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INFOLETTRE N°82

Comment refaire la ville sur elle-même en l’ouvrant sur la nature ?  Zéro Artificialisation Nette #2

Mar 24, 2020

(Cette infolettre est garantie sans SARS-COV-2) Le premier des six ateliers organisés par l’Institut Paris Région avait permis de s’acculturer au concept de zéro artificialisation nette (le ZAN). Le second, qui s’est tenu le 27 février, est entré dans le concret : le ZAN, c’est joli sur le papier, mais comment le met-on en œuvre pour que la ville, la région Ile-de-France, continuent d’accueillir du monde sans plus empiéter sur les terres agricoles, les milieux naturels, tout en créant de nouveaux espaces verts  et… avec l’acceptation des citoyens qui ont une vision souvent négative de  la densification ?

Comment refaire la ville sur elle-même en l’ouvrant sur la nature ?

Institut Paris Région/ ZAN#2

Le ZAN, tout le monde en parle, tout le monde le veut. Vraiment ? Car à l’heure des élections municipales, les discours politiques à propos du Grand Paris, incarnation s’il en est de l’objectif de ne plus artificialiser sans y penser, invitent à douter. Candidats et élus disent ce qu’ils entendent dans les réunions publiques : « on » veut garder l’esprit village, un urbanisme apaisé, à visage humain, on veut bien de nouveaux immeubles, oui, mais pas trop hauts. Bref, la densification, peut-être, sauf si elle conduit à empiler les gens. Lesquels aspirent à disposer d’un certain espace. Vert, sain, où ils se sentent moins compressés que dans le RER, moins oppressés que dans les bouchons. Il faut désormais plaindre sincèrement l’urbaniste, l’architecte et le promoteur immobilier qui sont d’ores et déjà tenus de penser la ville, le quartier, le lotissement, la résidence en résolvant une équation à plusieurs degrés : comment densifier la ville tout en l’ouvrant sur la nature, alors que les prix du foncier ne cessent d’augmenter, que les bouchons sont aussi constants que la congestion sur les réseaux du transport public et alors que les citoyens ont peur de vivre la même promiscuité dans leur quartier ? Que les citoyens de la Petite couronne se plaignent de la carence en espaces verts ? Une densification urbanistique, architecturale, sociale et écologique, voilà un joli projet politique.

Ville nouvelle, région mitée

Architecte et urbaniste au sein de l’Institut Paris Région, Karim Ben Meriem montre l’impact du développement urbain depuis 1982 sur un échantillon de territoire. Les cartes qu’il affiche sont… fascinantes. Une belle tranche de l’est-francilien. Dans le quadrilatère Montfermeil-Saint-Maur-des-Fossés-Villeneuve-le-Comte-Esbly, traversé par l’A4 et la Marne, les couleurs sont vertes, en 1982. Hormis l’agglomération de Lagny-sur-Marne, l’espace est globalement agricole et forestier. Le Paris d’avant. On passe de l’urbain au rural de but en blanc, juste en sortant de la conurbation banlieusarde. Trente-cinq ans ont passé, et l’on a du mal à repérer l’agriculture sur la nouvelle carte : les surfaces à elle consacrées ont été réduites de moitié. Les infrastructures de transport ont crû selon la même proportion tandis que les bois et forêts n’ont presque pas bougé – démonstration une fois de plus que l’urbanisation se fait le plus souvent au détriment de la terre agricole plus qu’à celle couverte d’arbres. L’habitat individuel a en ce qui le concerne crû de 20 %, le rapport est de 100 % pour le logement collectif. Quant aux jardins publics, ils ont logiquement suivi la courbe en augmentant de moitié.

Que comprendre de tout cela, M. Ben Meriem ? « Ce n’est pas compliqué, en gros, en trente-cinq ans, il y a eu le développement de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée. En conséquence, 30 % des espaces naturels, agricoles et forestiers de 1982 ont été consommés, majoritairement au profit des espaces ouverts urbains, de l’habitat individuel et des infrastructures de transport » constate-t-il, lapidaire. Ce bouleversement est aussi lié à l’essor d’Eurodisney. Le parc de loisirs est d’ailleurs assez peu dense car il est plein d’espaces dits ouverts – avec des parkings de tailles gigantesques (56 ha, soit l’emprise du parc lui-même…). « On a la même proportion pour l’ancien camp Davy Crockett, à Villeneuve-le-Comte. Il comporte la même part d’espaces ouverts artificialisés, mais là, ils sont verts. » Enfin, plantés d’arbres qui miment une forêt, et cachent un vrai faux « village nature ».

