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INFOLETTRE N°81

A-t-on (encore) besoin d’évaluer notre impact sur la biodiversité (pour agir) ?

Mar 9, 2020

Comment évaluer notre impact sur la nature ? On se dit que la question est saugrenue, car « ça se voit ! », « ça va de soi » : il suffit de la regarder pour voir qu’elle va mal. À entendre les naturalistes amateurs qui passent leur temps libre sur le terrain, à écouter en particulier les ornithologues qui comptent parmi les plus assidus, la biodiversité ne va pas fort, car ils cochent moins d’espèces, et en dénombrent des effectifs chaque année plus réduits. Les simples randonneurs constatent la disparition des haies, des zones humides. Chacun de nous observe, dans son jardin et même, depuis son balcon, qu’il manque un peu d’agitation dans le spectacle quotidien : où sont les insectes ? La campagne est devenue bien silencieuse, les pare-brise trop propres. Voilà des indicateurs intuitifs qui suffisent à ressentir une tendance générale. Mais pas à établir un diagnostic précis, encore moins à définir des objectifs et les moyens de les réaliser. Il faut donc des indicateurs scientifiquement établis, irréfutables. C’est ce que demandent les gouvernements. C’est aussi ce que demandent les entreprises qui ne restent pas en marge de la prise de conscience et de l’action – à commencer par connaître l’impact de leurs activités sur la biodiversité pour mieux le réduire. Voici ce qui a été le thème de sa journée annuelle organisée en la Maison des Océans par la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB), en partenariat cette année avec l’Agence française pour la biodiversité (AFB, qui est devenue le 1er janvier 2020 l’Office national de la biodiversité – ONB après absorption de l’ONCFS), le 2 octobre 2019.

A-t-on (encore) besoin d’ évaluer notre impact sur la biodiversité ?

Retour sur les débats de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité.

photos @ Nathan Horrenberger/ FRB

La contrainte peut se résumer à comment réduire notre empreinte écologique, a introduit la directrice de la FRB, Hélène Soubelet, avec une question majeure faisant l’objet des travaux multiples sur les indicateurs de la biodiversité que tente de décrypter la Fondation : de quelles façons mesurer celle-ci ? Beaucoup s’y sont essayés, avec des fortunes diverses. La fameuse empreinte écologique publiée chaque année par le WWF est très connue, médiatiquement efficace (« le jour du dépassement » est un incontournable des plateaux télés et radios), toutefois, elle est controversée pour ses biais importants. Ramener les ressources naturelles à une mesure de surface, l’hectare, est hasardeux, d’autant que les ressources en question sont partielles et comprennent les émissions de CO2, qui ne sont pourtant pas des ressources naturelles renouvelables. Sans celles-ci, le « global footprint » n’indique aucun déficit, au contraire : il dit alors que la planète est loin d’être exploitée. Et puis, beaucoup de chercheurs trouvent cet indicateur beaucoup trop fixiste, en ce sens qu’il évolue peu, et le considèrent in fine comme une sorte de PIB à qui on fait dire ce qu’on a envie d’entendre.

(H. Soubelet)

Le besoin de quantifier, pour agir vite

Ambassadeur de l’environnement, Yann Wehrling a rappelé, en introduction de cette journée, que l’année 2020 allait être importante : il y aura la quinzième conférence des parties membres de la Convention sur la biodiversité biologique (CDB), la Cop15, en octobre à Kunming en Chine, et, en juin, le sommet de l’IUCN se réunira à Marseille, avec les mêmes décideurs politiques. « En ce qui concerne la Cop15, il n’y a pas beaucoup de clarté sur les objectifs et les missions, mais on maintient la vision de vivre en harmonie avec la nature, c’est-à-dire de limiter la perte et de se mettre sur la voie des objectifs. » En fait, il s’agira de cibler un objectif principal – réduire voire renverser l’extinction des espèces et le déclin des populations, et des sous-objectifs atteignables. « Comment mesurer l’atteinte de ces objectifs, c’est toute la question, et c’est ce que la France porte dans les discussions internationales. » Yann Wehrling aimerait en particulier que les entreprises soient aidées à mesurer leurs impacts sur la biodiversité. « Il faut du quantifiable, du concret, sans tomber dans l’utilitarisme, » dit-il en substance.

Plusieurs travaux portent sur l’analyse des indicateurs existants et la création de nouveaux. Pour Philippe Dupont, directeur de la recherche et de l’expertise de l’alors Agence française pour la biodiversité (devenue OFB, donc) « Il faut lier les indicateurs entre eux, travailler avec tous les acteurs sur ce sujet complexe. Car il faut admettre que ce sont quand même des outils difficiles à appréhender. » Investisseurs, entreprises, collectivités, citoyens, chercheurs, agences, associations devraient dialoguer, partager leurs données et leurs indicateurs. « Il ne faut pas se précipiter, car il faut prendre le temps de travailler ensemble. » Appel souvent entendu dans ce genre de colloque où l’on réclame, sans vraiment l’obtenir, la transversalité des savoirs.

(Y. Wehrling)

Pour répondre à cette demande sans cesse renouvelée, l’OFB a deux axes de travail : l’évaluation du GBS, et la bonne marche de l’ONB.

