindre l’utile à l’agréable : en facilitant la vie de la pluie, on fait de l’écologie sans le savoir, on renature sans y penser.
Par où arrivent les masques et les respirateurs offerts par la Chine dans le cadre de son… aide humanitaire à l’Europe ? Par Liège. Fin 2019, le River dating s’est tenu dans la ville belge. Le River dating est un rendez-vous européen très important du monde fluvial, organisé chaque année par Voies Navigables de France. Ce fut un choix judicieux, car Liège est d’une certaine façon une cité qui a été sauvée par ses eaux. C’est avec sa Meuse et son canal Albert, par sa voie ferrée et son aéroport militaire reconverti, que la ville a pu renaître. Victime comme tant d’autres de la crise industrielle des années 1970 et 1980, pas loin de la faillite en 1989, Liège est devenue la capitale économique de la Belgique wallonne en valorisant sa situation géographique. Là où elle est, avec les infrastructures dont elle disposait déjà, la ville de la gaufre et du boudin blanc grillé est aujourd’hui l’un des « hubs » de l’Europe occidentale, celui, officiel, du géant Alibaba. Sauvée par la logistique, Liège est un des principaux débouchés des routes de la Soie, un avant-poste de la Chine, donc, et l’une des portes d’entrée de la région parisienne, premier bassin de consommation en Europe continentale. Une porte qui sera plus grande ouverte encore lorsque le projet Seine-Escaut, dont le canal Seine-Nord n’est qu’un tronçon – mais quel tronçon ! sera achevé. Nonobstant sa situation géographique particulière qui interdit d’en faire un modèle reproductible, la cité belge est un exemple de développement cohérent, de marketing territorial pensé par tous ses acteurs politiques et économiques pour la vendre au mieux, à l’atelier du monde, la Chine. (en fin d’infolettre, une info qui peut vous sauver la vie, mes chers/ chères clients et clientes organisateurs/ trices de débats)
Liège, porte de la Chine
C’est par ici qu’arrive l’aide… humanitaire de l’atelier du monde
Tout est fait pour gagner du temps, dans le fluvial, afin de compenser le surcoût de manutention par rapport au routier. Avec la Route de la Soie, a priori on en perd. La Route de la Soie, tout le monde en parle. Il y a des années, cela faisait sourire, car la Chine n’était pas encore prise au sérieux, et les chargeurs qui s’essayaient au transsibérien passaient pour des originaux. Un train qui traverse tellement de frontières, s’engage dans des pays tellement gangrenés par les mafias, rendez-vous compte ! Les volumes en jeu étaient ridicules, les acteurs du transport et de la logistique préféraient en rire. Les choses ont changé. La Route de la soie, qui est plurielle, est devenue un axe diplomatique fondamental pour la Chine et les volumes qui l’empruntent ne sont plus négligeables. Elle est sécurisée, plus rapide que le bateau, moins chère que l’avion. La ville de Liège avait fait le pari d’y croire, elle en tire aujourd’hui les bénéfices [les conséquences du Covid-19 restent à mesurer précisément] : elle est devenue l’un des principaux « hubs » de la partie européenne de ce nouvel axe majeur du transport mondial dont les Français scotchés aux sites de vente en ligne bénéficient.
Michel Kempeneers, inspecteur général à l’AWEX (Agence wallonne à l’exportation et aux investissements étrangers), l’agence du gouvernement wallon qui s’occupe de l’accueil des investisseurs étrangers, confirme : « C’est un vrai marché. Une belle histoire annoncée qui s’est confirmée, pour Liège. C’est le signal que la Chine voit l’Europe d’un nouvel œil, » Une réflexion géopolitique optimiste : « Le développement de cette route est un peu corrélé avec les relations entre la Chine et les États-Unis. L’Amérique d’abord donne l’idée à la seconde puissance économique de s’intéresser à nous. J’ai l’impression que la Chine veut se trouver un autre marché que ceux-ci, et donc, l’Europe, premier marché mondial, il ne faut pas l’oublier. Et puis, la Chine a décidé qu’en 2025 elle serait leader mondial sur quelques technologies comme le stockage de l’énergie, les trains à grande vitesse, les objets connectés etc., et l’Europe est un marché très solvable pour les vendre… » à défaut de les produire.
Le pari gagné d’une renaissance industrielle
M. Kempeneers l’assure pourtant, l’Europe n’est pas qu’un marché passif, car elle peut exiger une réciprocité. « C’est dans la culture chinoise, ça ne les étonne pas, au contraire, que l’on réclame la réciprocité. » Le rôle de M. Kempeneers est de vendre Liège aux investisseurs chinois, comme Alibaba, l’Amazon de là-bas. Il a plutôt réussi : Alibaba cherchait les bonnes villes pour servir sa garantie d’une livraison en 72 heures, partout dans le monde, le géant chinois a choisi Dubaï, Moscou, Kuala Lumpur, Hong Kong… et Liège. L’entreprise chinoise prend des participations dans plein de sociétés installées ici ou qui veulent s’implanter à Liège, il faut les aider, c’est le rôle d’Awex. « On n’est pas délocalisable, on a notre position géographique et nos infrastructures. Et on se trouve pile entre Francfort, Amsterdam et Paris, c’est-à-dire au milieu du plus gros marché d’Europe. » Depuis vingt ans, la ville a privilégié le fret, avec notamment son aéroport militaire qu’elle a reconverti en aéroport de marchandises. « Il y passe de tout, venant ou partant pour la Chine. Des fruits et légumes, des animaux vivants, des fleurs, des homards du Canada, des colis pour Fedex, des avions entiers d’iphone. » Une reconversion industrielle réussie, qui n’a cela dit pas créé autant d’emplois directs qu’on l’imagine. Trois cents sur l’aéroport, dont beaucoup de douaniers. Beaucoup plus à venir avec le futur entrepôt Alibaba. Plus une kyrielle d’emplois indirects dans une kyrielle de sociétés spécialisées, qui gravitent autour du ferré, du fluvial, de l’aérien et de la route.
Comprendre ce que veulent les Chinois…
« Vous savez, la Route de la Soie, c’est en fait tout ce qui vient de Chine. Nous, on a démarré il y a deux ans avec 15 kg par semaine, on en est déjà entre 600 et 1000, fin 2019. » Éric Bruckmann a le sens de la formule. Il a monté uns société de dédouanement, Liège Cargo Agency, qui profite bien de la Route de la Soie. Vive la Chine ? « Ils ont pris le pouls, au départ, » ils, c’est Alibaba, « et ils ont été rassurés. C’est pourtant assez compliqué de les comprendre, car ils sont très rigoureux pour certaines choses, très bordéliques pour d’autres, à cause de ce qui n’est pas dit : les Chinois quand ils disent « je veux ça ! », ça veut dire en fait qu’il y a des choses qu’ils ne veulent pas. » Il faut beaucoup d’humilité, une vertu belge, et une grande capacité d’écoute, car « travailler avec des Chinois, cela veut dire souvent recevoir plein de recommandations pour un même envoi de marchandises ! » La société de M. Bruckmann est à l’interface administrative entre Chine et Europe. Elle transborde le plus vite possible de l’avion vers le camion des scooters électriques, des trottinettes, des engins de body-building, le Cirque du Soleil, des abeilles, des Formule 1 mais aussi des chevaux. « On en transporte beaucoup, pour des concours » De son point de vue, le centre du monde est définitivement en Chine, il faut s’y faire. Il y a aussi la Russie qui pointe son nez, elle qui est traversée par la route ferrée de la Soie. Le patron de Liège Cargo Agency a une autre formule : « La Route 66, avec tous ses petits commerces et ses pubs, elle s’est arrêtée quand l’autoroute a été ouverte. La Route de la Soie, c’est l’inverse : c’est l’autoroute qui amène, ici, plein d’activités. »
… qui promettent le 72 heures, partout dans le monde
Une autoroute avec des trains, et cela, Bram Amkreutz s’en occupe. « On les décharge, et on recharge sur des camions, on s’occupe aussi de la douane, bref on est à la fois commissionnaire de transports et manutentionnaire. » On, c’est la société DPW Liège Container Terminals, que M. Amkreutz dirige. « On a commencé en 2018, et on en est à trois trains par semaine. On envoie aussi des convois depuis Liège, neuf par semaine pour l’Italie par exemple. » En dépit des deux transbordements, entre Chine et Russie, d’abord, entre Russie et Pologne ensuite, à cause des différences de largeur des voies ferrées, les trains sont pleins. Il faut dire qu’ils sont largement subventionnés par le gouvernement chinois, qui prend en charge leur retour… à vide, ou quasi. On parle de 1 500 euros par conteneur. « Ce sont des trains pleins, 20 ou 21 wagons, avec 42 conteneurs environ, remplis de produits électroniques à haute valeur ajoutée, de machines outils, de pièces automobiles et de tout l’e-commerce habituel. » Quarante-deux conteneurs trois fois par semaine, cela fait deux mille boîtes par an, soit dix pour cent du remplissage d’un seul porte-conteneurs géant. Ce n’est visiblement pas sur les volumes que la route ferrée de la Soie concurrence les voies maritimes traditionnelles. « C’est sur le temps, on gagne trois semaines, c’est ponctuel et beaucoup moins cher que l’aérien. Un train met seize à dix-huit jours, contre seize à dix-huit semaines pour le bateau, et deux à trois jours en avion. »
La douane, pour attirer les entreprises
Le marché est ridicule par rapport au maritime, il n’en est pas moins en forte croissance, faisant de Liège une sorte de vitrine grossissante du commerce chinois. « On peut penser que cela complique notre métier, en fait, ça le facilite », nous étonne Raphaël Van de Sande, chef de la division marketing aux douanes belges. Du marketing, à la douane ? « Oui, dans le cadre d’une politique de marketing du pays dans son ensemble. Toute la Wallonie est allée se vendre en Chine, a fait les salons pendant des années, on a été partie prenante pour dire qu’on n’était pas là pour embêter les entreprises, mais pour les aider. » L’entêtement et l’esprit de modernité d’une administration en uniforme ont payé. « Le contrôle douanier proprement dit se fait à l’entrée de l’Union européenne, c’est-à-dire en Pologne, pour le train. Ou à l’aéroport, pour l’avion, ici à Liège. On a d’ailleurs dû faire preuve d’agilité car la plateforme est ouverte 24 heures sur 24 heures alors qu’y arrivent des produits frais et du courrier express. Notre douane locale a donc dû s’adapter, mettre en place par exemple des équipes qui se déplacent dans les entreprises pour gagner du temps. On est là pour faciliter le commerce, pour que les entreprises travaillent dans de bonnes conditions. » En ce qui concerne le train, puisque cela a déjà été dédouané et que les contrôles sanitaires, vétérinaires et sécurité ont été faits en Pologne, la douane belge peut se concentrer sur les marchandises elles-mêmes…
La connaissance des bordereaux de transport permet de cibler les contrôles afin de déceler les colis les plus susceptibles de comporter de la contrefaçon, de la fraude, de la drogue. Pour ce faire, la zone douanière a été étendue à partir de l’aéroport jusqu’aux embranchements ferrés afin de désengorger les halls d’arrivée, et remplir des entrepôts de seconde ligne (comme celui des entreprises précédentes) où la douane peut exercer ses contrôles. « Nous, ce qu’on souhaite avoir, ce sont les données relatives aux marchandises, bien avant qu’elles n’arrivent à l’aéroport. Sinon on ne peut pas faire une analyse de risques sérieuse. » D’où est-elle originaire, comment je la classe et quelle est sa valeur ? sont les trois questions que se pose tout bon douanier. Si une réponse manque, il y a aura sans doute inspection. « En résumé, le métier a changé, c’est une des raisons pour laquelle on a décidé de créer une formation, à la fois pour les gens chez nous, et pour les exportateurs chinois. »
L’ouverture des marchés, une chance pour les contrôles ?
On, c’est M. de Sande et son collègue Yves Melin, avocat en droits des douanes au sein du cabinet Steptoe [il est depuis chez Reedsmith]. « Ensemble on a créé un pôle d’expertise en droits des douanes et sciences de la logistique. Ici, on n’a pas de frontières, sauf un peu avec l’Allemagne, il y a quelques déclarants sur le port, c’est tout. Il y avait donc une culture à créer. » D’autant que le droit européen a changé en la matière : l’Union a déplacé la mise en conformité douanière sur les entreprises, qui ne sont pas toutes formées pour rédiger, même en numérique, des documents techniques. « Dans cette formation d’au moins huit jours, on apprend les bases des douanes, de l’Union douanière, quels taux pour quelles marchandises, la fraude etc. » Il n’y a pas urgence, mais il faut se dépêcher, insiste-t-il – forcément : la franchise de TVA pour les produits d’une valeur inférieure de 22 euros sera supprimée en 2021, ce qui va obliger à déclarer… tout. Contrairement à ce qu’on pense, en dépit de cette union douanière et de la multiplication des accords commerciaux internationaux, comme le Mercosur ou le Ceta, le rôle des États, via la douane, n’a pas disparu, bien au contraire. Il y a toujours des vérifications vétérinaires, sanitaires, sécuritaires, fiscales, qui sont des prétextes pour contrôler, tout simplement. Pas seulement : « l’histoire des douanes est en effet celle d’une réduction, depuis la guerre. Mais cela a été en partie compensé par l’instauration de droits de sauvegarde et de droits de rétorsion… » Sauvegarde de l’acier américain face au Chinois, en d’autres termes, des droits de protection, pour ne pas dire protectionnisme. Rétorsion américaine contre la France en doublant ou triplant le taux de TVA sur ses vins et ses fromages. « En fait, les accords commerciaux ont complexifié le droit, les échanges internationaux sont de plus en plus risqués juridiquement. À propos des produits porteurs d’inscriptions géographiques par exemple, qui prouvent que les États, même en signant ces accords, veulent aussi se protéger. » Or les douaniers, dûment formés, ont le temps d’assurer cette mission, car la dématérialisation des déclarations, qui repose, on l’a compris, sur les entreprises, les a libérés de tâches administratives. « Ils peuvent, c’est vrai, se concentrer maintenant sur les flux problématiques. » Encore faut-il qu’ils soient assez nombreux, dans une Europe libérale qui veut protéger le citoyen et le consommateur tout en prônant la réduction de la dépense publique. Aux dernières nouvelles, les douaniers liégeois avaient bloqué plus de 4 millions de masques de protection contre le SARS-COV-2 importés de Chine. Ils étaient non conformes.