Des réservoirs de densification…

Karim Ben Meriem montre avec cette comparaison à quel point les chiffres masquent parfois des réalités diverses, en conséquence, la difficulté de généraliser une urbanisation qui est particulièrement hétérogène en Ile-de-France. À Lognes, on a par exemple une ZAC bordée par un village, alors qu’à Bussy-Saint-Georges, un espace logistique immense est entouré de champs. Il pourrait donc y avoir, car cela existe déjà, une forme de mixité d’usages, qui économise l’espace en l’optimisant. Autrement dit, la densification des espaces d’activités est possible. « Dans d’autres pays, on sait introduire les PME dans les ZAC pour faire cluster, on sait superposer et mutualiser les parkings, on sait diversifier les fonctions, et parfois on tente d’introduire des équipements voire du logement aux franges des zones d’activité quand elles sont en continuité avec des secteurs d’habitat. » C’est encore peu courant en France. Pourtant, assure M. Ben Meriem, « une modification des réglementations d’aménagement peut avoir un effet : dans une ZAC, supprimer l’obligation de retrait par rapport à la voirie, réduire le nombre de places de parking, supprimer la distance minimale entre deux bâtiments afin de les rendre mitoyens… tout cela peut libérer du foncier. »

C’est plus difficile avec les infrastructures de transport : l’échangeur autoroutier que nous montre Karim Ben Meriem, situé à l’intersection de l’A4 et de la Francilienne, occupe 28 ha à lui tout seul, dans un massif boisé. Difficile d’en faire quelque chose d’autres, à moins de transformer ces deux autoroutes en boulevards urbains, au moyen d’une nette réduction de la vitesse maximale, ce qui permettrait de reconfigurer l’échangeur voire de récupérer des bretelles et des délaissés dès lors inutiles. 

… et de biodiversité

Vingt-huit hectares de nature perdus juste pour faire rouler des voitures… « Non, ce n’est pas tout à fait perdu, car le long des infrastructures de transport à l’intérieur et autour de l’A86, il y a 6 600 ha de délaissés, soit l’équivalent de10 ans de consommation nette d’espaces naturels agricoles et forestiers dans la région, » qui peuvent avoir un intérêt écologique… ou foncier majeur. Les réservoirs de la densification existent, ils sont dans les ZAC, le long des routes, ils sont de fait également autant de sites potentiels, certes très morcelés, pour la biodiversité. Est-ce un dilemme ?

En tout cas, on sait maintenant que l’on peut densifier l’espace urbanisé, sans toutefois oublier qu’il n’existe pas deux ZAC, deux quartiers pavillonnaires ou deux grands ensembles identiques. « Ils ont été conçus à des époques différentes, ils affichent des densités différentes et correspondent à des réalités socio-économiques et démographiques différentes. Les potentiels de densification ne sont donc pas identiques. » Mais ces derniers doivent mobiliser des outils semblables qui sont la surélévation, la construction dans les « interstices », devant ou derrière l’existant, la subdivision des parcelles sans oublier de « capter la vacance, » ici et là très importante (et très rémunératrice pour les propriétaires enregistrés sur Airb’nB, en ce qui concerne la vacance courte). Reste à définir le bon plafond selon le tissu existant car comme le reconnaît M. Ben Meriem, il y a une limite à ce que les gens peuvent accepter. Mais laquelle ? Nul ne le sait, d’autant que cela dépend de chaque contexte géographique.