Le GBS, c’est le Global Biodiversity Score, un outil d’évaluation de l’empreinte biodiversité des entreprises développé par la CDC-Biodiversité avec quelques-unes des entreprises et institutions financières réunies au sein du Club des Entreprises pour une Biodiversité Positive (Club B4B +). « On va faire travailler des chercheurs sur l’examen de cet outil, avec des experts internationaux. » L’Observatoire national de la biodiversité (ONB) est quant à lui une démarche partenariale pilotée, depuis 2017, par l’AFB (OFB), avec la collaboration du Service de la donnée et des études statistiques (SDES) du ministère de la Transition écologique et solidaire (MTES). À partir d’une multitude de données collectées en France, l’Observatoire conçoit, avec ses partenaires, et diffuse des indicateurs sur l’état de la biodiversité, les causes de son érosion et la mesure de l’efficacité des actions pour la préserver. « L’ONB travaille sur la mesure des pressions, le sujet qui monte, ici. Cela permet à la fois de situer notre pays dans le contexte international, mais aussi de faire le lien entre le national et le local. Ce n’est pas suffisant, cependant. Sur l’eau, les infrastructures agroécologiques (les haies, les rue, etc.), l’artificialisation, il nous faut être plus précis, il nous faut de quoi aider les entreprises, les agriculteurs et les collectivités à se situer dans les objectifs nationaux. »

(J.-F. Sylvain)

Qu’ils soient déjà… compréhensibles !

Selon Ana Deligny, chargée de mission à la FRB, qui a conduit une enquête auprès des membres du Comité d’orientation stratégique (Cos) de la maison et de chercheurs, « le bon indicateur, s’il y en a un, doit être facile à mettre en place et à interpréter, être sensible, réactif et robuste. » Ce Saint-Graal n’existe sans doute pas, toutefois les participants des cinq ateliers qui se sont tenus la veille de cette journée, ont esquissé des pistes pour s’en approcher à partir notamment de l’analyse scientifique de sept outils globaux développés pour mesurer l’impact sur la biodiversité : ceux, généralistes, qui ont vocation à être utilisés dans plusieurs secteurs d’activités (le Biodiversity Impact metric (BIM), le GBS déjà cité, le Product Biodiversity Footprint (PBF) ; ceux qui ont vocation à venir en appui aux décisions financières (tel le Species Threat Abatement Recovery (STAR) et le Biodiversity Footprint for Financial Institutions (BFFI) ; et ceux enfin qui se concentrent sur la mesure d’impact à l’échelle d’un site ou d’un projet d’entreprises du secteur extractif (le Biodiversity Indicators for Extractive Companies (BIEC) et le Biodiversity Indicator and Reporting System (BIRS).

Deux ateliers étaient consacrés aux outils généralistes (BIM, GBS, PBF). Pour les représentants des collectivités, réunis dans un premier atelier, ces indicateurs sont encore trop peu accessibles. Complexes, techniques, il manque l’accompagnement nécessaire à leur appropriation, des guides d’utilisation basés sur des retours d’expérience. Il reste aussi à préciser des états de référence, à expliciter les différents impacts, à renforcer l’évaluation de la qualité réelle de ces outils et à envisager l’intégration de la logique de l’analyse du cycle de vie (ACV). « Développer des indicateurs de l’action de la collectivité vis-à-vis de la biodiversité, et valoriser celle-ci par des labels, des concours, voilà ce qu’on a beaucoup entendu » rapporte Camille Bricout, de l’AFB.

Les acteurs économiques ont eu leur mot à dire dans un second atelier. Une semblable demande de pédagogie a été émise. « C’est une boîte noire, ces indicateurs », voilà ce qu’a entendu le rapporteur, Romuald Berrebi, de l’AFB. « Les acteurs économiques ont besoin de mieux connaître les incertitudes et la fiabilité des outils, d’avoir des outils adaptés aux pratiques de leurs entreprises, qui rendent mieux compte des relations entre les pressions et les impacts. » Des outils centrés sur les pressions que chaque entreprise exerce, permettant d’orienter vers les leviers d’action et de rendre compte de leurs efforts éventuels. « Il faut aussi nous laisser développer nos propres outils, et ne pas nous imposer des outils normatifs », ont dit les acteurs économiques, qui acceptent toutefois d’être guidés par des mesures réglementaires, fiscales et économiques.

Une demande de fiabilité et de références

Un troisième atelier était consacré à la mesure de l’impact des activités sur la biodiversité en appui aux décisions financières (avec les outils BFFI et STAR). Les acteurs économiques présents ont été clairs : la méthode employée pour mesurer l’impact dépend de la question posée, du public cible et les utilisateurs doivent en comprendre les principes, en connaître les limites. « Il y a un besoin exprimé de mesurer non seulement les impacts directs, mais aussi indirects résultant de la consommation, » rapporte Philippe Puydarieux, de l’UICN. Une approche intégrée qui permettrait d’identifier les responsabilités directes et indirectes, les acteurs à l’origine des pressions les plus importantes, « et les incitations les mieux adaptées pour que les entreprises découplent leur activité des pressions mesurées sur la biodiversité ». Avec ce gros bémol relevé par le constat suivant : l’impact sur la biodiversité n’est pas souvent une dimension prise en compte dans l’évaluation du risque par une entreprise, en particulier si elle estime que sa dépendance à la biodiversité est faible…

Comment mesurer de façon opérationnelle l’impact à l’échelle d’un site ou d’un projet ? Cette question a été posée dans un quatrième atelier dédié au secteur extractif (avec le BIEC et le BIRS). Les représentants des entreprises ont rappelé une fois encore à quel point il était important pour eux de connaître les limites d’utilisation de ces outils et de les mettre en œuvre le plus en amont possible de toute activité afin d’avoir le meilleur état initial de la biodiversité et des habitats. La vertu pédagogique de l’usage de ces outils a été soulignée tant ils « permettent une sensibilisation des salariés et des usagers » à la prise en compte de la biodiversité. Techniques, les discussions ont aussi porté notamment sur la façon dont chaque outil de mesure pondère les données qui le constituent. Afin d’en connaître les biais éventuels. « Un besoin de tables de référence a été exprimé, en ce qui concerne le lien entre pressions exercées par une activité, et ses impacts » a rapporté Sylvain Casas, de Véolia. « Tout comme l’importance d’avoir des structures d’échanges entre les acteurs concernés, pour faire tomber les silos et faciliter la diffusion des connaissances et des besoins. » Les participants ont par ailleurs souligné la nécessité de rester humble dans la manipulation de ces outils et d’accepter une démarche d’amélioration continue.