Flexibilité, humilité, vertus belges
Liège prend ses marques, la ville aimerait devenir un des principaux pôles de droits des douanes dans le monde. Tout est possible, car comme le rappelle Patrick Hollenfeltz, directeur général d’ECDC Logistics, une entreprise de logistique du e-commerce – dont le site sur le web est en anglais et en chinois. « c’est vraiment un travail de longue haleine qui a payé, ici. Il a été compliqué d’expliquer aux Chinois où était Liège. De leur côté, la Belgique est un petit point sur la carte. Par rapport aux distances à la chinoise, celle avec Francfort est dérisoire. Il y a donc eu un travail d’éducation. Ce qui les a convaincus, c’est la flexibilité, contrairement à l’Allemagne et la France qui, grandes nations, sont lourdes à bouger. Cela a fait de nous une force, face à des Chinois qui sont exigeants. L’autre levier, cela a été les douanes, je confirme. Elles ont trouvé les moyens d’être plus créatifs et plus flexibles que celles de Londres, Paris et Francfort, tout en restant dans les clous de l’union européenne. Les douanes se sont remises en question, elles se sont adaptées. Cette flexibilité a généré de la confiance, une vertu très importante pour les Chinois. » C’est à l’aéroport de Liège que les respirateurs offerts par la Fondation Alibaba arrivent et sont distribués aux pays bénéficiaires. D’après Jean-Luc Crucke, ministre wallon en charge des aéroports, c’est au moins 20 millions de masques qui auraient déjà transité par Liège Airport. Dans la presse belge, Luc Partoune, le directeur de l’infrastructure aérienne, s’est récemment félicité : pas de chômage économique, croissance du tonnage de 5 à 6 % durant le premier trimestre 2020 par rapport à l’an dernier, grâce, surtout aux… « vols humanitaires qui viennent de Chine. »
PS : ami(e) s de l’événementiel et des prises de parole, ON PEUT FAIRE DES DÉBATS RICHES ET AVEC UNE GROSSE AUDIENCE SUR INTERNET ! Preuve en est cette vidéo du troisième débat organisé par l’Institut Paris Région sur le Zéro artificialisation nette (voir mon infolettre précédente pour le second débat). Mon salon, 9 intervenants, 2 h 40 de discussions sur la renaturation devant… 300 participants qui ont posé 89 questions. Eh oui ! Donc, n’annulez rien, ne reportez pas, profitez de ces outils de com qui existent et qu’on utilise habituellement trop peu. À bientôt !
(Cette infolettre est garantie sans SARS-COV-2) Le premier des six ateliers organisés par l’Institut Paris Région avait permis de s’acculturer au concept de zéro artificialisation nette (le ZAN). Le second, qui s’est tenu le 27 février, est entré dans le concret : le ZAN, c’est joli sur le papier, mais comment le met-on en œuvre pour que la ville, la région Ile-de-France, continuent d’accueillir du monde sans plus empiéter sur les terres agricoles, les milieux naturels, tout en créant de nouveaux espaces verts et… avec l’acceptation des citoyens qui ont une vision souvent négative de la densification ?
Comment refaire la ville sur elle-même en l’ouvrant sur la nature ?
Institut Paris Région/ ZAN#2
Le ZAN, tout le monde en parle, tout le monde le veut. Vraiment ? Car à l’heure des élections municipales, les discours politiques à propos du Grand Paris, incarnation s’il en est de l’objectif de ne plus artificialiser sans y penser, invitent à douter. Candidats et élus disent ce qu’ils entendent dans les réunions publiques : « on » veut garder l’esprit village, un urbanisme apaisé, à visage humain, on veut bien de nouveaux immeubles, oui, mais pas trop hauts. Bref, la densification, peut-être, sauf si elle conduit à empiler les gens. Lesquels aspirent à disposer d’un certain espace. Vert, sain, où ils se sentent moins compressés que dans le RER, moins oppressés que dans les bouchons. Il faut désormais plaindre sincèrement l’urbaniste, l’architecte et le promoteur immobilier qui sont d’ores et déjà tenus de penser la ville, le quartier, le lotissement, la résidence en résolvant une équation à plusieurs degrés : comment densifier la ville tout en l’ouvrant sur la nature, alors que les prix du foncier ne cessent d’augmenter, que les bouchons sont aussi constants que la congestion sur les réseaux du transport public et alors que les citoyens ont peur de vivre la même promiscuité dans leur quartier ? Que les citoyens de la Petite couronne se plaignent de la carence en espaces verts ? Une densification urbanistique, architecturale, sociale et écologique, voilà un joli projet politique.
Ville nouvelle, région mitée
Architecte et urbaniste au sein de l’Institut Paris Région, Karim Ben Meriem montre l’impact du développement urbain depuis 1982 sur un échantillon de territoire. Les cartes qu’il affiche sont… fascinantes. Une belle tranche de l’est-francilien. Dans le quadrilatère Montfermeil-Saint-Maur-des-Fossés-Villeneuve-le-Comte-Esbly, traversé par l’A4 et la Marne, les couleurs sont vertes, en 1982. Hormis l’agglomération de Lagny-sur-Marne, l’espace est globalement agricole et forestier. Le Paris d’avant. On passe de l’urbain au rural de but en blanc, juste en sortant de la conurbation banlieusarde. Trente-cinq ans ont passé, et l’on a du mal à repérer l’agriculture sur la nouvelle carte : les surfaces à elle consacrées ont été réduites de moitié. Les infrastructures de transport ont crû selon la même proportion tandis que les bois et forêts n’ont presque pas bougé – démonstration une fois de plus que l’urbanisation se fait le plus souvent au détriment de la terre agricole plus qu’à celle couverte d’arbres. L’habitat individuel a en ce qui le concerne crû de 20 %, le rapport est de 100 % pour le logement collectif. Quant aux jardins publics, ils ont logiquement suivi la courbe en augmentant de moitié.
Que comprendre de tout cela, M. Ben Meriem ? « Ce n’est pas compliqué, en gros, en trente-cinq ans, il y a eu le développement de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée. En conséquence, 30 % des espaces naturels, agricoles et forestiers de 1982 ont été consommés, majoritairement au profit des espaces ouverts urbains, de l’habitat individuel et des infrastructures de transport » constate-t-il, lapidaire. Ce bouleversement est aussi lié à l’essor d’Eurodisney. Le parc de loisirs est d’ailleurs assez peu dense car il est plein d’espaces dits ouverts – avec des parkings de tailles gigantesques (56 ha, soit l’emprise du parc lui-même…). « On a la même proportion pour l’ancien camp Davy Crockett, à Villeneuve-le-Comte. Il comporte la même part d’espaces ouverts artificialisés, mais là, ils sont verts. » Enfin, plantés d’arbres qui miment une forêt, et cachent un vrai faux « village nature ».
Des réservoirs de densification…
Karim Ben Meriem montre avec cette comparaison à quel point les chiffres masquent parfois des réalités diverses, en conséquence, la difficulté de généraliser une urbanisation qui est particulièrement hétérogène en Ile-de-France. À Lognes, on a par exemple une ZAC bordée par un village, alors qu’à Bussy-Saint-Georges, un espace logistique immense est entouré de champs. Il pourrait donc y avoir, car cela existe déjà, une forme de mixité d’usages, qui économise l’espace en l’optimisant. Autrement dit, la densification des espaces d’activités est possible. « Dans d’autres pays, on sait introduire les PME dans les ZAC pour faire cluster, on sait superposer et mutualiser les parkings, on sait diversifier les fonctions, et parfois on tente d’introduire des équipements voire du logement aux franges des zones d’activité quand elles sont en continuité avec des secteurs d’habitat. » C’est encore peu courant en France. Pourtant, assure M. Ben Meriem, « une modification des réglementations d’aménagement peut avoir un effet : dans une ZAC, supprimer l’obligation de retrait par rapport à la voirie, réduire le nombre de places de parking, supprimer la distance minimale entre deux bâtiments afin de les rendre mitoyens… tout cela peut libérer du foncier. »
C’est plus difficile avec les infrastructures de transport : l’échangeur autoroutier que nous montre Karim Ben Meriem, situé à l’intersection de l’A4 et de la Francilienne, occupe 28 ha à lui tout seul, dans un massif boisé. Difficile d’en faire quelque chose d’autres, à moins de transformer ces deux autoroutes en boulevards urbains, au moyen d’une nette réduction de la vitesse maximale, ce qui permettrait de reconfigurer l’échangeur voire de récupérer des bretelles et des délaissés dès lors inutiles.
… et de biodiversité
Vingt-huit hectares de nature perdus juste pour faire rouler des voitures… « Non, ce n’est pas tout à fait perdu, car le long des infrastructures de transport à l’intérieur et autour de l’A86, il y a 6 600 ha de délaissés, soit l’équivalent de10 ans de consommation nette d’espaces naturels agricoles et forestiers dans la région, » qui peuvent avoir un intérêt écologique… ou foncier majeur. Les réservoirs de la densification existent, ils sont dans les ZAC, le long des routes, ils sont de fait également autant de sites potentiels, certes très morcelés, pour la biodiversité. Est-ce un dilemme ?
En tout cas, on sait maintenant que l’on peut densifier l’espace urbanisé, sans toutefois oublier qu’il n’existe pas deux ZAC, deux quartiers pavillonnaires ou deux grands ensembles identiques. « Ils ont été conçus à des époques différentes, ils affichent des densités différentes et correspondent à des réalités socio-économiques et démographiques différentes. Les potentiels de densification ne sont donc pas identiques. » Mais ces derniers doivent mobiliser des outils semblables qui sont la surélévation, la construction dans les « interstices », devant ou derrière l’existant, la subdivision des parcelles sans oublier de « capter la vacance, » ici et là très importante (et très rémunératrice pour les propriétaires enregistrés sur Airb’nB, en ce qui concerne la vacance courte). Reste à définir le bon plafond selon le tissu existant car comme le reconnaît M. Ben Meriem, il y a une limite à ce que les gens peuvent accepter. Mais laquelle ? Nul ne le sait, d’autant que cela dépend de chaque contexte géographique.
Profiter des continuités écologiques
Reste à mettre un peu de nature dans cette densification. « On peut déjà voir là où elle est en ville, c’est-à-dire les bois et les forêts urbaines, les parcs, les cimetières, les emprises sportives, les bords de rivières et de canaux etc. La ville n’est pas sans nature ! » même si selon les critères administratifs, tout ce qui est en zone urbaine est considéré comme artificiel. Or, si on regarde plutôt ces espaces en vert, comme Karim Ben Meriem nous le montre, on se rend compte que même un territoire aussi important qu’Est Ensemble, une des intercommunalités de la Métropole du Grand Paris, est finalement très riche en espaces potentiellement naturels… ou artificialisables. Car ce qui est ouvert, plus ou moins vert, on l’a compris, est dual.
Preuve en est le projet – étudié par l’Institut Paris Region – du Parc des Hauteurs. À cheval sur 3 départements (Paris, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne) et 10 communes (Paris, Le Pré Saint-Gervais, Les Lilas, Romainville, Noisy-le-Sec, Rosny-sous-Bois, Fontenay-sous-Bois, Nogent-sur-Marne, Montreuil et Bagnolet), ce plateau est une butte de marnes et d’argiles qui a servi de carrières, raison pour laquelle il est assez peu urbanisé. « L’idée est de mettre en réseau l’ensemble des espaces verts qui s’y trouvent en réfléchissant à leur accessibilité, en les reliant tous par la végétalisation de la trame viaire ou par la préservation de certains quartiers paysagers (cités jardins), le tout dans le contexte du prolongement de la ligne 11 du métro. » Le but n’est rien moins que de créer un espace de randonnées et de mobilité douce entre le Père Lachaise et le fort de Nogent en passant par tous les parcs urbains et forts de Romainville, Noisy, Rosny et le parc des Buttes-Chaumont. Une densification paysagère qui servirait d’armature (et de belvédère) à une densification douce, mieux maîtrisée et sans doute plus acceptable.
Tout est possible, avec une vision d’ensemble
La densification serait donc possible à peu de frais, si l’on ose dire, car son réservoir n’a pas à être créé : il y a un existant qui ne demande qu’à être utilisé. Sur le papier. Professeure à l’École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Lille, chercheuse à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville (UMR Ausser), Béatrice Mariolle a un point de vue un peu différent : « Franchement, cela dépend d’ où on se situe. Il n’y a pas deux urbanisations pareilles. Par contre, il faut dire une chose : nous avons hérité de l’urbanisation du XXe siècle qui s’est construite par addition, et non par planification : on a posé les bâtiments les uns à côté des autres. » Chaque commune a fait son quartier pavillonnaire, sa ZAC, son parc urbain, son PLU dans son coin ; chaque aménagement a été pensé sans regarder les autres. Aucune vision d’ensemble. « On n’a pas pensé paysage, ni espaces, cela me préoccupe beaucoup. Tout cela a donné des villes issues du libéralisme, de la promotion immobilière. » Bref, on a réfléchi au maximum à l’échelle d’un mandat électoral, à celle de la rentabilité foncière maximale, sans concertation ni cohérence. La densification sans vision, c’est de l’entassement moche. Est-ce en train de changer ?
Pas sûr, à lire la tribune que Madame Mariolle a publiée le 23 février dans le quotidien Libération. Avec ses collègues du Groupe sur l’urbanisme écologique (GUÉ) elle écrit que « dans une étude récente, l’Atelier parisien d’urbanisme [Apur] relève combien ces projets immobiliers [ceux du Grand Paris réalisés ou en cours], porteurs de surdensité, se soucient peu de la qualité des espaces publics et des modes de vie. Cette situation prévaut dans bien d’autres métropoles françaises. Les mauvaises définitions du principe de « zéro artificialisation nette » issu du plan biodiversité et en cours de précision au gouvernement pour lutter, à juste titre, contre l’étalement urbain, risquent aussi de cautionner une surdensification invivable pour les citadins comme pour la biodiversité urbaine. » Selon Madame Mariolle, « dans la plupart des cas, on installe le bâti, la voirie et les parkings et on demande ensuite à un paysagiste de verdir les « vides ». Et pour faire joli, on construit des bâtiments très spectaculaires, et on met deux moutons et trois lapins dans une pâture pour faire nature.
