Organisée par l’Association française pour l’étude du sol, l’Afes, la Journée mondiale des sols (JMS) a eu lieu durant… six jours, à Toulouse, début décembre 2022. Pour cette 9eme édition, l’Afes s’est rapprochée de la coopérative Rhizobiome pour construire une série de 3 émissions sur le thème « Les sols pour la nutrition », dans le format C dans l’sol. Seconde émission, « Une fertilisation durable est-elle possible ? » La guerre en Ukraine nous a fait redécouvrir notre dépendance aux engrais minéraux, synthétisés à partir du gaz naturel. Ils avaient déjà mauvaise réputation, accusés qu’ils sont de polluer les eaux jusqu’à la mer. On les incrimine aussi dans l’état inquiétant de certains sols, car avec tant de minéraux disponibles, les plantes n’ont plus le besoin de développer leurs symbioses avec les champignons, ces grands laboureurs. Les engrais sont aussi tenus en partie responsables de la faible qualité nutritionnelle des légumes et des céréales produits de façon intensive. Alors, sus aux engrais minéraux, vive l’engrais organique ! Le fumier redevient moderne. Le bio a bien contribué à sa réhabilitation. Est-ce cela, la fertilisation durable ? Oui, mais tout le monde en veut en même temps, de l’engrais organique, alors il y a « tension », c’est-à-dire concurrence de plus en plus brutale entre fabricants d’engrais organiques, agriculteurs et… méthaniseurs, et même, fabricants de bouffe pour chiens et chats.
Voici le 24e C dans l’sol, en direct depuis l’école d’ingénieurs en agronomie de Toulouse, l’Ensat.
Pas seulement. Pour Jean-Pierre Sarthou, professeur à AgroToulouse (ENSAT), la fertilisation durable est avant tout « l’utilisation de ressources non épuisables à l’échelle de plusieurs générations, c’est une fertilisation qui repose sur des éléments nutritifs qu’on peut recycler, dans le cadre d’une économie circulaire». Ingénieur au Pôle agronomie d’Arvalis, l’institut technique du végétal, Christine Le Souder estime que la fertilisation durable « doit permettre d’assurer la production tel qu’on exprime les besoins aujourd’hui, sans affecter les capacités de production du sol à venir. Il faut être capable de se projeter, de prévoir, de recycler les ressources, de ne pas pénaliser les capacités de production d’aujourd’hui, ni celles de demain. » Ne pas insulter l’avenir en ne pensant qu’à demain. Fondateur et Coprésident des Décompacté·e·s de l’ABC, association qui cherche la fusion de l’agriculture de conservation et de l’agriculture biologique, Quentin Sengers fonde la durabilité sur le sol : « ce qui est central est de le préserver, car il est le premier facteur de production ; il faut avoir connaissance de son potentiel, il faut boucler les cycles, dans la sobriété énergétique. » Recycler, boucler les cycles, garder les sols.
Une précision : l'engrais organique ne vient pas forcément déduire cul de la vache ou du cochon, c'est aussi des plumes, des fientes, des tourteaux, des déchets verts, de la poudre d'os, de la laine (!), de la corne, des boues de station d'épuration, la liste s'étend cheque année. Pour en savoir plus, voyez le site de la maison Frayssinet, qui en fabrique plein.
Enseignant-chercheur à Bordeaux Sciences Agro et représentant le Comifer, le Comité Français d’Étude et de Développement de la Fertilisation Raisonnée, une association qui regroupe l’essentiel des acteurs de la fertilisation, dont les fabricants d’engrais, Lionel Jordan-Meille commence par « la fertilité durable c’est son entretien à base de techniques qui ne compromettent pas l’activité agricole, » ce qui est assez flou, il poursuit par « en n’oubliant pas qu’il y a des réserves inépuisables comme l’azote et d’autres qui sont épuisables comme le phosphore, » et finit par rejoindre les autres intervenants dans la nécessité du bouclage des cycles : « on exporte beaucoup de minéraux depuis les sols [par la récolte] et il faut leur restituer ces éléments. Les stocks de minéraux sont dans des tiroirs, il faut qu’il y ait de la vie pour les ouvrir. La fertilisation durable doit donc permettre d’entretenir la vie du sol. » Tout le monde est d’accord.