Un cinquième et dernier atelier sur le lien entre une activité et ses impacts réunissait les acteurs développant leur méthodologie de mesure. Dans une démarche idéale, les indicateurs d’impact seraient robustes, reproductibles, adaptables, avec des objectifs bien définis, et liés à d’autres indicateurs, climatiques par exemple. Ils intégreraient aussi la complexité liée à la biodiversité (les échelles, les interactions, etc.) sans décourager. Au sein des participants, le fantasme du super-indicateur est toujours bien présent. Abondant sans le savoir dans le sens de l’atelier précédent, les participants ont aussi insisté sur la nécessité de protocoles d’échantillonnage afin de cerner les éventuels biais statistiques et de sauvegarde des données. « Les entreprises et les collectivités devraient rendre compte de leurs impacts sur la biodiversité et, pour inciter au changement, cela pourrait être corrélé à des outils et avantages », rapporte Jean-Marc Valet, du Cerema. « Ces indicateurs pourraient renforcer le contenu des rapports de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et servir à établir de manière robuste des « mieux-disances » environnementales et les paiements pour services environnementaux. »

Dans tous les ateliers, les besoins de tendre vers des mesures quantitatives au-delà des estimations qualitatives, d’intégrer plus fortement une dimension temporelle pour faciliter le pilotage et la décision et d’ouvrir à la prise en compte des fonctionnalités écologiques – voire aux services écosystémiques – ont été rapportés. On retiendra également que si la simplicité est utile pour avoir une vision « macro » des impacts et s’insérer dans des démarches globales vertueuses, la complexité, nécessaire, doit être assumée lorsqu’il s’agit de préciser l’état de et les impacts sur la biodiversité, et d’orienter efficacement les actions.

Les entreprises, ciblées par l’ONU et l’Europe

Yann Verstraeten est consultant sénior chez ICF, entreprise de conseil basée à Bruxelles. Il travaille pour la plateforme EU Business & Biodiversity mise en place par la Direction de l’environnement de la Commission européenne. « L’Europe s’est rendu compte que ses politiques publiques ne suffisaient pas, qu’en conséquence, il fallait encourager la prise en compte de la biodiversité, en particulier par les entreprises. » Via des indicateurs pertinents, on s’en doute. « Du chemin a déjà été parcouru, avec les plus grosses entreprises. Les bonnes pratiques ont été mises en réseau, maintenant l’objectif est d’atteindre une masse de critique, de façon à ce que ces pratiques soient standardisées. » Restera à convaincre les PME. « Il faut leur démontrer que cela a un intérêt pour leur business, que la biodiversité est la base de notre économie, qu’en conséquence, ne pas en tenir compte, c’est risquer de saper les bases des objectifs financiers des entreprises. » D’après M. Verstraeten les banques planchent sur la question. La biodiversité commence à être considérée dans leurs plans d’investissements. « Et quand les assurances, pour lesquelles le climat éclipse encore la biodiversité, se sentiront concernées, il y aura des changements radicaux ! » Pour cela, pas besoin de disposer d’un indicateur global, « une chimère ! » selon M. Verstraeten.

Sylvaine Rols partage ce constat plutôt optimiste. Chargée de mission au World conservation monitoring center (WCMC), un organisme attaché aux Nations Unies, son rôle consiste notamment à aider acteurs publics et privés à utiliser au mieux les indicateurs disponibles. « C’est tendanciel. C’est le résultat de notre travail, mais c’est aussi l’impact des nouvelles tristes qui s’additionnent sur la biodiversité et les progrès permis par la vulgarisation en interne, dans les entreprises. » Même le greenwashing ne serait pas inutile selon elle. Car lorsqu’on affiche du vert, on doit un jour ou l’autre rendre des comptes à ses salariés, ses clients, voire, ses actionnaires, ce qui pousse à s’acculturer… « Après, c’est certain que quand on a un dirigeant qui pousse, on y arrive plus vite. » Le WCMC est aussi à l’origine de l’initiative Aligning biodiversity measures for business (AMBM). « Le but est de constituer, avec les développeurs d’outils et les parties prenantes, une vision commune sur les méthodes de mesures et de suivi des impacts des activités, pour que chacun comprenne sa dépendance envers la biodiversité. Ce programme promeut la création et l’utilisation d’indicateurs crédibles. » Un des objectifs est de créer un indicateur de « performance en biodiversité » à destination précise des entreprises.

Hélène Leriche, responsable économie et biodiversité de l’association Orée qui anime la plateforme de l’initiative française pour les entreprises et la biodiversité, et Claire Tutenuit, déléguée générale de l’association EpE, travaillent tous les jours avec les entreprises. Les deux femmes partagent la même idée qu’un indicateur unique n’a aucun intérêt. « Il ne faut pas oublier qu’une entreprise est une machine à optimiser, alors, du jour où elles disposeraient d’un indicateur qui dirait tout, elles feraient toutes la même chose, de la même façon, afin d’obtenir les meilleurs résultats conformes à l’indicateur, » rappelle Mme Tutenuit, qui prend une image parlante afin d’être plus claire. « C’est la même chose pour la santé : il n’y a pas d’indicateur unique ! Ce que je veux vous dire, c’est que les indicateurs globaux, ce n’est pas très opérant. Alors qu’il y a plein d’indicateurs locaux efficaces. » Et de faire le lien avec les récentes conclusions de la plateforme intergouvernementale IPBES : « passer de l’optimisation du modèle classique à un compromis instruit, ça, c’est un changement transformationnel », reste à trouver le compromis. Si tant est que l’on pose au préalable les bonnes questions, rebondit Mme Leriche. « C’est en fait cela, l’enjeu principal. Il existe déjà une multitude d’outils qui répondent à des besoins, des perceptions différentes. » La comptabilité par exemple. « Il y a plein de façons de faire entrer la biodiversité dedans. Le capital naturel et les échanges de biodiversité à l’échelle globale peuvent être appréhendés de diverses manières. Il n’en reste pas moins que la biodiversité, en terme comptable, cela reste du passif, forcément. »