Elle insiste : « Il faudrait déjà s’occuper de tous les vides qu’on a créés. Car cette urbanisation-là a créé beaucoup d’espaces inoccupés. Comment faire ? Densifier en hauteur, sur l’existant, ou recomposer les parcelles de façon à les utiliser au mieux, en n’oubliant pas la qualité de vie, » à l’aune des questions d’environnement. Madame Mariolle enfonce encore le clou : un quartier pavillonnaire, peu dense, doit désormais être considéré à une échelle beaucoup plus large, celle de « l’occupation partagée avec la flore et la faune. » Autrement dit, densifier pour densifier n’a aucun sens si cela se fait aux dépens des continuités écologiques. Un quartier pavillonnaire, peu dense, doit être repensé en fonction de cet objectif : le réaménager en considérant qu’il est aussi de par ses jardins un espace semi-naturel. « Il ne faut pas oublier non plus l’aspect climatique. Aujourd’hui, il faut penser à densifier en tenant compte de la lumière du soleil afin à la fois d’en récupérer un maximum en hiver et par les plantes, et de s’appuyer aussi sur les arbres et la nature en ville pour réduire l’effet d’îlot de chaleur urbain. » Une logique de territoires de vie qui peut s’appliquer à toute échelle. Le Triangle de Gonesse par exemple. Si on ne regarde que lui, on développe le projet Europacity. Alors que si l’on observe le bassin économique dans lequel le triangle s’inscrit, on remarque, tiens, qu’il y existe déjà cinq ZAC construites chacune autour d’un centre commercial. « On a calculé qu’en réfléchissant à optimiser tout cela, à recréer de l’activité là où il en existe déjà, on pourrait créer 90 000 emplois, » et éviter la faillite d’une ou deux ZAC à cause de la concurrence monstrueuse d’Europacity, qui ne créerait, en comparaison, qu’une dizaine de milliers d’emplois.
Faut-il encore construire ?
Béatrice Mariolle pose finalement la bonne question : faut-il encore construire en rasant l’existant ? La réponse est dans la question : c’est non ! « Il faut vraiment apprendre à rénover, à réhabiliter ce qui existe. On a énormément de bâtiments vides dans la région, que l’on continue à démolir de manière considérable et tout cela, pour rentabiliser le foncier ! Regardez le futur quartier du village olympique : on va faire table rase d’énormément de bâtiments qui auraient pu resservir, c’est un gâchis. » Dans la séquence ERC (éviter, réduire compenser) qui est censée s’imposer à tout projet d’aménagement, Madame Mariolle voit d’abord le E, et éventuellement le R. Pour Martine Linglart, la lettre C ne devrait même pas exister.
Ethno-écologue, directrice du cabinet UrbanEco, Madame Linglart a fait sa thèse au Muséum national d’histoire naturelle, sur les îlots boisés en zones de grande culture. « On était il y a vingt ans un peu au début de la réflexion sur les trames écologiques, car on cherchait à savoir comment des zones de nature isolées pouvaient être colonisées, » par tout ce qui ne pouvait plus vivre ailleurs, à cause de la fragmentation des milieux naturels, de l’étalement urbain, de l’artificialisation des sols. Elle estime que même isolées, des petites zones de biodiversité sont nécessaires. « On considère toujours que l’homme a une action négative, or il peut agir, par petites touches. » Ce qui n’est pas partagé par tous les écologues : tous sont à peu près d’accord sur le fait que la nature en ville c’est mieux que rien, mais qu’elle ne peut remplacer les espaces sauvages, beaucoup continuent cependant d’estimer qu’elle est une supercherie, car la nature ne pourrait exister que dans de vastes espaces préservés, une position radicale qui crée ici et là de la résistance aux projets de renaturation. « Ce qu’on voit, c’est qu’il faut des tailles minimums : 1 ha pour un espace boisé [si l’on veut garantir un minimum de fonctionnalité écologique, d’autres sources indiquent 4 ha], et 1000 mètres carrés pour un milieu ouvert comme une prairie urbaine. Pour un milieu boisé, la forme est importante, avec un cercle par exemple on a assez vite une ambiance forestière humide, alors qu’avec un boisement en lanière on ne retrouve pas les espèces forestières caractéristiques. » Pour les lisières, c’est la même chose : en ville, une haie n’a d’intérêt que si elle est longue et large, sinon, elle n’est qu’un alignement d’arbustes. « En fait, tout dépend de ce qu’on recherche en matière de biodiversité : si l’on veut une biodiversité patrimoniale, il vaut mieux avoir des surfaces plus grandes. Si c’est la biodiversité commune, plus banale, il faut plusieurs lieux qui servent de réservoir, un peu grands, et entre eux, plein de petits espaces, des espaces relais qui permettent aux espèces de passer de l’un à l’autre. Concrètement, dans un projet d’urbanisme, quand on analyse un espace on va rechercher les noyaux de biodiversité, et on va composer avec. » À partir d’indicateurs spécifiques, connus, comme ceux du conservatoire botanique régional qui connaît les « bonnes » associations d’espèces végétales.
Détruire… pour renaturer ?
Madame Linglart en est certaine : c’est parce qu’on densifie qu’on peut « écologiser » – et inversement : « plus on densifie, plus on met du vert ! C’est ce qu’on a fait avec des PLU un peu originaux, comme ceux de Rosny-sous-Bois, de Villejuif et de Montreuil. On vient aussi de finir le PLUi de Plaine-Commune, qui va dans le même sens. » Le sens d’une réflexion centrale sur la place du végétal et des sols, qui lui fait dire que les espaces non construits, les espaces ouverts urbains sont des… « espaces à caractère naturel ». Non, l’urbanisation n’empêche pas la place de la nature, il y a quelque chose de vivant partout, même dans les terres épuisées par l’agriculture intensive. « Il y a peu, mais ce sont des potentiels, à exploiter, pas à macadamiser. » Donc, pourquoi détruire ici, et renaturer là-bas en compensation, alors qu’on a déjà ce qu’il faut. Cela énerve Marine Linglart : « on prend 400 ha ici, et on renature 400 ha ailleurs. Mais enfin, pourquoi détruire… pour renaturer ? Ça n’a pas de sens ! D’autant que renaturer, c’est compliqué, ça prend beaucoup de temps et d’argent. On n’est jamais sûr d’être en capacité de renaturer, il faut se le dire. » Placer le nouveau bâti sur du bâti existant. Ne pas couper un vieil arbre âgé de 60 ans pour faire de la place à un gymnase, même si on en plante deux autres, riquiquis, pour compenser. Préserver d’abord le sol comme un bien commun…
Penser aux sols, toujours
Bref, faire de l’anticipation environnementale, pour reprendre l’expression favorite de Djammel Hamadou qui, lui aussi, n’a que le mot sol à la bouche. Directeur de l’urbanisme de l’établissement public territorial (EPT) Grand Paris Grand Est (GPGE) – situé à l’est d’Est Ensemble, qui couvre 14 communes (Noisy, Gagny, Clichy-sous-Bois, Livry-Gargan, Coubron, Vaujours, Neuilly-plaisance, Gagny, Montfermeil, Les Pavillons-sous-bois, Gournay-sur-Marne, Le Raincy et Neuilly-sur-Marne), M. Hamadou veut que l’impact environnemental soit pensé dès le départ des projets : « On a pour cela des programmistes qui travaillent pour connaître les besoins, et pour chaque projet, on ouvre une boîte à idées avec l’architecte, le paysagiste et le spécialiste de la biodiversité. » Tout le monde doit discuter, en n’oubliant pas le leitmotiv des sols que M. Hamadou considère comme précieux, indispensables. « Pour cela, il faut artificialiser le moins possible. Sur les bâtiments ça nous oriente vers des architectures sur pilotis. Pas de parkings enterrés, pas plus de commerces en rez-de-chaussée. En végétalisant fortement, on se garantit contre la sécheresse. Avec les sols les plus libres possibles, on stocke de l’eau, on la restitue pendant les périodes caniculaires. Le sol laissé libre permet en fait de stocker l’eau de pluie. »
L’autre cheval de bataille de M. Hamadou est la logique des ZAC. Ou plutôt l’absence de logique, que traduisent les propos de Béatrice Mariolle. « La démarche de ZAC compartimente le foncier, elle empêche d’avoir une vision collective. » Chacun fait sa boîte à chaussures, son commerce, son entrepôt, il n’y a pas de vision d’ensemble. « On doit s’interroger sur la question du fonctionnement de ce genre d’espace, sur sa gestion. Il ne faut plus compartimenter ! » Mais que faire ? Confier la gestion d’une ZAC à un seul opérateur… public ou privé ? Collectivisation ou concession ? Entre les deux, semble dire M. Hamadou, sans plus de précision, même s’il considère avec sympathie l’émergence des offices fonciers solidaires (OFS) et des baux réels solidaires (BRS), qui dissocient la propriété du foncier de celle du bâti, et permettent de classer les sols comme bien publics. Une astuce qui pourrait peut-être freiner les ardeurs spéculatives. Celles-ci n’ont pas tari, et la densification pourrait les alimenter. Certains propriétaires de pavillons sont visiblement prêts à tout, à partir pour laisser un projet se faire, si le promoteur leur achète leur maison à un tarif exorbitant. Celui-ci a le nez affiné par des applications telle que Kelfoncier qui facilite la traque des appels d’offres et des parcelles possibles. « Les promoteurs proposent des tarifs délirants sur lesquels aucun office public, comme l’Établissement public foncier d’Île-de-France (EPFIF) ne peut s’aligner. Du coup, pour le réaménagement de la zone entre Domus et Rosny 2, les propriétaires ne veulent pas partir, car on ne peut pas leur proposer beaucoup plus que la valeur vénale de leurs biens. » Sur 70, une trentaine est néanmoins déjà partie. À la place, il devrait y avoir trois grands immeubles collectifs, un groupe scolaire, des commerces etc. desservis par la future gare Côteaux-Beauclair de la ligne 11 du métro. Tout cela sera très, très dense.
Penser aux élus
Tout cela a l’air simple, dit ainsi autour d’une table ronde. Mais concrètement ? Comment réaliser la quadrature du cercle avec des élus chamboulés par la création de la Métropole ? Avec leur volonté de conserver « l’ambiance village » tout en attirant de nouveaux habitants solvables ? « C’est compliqué. On est dans un contexte de création de cette nouvelle institution qu’est la Métropole du Grand Paris. Il y a un traumatisme sur les compétences qui sont chères aux communes. La compétence aménagement a quitté les mains des maires pour celles de GPGE, mais le permis de construire est resté aux mains des maires : bref, les conseils municipaux ne peuvent plus délibérer sur l’aménagement de leur territoire, alors ils s’accrochent à l’instruction des permis de construire. » Sauf à Plaine-Commune, où l’instruction des permis a été mutualisée. « Malgré tout, on a réussi à convaincre les maires à s’engager dans un PLUi, que l’on réalise avec l’aide de l’Institut Paris Region, l’Apur, et Marine Linglart. » C’est déjà ça, pour M. Hammadou. C’est assez peu en réalité, car la mutualisation de l’instruction signifie que si l’instruction des permis se fait à l’échelle de l’établissement public territorial, la délivrance reste… aux mains du ou de la maire.
Concevoir autour de l’eau
Architecte et urbaniste, Lise Mesliand est directrice déléguée aux projets urbains de Linkcity, une filiale de Bouygues Construction dédiée au développement immobilier. « On a aujourd’hui 14 projets urbains en cours, dont 9 en Île-de-France comme l’ancienne chocolaterie Meunier à Noisiel et Torcy. » Cet ensemble industriel splendide, classé Monument historique en 1992, a été revendu par Nestlé. « Cela fait quand même 14 ha, en bord de Marne. Comment on le transforme ? Nestlé veut qu’on respecte ce patrimoine, son âme. Le PPRI [Plan de prévention du risque inondation] impose de créer ou de maintenir des zones d’expansion de crue. Il y aura une Cité du goût, des activités et des logements… » Du multi-usages obligatoire, qui commencera par la destruction du macadam des parkings, l’ouverture , sur un petit tronçon, du ru de Maubuée canalisé, la consolidation des berges pour que se développe la ripisylve, bref, le réaménagement de l’ensemble du site afin que la prochaine crue centennale ne dégrade pas ce qu’il sera devenu, un lieu culturel et d’activités. En réalité, le site de Noisiel est repensé à partir de l’eau, autour de la zone d’expansion de crue ce qu’il a toujours été.
À Sevran, le projet Terre d’Eau est surtout connu de la presse un peu taquine pour son espace de surf. Il est plus intéressant que cela, car sur ses vingt-sept hectares de terres agricoles, qui avaient initialement été mis en réserve pour le projet abandonné d’autoroute A87, la moitié de la surface demeurera en espace agricole productif avec 1,5 ha de maraîchages (d’entreprises) et de jardins partagés, et 12 ha d’espaces naturels humides et arborés. « C’est une équation compliquée, car on va concentrer l’urbanisation sur les franges. Ce qui change [comme à Noisiel] par rapport à un autre projet, c’est qu’on le traite par rapport à ce qui se passe au beau milieu, le parc urbain. Du coup, on doit travailler avec des écologues, des naturalistes… » et trouver le modèle économique de façon à gagner quand même de l’argent sur un espace aussi restreint. « Ce sont des projets pas économiquement hyper-rentables. Il faut trouver l’équilibre entre le prix du foncier, le nombre de logements prévus, la densité de population voulue et le pouvoir d’achat des clients. En n’oubliant pas que notre but est de vendre beaucoup de logements, et de vendre vite. » On n’en saura pas plus sur le modèle économique de la densification. Madame Mesliand sait faire preuve de beaucoup de circonspection en la matière. Elle nous éclaire néanmoins sur un point : « À Sevran, on est sur une opération entièrement gérée par le privé, car les collectivités n’ont plus les moyens de gérer des parcs publics aussi importants. »
Les entrepôts reviennent en ville
Linkcity travaille également avec Sogaris pour le réaménagement de sites immobiliers en zones logistiques, à La Chapelle comme à Ivry-sur-Seine. Jonathan Sebbane est le directeur général de cette société d’économie mixte, de droit privé à capitaux publics (ceux de Paris, de la Seine-Saint-Denis, du Val-de-Marne, des Hauts-de-Seine et de la Caisse des dépôts). Comment densifier alors que la congestion de la voirie et la densité de population compliquent les tournées de livraison, alors que le prix du foncier complique l’implantation des entrepôts, les obligeant à s’éloigner… alors que les clients, nous tous et toutes, veulent être livrés toujours plus vite sans subir le bruit et la fumée des camionnettes ni payer trop cher pour ce service ?