Certes, mais pour constituer un engrais, l’azote de l’air doit être mis à réagir avec l’hydrogène – produit par la combustion de grandes quantités de méthane. Or, celui-là est épuisable, et il est cher : « Les engrais azotés nourrissent la moitié de l’humanité, à terme il y aura un problème d’énergie, c’est sûr. Or, on ne va du jour au lendemain décarboner la fabrication des engrais, il faut de l’hydrogène, mais comment le produire autrement ? » se demande Lionel Jordan-Meille. Seule une électricité verte – nucléaire, hydraulique, éolienne, photovoltaïque – produite par électrolyse peut y parvenir. Ou alors, il faut changer et revenir aux engrais organiques, « mais en France, l’élevage est en recul et mal réparti, donc on a encore besoin des engrais minéraux, » remarque-t-il. Toutefois, poursuit le représentant du Comifer, le problème est moins sur l’azote que sur le phosphore. Parce que les ressources en ce minéral sont limitées ? Non, parce que le phosphore est… pollué : « Le Maroc a le gisement de phosphates le plus important, mais il est riche en cadmium. Or, l’Anses [agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail] préconise de diviser par quatre la teneur de ce métal lourd dans les engrais. La solution serait donc d’aller chercher du phosphore dans les mines sans cadmium. Celui-là est beaucoup plus cher. Il y a donc un risque de pénurie. » Entre le gaz russe et le cadmium marocain, le futur du sac d’engrais semble compliqué. À moins d’aller chercher du phosphore dans les mines… russes, pauvres en cadmium.
À moins qu’on ne consomme encore moins d’engrais, comme on le fait depuis un demi-siècle pour le Phosphore et le Potassium (quatre fois moins). Ou, ce qui revient au même, que l’on parvienne à rendre plus efficace l’usage de ces engrais qu’on importe, démontre Christine Le Souder. « Dans le cas de l’azote [les quantités d’engrais utilisés n’augmentent plus depuis trente ans], il y a possibilité de piloter l’engrais au moment où les plantes ont la meilleure capacité à l’absorber. » L’expérimentation en plein champ et en labo, des prélèvements sur les plantes, permettent de mesurer un coefficient d’efficacité, le CAU (Coefficient Apparent d’Utilisation de l’azote). Il correspond à la fraction de l’azote total d’un fertilisant (minéral ou organique) qui est réellement absorbée par les plantes jusqu’à la récolte. Pour le blé par exemple, le CAU varie de 50 % en sortie d’hiver à 80 % au début de la montaison. Autrement dit « si on retarde l’apport d’azote, on l’améliore en augmentant la part qui sert réellement à la plante. » D’après Lionel Jordan-Meille, « l’efficience maximale est de 75 % à propos des engrais azotés, ce qui veut dire que la plante valorise 75 pour 100 de l’azote minéral qu’on lui apporte. Il est pratiquement impossible d’aller à 100 %. » Il existera donc toujours des pertes dans l’atmosphère et dans les eaux. Malgré l’amélioration des logiciels qui aident l’agriculteur à calculer la bonne dose au bon moment, et à évaluer « les pertes d’azote dans l’eau et l’air pour différentes cultures, en temps réel, » nous assure Christine Le Souder.