(H. Leriche)

Le débat est très intellectuel et pourrait le rester. C’est tellement valorisant de fabriquer des outils censés décrire la marche du monde ! L’impression de tout savoir sans avoir la charge de mettre en œuvre sur le terrain. Pendant ce temps-là, on s’éloigne de la biodiversité réelle, qui continue de se dégrader. « Il faut éviter ce qui intègre strictement un modèle et limite la réflexion. Il faut passer à l’action sans attendre la fin du débat sur ces indicateurs », confirme Claire Tutenuit. Allain Bougrain-Dubourg abonde et opine en déplorant que « l’indicateur oiseau : le Stoc (Suivi temporel des oiseaux communs par échantillonnage ponctuel simple, un outil du Muséum national d’histoire naturelle de Paris), reconnu au niveau européen, ne soit pas pris en compte par la France dans son rapport annuel sur l’état de la biodiversité ! » Et le célèbre président de la Ligue de protection des oiseaux (LPO) de critiquer aussi la mesure de l’artificialisation des sols qui ne tient pas compte du drainage des zones humides – et d’en appeler à un accompagnement régalien des entreprises et des actions positives. Un indicateur est toujours partiel, et donc, partial. « Cela dit, on peut avoir une lecture précise de la biodiversité via l’indicateur oiseau… ». Autrement dit, pourquoi encore discuter des indicateurs alors qu’on a déjà le constat, même à la louche ? Serait-ce pour se justifier de ne rien faire ?

(A. Bougrain-Dubourg)

Le mythe du « + 2 °C », Saint-Graal de l’indicateur

Officiellement, la France est très présente au sein de la Convention sur la diversité biologique (CDB) (mise en place en 1992 lors du sommet de la Terre de Rio, elle rassemble 194 états, qui discutent sur la conservation, l’utilisation durable et l’accès aux ressources génétiques de la biodiversité). « Il faut rappeler que les décisions prises lors des conférences de parties (les Cop) ont une portée internationale. C’est vraiment la seule arène dans laquelle on peut discuter de biodiversité à l’échelle internationale, » se réjouit Élise Rebut, « point focal » du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères sur la biodiversité. « C’est important que la question des indicateurs soit portée au niveau interministériel, et par le chef de l’État dans l’agenda politique mondial. » Au niveau mondial, il y a trois grandes options dans les débats. Pour préserver la biodiversité, faut-il se donner pour objectif l’arrêt du taux d’extinction des espèces, ou bien augmenter la surface de la planète placée dans des aires de protection, ou plutôt se donner… ces deux objectifs, avec d’autres tel que le changement d’usage des sols ? Cela dépendra un peu de ce que l’on mesure. « À la Cop15, on discutera de l’amélioration des indicateurs, ce sera un des gros enjeux. Or, il y en a beaucoup. Il faudrait se limiter à un petit nombre d’indicateurs phares. » Mme Rebut rêve d’un indicateur agrégé aussi puissant que le fameux « 2 °C » des climatologues, mais elle sait que c’est impossible. Et on a vu plus haut que personne ne le souhaite.

Elle sait aussi revenir les deux pieds sur le sol. « Dans le monde, 500 milliards de dollars ont été investis pour la biodiversité. Ce n’est pas suffisant. C’est aussi 0,6 % du PIB mondial : une augmentation des fonds – pour un enjeu qui en vaut le coup – est donc possible. Au-delà des budgets publics, il faut faire appel à d’autres sources de fonds, » privées, ce qui pourrait être d’un bon rapport économique, « car en connaissant bien son impact sur la biodiversité, on peut le réduire et, du coup, on a moins besoin de ressources pour préserver et restaurer les écosystèmes. » Certes, mais cela reste encore très théorique, la comptabilité environnementale étant balbutiante, et le monde économique soumis à des exigences de rendement et à des taux d’actualisation qui l’empêchent de voir au-delà du très court terme.

(E. Rebut)

Cofondateur et P.-D.G. de la société de conseil en responsabilité sociétale des entreprises (plus les objectifs de développement durable et la biodiversité) B & L évolution, Sylvain Boucherand travaille tous les jours avec des indicateurs. « Il faut vraiment se demander à quoi ça sert, un indicateur. Je pense que tous servent à orienter une politique. Il faut se demander aussi à qui ils sont destinés. Un patron, un chef de produit, un syndicat ? » Et ne pas oublier que les indicateurs évoluent aussi en fonction des transformations des entreprises. Un indicateur doit être concret, en premier lieu. Voilà ce que défend M. Boucherand lors des réunions de la Plateforme nationale sur la RSE mise en place par la secrétaire d’État Emmanuelle Wargon, plateforme qu’il préside. « On fait le tour de tous les indicateurs, pour faire des recommandations au gouvernement. On auditionne tout le monde, ce qui permet de voir des différences d’appréhension : les syndicats s’intéressent surtout aux liens entre biodiversité et santé, les ONG c’est plutôt des indicateurs de résultats utilisables sur le terrain, pour les entreprises, certaines en veulent une vision financière, d’autres pas. » De façon générale, les personnes qui ne sont pas dans le domaine de la biodiversité attendent beaucoup de cette plateforme « pour pouvoir disposer d’un chiffre sur lequel se reposer pour pouvoir agir sans réfléchir ! » Ils ont en tête le 2 °C, et la tonne équivalent dioxyde de carbone (t. eq. CO2) des climatologues. On n’en sort pas. Érigé en totem, l’indicateur devient un chiffre magique qui n’indique plus, il impose, selon les interprétations de chacun. Attention, danger…

On en sait déjà suffisamment pour agir !