« L’IFSStar [Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux] a une jolie formule : il parle de desserrement logistique. La logistique s’était éloignée des villes à cause du prix du foncier. Elle avait besoin de surfaces immenses pour l’e-commerce… lequel aujourd’hui l’oblige à retourner vers la ville car l’enjeu essentiel est maintenant la livraison jusqu’au dernier maillon, ce dernier kilomètre qui représente 20% du coût total de transport d’un colis, ce qui amène à revoir les stratégies d’implantation en jumelant des positionnements en grande périphérie et en ville. » Entrepôts de premier niveau dans les champs, entrepôts de second niveau à l’entrée des villes, puis des hôtels logistiques, les fameux « ELU » (espace logistique urbain) dans les centres-villes. « C’est cher. Mais le marché de l’immobilier logistique s’est adapté, il s’est structuré, enfin : le secteur s’est énormément financiarisé depuis une dizaine d’années, il y a aujourd’hui beaucoup d’investisseurs, donc de l’argent, ce qui permet de payer des loyers beaucoup plus élevés. » Et puisque les politiques publiques sont de plus en plus contraignantes en matière de mobilité, de pollutions, de bruit, et que le e-commerce continue de croître, que les prix soient élevés ou non importe finalement assez peu : il faut livrer en ville à partir d’entrepôts en ville, alimentés depuis des entrepôts ruraux ou périurbains. Pas le choix. Et à en croire M. Sebbane, puisque le marché devient cher, il s’organise, il s’optimise.
Que les collectivités réglementent les livraisons !
« La logistique, ce sont des nœuds (les bâtiments) et des maillons (les transports). C’est donc un réseau. Or, celui-ci est encore trop peu optimisé. On a des entrepôts sous-utilisés et des flux surnuméraires. » Et on en revient à la tarte à la crème du secteur, la mutualisation des entrepôts, des camions, des livraisons. Tout le monde en parle, tout le monde la veut, personne ne la fait. La peur de la complexité, celle de cohabiter un moment avec son concurrent. « Ça avance doucement. D’abord il faut revenir en ville, afin que la logistique cohabite avec les habitants. Ensuite, c’est le deuxième étage de la fusée, il faut consolider : les espaces logistiques ne sont pas obligés d’être pris par une multitude de preneurs. » Un seul, qui organise l’espace au mieux, afin qu’il ait le minimum de vide, à la fois dans l’espace et le temps. Qui fait tourner les
surfaces de façon à ce qu’elles ne soient jamais improductives. « On a développé un service vers les TPE et PME pour qu’elles puissent louer des petites surfaces : c’est un peu comme du coworking, on met à disposition des petites surfaces mutualisées, et on propose des services à la carte. Ça nous a amenés à prolonger le raisonnement en imaginant des stockages déportés à l’échelle des quartiers, comme à Saint-Lazare, sur un parking. »
En tout état de cause, Jonathan Sebbane aimerait que les pouvoirs publics pèsent sur la constitution des marchés. « Il faut que la logistique devienne un nouveau service à la ville. Quelle ville peut s’en passer ? Aucune ! Donc, que les villes aient des politiques incitatives en matière d’espaces logistiques, de livraison, qu’elles interdisent les camions polluants en centres-villes, qu’elles autorisent l’utilisation des parkings sous-utilisés etc. » Que déjà, les sites stratégiques pour la logistique soient protégés de toute évolution politique. La liste est longue. « Il faut chercher à avoir une maîtrise publique ou parapublique, car la logistique dépend de l’aménagement du territoire. » Or, aujourd’hui, elle se met là où elle peut, en bordure de l’A86 et dans les interstices que personne d’autre ne veut. La logistique, tout le monde en a besoin, personne ne veut la voir.
La logistique, un axe de densification
Ce qui est sûr, c’est que la densification ne se fera pas sans penser à l’organisation des flux de marchandises. Ni sans un changement de la conception des espaces logistiques. « Il faut des espaces acceptables par la société. Nous, on apporte énormément d’attention à la qualité architecturale, urbaine et environnementale. Du coup, on travaille avec des architectes généralistes, plutôt qu’avec des architectes spécialisés. On leur demande de veiller à la qualité de l’insertion des bâtiments. Le vrai sujet c’est comment les maîtres d’œuvre peuvent réinterpréter une programmation, peuvent trouver une synergie avec d’autres fonctions, positionner cette logistique dans un environnement urbain. » Implantons-nous dans un mouchoir de poche discret, comme ces 1 000 m2 sous le périphérique, Porte de Pantin (le site P4), ou bien dans ces 3 500 m2 aux Ardoines, sur deux niveaux. Relions ces centres de « consolidation » aux consommateurs par des moyens de transport peu ou pas polluant – Sogaris inscrit cette exigence dans les baux commerciaux qu’elle fait signer à ses clients. Relions les plus gros entrepôts à la ville par le fer et le fleuve, autant que faire se peut.
« L’offre est contrainte par la densité », conclut M. Sebbane. Celle-ci ayant vocation à augmenter, il va décidément falloir considérer la densification sous tous ses aspects. La psychologie n’est pas le moindre : comment faire admettre aux futurs habitants de quartiers « intenses » que l’économie de l’espace les contraint désormais à devoir aller chercher leurs colis dans un dépôt, à garer leurs voitures à cinquante mètres, dans un silo, à trier tous leurs déchets avant de les amener à des bennes communes, de façon à faciliter le ramassage concentré en un seul point de collecte ? Densification rime avec concertation, et concertation avec considération. Autrement, ce sera non.
Comment évaluer notre impact sur la nature ? On se dit que la question est saugrenue, car « ça se voit ! », « ça va de soi » : il suffit de la regarder pour voir qu’elle va mal. À entendre les naturalistes amateurs qui passent leur temps libre sur le terrain, à écouter en particulier les ornithologues qui comptent parmi les plus assidus, la biodiversité ne va pas fort, car ils cochent moins d’espèces, et en dénombrent des effectifs chaque année plus réduits. Les simples randonneurs constatent la disparition des haies, des zones humides. Chacun de nous observe, dans son jardin et même, depuis son balcon, qu’il manque un peu d’agitation dans le spectacle quotidien : où sont les insectes ? La campagne est devenue bien silencieuse, les pare-brise trop propres. Voilà des indicateurs intuitifs qui suffisent à ressentir une tendance générale. Mais pas à établir un diagnostic précis, encore moins à définir des objectifs et les moyens de les réaliser. Il faut donc des indicateurs scientifiquement établis, irréfutables. C’est ce que demandent les gouvernements. C’est aussi ce que demandent les entreprises qui ne restent pas en marge de la prise de conscience et de l’action – à commencer par connaître l’impact de leurs activités sur la biodiversité pour mieux le réduire. Voici ce qui a été le thème de sa journée annuelle organisée en la Maison des Océans par la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB), en partenariat cette année avec l’Agence française pour la biodiversité (AFB, qui est devenue le 1er janvier 2020 l’Office national de la biodiversité – ONB après absorption de l’ONCFS), le 2 octobre 2019.
A-t-on (encore) besoin d’ évaluer notre impact sur la biodiversité ?
Retour sur les débats de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité.
photos @ Nathan Horrenberger/ FRB
La contrainte peut se résumer à comment réduire notre empreinte écologique, a introduit la directrice de la FRB, Hélène Soubelet, avec une question majeure faisant l’objet des travaux multiples sur les indicateurs de la biodiversité que tente de décrypter la Fondation : de quelles façons mesurer celle-ci ? Beaucoup s’y sont essayés, avec des fortunes diverses. La fameuse empreinte écologique publiée chaque année par le WWF est très connue, médiatiquement efficace (« le jour du dépassement » est un incontournable des plateaux télés et radios), toutefois, elle est controversée pour ses biais importants. Ramener les ressources naturelles à une mesure de surface, l’hectare, est hasardeux, d’autant que les ressources en question sont partielles et comprennent les émissions de CO2, qui ne sont pourtant pas des ressources naturelles renouvelables. Sans celles-ci, le « global footprint » n’indique aucun déficit, au contraire : il dit alors que la planète est loin d’être exploitée. Et puis, beaucoup de chercheurs trouvent cet indicateur beaucoup trop fixiste, en ce sens qu’il évolue peu, et le considèrent in fine comme une sorte de PIB à qui on fait dire ce qu’on a envie d’entendre.
(H. Soubelet)
Le besoin de quantifier, pour agir vite
Ambassadeur de l’environnement, Yann Wehrling a rappelé, en introduction de cette journée, que l’année 2020 allait être importante : il y aura la quinzième conférence des parties membres de la Convention sur la biodiversité biologique (CDB), la Cop15, en octobre à Kunming en Chine, et, en juin, le sommet de l’IUCN se réunira à Marseille, avec les mêmes décideurs politiques. « En ce qui concerne la Cop15, il n’y a pas beaucoup de clarté sur les objectifs et les missions, mais on maintient la vision de vivre en harmonie avec la nature, c’est-à-dire de limiter la perte et de se mettre sur la voie des objectifs. » En fait, il s’agira de cibler un objectif principal – réduire voire renverser l’extinction des espèces et le déclin des populations, et des sous-objectifs atteignables. « Comment mesurer l’atteinte de ces objectifs, c’est toute la question, et c’est ce que la France porte dans les discussions internationales. » Yann Wehrling aimerait en particulier que les entreprises soient aidées à mesurer leurs impacts sur la biodiversité. « Il faut du quantifiable, du concret, sans tomber dans l’utilitarisme, » dit-il en substance.
Plusieurs travaux portent sur l’analyse des indicateurs existants et la création de nouveaux. Pour Philippe Dupont, directeur de la recherche et de l’expertise de l’alors Agence française pour la biodiversité (devenue OFB, donc) « Il faut lier les indicateurs entre eux, travailler avec tous les acteurs sur ce sujet complexe. Car il faut admettre que ce sont quand même des outils difficiles à appréhender. » Investisseurs, entreprises, collectivités, citoyens, chercheurs, agences, associations devraient dialoguer, partager leurs données et leurs indicateurs. « Il ne faut pas se précipiter, car il faut prendre le temps de travailler ensemble. » Appel souvent entendu dans ce genre de colloque où l’on réclame, sans vraiment l’obtenir, la transversalité des savoirs.
(Y. Wehrling)
Pour répondre à cette demande sans cesse renouvelée, l’OFB a deux axes de travail : l’évaluation du GBS, et la bonne marche de l’ONB.
Le GBS, c’est le Global Biodiversity Score, un outil d’évaluation de l’empreinte biodiversité des entreprises développé par la CDC-Biodiversité avec quelques-unes des entreprises et institutions financières réunies au sein du Club des Entreprises pour une Biodiversité Positive (Club B4B +). « On va faire travailler des chercheurs sur l’examen de cet outil, avec des experts internationaux. » L’Observatoire national de la biodiversité (ONB) est quant à lui une démarche partenariale pilotée, depuis 2017, par l’AFB (OFB), avec la collaboration du Service de la donnée et des études statistiques (SDES) du ministère de la Transition écologique et solidaire (MTES). À partir d’une multitude de données collectées en France, l’Observatoire conçoit, avec ses partenaires, et diffuse des indicateurs sur l’état de la biodiversité, les causes de son érosion et la mesure de l’efficacité des actions pour la préserver. « L’ONB travaille sur la mesure des pressions, le sujet qui monte, ici. Cela permet à la fois de situer notre pays dans le contexte international, mais aussi de faire le lien entre le national et le local. Ce n’est pas suffisant, cependant. Sur l’eau, les infrastructures agroécologiques (les haies, les rue, etc.), l’artificialisation, il nous faut être plus précis, il nous faut de quoi aider les entreprises, les agriculteurs et les collectivités à se situer dans les objectifs nationaux. »
(J.-F. Sylvain)
Qu’ils soient déjà… compréhensibles !
Selon Ana Deligny, chargée de mission à la FRB, qui a conduit une enquête auprès des membres du Comité d’orientation stratégique (Cos) de la maison et de chercheurs, « le bon indicateur, s’il y en a un, doit être facile à mettre en place et à interpréter, être sensible, réactif et robuste. » Ce Saint-Graal n’existe sans doute pas, toutefois les participants des cinq ateliers qui se sont tenus la veille de cette journée, ont esquissé des pistes pour s’en approcher à partir notamment de l’analyse scientifique de sept outils globaux développés pour mesurer l’impact sur la biodiversité : ceux, généralistes, qui ont vocation à être utilisés dans plusieurs secteurs d’activités (le Biodiversity Impact metric (BIM), le GBS déjà cité, le Product Biodiversity Footprint (PBF) ; ceux qui ont vocation à venir en appui aux décisions financières (tel le Species Threat Abatement Recovery (STAR) et le Biodiversity Footprint for Financial Institutions (BFFI) ; et ceux enfin qui se concentrent sur la mesure d’impact à l’échelle d’un site ou d’un projet d’entreprises du secteur extractif (le Biodiversity Indicators for Extractive Companies (BIEC) et le Biodiversity Indicator and Reporting System (BIRS).
Deux ateliers étaient consacrés aux outils généralistes (BIM, GBS, PBF). Pour les représentants des collectivités, réunis dans un premier atelier, ces indicateurs sont encore trop peu accessibles. Complexes, techniques, il manque l’accompagnement nécessaire à leur appropriation, des guides d’utilisation basés sur des retours d’expérience. Il reste aussi à préciser des états de référence, à expliciter les différents impacts, à renforcer l’évaluation de la qualité réelle de ces outils et à envisager l’intégration de la logique de l’analyse du cycle de vie (ACV). « Développer des indicateurs de l’action de la collectivité vis-à-vis de la biodiversité, et valoriser celle-ci par des labels, des concours, voilà ce qu’on a beaucoup entendu » rapporte Camille Bricout, de l’AFB.
Les acteurs économiques ont eu leur mot à dire dans un second atelier. Une semblable demande de pédagogie a été émise. « C’est une boîte noire, ces indicateurs », voilà ce qu’a entendu le rapporteur, Romuald Berrebi, de l’AFB. « Les acteurs économiques ont besoin de mieux connaître les incertitudes et la fiabilité des outils, d’avoir des outils adaptés aux pratiques de leurs entreprises, qui rendent mieux compte des relations entre les pressions et les impacts. » Des outils centrés sur les pressions que chaque entreprise exerce, permettant d’orienter vers les leviers d’action et de rendre compte de leurs efforts éventuels. « Il faut aussi nous laisser développer nos propres outils, et ne pas nous imposer des outils normatifs », ont dit les acteurs économiques, qui acceptent toutefois d’être guidés par des mesures réglementaires, fiscales et économiques.