À moins qu’on n’en consomme plus du tout ? L’idée de vivre sur la bête surgit naturellement de l’idéal du bouclage des cycles. Pourquoi importer des engrais « chimiques » alors que le sol se suffit à lui-même car il fabrique tout seul ce qui le fait vivre, c’est-à-dire ses minéraux ? La systématisation de la polyculture-élevage, le fumier et les légumineuses au cours du XVIIIe siècle a après tout chassé d’Europe le cauchemar de la famine. Cependant, c’est bien les engrais qui ont permis à l’humanité de se multiplier autant sans périr de la faim durant le XXe siècle. L’autonomie en fertilisant, Jean-Pierre Sarthou pense que c’est possible, à une exigence : on peut vivre sur la bête… à condition de l’entretenir. « Il faut apporter de l’humus au sol, et favoriser sa minéralisation ! » Celle-ci se déroule en deux temps, il y a la transformation lente des plantes mortes en humus (la minéralisation primaire), lequel va se lier aux fractions minérales du sol, puis d’autres micro-organismes vont transformer ce qui reste d’humus en minéraux (minéralisation secondaire). Conclusion : pour avoir de la fertilité naturelle, « il faut renouveler ce stock d’humus en laissant des résidus de culture au sol, les résidus de cultures intermédiaires (les couverts végétaux) par exemple, sinon, les micro-organismes manquent de carbone et ne peuvent pas agir efficacement. » Et on en revient, une fois encore, à la conservation des sols que pratique et promeut Quentin Sengers, qui est aussi en bio, ce qui ne facilite pas ses affaires. « On est privés des engrais minéraux, de toute façon, donc on fait autrement, on maximise tout ce qu’on peut faire en local, les couverts végétaux qui ramènent de la fertilité. Dans des rotations céréalières on va mettre des terres en repos en luzerne et en trèfle, et des cultures associés en pois ou féverole. Pour le phosphore, l’agroforesterie est une bonne technique car les ligneux ramènent en surface le phosphore s’il y en a en sous-sol. »
Vivre sur la bête n’est pas un retour au doigt mouillé. La technique aide. Peut-elle accélérer la fabrication de l’humus ? Depuis que l’on parle à nouveau des sols, des vendeurs de poudres proposent d’inoculer les terres de diverses substances afin d’accélérer la fabrication de la fertilité naturelle. « Déjà, commençons par un rappel : si l’on met de la paille sur un sol, le processus d’humification va se faire à la hauteur des minéraux autres que le carbone contenus dans la paille, », reprend Jean-Pierre Sarthou ; or, en ces matières, la paille n’est pas riche car il y a eu transfert de ses minéraux vers le grain, depuis la tige et les feuilles. Les micro-organismes ont dès lors peu à manger, ils digèrent la paille lentement. « La conséquence est que le coefficient de transformation en humus est faible, de l’ordre de 0,15. Autrement dit, pour une tonne de paille, on récupère au mieux 150 kg d’humus. » On se dit qu’en ajoutant à la paille les minéraux qui étaient dans les tissus de la plante avant qu’ils ne soient dirigés vers les grains, les micro-organismes vont être à nouveau satisfaits. Ils auront comme des vitamines. La littérature et Jean-Pierre Sarthou nous disent que cela multiplie en effet par deux à quatre le coefficient de transformation en humus. Pas besoin de pulvérisation cependant : « c’est vraiment le point fort de la polyculture-élevage, car puisqu’on donne des compléments minéraux aux animaux et des blocs de sel, ces minéraux se retrouvent dans les déjections, et donc dans le fumier, » ce qui améliore le coefficient d’humification de la paille. Les maraîchers savent enrichir d’une autre façon, en laissant tout le temps à la paille d’être correctement digérée par des bactéries des genres Azotobacter sp. et Azotomonas sp. « qu’on peut éventuellement apporter, » concède Jean-Pierre Sarthou, car il faut deux à trois ans pour que la paille, laissée dans un coin, se transforme en bon engrais.
« La faim d’azote, comme on dit, est réelle en maraîchage », reconnaît Quentin Sengers, « elle est moins forte cependant quand on a peu travaillé son sol, quand il y a un bon équilibre entre champignons et bactéries, » observe-t-il. La conservation des sols, décidément. Ce n’est pas si simple pourtant, car « en système conventionnel on est loin, avec les légumineuses, de ce qu’apportent les engrais minéraux, » rappelle Christine Le Souder, alors que pour le phosphore, « c’est 300 g à l’hectare environ qui apparaissent naturellement à partir de la roche mère, or, même avec des arbres, l’agroforesterie, on est très loin de ce qu’apportent les engrais minéraux », soutien Lionel Jordan-Meille.
Il faut mesurer l’usage des engrais autant que l’idée de s’en défaire totalement. Se dire aussi que l’engrais organique est mine de rien en qualité limitée en France, car l’élevage souffre et les boues de stations d’épuration ne sont pas infinies. « Et si le fumier a été produit par des vaches nourries au soja brésilien ? » insinue Lionel Jordan-Meille. L’engrais organique n’est pas forcément tout vert. S’il vient de loin, il a en plus un coût, celui de son eau, qui lui fait du poids. La polyculture-élevage n’est une option que si elle est généralisée à tout le territoire. L’engrais humain, dont on parle de plus en plus, n’est lui non plus pas tout propre. Recycler les urines et les fèces est possible, cela nécessite de coûteux réseaux séparatifs dans les logements avec des systèmes de filtration et de concentration. « J’ai un doute, car il y aura des problèmes de contamination aux bactéries, aux médicaments, » alerte Jean-Pierre Sarthou.