Profiter des continuités écologiques

Reste à mettre un peu de nature dans cette densification. « On peut déjà voir là où elle est en ville, c’est-à-dire les bois et les forêts urbaines, les parcs, les cimetières, les emprises sportives, les bords de rivières et de canaux etc. La ville n’est pas sans nature ! » même si selon les critères administratifs, tout ce qui est en zone urbaine est considéré comme artificiel. Or, si on regarde plutôt ces espaces en vert, comme Karim Ben Meriem nous le montre, on se rend compte que même un territoire aussi important qu’Est Ensemble, une des intercommunalités de la Métropole du Grand Paris, est finalement très riche en espaces potentiellement naturels… ou artificialisables. Car ce qui est ouvert, plus ou moins vert, on l’a compris, est dual.

Preuve en est le projet – étudié par l’Institut Paris Region – du Parc des Hauteurs. À cheval sur 3 départements (Paris, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne) et 10 communes (Paris, Le Pré Saint-Gervais, Les Lilas, Romainville, Noisy-le-Sec, Rosny-sous-Bois, Fontenay-sous-Bois, Nogent-sur-Marne, Montreuil et Bagnolet), ce plateau est une butte de marnes et d’argiles qui a servi de carrières, raison pour laquelle il est assez peu urbanisé. « L’idée est de mettre en réseau l’ensemble des espaces verts qui s’y trouvent en réfléchissant à leur accessibilité, en les reliant tous par la végétalisation de la trame viaire ou par la préservation de certains quartiers paysagers (cités jardins), le tout dans le contexte du prolongement de la ligne 11 du métro. » Le but n’est rien moins que de créer un espace de randonnées et de mobilité douce entre le Père Lachaise et le fort de Nogent en passant par tous les parcs urbains et forts de Romainville, Noisy, Rosny et le parc des Buttes-Chaumont. Une densification paysagère qui servirait d’armature (et de belvédère) à une densification douce, mieux maîtrisée et sans doute plus acceptable. 

Tout est possible, avec une vision d’ensemble

La densification serait donc possible à peu de frais, si l’on ose dire, car son réservoir n’a pas à être créé : il y a un existant qui ne demande qu’à être utilisé. Sur le papier. Professeure à l’École Nationale Supérieure d’Architecture et de Paysage de Lille, chercheuse à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville (UMR Ausser), Béatrice Mariolle a un point de vue un peu différent : « Franchement, cela dépend d’ où on se situe. Il n’y a pas deux urbanisations pareilles. Par contre, il faut dire une chose : nous avons hérité de l’urbanisation du XXe siècle qui s’est construite par addition, et non par planification : on a posé les bâtiments  les uns à côté des autres. » Chaque commune a fait son quartier pavillonnaire, sa ZAC, son parc urbain, son PLU dans son coin ; chaque aménagement a été pensé sans regarder les autres. Aucune vision d’ensemble. « On n’a pas pensé paysage, ni espaces, cela me préoccupe beaucoup. Tout cela a donné des villes issues du libéralisme, de la promotion immobilière. » Bref, on a réfléchi au maximum à l’échelle d’un mandat électoral, à celle de la rentabilité foncière maximale, sans concertation ni cohérence. La densification sans vision, c’est de l’entassement moche. Est-ce en train de changer ?

Pas sûr, à lire la tribune que Madame Mariolle a publiée le 23 février dans le quotidien Libération. Avec ses collègues du Groupe sur l’urbanisme écologique (GUÉ) elle écrit que « dans une étude récente, l’Atelier parisien d’urbanisme [Apur] relève combien ces projets immobiliers [ceux du Grand Paris réalisés ou en cours], porteurs de surdensité, se soucient peu de la qualité des espaces publics et des modes de vie. Cette situation prévaut dans bien d’autres métropoles françaises. Les mauvaises définitions du principe de « zéro artificialisation nette » issu du plan biodiversité et en cours de précision au gouvernement pour lutter, à juste titre, contre l’étalement urbain, risquent aussi de cautionner une surdensification invivable pour les citadins comme pour la biodiversité urbaine. » Selon Madame Mariolle, « dans la plupart des cas, on installe le bâti, la voirie et les parkings et on demande ensuite à un paysagiste de verdir les « vides ». Et pour faire joli, on construit des bâtiments très spectaculaires, et on met deux moutons et trois lapins dans une pâture pour faire nature.