Une demande de fiabilité et de références
Un troisième atelier était consacré à la mesure de l’impact des activités sur la biodiversité en appui aux décisions financières (avec les outils BFFI et STAR). Les acteurs économiques présents ont été clairs : la méthode employée pour mesurer l’impact dépend de la question posée, du public cible et les utilisateurs doivent en comprendre les principes, en connaître les limites. « Il y a un besoin exprimé de mesurer non seulement les impacts directs, mais aussi indirects résultant de la consommation, » rapporte Philippe Puydarieux, de l’UICN. Une approche intégrée qui permettrait d’identifier les responsabilités directes et indirectes, les acteurs à l’origine des pressions les plus importantes, « et les incitations les mieux adaptées pour que les entreprises découplent leur activité des pressions mesurées sur la biodiversité ». Avec ce gros bémol relevé par le constat suivant : l’impact sur la biodiversité n’est pas souvent une dimension prise en compte dans l’évaluation du risque par une entreprise, en particulier si elle estime que sa dépendance à la biodiversité est faible…
Comment mesurer de façon opérationnelle l’impact à l’échelle d’un site ou d’un projet ? Cette question a été posée dans un quatrième atelier dédié au secteur extractif (avec le BIEC et le BIRS). Les représentants des entreprises ont rappelé une fois encore à quel point il était important pour eux de connaître les limites d’utilisation de ces outils et de les mettre en œuvre le plus en amont possible de toute activité afin d’avoir le meilleur état initial de la biodiversité et des habitats. La vertu pédagogique de l’usage de ces outils a été soulignée tant ils « permettent une sensibilisation des salariés et des usagers » à la prise en compte de la biodiversité. Techniques, les discussions ont aussi porté notamment sur la façon dont chaque outil de mesure pondère les données qui le constituent. Afin d’en connaître les biais éventuels. « Un besoin de tables de référence a été exprimé, en ce qui concerne le lien entre pressions exercées par une activité, et ses impacts » a rapporté Sylvain Casas, de Véolia. « Tout comme l’importance d’avoir des structures d’échanges entre les acteurs concernés, pour faire tomber les silos et faciliter la diffusion des connaissances et des besoins. » Les participants ont par ailleurs souligné la nécessité de rester humble dans la manipulation de ces outils et d’accepter une démarche d’amélioration continue.
Un cinquième et dernier atelier sur le lien entre une activité et ses impacts réunissait les acteurs développant leur méthodologie de mesure. Dans une démarche idéale, les indicateurs d’impact seraient robustes, reproductibles, adaptables, avec des objectifs bien définis, et liés à d’autres indicateurs, climatiques par exemple. Ils intégreraient aussi la complexité liée à la biodiversité (les échelles, les interactions, etc.) sans décourager. Au sein des participants, le fantasme du super-indicateur est toujours bien présent. Abondant sans le savoir dans le sens de l’atelier précédent, les participants ont aussi insisté sur la nécessité de protocoles d’échantillonnage afin de cerner les éventuels biais statistiques et de sauvegarde des données. « Les entreprises et les collectivités devraient rendre compte de leurs impacts sur la biodiversité et, pour inciter au changement, cela pourrait être corrélé à des outils et avantages », rapporte Jean-Marc Valet, du Cerema. « Ces indicateurs pourraient renforcer le contenu des rapports de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et servir à établir de manière robuste des « mieux-disances » environnementales et les paiements pour services environnementaux. »
Dans tous les ateliers, les besoins de tendre vers des mesures quantitatives au-delà des estimations qualitatives, d’intégrer plus fortement une dimension temporelle pour faciliter le pilotage et la décision et d’ouvrir à la prise en compte des fonctionnalités écologiques – voire aux services écosystémiques – ont été rapportés. On retiendra également que si la simplicité est utile pour avoir une vision « macro » des impacts et s’insérer dans des démarches globales vertueuses, la complexité, nécessaire, doit être assumée lorsqu’il s’agit de préciser l’état de et les impacts sur la biodiversité, et d’orienter efficacement les actions.
Les entreprises, ciblées par l’ONU et l’Europe
Yann Verstraeten est consultant sénior chez ICF, entreprise de conseil basée à Bruxelles. Il travaille pour la plateforme EU Business & Biodiversity mise en place par la Direction de l’environnement de la Commission européenne. « L’Europe s’est rendu compte que ses politiques publiques ne suffisaient pas, qu’en conséquence, il fallait encourager la prise en compte de la biodiversité, en particulier par les entreprises. » Via des indicateurs pertinents, on s’en doute. « Du chemin a déjà été parcouru, avec les plus grosses entreprises. Les bonnes pratiques ont été mises en réseau, maintenant l’objectif est d’atteindre une masse de critique, de façon à ce que ces pratiques soient standardisées. » Restera à convaincre les PME. « Il faut leur démontrer que cela a un intérêt pour leur business, que la biodiversité est la base de notre économie, qu’en conséquence, ne pas en tenir compte, c’est risquer de saper les bases des objectifs financiers des entreprises. » D’après M. Verstraeten les banques planchent sur la question. La biodiversité commence à être considérée dans leurs plans d’investissements. « Et quand les assurances, pour lesquelles le climat éclipse encore la biodiversité, se sentiront concernées, il y aura des changements radicaux ! » Pour cela, pas besoin de disposer d’un indicateur global, « une chimère ! » selon M. Verstraeten.
Sylvaine Rols partage ce constat plutôt optimiste. Chargée de mission au World conservation monitoring center (WCMC), un organisme attaché aux Nations Unies, son rôle consiste notamment à aider acteurs publics et privés à utiliser au mieux les indicateurs disponibles. « C’est tendanciel. C’est le résultat de notre travail, mais c’est aussi l’impact des nouvelles tristes qui s’additionnent sur la biodiversité et les progrès permis par la vulgarisation en interne, dans les entreprises. » Même le greenwashing ne serait pas inutile selon elle. Car lorsqu’on affiche du vert, on doit un jour ou l’autre rendre des comptes à ses salariés, ses clients, voire, ses actionnaires, ce qui pousse à s’acculturer… « Après, c’est certain que quand on a un dirigeant qui pousse, on y arrive plus vite. » Le WCMC est aussi à l’origine de l’initiative Aligning biodiversity measures for business (AMBM). « Le but est de constituer, avec les développeurs d’outils et les parties prenantes, une vision commune sur les méthodes de mesures et de suivi des impacts des activités, pour que chacun comprenne sa dépendance envers la biodiversité. Ce programme promeut la création et l’utilisation d’indicateurs crédibles. » Un des objectifs est de créer un indicateur de « performance en biodiversité » à destination précise des entreprises.
Hélène Leriche, responsable économie et biodiversité de l’association Orée qui anime la plateforme de l’initiative française pour les entreprises et la biodiversité, et Claire Tutenuit, déléguée générale de l’association EpE, travaillent tous les jours avec les entreprises. Les deux femmes partagent la même idée qu’un indicateur unique n’a aucun intérêt. « Il ne faut pas oublier qu’une entreprise est une machine à optimiser, alors, du jour où elles disposeraient d’un indicateur qui dirait tout, elles feraient toutes la même chose, de la même façon, afin d’obtenir les meilleurs résultats conformes à l’indicateur, » rappelle Mme Tutenuit, qui prend une image parlante afin d’être plus claire. « C’est la même chose pour la santé : il n’y a pas d’indicateur unique ! Ce que je veux vous dire, c’est que les indicateurs globaux, ce n’est pas très opérant. Alors qu’il y a plein d’indicateurs locaux efficaces. » Et de faire le lien avec les récentes conclusions de la plateforme intergouvernementale IPBES : « passer de l’optimisation du modèle classique à un compromis instruit, ça, c’est un changement transformationnel », reste à trouver le compromis. Si tant est que l’on pose au préalable les bonnes questions, rebondit Mme Leriche. « C’est en fait cela, l’enjeu principal. Il existe déjà une multitude d’outils qui répondent à des besoins, des perceptions différentes. » La comptabilité par exemple. « Il y a plein de façons de faire entrer la biodiversité dedans. Le capital naturel et les échanges de biodiversité à l’échelle globale peuvent être appréhendés de diverses manières. Il n’en reste pas moins que la biodiversité, en terme comptable, cela reste du passif, forcément. »
(H. Leriche)
Le débat est très intellectuel et pourrait le rester. C’est tellement valorisant de fabriquer des outils censés décrire la marche du monde ! L’impression de tout savoir sans avoir la charge de mettre en œuvre sur le terrain. Pendant ce temps-là, on s’éloigne de la biodiversité réelle, qui continue de se dégrader. « Il faut éviter ce qui intègre strictement un modèle et limite la réflexion. Il faut passer à l’action sans attendre la fin du débat sur ces indicateurs », confirme Claire Tutenuit. Allain Bougrain-Dubourg abonde et opine en déplorant que « l’indicateur oiseau : le Stoc (Suivi temporel des oiseaux communs par échantillonnage ponctuel simple, un outil du Muséum national d’histoire naturelle de Paris), reconnu au niveau européen, ne soit pas pris en compte par la France dans son rapport annuel sur l’état de la biodiversité ! » Et le célèbre président de la Ligue de protection des oiseaux (LPO) de critiquer aussi la mesure de l’artificialisation des sols qui ne tient pas compte du drainage des zones humides – et d’en appeler à un accompagnement régalien des entreprises et des actions positives. Un indicateur est toujours partiel, et donc, partial. « Cela dit, on peut avoir une lecture précise de la biodiversité via l’indicateur oiseau… ». Autrement dit, pourquoi encore discuter des indicateurs alors qu’on a déjà le constat, même à la louche ? Serait-ce pour se justifier de ne rien faire ?
(A. Bougrain-Dubourg)
Le mythe du « + 2 °C », Saint-Graal de l’indicateur
Officiellement, la France est très présente au sein de la Convention sur la diversité biologique (CDB) (mise en place en 1992 lors du sommet de la Terre de Rio, elle rassemble 194 états, qui discutent sur la conservation, l’utilisation durable et l’accès aux ressources génétiques de la biodiversité). « Il faut rappeler que les décisions prises lors des conférences de parties (les Cop) ont une portée internationale. C’est vraiment la seule arène dans laquelle on peut discuter de biodiversité à l’échelle internationale, » se réjouit Élise Rebut, « point focal » du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères sur la biodiversité. « C’est important que la question des indicateurs soit portée au niveau interministériel, et par le chef de l’État dans l’agenda politique mondial. » Au niveau mondial, il y a trois grandes options dans les débats. Pour préserver la biodiversité, faut-il se donner pour objectif l’arrêt du taux d’extinction des espèces, ou bien augmenter la surface de la planète placée dans des aires de protection, ou plutôt se donner… ces deux objectifs, avec d’autres tel que le changement d’usage des sols ? Cela dépendra un peu de ce que l’on mesure. « À la Cop15, on discutera de l’amélioration des indicateurs, ce sera un des gros enjeux. Or, il y en a beaucoup. Il faudrait se limiter à un petit nombre d’indicateurs phares. » Mme Rebut rêve d’un indicateur agrégé aussi puissant que le fameux « 2 °C » des climatologues, mais elle sait que c’est impossible. Et on a vu plus haut que personne ne le souhaite.
Elle sait aussi revenir les deux pieds sur le sol. « Dans le monde, 500 milliards de dollars ont été investis pour la biodiversité. Ce n’est pas suffisant. C’est aussi 0,6 % du PIB mondial : une augmentation des fonds – pour un enjeu qui en vaut le coup – est donc possible. Au-delà des budgets publics, il faut faire appel à d’autres sources de fonds, » privées, ce qui pourrait être d’un bon rapport économique, « car en connaissant bien son impact sur la biodiversité, on peut le réduire et, du coup, on a moins besoin de ressources pour préserver et restaurer les écosystèmes. » Certes, mais cela reste encore très théorique, la comptabilité environnementale étant balbutiante, et le monde économique soumis à des exigences de rendement et à des taux d’actualisation qui l’empêchent de voir au-delà du très court terme.
(E. Rebut)
Cofondateur et P.-D.G. de la société de conseil en responsabilité sociétale des entreprises (plus les objectifs de développement durable et la biodiversité) B & L évolution, Sylvain Boucherand travaille tous les jours avec des indicateurs. « Il faut vraiment se demander à quoi ça sert, un indicateur. Je pense que tous servent à orienter une politique. Il faut se demander aussi à qui ils sont destinés. Un patron, un chef de produit, un syndicat ? » Et ne pas oublier que les indicateurs évoluent aussi en fonction des transformations des entreprises. Un indicateur doit être concret, en premier lieu. Voilà ce que défend M. Boucherand lors des réunions de la Plateforme nationale sur la RSE mise en place par la secrétaire d’État Emmanuelle Wargon, plateforme qu’il préside. « On fait le tour de tous les indicateurs, pour faire des recommandations au gouvernement. On auditionne tout le monde, ce qui permet de voir des différences d’appréhension : les syndicats s’intéressent surtout aux liens entre biodiversité et santé, les ONG c’est plutôt des indicateurs de résultats utilisables sur le terrain, pour les entreprises, certaines en veulent une vision financière, d’autres pas. » De façon générale, les personnes qui ne sont pas dans le domaine de la biodiversité attendent beaucoup de cette plateforme « pour pouvoir disposer d’un chiffre sur lequel se reposer pour pouvoir agir sans réfléchir ! » Ils ont en tête le 2 °C, et la tonne équivalent dioxyde de carbone (t. eq. CO2) des climatologues. On n’en sort pas. Érigé en totem, l’indicateur devient un chiffre magique qui n’indique plus, il impose, selon les interprétations de chacun. Attention, danger…
On en sait déjà suffisamment pour agir !