Restons-en donc aux déchets animaux et végétaux. Laissons-les sur les sols, disent en chœur les participants à ce C dans l’sol : ne méthanisons que ce qui reste, comme on ne doit envoyer aux chaudières que le bois qui n’a décidément servi à rien. Le méthaniseur usager ultime de la matière organique et pas son concurrent comme aujourd’hui. Le digestat produit par les réacteurs est certes riche en minéraux, mais il est sans carbone (qui est passé dans le méthane), et son rôle nutritif pour les plantes est encore mal mesuré (cf. C dans l’sol d’avril 2022). Sa version ultime, le biochar, réputée pure comme le Saint-Graal car résidu de la production d’un autre produit pur, le dihydrogène, à partir du méthane, soulève quant à elle la circonspection : « c’est un produit mal maîtrisé, très hétérogène, alors que les sols, en fonction de leurs caractéristiques, ont des besoins très précis. C’est cependant, potentiellement, une solution intéressante pour stocker du carbone dans les sols à l’échelle du millénaire [car le biochar c’est du carbone et des minéraux], par contre on n’a pas encore d’installations performantes pour maîtriser la pyrolyse. »
Il y a grand appétit pour les engrais organiques car il y a grande crainte de ne plus en avoir suffisamment. Le sujet interpelle les politiques, l’Europe, l’État, qui multiplient les plans pour favoriser les légumineuses, le fumier, la réutilisation des déchets ou la retenue dans l’usage des engrais minéraux. Il y a le climat qui change, nous rappelle Lionel Jordan-Meille, ce qui entraîne « des variations de rendements énormes d’une année à l’autre, et donc, une grande difficulté à prévoir les quantités qui seront produites, » et les quantités d’engrais qui seront nécessaires. Pas de panique cependant, car on a encore de la marge pour améliorer nos pratiques, selon Christine Le Souder, on peut aider l’installation des agriculteurs avec des pratiques durables pour Quentin Sengers et, nous rassure Jean-Pierre Sarthou, « il y a un gros potentiel à mieux utiliser et améliorer l’humification, en favorisant à large échelle la polyculture-élevage et la culture sans travail du sol, et bien entendu, sans herbicides si possible. »
Organisée par l’Association française pour l’étude du sol, l’Afes, la Journée mondiale des sols (JMS) a eu lieu durant… six jours, à Toulouse, début décembre 2022. Pour cette 9eme édition, l’Afes s’est rapprochée de la coopérative Rhizobiome pour construire une série de 3 émissions sur le thème « Les sols pour la nutrition », dans le format C dans l’sol. Première émission, l’avaluation. Maintenant que le sol est un sujet presque comme les autres, tout le monde veut le connaître. Le regarder, le pétrir, le décrire. L’analyser en surface et en profondeur. Savoir son histoire, ses horizons, ses molécules et ses êtres. Dans notre civilisation du chiffre, il n’y avait guère que lui à n’être pas concerné par le besoin de l’évaluation. De colloques en tables rondes, cela fait une dizaine d’années que l’on débat sur les meilleurs indicateurs et les meilleures façons de les comprendre et de les agréger afin de délivrer à la société le vrai visage des « bons » sols. Il aurait été étrange que la Journée Mondiale des sols n’abordât point le sujet. Ce fut chose faite le vendredi 2 décembre avec le 23e C dans l’sol, en direct depuis l’école d’ingénieurs en agronomie de Toulouse, l’Ensat.