« Parler d’indicateurs d’état de la biodiversité comme on le fait, c’est un peu un aveu d’échec, quand même… » commence Sébastien Barot, directeur de recherche à l’IRD, en conclusion de la matinée. « Les indicateurs comme le Global Footprint, ce sont des agrégations, donc ce n’est pas terrible. Beaucoup d’autres ne sont pas très concrets, en conséquence ils ne sont pas très utilisables. De toute façon, nous cherchons tous des messages qui parlent aux gens. » L’important, c’est que la recherche discute avec la société de ses besoins. Et de faire converger les enjeux liés à la biodiversité et au changement climatique en regardant à l’échelle des écosystèmes. « On a pour ce faire des indicateurs de fonctionnement des écosystèmes, on a toutes les connaissances pour cela. Mais ça ne nous permet pas – encore – de répondre à des questions précises. » Et puis, la biodiversité, c’est la vie, qui rend difficile le développement d’indicateurs prédictifs : les dynamiques sont non linéaires, les effets lents ou retard, les effets de seuil réclament encore beaucoup de travail pour être un jour, peut-être, modélisables. C’est à se demander comment certains font pour savoir de façon précise quand le « collapse », l’effondrement va survenir et en plus, de quelle façon. « Ensuite, il faut mieux préserver la capacité évolutive, au sens darwinien, des êtres vivants, et, puisqu’il y a un cumul de pressions, c’est important de combiner les indicateurs à des échelles variées. Mais bon… on n’a pas besoin d’attendre des indicateurs pour agir tout de suite, car les pressions sont connues, on sait déjà ce qu’il faut faire. » M. Barot nous renvoie à notre volonté d’agir, de transformer le système actuel. Réelle, ou attentiste, pour ne pas dire un peu lâche ?

(S. Barot)

Un indicateur est à interpréter avec précaution…

Et sur le terrain ? Dans la vallée du Rhône par exemple. « Nous, notre rôle c’est d’être l’observatoire de la biodiversité en région Paca », explique Corinne Dragonne, chargée de mission à l’Observatoire régional de la biodiversité (ORB) hébergé par l’Agence régionale de la biodiversité (ARB). Fournir des informations fiables aux élus, sans les interpréter. À partir de quelles données ? « Des indicateurs de pression comme l’artificialisation, les dynamiques démographiques, etc. On utilise une base de données régionale. Pour avoir des données plus fines, on s’appuie sur les parcs régionaux. » Il manque de l’argent pour avoir le temps d’enrichir les bases de données, mais on s’en sort. L’ORB s’appuie notamment sur la Tour du Valat, historique… observatoire de la biodiversité en Camargue. « Il suit 282 espèces de vertébrés depuis une quinzaine d’années, ce qui nous a permis de montrer des tendances qui étaient masquées à l’échelle régionale : oui, on remarque une stabilité de la biodiversité, mais qui n’est qu’apparente, car les données sont attirées par celles concernant les espèces protégées, qui vont effectivement mieux. » Alors que les autres vont mal, notamment, et cette information est corrélée avec celles délivrées par les indicateurs de pression d’usage des sols et de démographie, dans l’arrière-pays provençal. Preuve qu’il faut toujours interpréter les données selon les échelles : « On a développé l’indice Région vivante [basé sur les variations démographiques de populations d’espèces de vertébrés et inspiré du Living Planet du WWF] pour dépasser le stade des indicateurs propres à telle ou telle espèce, mais il faudra le décliner pour ne pas masquer les tendances fines. »

(C. Dragonne)

Patrick Grillas est le directeur du programme scientifique de la Tour du Valat. Fondé en 1957 par Luc Hoffman, cet institut de recherche (privé) pour la conservation des zones humides méditerranéennes, veille sur une vaste zone de 2 600 hectares, en Camargue. « On travaille avec l’Observatoire des zones humides méditerranéennes sur l’état et les tendances, on utilise des tas d’indicateurs, en particulier les groupes d’oiseau d’eau, bien robustes. Mais on manque de choses sur les autres groupes, en particulier les amphibiens, les reptiles, les mammifères, les invertébrés. » Ça fait en effet beaucoup. Les observations alimentent un « indice zone humide vivante », dérivé, lui aussi, du Living Planet, dont la tendance est plate. « En creusant, on voit que la tendance est effectivement positive pour les oiseaux d’eau, et négative sur les autres groupes. » Les oiseaux sont bien observés, et protégés, les autres vertébrés non. Un biais important, qui ne masque pas, cela dit, une tendance manifeste, même sans données robustes. Un autre biais existe au sein même de l’indicateur oiseaux d’eau, avoue M. Grillas : « Les oiseaux coloniaux sont surreprésentés et gonflent l’indicateur. Car ils sont protégés, et bénéficient d’espaces eux aussi protégés dont les surfaces ont augmenté, et en plus, certaines espèces bénéficient du changement climatique. Alors on pondère l’excès relatif des données les concernant, mais pas trop, pour ne pas bricoler. » M. Grillas met le doigt sur l’ambiguïté du principe de la protection : dès lors qu’une espèce est protégée par la loi, le groupe auquel elle appartient focalise l’attention, et l’on peut donc, dans le meilleur des cas, constater que la protection fonctionne. Mais pour les autres, qui ne bénéficient pas de cette protection, le flou règne. « Et puis, dès lors qu’il y a protection, il y a observation systématique par les bureaux d’études lors d’une consultation pour un aménagement ! » De là à dire qu’il faudrait tout protéger, pour au moins connaître…