« Parler d’indicateurs d’état de la biodiversité comme on le fait, c’est un peu un aveu d’échec, quand même… » commence Sébastien Barot, directeur de recherche à l’IRD, en conclusion de la matinée. « Les indicateurs comme le Global Footprint, ce sont des agrégations, donc ce n’est pas terrible. Beaucoup d’autres ne sont pas très concrets, en conséquence ils ne sont pas très utilisables. De toute façon, nous cherchons tous des messages qui parlent aux gens. » L’important, c’est que la recherche discute avec la société de ses besoins. Et de faire converger les enjeux liés à la biodiversité et au changement climatique en regardant à l’échelle des écosystèmes. « On a pour ce faire des indicateurs de fonctionnement des écosystèmes, on a toutes les connaissances pour cela. Mais ça ne nous permet pas – encore – de répondre à des questions précises. » Et puis, la biodiversité, c’est la vie, qui rend difficile le développement d’indicateurs prédictifs : les dynamiques sont non linéaires, les effets lents ou retard, les effets de seuil réclament encore beaucoup de travail pour être un jour, peut-être, modélisables. C’est à se demander comment certains font pour savoir de façon précise quand le « collapse », l’effondrement va survenir et en plus, de quelle façon. « Ensuite, il faut mieux préserver la capacité évolutive, au sens darwinien, des êtres vivants, et, puisqu’il y a un cumul de pressions, c’est important de combiner les indicateurs à des échelles variées. Mais bon… on n’a pas besoin d’attendre des indicateurs pour agir tout de suite, car les pressions sont connues, on sait déjà ce qu’il faut faire. » M. Barot nous renvoie à notre volonté d’agir, de transformer le système actuel. Réelle, ou attentiste, pour ne pas dire un peu lâche ?
(S. Barot)
Un indicateur est à interpréter avec précaution…
Et sur le terrain ? Dans la vallée du Rhône par exemple. « Nous, notre rôle c’est d’être l’observatoire de la biodiversité en région Paca », explique Corinne Dragonne, chargée de mission à l’Observatoire régional de la biodiversité (ORB) hébergé par l’Agence régionale de la biodiversité (ARB). Fournir des informations fiables aux élus, sans les interpréter. À partir de quelles données ? « Des indicateurs de pression comme l’artificialisation, les dynamiques démographiques, etc. On utilise une base de données régionale. Pour avoir des données plus fines, on s’appuie sur les parcs régionaux. » Il manque de l’argent pour avoir le temps d’enrichir les bases de données, mais on s’en sort. L’ORB s’appuie notamment sur la Tour du Valat, historique… observatoire de la biodiversité en Camargue. « Il suit 282 espèces de vertébrés depuis une quinzaine d’années, ce qui nous a permis de montrer des tendances qui étaient masquées à l’échelle régionale : oui, on remarque une stabilité de la biodiversité, mais qui n’est qu’apparente, car les données sont attirées par celles concernant les espèces protégées, qui vont effectivement mieux. » Alors que les autres vont mal, notamment, et cette information est corrélée avec celles délivrées par les indicateurs de pression d’usage des sols et de démographie, dans l’arrière-pays provençal. Preuve qu’il faut toujours interpréter les données selon les échelles : « On a développé l’indice Région vivante [basé sur les variations démographiques de populations d’espèces de vertébrés et inspiré du Living Planet du WWF] pour dépasser le stade des indicateurs propres à telle ou telle espèce, mais il faudra le décliner pour ne pas masquer les tendances fines. »
(C. Dragonne)
Patrick Grillas est le directeur du programme scientifique de la Tour du Valat. Fondé en 1957 par Luc Hoffman, cet institut de recherche (privé) pour la conservation des zones humides méditerranéennes, veille sur une vaste zone de 2 600 hectares, en Camargue. « On travaille avec l’Observatoire des zones humides méditerranéennes sur l’état et les tendances, on utilise des tas d’indicateurs, en particulier les groupes d’oiseau d’eau, bien robustes. Mais on manque de choses sur les autres groupes, en particulier les amphibiens, les reptiles, les mammifères, les invertébrés. » Ça fait en effet beaucoup. Les observations alimentent un « indice zone humide vivante », dérivé, lui aussi, du Living Planet, dont la tendance est plate. « En creusant, on voit que la tendance est effectivement positive pour les oiseaux d’eau, et négative sur les autres groupes. » Les oiseaux sont bien observés, et protégés, les autres vertébrés non. Un biais important, qui ne masque pas, cela dit, une tendance manifeste, même sans données robustes. Un autre biais existe au sein même de l’indicateur oiseaux d’eau, avoue M. Grillas : « Les oiseaux coloniaux sont surreprésentés et gonflent l’indicateur. Car ils sont protégés, et bénéficient d’espaces eux aussi protégés dont les surfaces ont augmenté, et en plus, certaines espèces bénéficient du changement climatique. Alors on pondère l’excès relatif des données les concernant, mais pas trop, pour ne pas bricoler. » M. Grillas met le doigt sur l’ambiguïté du principe de la protection : dès lors qu’une espèce est protégée par la loi, le groupe auquel elle appartient focalise l’attention, et l’on peut donc, dans le meilleur des cas, constater que la protection fonctionne. Mais pour les autres, qui ne bénéficient pas de cette protection, le flou règne. « Et puis, dès lors qu’il y a protection, il y a observation systématique par les bureaux d’études lors d’une consultation pour un aménagement ! » De là à dire qu’il faudrait tout protéger, pour au moins connaître…
Mesurer aussi ce que l’on fait de bien
Pour Thomas Andro, directeur développement durable chez Solvay, l’intérêt d’un indicateur repose sur sa capacité à permettre de « décider et de cibler la réduction de nos impacts. » Vu le profil de l’entreprise, Solvay fait profil bas et avance à petit pas. « On travaille sur chaque site, avec les parties prenantes. Quelles sont leurs attentes ? On leur demande, pour comprendre d’où viennent les enjeux. Et ça change d’un site à l’autre. » La demande de « reporting biodiversité » n’est pas venue des clients, ni des salariés, ni des fournisseurs. Elle est venue d’elle-même, poussée par la multiplication d’informations déprimantes sur l’état de la biodiversité et par la demande des autorités. « Le problème, c’est la vulgarisation, comment traduire la biodiversité en un langage commun, comme le réchauffement climatique qui a su ramener à un indicateur simple, le CO2. Notre but, c’est de prendre en compte la biodiversité dans les décisions, au même niveau que la rentabilité financière, le risque politique ou le climat. » Solvay utilise beaucoup d’outils, d’indicateurs qui lui permettent de classer ses produits selon par exemple leur écotoxicité. Sur la biodiversité, c’est difficile, ne serait-ce qu’en raison du fait que beaucoup d’indicateurs sont globaux, et ne sont en conséquence pas applicables sérieusement à une échelle réduite. « L’autre problème, c’est que si nous, on travaille, d’autres ne le font pas. Or, si on fait les choses tout seul, ça n’a aucun intérêt. Il faut faire bouger l’ensemble de la chaîne de valeurs, de façon à ce que les fournisseurs et les clients soient aussi impliqués que nous. » Solvay travaille avec la CDC-Biodiversité dans le groupe de travail B4B + (Business pour un impact à biodiversité positive) qui développe l’indice GBS. M. Andro note aussi qu’un rapprochement avec l’ORB serait très utile, celui-ci produisant des données d’intérêt économique.
Au sein du laboratoire Lehna (Laboratoire d’Écologie des hydrosystèmes naturels et anthropisés) qui fait partie de l’Observatoire hommes-milieux de la Vallée du Rhône, Jean-Michel Olivier développe des outils de mesure de l’impact de l’ingénierie écologique, comme la remise en eau d’un bras mort de fleuve. Il éveille l’intérêt de Solvay qui cherche des indicateurs permettant de modéliser une bonne compensation écologique. « Nous, on travaille sur la restauration hydraulique et écologique du Rhône, dans une démarche prédictive, à partir des paramètres physiques qui seront modifiés par la restauration, et de modèles d’habitats développés à partir des observations de terrain. » Ensuite, M. Olivier et son équipe mesurent sur le terrain l’écart avec la réalité, une fois le projet réalisé. Cherchant à toujours affiner ses modèles, il travaille depuis quatre ans sur les impacts d’un aménagement sur les processus écologiques, afin d’obtenir des indicateurs d’écologie fonctionnelle : « On cherche à identifier quelles sont les caractéristiques biologiques des espèces impliquées dans la transformation de la matière et de l’énergie. De façon à savoir si un changement induit sur la production primaire aura des conséquences en cascade sur les réseaux trophiques. » L’idée est de modéliser la capacité d’une communauté d’espèces à répondre aux stress environnementaux dans un système perturbé, « mais clairement. Nous avons encore besoin de connaissances sur l’écologie des espèces pour orienter vers les bonnes décisions ! ».
(J.-M. Olivier)
En ville, aussi, on se demande si tel aménagement végétalisé aura un impact positif sur la biodiversité et la vie des gens. « On a inventé le label BiodiverCity, ancré sur des indicateurs d’engagement, qui vise à récompenser les efforts engagés, » explique Olivier Lemoine, écologue, responsable du pôle écologie urbaine au sein du cabinet de conseil en immobilier Elan. Avez-vous, vous, maître d’œuvre, signé la charte d’engagement pour la Stratégie nationale pour la biodiversité (SNB) ? Avez-vous un écologue dans votre équipe ? Avez-vous pensé à un espace de biodiversité dans votre projet ? « On essaie aussi de calculer le potentiel écologique d’un bâtiment futur en fonction des surfaces occupées, de la nature des matériaux, de sa connexion à la nature existante, etc. » Quatre axes pour autant d’engagements, il faut avoir répondu à au moins deux pour se voir décerner le label. BiodiverCity est un référentiel, une sorte d’étalon des bonnes pratiques, dont la technicité peut rebuter les professionnels. Il peut aussi être accusé d’être juge et partie, car le cabinet de conseil privé en immobilier pour lequel M. Lemoine a développé ce label est une filiale de Bouygues. « C’est pour cela qu’on s’est entouré de la CDC-Biodiversité, des Jardins de Galli et de la LPO ! » Modeste, M. Lemoine ne parle pas de sauver la biodiversité, mais de tenter de la reconquérir, pour recréer, en ville, un contact avec le vivant.
Des indicateurs socio-économico-écologiques
À la pointe de la Bretagne, Olivier Ragueneau observe la rade de Brest. Directeur de recherche au CNRS, il s’occupe de la « zone atelier » Brest-Iroise, un vaste réseau de chercheurs de disciplines différentes qui travaillent sur une seule et même zone géographique homogène, qui s’étend d’Ouessant à Sein et, sur terre, jusqu’à Saint-Thégonnec. « On a des géographes, des juristes, des économistes, des océanographes, etc. sur la question de la soutenabilité des écosystèmes côtiers. On essaie de comprendre comment notre société impacte l’environnement, et comment les modifications écologiques impactent notre société. » La zone atelier travaille par exemple sur le risque d’érosion et la submersion, autant pour comprendre le phénomène que pour aider les élus à prendre des décisions. Inspiré par les centres de soutenabilité américains et canadiens, « On a aussi lancé il y a vingt ans un programme de sciences participatives avec des lycées agricoles. Et depuis, progressivement, les chambres d’agriculture sont venues nous voir pour étudier par exemple l’impact de changements de pratiques sur la qualité de l’eau. »
Les indicateurs existent, ils doivent être nombreux, autant que les paramètres pris en compte, adaptés aux conditions locales et construits avec d’autres que les seuls chercheurs. M. Ragueneau se demande si l’on peut construire un indicateur mixte comprenant des paramètres scientifiques, économiques et sociaux. Il a l’air dubitatif. « Il ne faut pas que la question d’indicateurs serve de paravent à l’indécision politique… »
(O. Ragueneau)
Les gestionnaires du Parc naturel régional (PNR) du Golfe du Morbihan observent quant à eux l’impact direct des loisirs sur les milieux marins et littoraux. Thomas Cosson est le chargé de mission Natura 2000 et Biodiversité du PNR : « Les herbiers de zostères, les champs de blocs, on travaille par exemple sur l’impact de la pêche à pied. » Le PNR, c’est 170 000 habitants, deux fois plus qu’en 1960, sur une surface urbanisée qui a été multipliée par huit. 1 500 hectares de concessions ostréicoles, au moins 220 pêcheurs à pied professionnels, des armements de pêche professionnelle, 8 compagnies de transport maritime qui transportent 700 000 passagers chaque année, 12 ports de plaisance totalisant 7 000 mouillages, sans parler du kayak, du paddle et du trail : la pression humaine est formidable sur le territoire couvert dans le golfe du Morbihan. En particulier celle des pêcheurs à pied amateurs ! « Ces activités de loisirs, pratiquées massivement, impactent les habitats. On a développé pour cela des indicateurs sur le couple pression / impact, et d’autres de gestion nous permettant de mesurer la diminution des impacts, l’efficacité de ce que l’on met en œuvre. » Connaître les activités, les pressions qu’elles exercent sur les milieux afin d’adapter leurs gestions. « On s’appuie sur une dynamique nationale, on utilise des protocoles standardisés, développés à grande échelle, qui mériteraient d’être encore adaptés. En fait, dans les domaines littoral et marin, les protocoles sont encore peu nombreux. Cela rend difficile de corréler finement l’impact et la pression. » Les pêcheurs ne font toutefois pas la sourde oreille : « On réalise des actions de sensibilisation et on utilise des argumentaires scientifiques, les gens y sont sensibles. » Pour cela, les liens entre gestionnaires et chercheurs devraient être accentués.
C’est déjà le cas chez RTE, où on ne travaille pas – encore – en mer. Les éoliennes off-shore se font toujours attendre. Cela a laissé le temps de multiplier les études d’impact. « On les connaît encore mal, ces impacts, notamment ceux des câbles immergés, c’est pour cela qu’on soutient les programmes de recherche pour mieux les connaître. » Jean-François Lesigne, attaché environnement, est le représentant bien connu de l’entreprise. Comme la plupart des gestionnaires d’infrastructures linéaires, RTE est obligé, par la loi et l’acceptabilité sociale de ses installations, à en mesurer l’impact précis sur l’environnement et les paysages. Et il y a suffisamment de quoi bien travailler. Des indicateurs existent, on sait les employer, c’est devenu routinier, mais d’autres doivent être développés pour connaître finement, en fonction des particularités de ses activités, les impacts de l’entreprise. Les indicateurs agrégés, c’est bien pour s’insérer dans un cadre international, ce n’est pas suffisant à l’échelle des sites d’une entreprise.