Chacun voit la santé, la fertilité et la qualité d’un sol à sa porte. Il n’existe pas de vision commune partagée par l’agriculteur, l’éleveur, l’apiculteur, l’aménageur et le pédologue. Qu’est-ce qu’un bon sol ? La question est mal posée : qu’est-ce qu’un bon sol… pour qui ? Le pédologue a l’avantage de posséder une grande boîte à outils pleine d’indicateurs et de référentiels. A priori, il peut donc répondre à la question s’il sait qui la lui pose. En fait, non. « Les sols sont toujours difficiles à mesurer. En plus, ils ont une épaisseur – 2 mètres jusqu’à la roche mère, jusqu’à laquelle il faudrait aller. Mais disons 1 m, ce n’est déjà pas si mal. Et puis, les sols sont assez capricieux car ils sont influencés par le climat, la topographie, l’histoire, plein de facteurs » constate Philippe Lagacherie, ingénieur de recherche à l’INRAE. Par-dessus le marché, les analyses coûtent cher, dans les 1 800 euros pour 5 à 6 prélèvements jusqu’à 2 m de profondeur. « En définitive, on dispose d’assez peu d’informations sur les sols, alors on comble les trous pour comprendre les propriétés de surface et de profondeur. On doit faire de véritables enquêtes de police et à partir de tout cela on se fait un modèle mental du sol, » ajoute-t-il. Prenons l’exemple de la cartographie, autre tarte à la crème des colloques. Elle devrait être précise à dix mètres près, afin que chacun puisse apprendre ce qu’on peut réellement faire des sols, or, cette cartographie précise n’existe qu’en peu d’endroits comme en Normandie avec l’observatoire Vigisol (dont les échelles de mesure vont de 1/50000e à moins de 1/2000e). Toutefois, même à ce niveau de précision, une bonne carte ne suffit pas, « car vu de là-haut, et même en allant sur place, on n’a pas la fréquence des labours, le type d’amendements ou l’influence de la température sur la teneur du sol en carbone… » conclue Philippe Lagacherie.
Il s’agirait d’avoir une multitude de points de vue pour disposer d’un regard à peu près objectif sur les sols. Alain Brauman abonde : « il faut beaucoup d’indicateurs pour connaître un tant soit peu un sol, cela prend du temps, nécessite de la main-d’œuvre, c’est un budget. » Tout de même, un indicateur comme le taux de matières organiques, mis en avant par le programme 4 pour 1000, n’est-il pas le porte-parole de tous les autres ? Ne dit-il pas tout de l’état d’un sol ? Oui… et non, répond Alain Brauman : « la matière organique ne peut pas nous renseigner sur l’influence d’un changement de pratique agricole, car elle fluctue sur des pas de temps trop longs – 5 à 10 ans. » Étudier le carbone est dans ce cas de figure plus parlant, car il est plus dynamique. Étudier aussi les flux, plutôt que les stocks, ajoute le spécialiste : « à quoi cela sert de savoir qu’il y a tant de vers de terre dans un sol si on ne connaît pas leur état physiologique et leur santé ? À quoi cela sert de mesurer un taux d’azote si je ne sais pas à quelle vitesse il va être utilisé, volatilisé ou lixivié ? » En statistiques, la dynamique est plus importante que la statique.
Certes, mais si l’on peut comparer à des référentiels… Les participants aux tables rondes l’assurent, ils existent, de même que les normes. Les méthodes d’analyse des sols sont formalisées, on peut les comparer à des références, notamment à des bases de données nationales centralisées par le GISsol rappelle Philippe Lagacherie. « Mais elles ne concernent que la France, et il y a des trous ! » Ce n’est pas un problème, lui répond Alain Brauman : « Mieux vaut une approche locale : par rapport à ce système naturel à côté de chez moi, par rapport à mes voisins, comment moi, agriculteur, je me situe ? En réalité, l’interprétation des résultats n’est pas compliquée, c’est la comparaison qui l’est, sauf si on se tient au local. On peut dire qu’un sol du Larzac fonctionne plus ou moins bien pour un sol du Larzac, mais par rapport à un sol équivalent du côté de Pau ou ailleurs en Europe, quel est l’intérêt pour l’agriculteur ? », ajoute Alain Brauman. La réponse est dans la question.