Elle insiste : « Il faudrait déjà s’occuper de tous les vides qu’on a créés. Car cette urbanisation-là a créé beaucoup d’espaces inoccupés. Comment faire ? Densifier en hauteur, sur l’existant, ou recomposer les parcelles de façon à les utiliser au mieux, en n’oubliant pas la qualité de vie, » à l’aune des questions d’environnement. Madame Mariolle enfonce encore le clou : un quartier pavillonnaire, peu dense, doit désormais être considéré à une échelle beaucoup plus large, celle de « l’occupation partagée avec la flore et la faune. » Autrement dit, densifier pour densifier n’a aucun sens si cela se fait aux dépens des continuités écologiques. Un quartier pavillonnaire, peu dense, doit être repensé en fonction de cet objectif : le réaménager en considérant qu’il est aussi de par ses jardins un espace semi-naturel. « Il ne faut pas oublier non plus l’aspect climatique. Aujourd’hui, il faut penser à densifier en tenant compte de la lumière du soleil afin à la fois d’en récupérer un maximum en hiver et par les plantes, et de s’appuyer aussi sur les arbres et la nature en ville pour réduire l’effet d’îlot de chaleur urbain. » Une logique de territoires de vie qui peut s’appliquer à toute échelle. Le Triangle de Gonesse par exemple. Si on ne regarde que lui, on développe le projet Europacity. Alors que si l’on observe le bassin économique dans lequel le triangle s’inscrit, on remarque, tiens, qu’il y existe déjà cinq ZAC construites chacune autour d’un centre commercial. « On a calculé qu’en réfléchissant à optimiser tout cela, à recréer de l’activité là où il en existe déjà, on pourrait créer 90 000 emplois, » et éviter la faillite d’une ou deux ZAC à cause de la concurrence monstrueuse d’Europacity, qui ne créerait, en comparaison, qu’une dizaine de milliers d’emplois.

Faut-il encore construire ?

Béatrice Mariolle pose finalement la bonne question : faut-il encore construire en rasant l’existant ? La réponse est dans la question : c’est non ! « Il faut vraiment apprendre à rénover, à réhabiliter ce qui existe. On a énormément de bâtiments vides dans la région, que l’on continue à démolir de manière considérable et tout cela, pour rentabiliser le foncier ! Regardez le futur quartier du village olympique : on va faire table rase d’énormément de bâtiments qui auraient pu resservir, c’est un gâchis. » Dans la séquence ERC (éviter, réduire compenser) qui est censée s’imposer à tout projet d’aménagement, Madame Mariolle voit d’abord le E, et éventuellement le R. Pour Martine Linglart, la lettre C ne devrait même pas exister.

Ethno-écologue, directrice du cabinet UrbanEco, Madame Linglart a fait sa thèse au Muséum national d’histoire naturelle, sur les îlots boisés en zones de grande culture. « On était il y a vingt ans un peu au début de la réflexion sur les trames écologiques, car on cherchait à savoir comment des zones de nature isolées pouvaient être colonisées, » par tout ce qui ne pouvait plus vivre ailleurs, à cause de la fragmentation des milieux naturels, de l’étalement urbain, de l’artificialisation des sols. Elle estime que même isolées, des petites zones de biodiversité sont nécessaires. « On considère toujours que l’homme a une action négative, or il peut agir, par petites touches. » Ce qui n’est pas partagé par tous les écologues : tous sont à peu près d’accord sur le fait que la nature en ville c’est mieux que rien, mais qu’elle ne peut remplacer les espaces sauvages, beaucoup continuent cependant d’estimer qu’elle est une supercherie, car la nature ne pourrait exister que dans de vastes espaces préservés, une position radicale qui crée ici et là de la résistance aux projets de renaturation. « Ce qu’on voit, c’est qu’il faut des tailles minimums : 1 ha pour un espace boisé [si l’on veut garantir un minimum de fonctionnalité écologique, d’autres sources indiquent 4 ha], et 1000 mètres carrés pour un milieu ouvert comme une prairie urbaine. Pour un milieu boisé, la forme est importante, avec un cercle par exemple on a assez vite une ambiance forestière humide, alors qu’avec un boisement en lanière on ne retrouve pas les espèces forestières caractéristiques. » Pour les lisières, c’est la même chose : en ville, une haie n’a d’intérêt que si elle est longue et large, sinon, elle n’est qu’un alignement d’arbustes. « En fait, tout dépend de ce qu’on recherche en matière de biodiversité : si l’on veut une biodiversité patrimoniale, il vaut mieux avoir des surfaces plus grandes. Si c’est la biodiversité commune, plus banale, il faut plusieurs lieux qui servent de réservoir, un peu grands, et entre eux, plein de petits espaces, des espaces relais qui permettent aux espèces de passer de l’un à l’autre. Concrètement, dans un projet d’urbanisme, quand on analyse un espace on va rechercher les noyaux de biodiversité, et on va composer avec. » À partir d’indicateurs spécifiques, connus, comme ceux du conservatoire botanique régional qui connaît les « bonnes » associations d’espèces végétales.