Mesurer aussi ce que l’on fait de bien

Pour Thomas Andro, directeur développement durable chez Solvay, l’intérêt d’un indicateur repose sur sa capacité à permettre de « décider et de cibler la réduction de nos impacts. » Vu le profil de l’entreprise, Solvay fait profil bas et avance à petit pas. « On travaille sur chaque site, avec les parties prenantes. Quelles sont leurs attentes ? On leur demande, pour comprendre d’où viennent les enjeux. Et ça change d’un site à l’autre. » La demande de « reporting biodiversité » n’est pas venue des clients, ni des salariés, ni des fournisseurs. Elle est venue d’elle-même, poussée par la multiplication d’informations déprimantes sur l’état de la biodiversité et par la demande des autorités. « Le problème, c’est la vulgarisation, comment traduire la biodiversité en un langage commun, comme le réchauffement climatique qui a su ramener à un indicateur simple, le CO2. Notre but, c’est de prendre en compte la biodiversité dans les décisions, au même niveau que la rentabilité financière, le risque politique ou le climat. » Solvay utilise beaucoup d’outils, d’indicateurs qui lui permettent de classer ses produits selon par exemple leur écotoxicité. Sur la biodiversité, c’est difficile, ne serait-ce qu’en raison du fait que beaucoup d’indicateurs sont globaux, et ne sont en conséquence pas applicables sérieusement à une échelle réduite. « L’autre problème, c’est que si nous, on travaille, d’autres ne le font pas. Or, si on fait les choses tout seul, ça n’a aucun intérêt. Il faut faire bouger l’ensemble de la chaîne de valeurs, de façon à ce que les fournisseurs et les clients soient aussi impliqués que nous. » Solvay travaille avec la CDC-Biodiversité dans le groupe de travail B4B + (Business pour un impact à biodiversité positive) qui développe l’indice GBS. M. Andro note aussi qu’un rapprochement avec l’ORB serait très utile, celui-ci produisant des données d’intérêt économique.

Au sein du laboratoire Lehna (Laboratoire d’Écologie des hydrosystèmes naturels et anthropisés) qui fait partie de l’Observatoire hommes-milieux de la Vallée du Rhône, Jean-Michel Olivier développe des outils de mesure de l’impact de l’ingénierie écologique, comme la remise en eau d’un bras mort de fleuve. Il éveille l’intérêt de Solvay qui cherche des indicateurs permettant de modéliser une bonne compensation écologique. « Nous, on travaille sur la restauration hydraulique et écologique du Rhône, dans une démarche prédictive, à partir des paramètres physiques qui seront modifiés par la restauration, et de modèles d’habitats développés à partir des observations de terrain. » Ensuite, M. Olivier et son équipe mesurent sur le terrain l’écart avec la réalité, une fois le projet réalisé. Cherchant à toujours affiner ses modèles, il travaille depuis quatre ans sur les impacts d’un aménagement sur les processus écologiques, afin d’obtenir des indicateurs d’écologie fonctionnelle : « On cherche à identifier quelles sont les caractéristiques biologiques des espèces impliquées dans la transformation de la matière et de l’énergie. De façon à savoir si un changement induit sur la production primaire aura des conséquences en cascade sur les réseaux trophiques. » L’idée est de modéliser la capacité d’une communauté d’espèces à répondre aux stress environnementaux dans un système perturbé, « mais clairement. Nous avons encore besoin de connaissances sur l’écologie des espèces pour orienter vers les bonnes décisions ! ».

(J.-M. Olivier)

En ville, aussi, on se demande si tel aménagement végétalisé aura un impact positif sur la biodiversité et la vie des gens. « On a inventé le label BiodiverCity, ancré sur des indicateurs d’engagement, qui vise à récompenser les efforts engagés, » explique Olivier Lemoine, écologue, responsable du pôle écologie urbaine au sein du cabinet de conseil en immobilier Elan. Avez-vous, vous, maître d’œuvre, signé la charte d’engagement pour la Stratégie nationale pour la biodiversité (SNB) ? Avez-vous un écologue dans votre équipe ? Avez-vous pensé à un espace de biodiversité dans votre projet ? « On essaie aussi de calculer le potentiel écologique d’un bâtiment futur en fonction des surfaces occupées, de la nature des matériaux, de sa connexion à la nature existante, etc. » Quatre axes pour autant d’engagements, il faut avoir répondu à au moins deux pour se voir décerner le label. BiodiverCity est un référentiel, une sorte d’étalon des bonnes pratiques, dont la technicité peut rebuter les professionnels. Il peut aussi être accusé d’être juge et partie, car le cabinet de conseil privé en immobilier pour lequel M. Lemoine a développé ce label est une filiale de Bouygues. « C’est pour cela qu’on s’est entouré de la CDC-Biodiversité, des Jardins de Galli et de la LPO ! » Modeste, M. Lemoine ne parle pas de sauver la biodiversité, mais de tenter de la reconquérir, pour recréer, en ville, un contact avec le vivant.