Peu importe me direz-vous, l’essentiel est qu’on ait au moins des outils, qu’on sache les utiliser et comprendre ce qu’ils nous racontent. Le département de la Haute-Garonne propose tout cela aux agriculteurs via son laboratoire d’analyse de l’eau, de l’air et de la santé animale qui désormais propose des études de sols. « Auparavant, on faisait des analyses de sols pour cerner la cause d’un accident cultural par exemple, depuis le Covid, les agriculteurs nous demandent ce qu’ils ont comme intrants dans le sol pour mesurer leurs pulvérisations », qui leur coûtent de plus en plus cher, racontent ensemble Jérôme-Xavier Pelfort et Maria-Dolores Monteil-Fernandez, ingénieurs au sein du laboratoire départemental 31 EVA. Les analyses physico-chimiques et biologiques commencent à être utilisées. « On se demande si l’on ne va pas commencer les études microbiologiques, car la demande arrive. » C’est un début, qui répond à un marché naissant et participe au rôle que s’est donné le département de la Haute-Garonne : fort de ses 38 conseillers agricoles, il peut délivrer une information complémentaire, voire différente de celles des conseillers traditionnels des chambres d’agriculture. À la fois pour l’indicateur à prendre dans la boîte à outils et ensuite, c’est essentiel, sur l’interprétation des résultats.
Il y a des manières de faire qui permettent d’aller plus loin, les sciences et recherches participatives (SRP). Sous ce bien long mot se cache une acculturation commune entre paysans, chercheurs, services de l’état, parcs nationaux, collectivités, citoyens, selon Chantal Gascuel, directrice de recherches à l’Inrae et référente Sciences et recherches participatives au sein de l’Afes : « Le sol est une découverte, un inconnu pour beaucoup. Pour nous, chercheurs, l’idée est de proposer un parcours scientifique, un parcours de découverte, afin de répondre à la question suivante : qu’est-ce que c’est qu’un sol devant chez moi ? » La réponse est plus facile à comprendre, plus passionnante si l’on a participé à sa recherche. Demander à un agriculteur d’envoyer un échantillon pour recevoir une analyse trois mois après, ce n’est pas la même chose que de l’avoir fait participer à l’analyse de son propre sol ! Spécialiste nationale des programmes de recherches participatifs, Chantal Gascuel a listé une vingtaine de déclinaisons dédiées au sol, tels que Jardibiodiv, QUBS, Clés de sol, Agrinnov ou Ecovitisol. « La recherche a besoin des citoyens pour avancer, grâce au participatif elle a potentiellement accès à plus de données, en échange elle vulgarise, mais pour que les gens restent impliqués il faut une animation permanente des projets, » ajoute Chantal Gascuel.
L’Europe prépare une directive qui aboutirait, dans quelques années, à ce que les sols soient classés selon leurs « qualités » propres, mesurées par des indicateurs que l’on ne connaît pas encore, avec des objectifs de résultats à atteindre. Comme s’ils étaient labellisés par la même étiquette qu’il y a sur les frigos, les maisons et les aliments. « On va peut-être vers une sorte de Nutrisol, comme il existe le Nutriscore, » pense Alain Brauman. On y va lentement, car un nombre infime de collectivités a tenu compte de la qualité de ses sols pour l’élaboration de son PLU, de son PLUi ou de son Scot. Le sol commence à devenir un acteur social, il n’a toujours pas d’existence politique réelle. Normal, allez-vous me dire, il n’a pas même d’existence juridique (sauf s’il est pollué). « Il y a des programmes de sciences et recherches participatives spécifiques comme QUBS avec Montpellier ou Tiga avec Dijon qui visent à faire comprendre aux élus l’importance de tenir compte de la qualité des sols. Je ne sais pas si cela changera les documents d’urbanisme, en tout cas le but de ces collectivités est de faire participer les citoyens à la connaissance des sols. » C’est déjà ça.
Souvent, les élus se cachent derrière la cartographie inexistante ou à échelle trop lâche pour justifier l’absence de la qualité des sols dans les documents d’urbanisme et de planification. « C’est vrai que le carto habituelle au 1/250000e ne sert à rien pour ces documents, » reconnaît Philippe Lagacherie. La région Occitanie travaille à une cartographie numérique des sols plus précise, notamment en harmonisant les référentiels existants. Elle a également cofinancé (avec l’Europe) le programme de recherches Artisols qui a testé un indicateur de potentiel des sols, mis à disposition sur des cartes. « On n’est pas tout à fait sur la qualité, on repère les sols multifonctionnels, qui peuvent tout faire, car les élus ne savent pas de quoi l’avenir sera fait. » Comment évaluer un sol ? Savoir au préalable ce qu’on attend des résultats.