Détruire… pour renaturer ?

Madame Linglart en est certaine : c’est parce qu’on densifie qu’on peut « écologiser » – et inversement : « plus on densifie, plus on met du vert ! C’est ce qu’on a fait avec des PLU un peu originaux, comme ceux de Rosny-sous-Bois, de Villejuif et de Montreuil. On vient aussi de finir le PLUi de Plaine-Commune, qui va dans le même sens. » Le sens d’une réflexion centrale sur la place du végétal et des sols, qui lui fait dire que les espaces non construits, les espaces ouverts urbains sont des… « espaces à caractère naturel ». Non, l’urbanisation n’empêche pas la place de la nature, il y a quelque chose de vivant partout, même dans les terres épuisées par l’agriculture intensive. « Il y a peu, mais ce sont des potentiels, à exploiter, pas à macadamiser. » Donc, pourquoi détruire ici, et renaturer là-bas en compensation, alors qu’on a déjà ce qu’il faut. Cela énerve Marine Linglart : « on prend 400 ha ici, et on renature 400 ha ailleurs. Mais enfin, pourquoi détruire… pour renaturer ? Ça n’a pas de sens ! D’autant que renaturer, c’est compliqué, ça prend beaucoup de temps et d’argent. On n’est jamais sûr d’être en capacité de renaturer, il faut se le dire. » Placer le nouveau bâti sur du bâti existant. Ne pas couper un vieil arbre âgé de 60 ans pour faire de la place à un gymnase, même si on en plante deux autres, riquiquis, pour compenser. Préserver d’abord le sol comme un bien commun…

Penser aux sols, toujours

Bref, faire de l’anticipation environnementale, pour reprendre l’expression favorite de Djammel Hamadou qui, lui aussi, n’a que le mot sol à la bouche. Directeur de l’urbanisme de l’établissement public territorial (EPT) Grand Paris Grand Est (GPGE) – situé à l’est d’Est Ensemble, qui couvre 14 communes (Noisy, Gagny, Clichy-sous-Bois, Livry-Gargan, Coubron, Vaujours, Neuilly-plaisance, Gagny, Montfermeil, Les Pavillons-sous-bois, Gournay-sur-Marne, Le Raincy et Neuilly-sur-Marne), M. Hamadou veut que l’impact environnemental soit pensé dès le départ des projets : « On a pour cela des programmistes qui travaillent pour connaître les besoins, et pour chaque projet, on ouvre une boîte à idées avec l’architecte, le paysagiste et le spécialiste de la biodiversité. » Tout le monde doit discuter, en n’oubliant pas le leitmotiv des sols que M. Hamadou considère comme précieux, indispensables. « Pour cela, il faut artificialiser le moins possible. Sur les bâtiments ça nous oriente vers des architectures sur pilotis. Pas de parkings enterrés, pas plus de commerces en rez-de-chaussée. En végétalisant fortement, on se garantit contre la sécheresse. Avec les sols les plus libres possibles, on stocke de l’eau, on la restitue pendant les périodes caniculaires. Le sol laissé libre permet en fait de stocker l’eau de pluie. »