Des indicateurs socio-économico-écologiques

À la pointe de la Bretagne, Olivier Ragueneau observe la rade de Brest. Directeur de recherche au CNRS, il s’occupe de la « zone atelier » Brest-Iroise, un vaste réseau de chercheurs de disciplines différentes qui travaillent sur une seule et même zone géographique homogène, qui s’étend d’Ouessant à Sein et, sur terre, jusqu’à Saint-Thégonnec. « On a des géographes, des juristes, des économistes, des océanographes, etc. sur la question de la soutenabilité des écosystèmes côtiers. On essaie de comprendre comment notre société impacte l’environnement, et comment les modifications écologiques impactent notre société. » La zone atelier travaille par exemple sur le risque d’érosion et la submersion, autant pour comprendre le phénomène que pour aider les élus à prendre des décisions. Inspiré par les centres de soutenabilité américains et canadiens, « On a aussi lancé il y a vingt ans un programme de sciences participatives avec des lycées agricoles. Et depuis, progressivement, les chambres d’agriculture sont venues nous voir pour étudier par exemple l’impact de changements de pratiques sur la qualité de l’eau. »

Les indicateurs existent, ils doivent être nombreux, autant que les paramètres pris en compte, adaptés aux conditions locales et construits avec d’autres que les seuls chercheurs. M. Ragueneau se demande si l’on peut construire un indicateur mixte comprenant des paramètres scientifiques, économiques et sociaux. Il a l’air dubitatif. « Il ne faut pas que la question d’indicateurs serve de paravent à l’indécision politique… »

(O. Ragueneau)

Les gestionnaires du Parc naturel régional (PNR) du Golfe du Morbihan observent quant à eux l’impact direct des loisirs sur les milieux marins et littoraux. Thomas Cosson est le chargé de mission Natura 2000 et Biodiversité du PNR : « Les herbiers de zostères, les champs de blocs, on travaille par exemple sur l’impact de la pêche à pied. » Le PNR, c’est 170 000 habitants, deux fois plus qu’en 1960, sur une surface urbanisée qui a été multipliée par huit. 1 500 hectares de concessions ostréicoles, au moins 220 pêcheurs à pied professionnels, des armements de pêche professionnelle, 8 compagnies de transport maritime qui transportent 700 000 passagers chaque année, 12 ports de plaisance totalisant 7 000 mouillages, sans parler du kayak, du paddle et du trail : la pression humaine est formidable sur le territoire couvert dans le golfe du Morbihan. En particulier celle des pêcheurs à pied amateurs ! « Ces activités de loisirs, pratiquées massivement, impactent les habitats. On a développé pour cela des indicateurs sur le couple pression / impact, et d’autres de gestion nous permettant de mesurer la diminution des impacts, l’efficacité de ce que l’on met en œuvre. » Connaître les activités, les pressions qu’elles exercent sur les milieux afin d’adapter leurs gestions. « On s’appuie sur une dynamique nationale, on utilise des protocoles standardisés, développés à grande échelle, qui mériteraient d’être encore adaptés. En fait, dans les domaines littoral et marin, les protocoles sont encore peu nombreux. Cela rend difficile de corréler finement l’impact et la pression. » Les pêcheurs ne font toutefois pas la sourde oreille : « On réalise des actions de sensibilisation et on utilise des argumentaires scientifiques, les gens y sont sensibles. » Pour cela, les liens entre gestionnaires et chercheurs devraient être accentués.

C’est déjà le cas chez RTE, où on ne travaille pas – encore – en mer. Les éoliennes off-shore se font toujours attendre. Cela a laissé le temps de multiplier les études d’impact. « On les connaît encore mal, ces impacts, notamment ceux des câbles immergés, c’est pour cela qu’on soutient les programmes de recherche pour mieux les connaître. » Jean-François Lesigne, attaché environnement, est le représentant bien connu de l’entreprise. Comme la plupart des gestionnaires d’infrastructures linéaires, RTE est obligé, par la loi et l’acceptabilité sociale de ses installations, à en mesurer l’impact précis sur l’environnement et les paysages. Et il y a suffisamment de quoi bien travailler. Des indicateurs existent, on sait les employer, c’est devenu routinier, mais d’autres doivent être développés pour connaître finement, en fonction des particularités de ses activités, les impacts de l’entreprise. Les indicateurs agrégés, c’est bien pour s’insérer dans un cadre international, ce n’est pas suffisant à l’échelle des sites d’une entreprise.

Le besoin de retours d’expérience

Autre domaine, l’industrie de l’extraction. « Nous avons des partenariats avec les acteurs locaux, dans le cadre d’un plan d’action établi sur la base d’indicateurs de suivis. » Consultante externe pour le groupe Lafarge-Holcim,

Céline Eson en appuie la politique biodiversité. « On travaille sur l’économie circulaire, sur le carbone, pour décloisonner les sujets, afin que la biodiversité devienne un élément stratégique de l’entreprise, qu’elle soit prise en compte dans toutes les décisions. » La question des indicateurs est essentielle. L’outil BIRS, global, est utilisé pour sensibiliser et rendre compte. « Ce qui est parlant pour nous, ce sont les indicateurs d’espèces nous disant comment l’écosystème évolue. On marie cela sur le terrain avec les visites de chantier et de sites, où l’on fait venir les experts locaux et nos personnels sur place. Ces derniers y sont tous les jours, ils ont des connaissances parfois uniques. » Cela amène parfois à se trouver dans de grandes contradictions. « Si sur un chantier je crée des mares pour des crapauds, selon la réglementation, mais qu’en définitive, les indicateurs montrent qu’ils n’y vont pas. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que je fais ? On a besoin de ces retours d’expériences pour améliorer nos indicateurs. » Le retour d’expérience reste primordial pour améliorer un tel outil, l’intégration de modélisation aussi.