Le besoin de retours d’expérience
Autre domaine, l’industrie de l’extraction. « Nous avons des partenariats avec les acteurs locaux, dans le cadre d’un plan d’action établi sur la base d’indicateurs de suivis. » Consultante externe pour le groupe Lafarge-Holcim,
Céline Eson en appuie la politique biodiversité. « On travaille sur l’économie circulaire, sur le carbone, pour décloisonner les sujets, afin que la biodiversité devienne un élément stratégique de l’entreprise, qu’elle soit prise en compte dans toutes les décisions. » La question des indicateurs est essentielle. L’outil BIRS, global, est utilisé pour sensibiliser et rendre compte. « Ce qui est parlant pour nous, ce sont les indicateurs d’espèces nous disant comment l’écosystème évolue. On marie cela sur le terrain avec les visites de chantier et de sites, où l’on fait venir les experts locaux et nos personnels sur place. Ces derniers y sont tous les jours, ils ont des connaissances parfois uniques. » Cela amène parfois à se trouver dans de grandes contradictions. « Si sur un chantier je crée des mares pour des crapauds, selon la réglementation, mais qu’en définitive, les indicateurs montrent qu’ils n’y vont pas. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que je fais ? On a besoin de ces retours d’expériences pour améliorer nos indicateurs. » Le retour d’expérience reste primordial pour améliorer un tel outil, l’intégration de modélisation aussi.
(C. Éson)
Ingénieure agronome, Natacha Sautereau travaille au sein de l’Institut de l’agriculture et de l’alimentation biologiques (Itab) sur l’évaluation de la durabilité des écosystèmes. « Ça date du ministre Le Foll qui nous avait commandé une étude sur la quantification des externalités de l’agriculture biologique, du coup on avait passé en revue les impacts et les services rendus par le bio. » L’étude avait montré l’impact positif de l’absence de pesticides, mais n’était pas parvenue à aller sur le terrain de la biodiversité fonctionnelle, sur son impact, par exemple, sur les réseaux trophiques. « Pour l’instant, les parcelles en bio sont plus riches, semblent plus fonctionnelles. Mais on peut supposer que c’est aussi parce qu’elles sont éparpillées et peu nombreuses. Qu’en sera-t-il demain si le bio se généralisait ? Ne verra-t-on pas une plus grande pression des rongeurs ? » D’autres études ont montré un effet des parcelles bio sur leurs voisines conventionnelles : celles-ci voient augmenter leur faune auxiliaire, comme les carabes, ces insectes qui vont manger les limaces. « Peut-être cela montre-t-il que, ce qui est prépondérant, c’est l’effet de la complexité des infrastructures écologiques, la mosaïque des paysages agricoles. »
Dans le cadre des travaux Agribalyse, qui fournissent des références sur l’impact environnemental des productions agricoles, l’Itab et ses partenaires, dont l’Inra de Rennes, travaillent sur l’utilisation des outils d’analyse de cycle de vie (ACV) de produits bio pour rendre compte des impacts sur la biodiversité et les services écosystémiques. « L’ACV défavorise les systèmes extensifs car il mesure les impacts au kilo produit, or, l’intensif dégage plus de rendements. Il faudrait que l’ACV tienne compte autant des impacts que des services rendus. » Qui plus est, ramenée à une unité commune, en équivalent de CO2, l’ACV ne permet pas de rendre compte d’un bilan environnemental complet. « N’oublions pas que les agriculteurs bios ont besoin de s’appuyer sur une chose : les services rendus. » Mme Sautereau avance également que deux mondes évoluent en parallèle : celui de la recherche, avec une diversité d’indices sur l’état et l’impact sur la biodiversité, et celui des analystes, économistes, des chaînes de valeurs, avec des scores additifs. L’ACV, bien qu’utile, reste décontextualisée de la biodiversité en se limitant à un décompte en perte potentiel d’espèces. Cette analyse mérite d’être complétée par des indicateurs de mosaïques paysagères, de part de production etc.
Le temps est venu de lier la biodiversité au développement humain
Professeur à l’Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement (AgroParisTech) et chercheur en économie écologique au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired), Harold Levrel venait porter la conclusion à cette journée de débat sur les indicateurs d’impact des activités humaines sur la biodiversité. Au cours de laquelle a été souvent exprimé le besoin d’indicateurs précis, fiables, compréhensibles et utilisables par les acteurs économiques pour connaître leurs impacts. « On nous dit qu’il s’agit aussi de faire le lien entre ces impacts, une mesure de l’état de la biodiversité et le niveau de services écosystémiques, qui peut générer de la perte de bien-être pour les populations humaines, et des rétroactions négatives sur l’économie via les interdépendances. » Pourtant, voici un constat, simple : la dégradation de la biodiversité s’étend alors même que les indicateurs de bien-être et de richesse sont chaque année meilleurs ! Rien n’est lié, alors que tout l’est. De ce paradoxe il ressort une hypothèse : nous n’utilisons pas les indicateurs de richesse et de rapport à l’environnement adéquats.
En outre, la biodiversité devrait être un sujet qui intéresse tout le monde, alors même que sa préservation reste encore uniquement du ressort de l’État. « En ce qui concerne les déchets, l’eau, etc. il y a une pression réglementaire qui pèse sur les entreprises et les collectivités, mais pas la biodiversité ! » Floue, peu palpable, la nature n’est pas un sujet politique. Cela ne permet pas de donner les incitations suffisantes au secteur privé. « Il faut vraiment partir de l’incitation. Par exemple, avoir des référentiels de neutralité écologique placés en objectifs normatifs. » Et ne pas oublier la politique fiscale, qui n’est pas vraiment incitative en la matière, dans la mesure où l’État soutient encore d’une façon ou d’une autre des activités dommageables pour la nature. En même temps, les consommateurs, dans les enquêtes, se montrent sensibles à la composante environnementale des biens qu’ils achètent. Un actionnariat éthique se développe par ailleurs. Les associations n’hésitent pas non plus à porter plainte, à développer leurs propres indicateurs, leurs propres analyses, pour s’opposer à ceux brandis par les entreprises prises en faute.
(H. Levrel)
Ce n’est pas tout. Il y a comme un bon moment à saisir : « on voit à quel point les indicateurs sont dépendants du contexte décisionnel, et à quel point ils dépendent des échelles. Il faut les développer, alors que le contexte institutionnel est favorable pour l’innovation en la matière : depuis 2015, de nouveaux indicateurs de richesse ont été développés, le reporting extra-financier s’est imposé aux entreprises, et la loi PACTE a introduit la notion de mission sociale des entreprises, » les entreprises à mission qui, cela dit, rendent encore un peu plus floues les limites entre celles-ci, les entreprises du secteur coopératif et les associations. Quoi qu’il en soit, souligne Harold Levrel, sans que l’on ne s’en rende toujours compte, les indicateurs de biodiversité sont déjà très présents dans notre vie. Le label Bio, l’empreinte écologique, les labels du commerce équitable, la certification « haute valeur environnementale » et même la conditionnalité des subventions de la politique agricole commune adossée à des critères environnementaux sont déjà un début d’indicateurs d’écoresponsabilité. Ils méritent d’être développés, généralisés, normés.
Pour une fois que l’industrie française de l’acronyme sort un bon produit, on ne va pas se plaindre : le ZAN attise la curiosité sur un concept nouveau, le Zéro artificialisation nette, lequel attire le regard sur un écosystème longtemps méprisé, en train de devenir un acteur politique important, le sol. Au point que l’Institut Paris Region a décidé de consacrer six débats sur le sujet, chaque mois de l’année 2020 jusqu’en juin. Le premier a eu lieu le 30 janvier dans les locaux de L’Institut à Paris. Concrètement à quoi ressemblerait la déjà si dense Région Île-de-France avec cet objectif plus qu’ambitieux de ne plus étanchéifier le moindre mètre carré ? Premier numéro d’une série de six textes sur un sujet qui pourrait modifier en profondeur notre aménagement du territoire, l’aspect de nos territoires vécus.
Le ZAN, carrefour de nos ambiguïtés juridiques, environnementales et sociales
Il s’agissait de bien définir. Qu’est-ce que l’artificialisation ? Le net ? Quel est le brut ? En fait, et c’est une curiosité, on ne sait pas… Le mot est beau, autant qu’il est difficile à prononcer, il parle, on s’en fait des images tristes de zones sans arbres, mais il est scientifiquement très mal assis. Julien Fosse, adjoint à la directrice du département développement durable et numérique de France Stratégie, organe de conseil et d’analyse pour le Premier ministre, a travaillé sur la question. Dans son rapport « Objectif « Zéro artificialisation nette » : quels leviers pour protéger les sols ? », il montre bien que la notion est… nouvelle dans le débat public, et c’est un euphémisme. « Un sol artificialisé, c’est un espace qui n’est ni naturel, ni agricole, ni forestier, c’est une définition imparfaite. » En effet. Avec pareille définition, un parc urbain ou un parking d’hypermarché, c’est pareil. De même, un champ interminable fraîchement labouré laissé nu face aux éléments, une tourbière ou encore un causse, c’est la même chose vis-à-vis de la réglementation. On est ENAF (espace naturel, agricole ou forestier) ou on ne l’est pas.
On ne sait pas compter les hectares
« L’autre problème, c’est le comptage », ajoute M. Fosse. « On a trois méthodes, qui délivrent des surfaces d’artificialisation très différentes. Selon l’une ou l’autre, on en est, en France, entre 16 000 et 61 000 hectares artificialisés par an. » L’auteur de ces lignes, qui a publié deux livres sur le sujet des sols, doit avouer qu’il s’est trompé, prenant le niveau le plus bas, 16000 ha.
Le satellite (méthode Corine Land Cover), l’enquête de terrain par échantillonnage (Teruti-Lucas) et l’analyse des plans de cadastre sont les trois méthodes disponibles (En Île-de-France, un outil spécifique, le Mode d’occupation des sols (MOS) a été développé dès 1982 par L’Institut Paris Region. Il est mis à jour tous les 4 ou 5 ans. Il permet de distinguer des unités minimales de 625 m2). Leurs résolutions, 25 ha pour le satellite, des carrés de 48 à 178 ha pour la seconde, sont très grossières. Une route ne se voit pas, même une quatre voies. La méthode cadastrale semble être celle pour laquelle le bruit de fond statistique est le plus faible. Avec ces deux bémols, rappelés par M. Fosse : « Il reste en France 4 % de surfaces qui ne sont pas cadastrées, et la classification est binaire, c’est bâti ou non bâti. » Allons-y tout de même pour la méthode cadastrale, qui nous dit que 21 000 ha ont été artificialisés chaque année entre 2006 et 2016. « Même si ça reste imprécis, la tendance est robuste : la France continue de s’artificialiser, et, avec un taux compris, selon les méthodes, entre 5 et 9 %, elle est au-dessus de la moyenne européenne qui est de 4 % » 47 km2 pour 100 000 habitants, contre 30 km2 pour l’Angleterre et 41 km2 pour l’Allemagne, c’est un record. « L’autre tendance évidente », ajoute Julien Fosse, « c’est que l’artificialisation est décorrélée de la démographie : depuis 1981, elle a augmenté de 70 %, alors que la population n’augmentait que de 19 % ». Même la baisse constatée depuis 2006 suit le même schéma : l’artificialisation a crû de 7 % quand la démographie ne croissait que de 5 %, environ. Conclusion ? « L’essentiel de cette artificialisation vient du logement, à 42 %, et à 28 % des infrastructures de transport. »
Si l’on regarde précisément les données, un logement individuel neuf avec terrain occupe en moyenne 1 142 m2. On construit surtout dans les métropoles et sur les littoraux, mais la pression sur les zones « naturelles, forestières ou agricoles » est plus forte en zones rurales qu’en zones denses, parce que la pression foncière y est moins forte : quand on a l’espace et des coûts faibles… Ce qui explique que ce n’est pas en Ile-de-France que la situation est la pire. « Un pour cent environ de la région a été artificialisé entre 2006 et 2016, soit 12 191 ha », contre cinq fois plus à l’échelle nationale. « Et la consommation d’ENAF y est moindre que dans d’autres régions. »
Construire tout en « renaturant »
Pour freiner l’artificialisation, l’État a dégainé le concept du ZAN en 2018. Nicolas Cornet, écologue, et Thomas Cormier, urbaniste, tous deux de l’Institut Paris Region, en retracent l’histoire : « Les choses ont commencé à changer avec la loi SRU de 2000, puis ça a été dix ans plus tard la loi Grenelle 2, ensuite la loi Alur et la Loi d’orientation agricole de 2014, la loi biodiversité de 2017 et enfin le Plan Biodiversité du 4 juillet 2018 qui a fixé le principe du ZAN [Ajoutons également, la feuille de route pour une Europe efficace dans l’utilisation des ressources, parue en 2011 ; ainsi que la Stratégie régionale pour la biodiversité 2020-2030, adoptée en novembre 2019] » Fixé, mais pas non encore traduit dans la loi, précisent les deux spécialistes. Les régions intègrent progressivement le ZAN dans leurs objectifs, écrits dans leurs schémas de planification, les Sraddet. Objectifs cela dit le plus souvent non chiffrés, donc peu engageants, sauf dans le schéma de l’ex-région Paca, nouvelle région Sud.
Qu’en est-il en Ile-de-France ? « Pour faire du ZAN, il faut à la fois artificialiser moins et renaturer. On a fait le calcul pour la région : il y a 840 ha environ d’ENAF urbanisés chaque année, et 250 ha de renaturation. Au bilan, on en est à 590 ha de consommation nette. [Ces chiffres sont issus du mode d’occupation du sol (MOS), outil développé par l’Institut Paris Region, spécifique à l’Ile-de-France, qui permet une observation particulièrement fine des évolutions de l’occupation du sol]. » La région est particulière car de longue date il existe une planification régionale qui réglemente la consommation et la préservation d’espace. MMs Cornet et Cormier projettent des cartes. Frappantes. L’artificialisation se fait avant tout en grande couronne, grossièrement le long des routes principales et au sein de la ceinture verte. « 42 % de cette artificialisation, ce sont les carrières, les chantiers et les décharges, 23 % les parcs et jardins, 14 % les sites d’activités, de logistique et d’entreposage, 10 % l’habitat individuel, 4 % les transports et les parkings, 3 % l’habitat collectif et 3 % également les équipements comme les écoles. » Quant à la renaturation, elle est pour l’essentiel localisée de façon frappante dans les vallées de la Marne, de la Seine et de l’Oise : les remises en état de berges sont en soi des occasions de renaturer sans en avoir l’air ni trop d’effort.