La compensation écologique est un de ces sujets qui nourrit le manichéisme à la française. C’est bien, ou c’est mal. Personne n’y comprend grand-chose, pourtant, chacun à son avis bien tranché. Dans le monde agricole, les opinions sont généralement définitive : la compensation serait réalisée au détriment de nous autres pauvres paysans-victimes-des-urbains-tous-écolos-gauchistes, nous à qui la société fait porter le poids de la résolution de tous ses maux tout en nous demandant de produire du bon, du mieux et du moins cher. Même, « on nous vole la terre », peut-on entendre en réunion, car les paysans, en tout cas leurs représentants syndicaux, s’estiment toujours spoliés par tout le monde. C’est vrai qu’aujourd’hui les parcelles agricoles doivent servir à nourrir, à réguler l’hydrologie, à préserver les paysages, à favoriser la biodiversité, à fournir de l’énergie, la société leur réclame tout ; et désormais, il faudrait qu’en plus elles soient au bon vouloir des aménageurs, des élus urbains et des écologistes transformées en sorte de réserves naturelles. Parce que pour pouvoir continuer à s’étendre sans honte, les villes ont par la loi introduit la punition morale de devoir compenser leurs hectares agricoles consommés en transformant des hectares plus lointains en sanctuaires écologiques. Ce « narratif », comme disent les gens qui n’ont jamais écrit plus de deux lignes en une journée, est un peu grossier. Tout de même, la crainte qu’il exprime est fondée par quelques opérations malheureuses et des humeurs d’élus ruraux estimant que la faible urbanisation qu’ils avaient décidée avant 2010 allait les priver de toute possibilité d’extension, la loi imposant de diviser l’artificialisation par deux 2030 par rapport à ce qu’elle avait été en 2010. La vertu va-t-elle être une peine par le vice du ZAN ? Organisée à Deauville par la Safer Normandie à la suite de son assemblée générale, la réunion du 21 juin 2022 a été une utile leçon de choses utile que chacun comprenne ce qu’il en est réellement du mot « compensation. »
Il faut dire clairement que même chez les écologistes et les scientifiques de la nature, la compensation a du mal à passer. Elle est selon eux un « droit à détruire », dans la mesure où la loi n’interdit pas de le faire, mais de corriger ce que l’on a fait. Une forme de rachat de conscience. Cette critique est alimentée par le constat réalisé à maints endroits que la compensation est mal faite. Le peut-elle, d’ailleurs ? S’il est assez simple de délimiter un espace pour laisser tranquille une espèce d’oiseau, est-il réaliste de recréer un biotope détruit ? Une tourbière transformée en Ikéa peut-elle se réincarner en une zone humide artificielle creusée dans un champ de betteraves à 100 km ? « C’est très technocratique, en vérité, car la compensation nous met dans la tête que tous les espaces à vocation écologique se valent, qu’un espace en vaut un autre », résume Patrick Le Gouée, enseignant-chercheur à Université de Caen-Normandie et vice-président de l’association VigiSol, créée par lui et la Safer Normandie.
Docteur en droit et avocat associé du cabinet Hélios, Thibault Soleilhac connaît bien le sujet pour instruire des dossiers de compensation et gérer des programmes… de compensation au sein d’Hélios Fiducie. Il abonde : « oui, la compensation c’est un droit à détruire la biodiversité sous prétexte qu’il faut réparer ses fautes; scientifiquement on ne peut pas nier qu’un écosystème détruit ne sera jamais remplacé. » Une fois qu’on a dit cela, on n’a pas dit grand-chose, car la destruction, l’aménagement de toute manière aura lieu. « Il faut qu’il y ait donc le moins de conséquences possible, en conséquence, réorganiser la réalisation des projets, » ajoute l’avocat. La compensation environnementale est un pragmatisme obligé, qui s’approche du principe pollueur-payeur : « pour la nature c’est la puissance publique qui porte sa protection [par l’impôt qui finance les réserves et parcs naturels, par les subventions aux associations etc.]; il faut arriver à un système qui fait quand même porter le poids des conséquences sur les destructeurs. » Le poids de la honte, car nous vivons depuis deux mille ans dans une société judéo-chrétienne qui a toujours su désigner l’indignité pour imposer sa morale.