L’autre cheval de bataille de M. Hamadou est la logique des ZAC. Ou plutôt l’absence de logique, que traduisent les propos de Béatrice Mariolle. « La démarche de ZAC compartimente le foncier, elle empêche d’avoir une vision collective. » Chacun fait sa boîte à chaussures, son commerce, son entrepôt, il n’y a pas de vision d’ensemble. « On doit s’interroger sur la question du fonctionnement de ce genre d’espace, sur sa gestion. Il ne faut plus compartimenter ! » Mais que faire ? Confier la gestion d’une ZAC à un seul opérateur… public ou privé ? Collectivisation ou concession ? Entre les deux, semble dire M. Hamadou, sans plus de précision, même s’il considère avec sympathie l’émergence des offices fonciers solidaires (OFS) et des baux réels solidaires (BRS), qui dissocient la propriété du foncier de celle du bâti, et permettent de classer les sols comme bien publics. Une astuce qui pourrait peut-être freiner les ardeurs spéculatives. Celles-ci n’ont pas tari, et la densification pourrait les alimenter. Certains propriétaires de pavillons sont visiblement prêts à tout, à partir pour laisser un projet se faire, si le promoteur leur achète leur maison à un tarif exorbitant. Celui-ci a le nez affiné par des applications telle que Kelfoncier qui facilite la traque des appels d’offres et des parcelles possibles. « Les promoteurs proposent des tarifs délirants sur lesquels aucun office public, comme l’Établissement public foncier d’Île-de-France (EPFIF) ne peut s’aligner. Du coup, pour le réaménagement de la zone entre Domus et Rosny 2, les propriétaires ne veulent pas partir, car on ne peut pas leur proposer beaucoup plus que la valeur vénale de leurs biens. » Sur 70, une trentaine est néanmoins déjà partie. À la place, il devrait y avoir trois grands immeubles collectifs, un groupe scolaire, des commerces etc. desservis par la future gare Côteaux-Beauclair de la ligne 11 du métro. Tout cela sera très, très dense.

Penser aux élus

Tout cela a l’air simple, dit ainsi autour d’une table ronde. Mais concrètement ? Comment réaliser la quadrature du cercle avec des élus chamboulés par la création de la Métropole ? Avec leur volonté de conserver « l’ambiance village » tout en attirant de nouveaux habitants solvables ? « C’est compliqué. On est dans un contexte de création de cette nouvelle institution qu’est la Métropole du Grand Paris. Il y a un traumatisme sur les compétences qui sont chères aux communes. La compétence aménagement a quitté les mains des maires pour celles de GPGE, mais le permis de construire est resté aux mains des maires : bref, les conseils municipaux ne peuvent plus délibérer sur l’aménagement de leur territoire, alors ils s’accrochent à l’instruction des permis de construire. » Sauf à Plaine-Commune, où l’instruction des permis a été mutualisée. « Malgré tout, on a réussi à convaincre les maires à s’engager dans un PLUi, que l’on réalise avec l’aide de l’Institut Paris Region, l’Apur, et Marine Linglart. » C’est déjà ça, pour M. Hammadou. C’est assez peu en réalité, car la mutualisation de l’instruction signifie que si l’instruction des permis se fait à l’échelle de l’établissement public territorial, la délivrance reste… aux mains du ou de la maire.

Concevoir autour de l’eau

Architecte et urbaniste, Lise Mesliand est directrice déléguée aux projets urbains de Linkcity, une filiale de Bouygues Construction dédiée au développement immobilier. « On a aujourd’hui 14 projets urbains en cours, dont 9 en Île-de-France comme l’ancienne chocolaterie Meunier à Noisiel et Torcy. » Cet ensemble industriel splendide, classé Monument historique en 1992, a été revendu par Nestlé. « Cela fait quand même 14 ha, en bord de Marne. Comment on le transforme ? Nestlé veut qu’on respecte ce patrimoine, son âme. Le PPRI [Plan de prévention du risque inondation] impose de créer ou de maintenir des zones d’expansion de crue. Il y aura une Cité du goût, des activités et des logements… » Du multi-usages obligatoire, qui commencera par la destruction du macadam des parkings, l’ouverture , sur un petit tronçon, du ru de Maubuée canalisé, la consolidation des berges pour que se développe la ripisylve, bref, le réaménagement de l’ensemble du site afin que la prochaine crue centennale ne dégrade pas ce qu’il sera devenu, un lieu culturel et d’activités. En réalité, le site de Noisiel est repensé à partir de l’eau, autour de la zone d’expansion de crue ce qu’il a toujours été.