(C. Éson)

Ingénieure agronome, Natacha Sautereau travaille au sein de l’Institut de l’agriculture et de l’alimentation biologiques (Itab) sur l’évaluation de la durabilité des écosystèmes. « Ça date du ministre Le Foll qui nous avait commandé une étude sur la quantification des externalités de l’agriculture biologique, du coup on avait passé en revue les impacts et les services rendus par le bio. » L’étude avait montré l’impact positif de l’absence de pesticides, mais n’était pas parvenue à aller sur le terrain de la biodiversité fonctionnelle, sur son impact, par exemple, sur les réseaux trophiques. « Pour l’instant, les parcelles en bio sont plus riches, semblent plus fonctionnelles. Mais on peut supposer que c’est aussi parce qu’elles sont éparpillées et peu nombreuses. Qu’en sera-t-il demain si le bio se généralisait ? Ne verra-t-on pas une plus grande pression des rongeurs ? » D’autres études ont montré un effet des parcelles bio sur leurs voisines conventionnelles : celles-ci voient augmenter leur faune auxiliaire, comme les carabes, ces insectes qui vont manger les limaces. « Peut-être cela montre-t-il que, ce qui est prépondérant, c’est l’effet de la complexité des infrastructures écologiques, la mosaïque des paysages agricoles. »

Dans le cadre des travaux Agribalyse, qui fournissent des références sur l’impact environnemental des productions agricoles, l’Itab et ses partenaires, dont l’Inra de Rennes, travaillent sur l’utilisation des outils d’analyse de cycle de vie (ACV) de produits bio pour rendre compte des impacts sur la biodiversité et les services écosystémiques. « L’ACV défavorise les systèmes extensifs car il mesure les impacts au kilo produit, or, l’intensif dégage plus de rendements. Il faudrait que l’ACV tienne compte autant des impacts que des services rendus. » Qui plus est, ramenée à une unité commune, en équivalent de CO2, l’ACV ne permet pas de rendre compte d’un bilan environnemental complet. « N’oublions pas que les agriculteurs bios ont besoin de s’appuyer sur une chose : les services rendus. » Mme Sautereau avance également que deux mondes évoluent en parallèle : celui de la recherche, avec une diversité d’indices sur l’état et l’impact sur la biodiversité, et celui des analystes, économistes, des chaînes de valeurs, avec des scores additifs. L’ACV, bien qu’utile, reste décontextualisée de la biodiversité en se limitant à un décompte en perte potentiel d’espèces. Cette analyse mérite d’être complétée par des indicateurs de mosaïques paysagères, de part de production etc.

Le temps est venu de lier la biodiversité au développement humain

Professeur à l’Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement (AgroParisTech) et chercheur en économie écologique au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired), Harold Levrel venait porter la conclusion à cette journée de débat sur les indicateurs d’impact des activités humaines sur la biodiversité. Au cours de laquelle a été souvent exprimé le besoin d’indicateurs précis, fiables, compréhensibles et utilisables par les acteurs économiques pour connaître leurs impacts. « On nous dit qu’il s’agit aussi de faire le lien entre ces impacts, une mesure de l’état de la biodiversité et le niveau de services écosystémiques, qui peut générer de la perte de bien-être pour les populations humaines, et des rétroactions négatives sur l’économie via les interdépendances. » Pourtant, voici un constat, simple : la dégradation de la biodiversité s’étend alors même que les indicateurs de bien-être et de richesse sont chaque année meilleurs ! Rien n’est lié, alors que tout l’est. De ce paradoxe il ressort une hypothèse : nous n’utilisons pas les indicateurs de richesse et de rapport à l’environnement adéquats.

En outre, la biodiversité devrait être un sujet qui intéresse tout le monde, alors même que sa préservation reste encore uniquement du ressort de l’État. « En ce qui concerne les déchets, l’eau, etc. il y a une pression réglementaire qui pèse sur les entreprises et les collectivités, mais pas la biodiversité ! » Floue, peu palpable, la nature n’est pas un sujet politique. Cela ne permet pas de donner les incitations suffisantes au secteur privé. « Il faut vraiment partir de l’incitation. Par exemple, avoir des référentiels de neutralité écologique placés en objectifs normatifs. » Et ne pas oublier la politique fiscale, qui n’est pas vraiment incitative en la matière, dans la mesure où l’État soutient encore d’une façon ou d’une autre des activités dommageables pour la nature. En même temps, les consommateurs, dans les enquêtes, se montrent sensibles à la composante environnementale des biens qu’ils achètent. Un actionnariat éthique se développe par ailleurs. Les associations n’hésitent pas non plus à porter plainte, à développer leurs propres indicateurs, leurs propres analyses, pour s’opposer à ceux brandis par les entreprises prises en faute.

(H. Levrel)

Ce n’est pas tout. Il y a comme un bon moment à saisir : « on voit à quel point les indicateurs sont dépendants du contexte décisionnel, et à quel point ils dépendent des échelles. Il faut les développer, alors que le contexte institutionnel est favorable pour l’innovation en la matière : depuis 2015, de nouveaux indicateurs de richesse ont été développés, le reporting extra-financier s’est imposé aux entreprises, et la loi PACTE a introduit la notion de mission sociale des entreprises, » les entreprises à mission qui, cela dit, rendent encore un peu plus floues les limites entre celles-ci, les entreprises du secteur coopératif et les associations. Quoi qu’il en soit, souligne Harold Levrel, sans que l’on ne s’en rende toujours compte, les indicateurs de biodiversité sont déjà très présents dans notre vie. Le label Bio, l’empreinte écologique, les labels du commerce équitable, la certification « haute valeur environnementale » et même la conditionnalité des subventions de la politique agricole commune adossée à des critères environnementaux sont déjà un début d’indicateurs d’écoresponsabilité. Ils méritent d’être développés, généralisés, normés.