R + D = ZAN
Julien Fosse n’aime pas ce terme de renaturation, auquel il préfère le vocable plus techno et néanmoins factuellement plus juste de « tentative de réparation imparfaite. » Il a réfléchi aux leviers sur lesquels l’on pourrait agir afin d’atteindre le ZAN : « La densification est essentielle, cela passe par une augmentation du taux de renouvellement urbain [R] et celle de la densité urbaine [D], et puis, de façon moindre, par la diminution du nombre de logements vacants. » Concrètement, en faisant passer R de ce qu’il est actuellement, 0,43 (43 % des constructions nouvelles se font sur des sols déjà artificialisés) à 0,6, et D de 0,16 (sur une parcelle de 1 000 m2, on a 160 m2 de bâti) à 0,4 (autrement dit, on ajoute un étage de plancher), on peut parvenir à diviser par quatre l’artificialisation brute. « Et atteindre le ZAN d’ici 2030 en compensant systématiquement toutes les surfaces artificialisées. » Selon les scénarios de M. Fosse, faire passer le taux de vacance de 8 % à 6 % ne changerait pas grand-chose, pas plus que de créer les conditions d’un triplement du prix de l’hectare agricole – un quintuplement aurait des effets plus tangibles, mais à quel coût social ? Reste à savoir où porter l’effort dans une région, l’Ile-de-France, qui affiche toute la gamme de densité, depuis l’habitat individuel jusqu’à l’immeuble haussmannien, nec plus ultra de la densification socialement acceptée : son D est compris entre 4 et 4,5 !
L’acceptabilité sociale de la densité
Pour répondre à la question, il faut se tourner vers Philippe Louchart, expert démographe à L’Institut. Il a ses idées quant aux visages qu’aurait une région Ile-de-France « ZANée ». Il s’appuie pour les montrer sur des cartes particulièrement éclairantes. Elles nous montrent tout d’abord qu’entre 1982 et 2016, l’activité francilienne s’est accrue de 3,07 millions (d’habitants et d’emplois) qui ont été accueillis pour 40 % en densification et pour 60 % en extension urbaine. Où se sont-ils installés ? En gros, pour 9 % à Paris et quelques communes limitrophes, 31 % dans la dense petite couronne, 33 % en grande couronne peu dense dans des communes qui se sont étendues, et enfin à 28 % aux confins ruraux de la région qui ont connu l’extension urbaine la plus importante. « Depuis 2008, les choses ont changé : les près de 600 000 habitants et emplois créés ont été accueillis à 77 % en densification et 23 % en extension urbaine. » Il y a donc déjà une nette tendance à la densification. Comment l’accroître encore un peu plus ? M. Louchart partage en partie les idées de M. Fosse : faire passer le taux de renouvellement urbain de 0,43 à 0,5, voire 0,6 d’ici 2030, sera sans doute plus efficace qu’augmenter la densité, qui est déjà élevée dans la région. Baisser la vacance et augmenter le prix des terres libres sont selon le spécialiste peu efficaces. « Il ne faut pas oublier non plus qu’il y a une corrélation forte entre la densité humaine et l’accessibilité en temps de transport : plus la commune est dense, moins on met de temps pour en gagner le centre en transports en commun. »
Voilà bien un paramètre social qu’il s’agit de ne pas oublier quand on parle du ZAN, un concept qui pourrait relever sinon du jeu de rôles entre urbanistes. « On regarde à L’Institut comment faire pour atteindre le ZAN en 2050, tout en respectant le programme de 70 000 logements supplémentaires voulu par la région d’ici 2030. Le facteur limitant c’est en fait ce que les gens sont prêts à supporter : quelle densité réelle serait mal vécue ? » Il faut aller chercher la réponse certes dans la psychologie, mais aussi dans les infrastructures de transport et la disponibilité de commerces, de loisirs etc. : il faut qu’il y ait une compensation sociale à la densité, on l’accepte mieux si au pied de l’immeuble on peut tout faire à pied.
Les ménages, l’autre densification
« La question impose aussi de réfléchir aux facteurs démographiques. À Paris par exemple, il y a un marché local, un marché national et un marché international pour le logement », reprend M. Louchart, autrement dit il y a concurrence entre les aspirants à habiter la capitale, les heureux propriétaires qui louent sur Airbn’b (avec les appartements en résidence secondaire, cela représente près de 10 % des logements parisiens mais… entre 20 % et 25 % dans les huit arrondissements centraux) et les étrangers qui veulent un pied-à-terre dans la capitale. « Cela nuit à la densification, car les aspirants à la résidence principale sont obligés de partir, pour des questions de coût et de disponibilité de logements. Cela crée des besoins de logements ailleurs, avec le risque d’encourager l’étalement urbain. »
Le dernier facteur à prendre en compte est la taille et le nombre des ménages. Ce dernier augmente avec la démultiplication des séparations et divorces, tandis que la taille diminue en parallèle… mais peut croître sur une même surface. Explication : quand le marché de l’immobilier est tendu, autrement dit, lorsque le logement est de plus en plus cher, les familles, séparées, recomposées ou constantes, vivent dans des appartements plus petits. La densité humaine augmente. « C’est ce qu’on observe dans le Grand Londres, dans les logements créés pour les Jeux Olympiques. Enfin, il y a un facteur qui est difficile à modéliser, c’est la baisse de la fécondité, de même que le vieillissement de la population. Or, il n’est pas intégré dans les simulations. » En regardant les tendances passées, on voit tout de même que les Franciliens font nettement plus d’enfants qu’ils ne meurent (110 000 naissances de plus que de décès chaque année depuis 2006), mais qu’ils sont plus nombreux à quitter la région qu’il n’arrive de nouveaux habitants. La région perd entre 60 000 et 90 000 habitants chaque année depuis 2008, qui sont en partie compensés par des étrangers (10 000 à 30 000 de plus chaque année depuis 2008). Au final, la population continue d’augmenter parce qu’elle a une belle vitalité et que les Françaises et Français des autres régions aiment Paris, au moins pour trouver un premier boulot ou faire leurs études : elle a accueilli 1,5 million d’habitants supplémentaires depuis 1990 ! La crèche, l’école maternelle, l’université, la multinationale et le tourisme. Ce n’est pas parce que cela a été efficace durant des années que ça le sera encore demain.
Les ambiguïtés des PLU
Durant cette table ronde sur les tenants et aboutissants du ZAN, tout le monde était d’accord sur un point : on n’a pas de besoin de lois spécifiques pour l’atteindre, car on a déjà tout ce qu’il faut. Amélie Blandin est avocate spécialisée. Elle dresse un tableau de la boîte à outils existante, « complexe, pour les maires des petites communes qui ont besoin de conseil », ceux, par exemple, du cabinet Bellenger-Blandin. Le droit de l’urbanisme est aussi simple que le code du travail. « La loi Elan par exemple, elle introduit l’objectif de lutte contre l’étalement urbain dans les objectifs généraux dévolus aux collectivités publiques. Pour cela, elle ouvre la possibilité de définir des actions en matière de densification via les OAP (orientations d’aménagement et de programmation) des PLU. Mais voilà, les possibilités sont nombreuses, mais complexes, souvent peu utilisées par les collectivités. » Par ailleurs, la loi Elan a introduit un coin dans la loi littoral en incitant à combler les dents creuses : certes, cela participe de la limitation de l’étalement urbain, mais cela encourage tout de même l’artificialisation. « En fait, c’est tout le code de l’urbanisme qui est ambigu », abonde Maylis Desrousseaux, docteur en droit de l’environnement et maître de conférences au CNAM. « Les documents d’urbanisme et de planification incitent de fait à la construction, et puis les possibilités d’actions en justice contre les projets d’aménagement sont rognées sous prétexte de lutter contre les recours abusifs, » poursuit-elle.
Madame Blandin nous rassure cependant, le PLU reste un outil puissant pour dire l’usage les sols. « Il définit le zonage, il dit ce qu’on peut faire sur les parcelles, il peut imposer des choses en termes d’imperméabilisation, de renaturation etc. Mais tout cela est à discrétion des élus. Quant au Sraddet, qui s’impose au Scot et, en son absence au PLU, il reste vague. » Autant celui de la Région Sud a fixé un objectif chiffré de réduction de moitié de la consommation d’ENAF à l’horizon 2030 (et 75 % d’ici 2050) autant celui de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, enthousiasmant sur le papier, risque d’être retoqué par le Préfet, car il ne comporte aucun objectif chiffré. Il n’est pas le seul.
Terres agricoles, l’arme de la jurisprudence
Un autre outil est celui de la protection des espaces agricoles. La loi d’orientation agricole du 9 juillet 1999 a créé des zones agricoles protégées, la loi du 23 février 2005 a mis en place les périmètres de protection des espaces agricoles et naturels périurbains (PAEN) – ces outils sont très peu mis en œuvre en Ile-de-France. « Ça se chevauche un peu, mais c’est efficace comme le zonage dans le PLU, d’autant que c’est très jurisprudentiel, » explique Me Blandin. La justice administrative a fait avancer le droit en la matière. Il apparaît ainsi que le juge peut valider le classement d’une parcelle en zone agricole même quand celle-ci… est dépourvue d’intérêt agricole, en prenant en compte son contexte géographique ainsi que les choix d’urbanisme et les objectifs de protection des ENAF écrits dans le PLU : « Une zone agricole peut par exemple englober des parcelles en bordure d’une voie publique, desservies par des équipements publics et voisines de terrains bâtis dès lors qu’elle participe de la préservation des qualités territoriales identitaires de la commune. De même un classement en zone agricole est légal, même si les terrains ne font pas l’objet d’une exploitation agricole, dès lors qu’ils sont situés dans un secteur à dominante rurale. » On peut ajouter que le juge administratif admet le classement en zone A (agricole) de terrains manifestement impropres à l’agriculture dès lors qu’ils se tiennent dans le prolongement d’une zone agricole et s’ouvrent sur une vaste zone naturelle. L’interprétation du code de l’urbanisme est une arme puissante, encore faut-il la saisir.
Le sol, ce clandestin juridique
Tout est dans la loi, il n’y a qu’à se servir. Pourtant, prévient Maylis Desrousseaux, il lui manque l’essentiel. La juriste rappelle que depuis la loi de 2016 sur la reconquête de la biodiversité, les sols sont considérés comme le patrimoine commun de la nation. Enfin, presque, car il y est dit ceci : « Les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, les sites, les paysages diurnes et nocturnes, la qualité de l’air, les êtres vivants et la biodiversité font partie du patrimoine commun de la nation. Ce patrimoine génère des services écosystémiques et des valeurs d’usage (…) Les processus biologiques, les sols et la géodiversité concourent à la constitution de ce patrimoine. » Concourir, c’est contribuer à, ce n’est pas la même chose que faire partie de. En tant que tels les sols ne sont donc pas un patrimoine, ils n’existent qu’en tant que partie d’un tout, d’un paysage par exemple.
« En réalité, le sol n’existe pas vraiment en termes juridiques. Le code de l’environnement ne le reconnaît pas au titre des milieux physiques comme il le fait de l’eau ou de l’air. Il est pourtant fondateur du droit de propriété et du principe de souveraineté des états, mais il n’existe pas vraiment. » Un étrange paradoxe. Qui arrange sans doute bâtisseurs et aménageurs. Le sol est présent dans le droit civil (le droit de propriété), le droit rural (en tant que support de culture), le droit de l’urbanisme (la valeur foncière), le droit de la santé (protection des aires de captage), mais il n’existe pas en tant qu’entité physique et écologique. Il faut qu’il y ait une valeur d’usage ! Maylis Desrousseaux regrette le rejet du projet de directive européenne des sols qui aurait tout changé. « Elle définissait un cadre pour la protection des sols et la préservation de leur capacité à remplir des fonctions écologiques, économiques, sociales et culturelles qui étaient listées… » En définitive, le sol n’est pas un « commun » comme l’eau et l’air, il est donc un bien immeuble appropriable. « L’eau est gouvernée selon une vision commune, par bassin-versant, qui se substitue aux limites administratives. Il y a des SAGE, des SDAGE [deux schémas administratifs de gestion de l’eau], des commissions locales des eaux, des comités de bassin. Il y a aussi une police de l’eau. Pourquoi n’y aurait-il pas une police des sols ? Il existe déjà 70 polices administratives en droit de l’environnement ! »
Le ZAN, un bien commun ?
Forcément, sans considération juridique précise du sol, la notion d’artificialisation est en droit très floue. « C’est en fait la lutte contre l’étalement urbain qui guide les documents d’urbanisme et de planification, Sraddet, Scot et PLU. Du coup ils promeuvent la libération du foncier pour densifier, au détriment des terres agricoles. » Que faire ? Maylis Desrousseaux a des idées : renforcer les procédures consultatives comme celles des CDPENAF (commissions de préservation des espaces naturels, agricoles et forestiers) et prendre en compte la qualité des sols dans les documents d’urbanisme et de planification. « Il faudrait aussi exiger que les mécanismes d’études d’impact s’appliquent à tout, y compris aux parkings de moins de 50 places ou aux villages de vacances de moins d’1 ha, qui en sont exclus ! » Ceci fait, demander que tout aménagement soit réversible, de façon qu’en cas de faillite ou de cessation d’activités, la friche puisse être facilement réinvestie ou retourner à l’état de nature. Par ailleurs, en Slovaquie, en Allemagne, en Suisse, en République Tchèque, il existe des systèmes de compensation et de taxes qui rendent coûteux l’artificialisation.
Tout de même, les choses avancent, en France. Dans notre inconscient collectif, le seul fait de parler des ZAN n’est pas rien. Que le préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes ait pu parler des sols, en juin 2019 lors d’un colloque à Lyon, comme d’un « bien commun de la nation » n’est pas anodin. C’est même en soi extraordinaire dans un pays qui considère le droit de propriété en tant que « droit naturel et imprescriptible » (Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) « inviolable et sacré dont nul ne peut être privé [si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité] » (Constitution). Une seconde révolution, qui remettrait en cause le premier acquis de la Révolution, serait-elle en cours ? Sans doute, car la proposition de loi du député Lagleize portant sur la réduction du coût du foncier a été adoptée au Parlement en novembre 2019. Elle est toujours dans la navette parlementaire. Elle propose d’élargir à l’ensemble du marché immobilier la séparation du foncier du bâti. Voilà un fantasme de juriste, un tabou, enfin réalisé, au moins dans la sémantique. Le ZAN semble bien parti.