À Sevran, le projet Terre d’Eau est surtout connu de la presse un peu taquine pour son espace de surf. Il est plus intéressant que cela, car sur ses vingt-sept hectares de terres agricoles, qui avaient initialement été mis en réserve pour le projet abandonné d’autoroute A87, la moitié de la surface demeurera en espace agricole productif avec 1,5 ha de maraîchages (d’entreprises) et de jardins partagés, et 12 ha d’espaces naturels humides et arborés. « C’est une équation compliquée, car on va concentrer l’urbanisation sur les franges. Ce qui change [comme à Noisiel] par rapport à un autre projet, c’est qu’on le traite par rapport à ce qui se passe au beau milieu, le parc urbain. Du coup, on doit travailler avec des écologues, des naturalistes… » et trouver le modèle économique de façon à gagner quand même de l’argent sur un espace aussi restreint. « Ce sont des projets pas économiquement hyper-rentables. Il faut trouver l’équilibre entre le prix du foncier, le nombre de logements prévus, la densité de population voulue et le pouvoir d’achat des clients. En n’oubliant pas que notre but est de vendre beaucoup de logements, et de vendre vite. » On n’en saura pas plus sur le modèle économique de la densification. Madame Mesliand sait faire preuve de beaucoup de circonspection en la matière. Elle nous éclaire néanmoins sur un point : « À Sevran, on est sur une opération entièrement gérée par le privé, car les collectivités n’ont plus les moyens de gérer des parcs publics aussi importants. »

Les entrepôts reviennent en ville

Linkcity travaille également avec Sogaris pour le réaménagement de sites immobiliers en zones logistiques, à La Chapelle comme à Ivry-sur-Seine. Jonathan Sebbane est le directeur général de cette société d’économie mixte, de droit privé à capitaux publics (ceux de Paris, de la Seine-Saint-Denis, du Val-de-Marne, des Hauts-de-Seine et de la Caisse des dépôts). Comment densifier alors que la congestion de la voirie et la densité de population compliquent les tournées de livraison, alors que le prix du foncier complique l’implantation des entrepôts, les obligeant à s’éloigner… alors que les clients, nous tous et toutes, veulent être livrés toujours plus vite sans subir le bruit et la fumée des camionnettes ni payer trop cher pour ce service ?

« L’IFSStar [Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux] a une jolie formule : il parle de desserrement logistique. La logistique s’était éloignée des villes à cause du prix du foncier. Elle avait besoin de surfaces immenses pour l’e-commerce… lequel aujourd’hui l’oblige à retourner vers la ville car l’enjeu essentiel est maintenant la livraison jusqu’au dernier maillon, ce dernier kilomètre qui représente 20% du coût total de transport d’un colis, ce qui amène à revoir les stratégies d’implantation en jumelant des positionnements en grande périphérie et en ville. » Entrepôts de premier niveau dans les champs, entrepôts de second niveau à l’entrée des villes, puis des hôtels logistiques, les fameux « ELU » (espace logistique urbain) dans les centres-villes. « C’est cher. Mais le marché de l’immobilier logistique s’est adapté, il s’est structuré, enfin : le secteur s’est énormément financiarisé depuis une dizaine d’années, il y a aujourd’hui beaucoup d’investisseurs, donc de l’argent, ce qui permet de payer des loyers beaucoup plus élevés. » Et puisque les politiques publiques sont de plus en plus contraignantes en matière de mobilité, de pollutions, de bruit, et que le e-commerce continue de croître, que les prix soient élevés ou non importe finalement assez peu : il faut livrer en ville à partir d’entrepôts en ville, alimentés depuis des entrepôts ruraux ou périurbains. Pas le choix. Et à en croire M. Sebbane, puisque le marché devient cher, il s’organise, il s’optimise.

Que les collectivités réglementent les livraisons !

« La logistique, ce sont des nœuds (les bâtiments) et des maillons (les transports). C’est donc un réseau. Or, celui-ci est encore trop peu optimisé. On a des entrepôts sous-utilisés et des flux surnuméraires. » Et on en revient à la tarte à la crème du secteur, la mutualisation des entrepôts, des camions, des livraisons. Tout le monde en parle, tout le monde la veut, personne ne la fait. La peur de la complexité, celle de cohabiter un moment avec son concurrent. « Ça avance doucement. D’abord il faut revenir en ville, afin que la logistique cohabite avec les habitants. Ensuite, c’est le deuxième étage de la fusée, il faut consolider : les espaces logistiques ne sont pas obligés d’être pris par une multitude de preneurs. » Un seul, qui organise l’espace au mieux, afin qu’il ait le minimum de vide, à la fois dans l’espace et le temps. Qui fait tourner les

surfaces de façon à ce qu’elles ne soient jamais improductives. « On a développé un service vers les TPE et PME pour qu’elles puissent louer des petites surfaces : c’est un peu comme du coworking, on met à disposition des petites surfaces mutualisées, et on propose des services à la carte. Ça nous a amenés à prolonger le raisonnement en imaginant des stockages déportés à l’échelle des quartiers, comme à Saint-Lazare, sur un parking. »

En tout état de cause, Jonathan Sebbane aimerait que les pouvoirs publics pèsent sur la constitution des marchés. « Il faut que la logistique devienne un nouveau service à la ville. Quelle ville peut s’en passer ? Aucune ! Donc, que les villes aient des politiques incitatives en matière d’espaces logistiques, de livraison, qu’elles interdisent les camions polluants en centres-villes, qu’elles autorisent l’utilisation des parkings sous-utilisés etc. » Que déjà, les sites stratégiques pour la logistique soient protégés de toute évolution politique. La liste est longue. « Il faut chercher à avoir une maîtrise publique ou parapublique, car la logistique dépend de l’aménagement du territoire. » Or, aujourd’hui, elle se met là où elle peut, en bordure de l’A86 et dans les interstices que personne d’autre ne veut. La logistique, tout le monde en a besoin, personne ne veut la voir.

La logistique, un axe de densification

Ce qui est sûr, c’est que la densification ne se fera pas sans penser à l’organisation des flux de marchandises. Ni sans un changement de la conception des espaces logistiques. « Il faut des espaces acceptables par la société. Nous, on apporte énormément d’attention à la qualité architecturale, urbaine et environnementale. Du coup, on travaille avec des architectes généralistes, plutôt qu’avec des architectes spécialisés. On leur demande de veiller à la qualité de l’insertion des bâtiments. Le vrai sujet c’est comment les maîtres d’œuvre peuvent réinterpréter une programmation, peuvent trouver une synergie avec d’autres fonctions, positionner cette logistique dans un environnement urbain. » Implantons-nous dans un mouchoir de poche discret, comme ces 1 000 m2 sous le périphérique, Porte de Pantin (le site P4), ou bien dans ces 3 500 m2 aux Ardoines, sur deux niveaux. Relions ces centres de « consolidation » aux consommateurs par des moyens de transport peu ou pas polluant – Sogaris inscrit cette exigence dans les baux commerciaux qu’elle fait signer à ses clients. Relions les plus gros entrepôts à la ville par le fer et le fleuve, autant que faire se peut.

« L’offre est contrainte par la densité », conclut M. Sebbane. Celle-ci ayant vocation à augmenter, il va décidément falloir considérer la densification sous tous ses aspects. La psychologie n’est pas le moindre : comment faire admettre aux futurs habitants de quartiers « intenses » que l’économie de l’espace les contraint désormais à devoir aller chercher leurs colis dans un dépôt, à garer leurs voitures à cinquante mètres, dans un silo, à trier tous leurs déchets avant de les amener à des bennes communes, de façon à faciliter le ramassage concentré en un seul point de collecte ? Densification rime avec concertation, et concertation avec considération. Autrement, ce sera non.