La compensation est faite pour cela. Elle est l’élément d’un système qui a été mis en place par la loi fondamentale, originelle, celle de 1976, laquelle a introduit, il est bon de le rappeler, la fameuse séquence ERC (éviter-réduire-compenser). Hé oui ! C’est de l’histoire ancienne, la compensation écologique. Depuis ce temps giscardien, en théorie nul ne peut légalement obtenir une autorisation d’aménager si il ou elle n’a pas tout tenté pour éviter de le faire (!), au moins réduire l’impact sur les milieux naturels, si in fine il ne mettra pas tout en œuvre pour compenser le mal qu’il a fait. Mais dans la loi de 1976, la séquence ERC était à suivre tant que c’était « possible ». Vu la galopade de l’étalement urbain depuis lors, on peut considérer que les aménageurs ont considéré que la difficulté de leur métier rendait la chose toujours impossible, et qu’élus et préfets ont constaté ce malheureux empêchement avec une mine désolée. « E, R et C ont été systématisés par la loi de reconquête de la biodiversité de 2016. La séquence n’était tout simplement pas appliquée, sauf pour les infrastructures linéaires [routes, voies ferrées, lignes à haute tension par exemple]. La compensation a donc été précisée. Le législateur lui a mis deux conditions : elle doit être réalisée à proximité du site, et il doit y avoir une équivalence écologique, » de manière qu’il y ait absence de perte nette, voire un gain en matière de biodiversité, précise l’avocat. Lequel ajoute, que « l’on peut toujours s’éloigner, compenser très loin, mais uniquement si l’on apporte la preuve qu’on a fait la diligence pour trouver à côté, mais que ça n’a pas porté ses fruits. » En général, la proximité est réelle, entre 20 km et 50 km du site aménagé.
Il n’y a pas de facteur multiplicateur
La compensation est un grand fantasme. La preuve, y est attachée une idée fausse et pourtant bien tenace, le fameux facteur multiplicateur. Tout le monde en est absolument certain, si l’on transforme 1 hectare de terre agricole à cet endroit, il faudra ailleurs ôter à l’agriculture la jouissance totale d’au moins 2, 3 ou même 5 hectares ! « C’est faux, » tonne Claire Poinsot, directrice régionale de Biotope, l’un des principaux bureaux d’études environnement de France « Le facteur multiplicateur n’est pas dans la loi, les coefficients surfaciques c’est uniquement pour les zones humides, ils sont dans les Sdage [schémas directeurs de gestion de l’eau, à l’échelle des bassins-versants couverts par les agences de l’eau], qui intègrent désormais la compensation fonctionnelle. » Tout de même, l’autorité environnementale (le Conseil national de protection de la nature, CNPN) peut recommander des coefficients multiplicateurs au maître d’ouvrage qui ne saurait pas comment s’y prendre. Qualifier le niveau d’intérêt de l’habitat qui sera détruit selon les espèces présentes, évaluer les pertes, et projeter cela dans la compensation n’est pas une science facile. « En plus », complète Maître Soleilhac, « il faut tenir compte de l’autre élément fondamental de la compensation, le temps : combien de temps dureront les impacts ? On doit compenser cela aussi, sur un temps souvent plus long que le temps d’exploitation de l’aménagement. C’est 30 ans au minimum », et de plus en plus souvent, 50 ans.
Il y a obligation de résultat. L’aménageur doit prouver que les mesures qu’il a prises seront effectives, efficaces et pérennes. « Pour arriver à tout cela, la loi de 2016 a bien développé l’aspect quantification. Savoir de quoi l’on parle, à partir d’indicateurs précis », que savent en principe utiliser les bureaux d’études, affirme Claire Poinsot. Repérer et décrire un biotope n’est pas à la portée de tout le monde, cela demande de croiser des données entomologiques, ornithologiques, botaniques, ou encore, pédologiques. Le mal faire c’est exposer l’aménageur à des déconvenues très embarrassantes. Patrick Le Gouée a un exemple presque caricatural, puisé dans l’histoire très récente de la Communauté de communes de la Baie du Cotentin. « Elle avait un projet d’urbanisation de 52 ha, et, vu l’environnement, elle a réclamé à un bureau d’études un rapport pour identifier la présence de zones humides, selon des critères pédologiques, les plus sûrs. » Pas si sûrs, comme on va le voir. « Sur les 52 ha, il y avait dans le rapport final 100 % de zones humides… . Pour la collectivité, ce fut la douche froide, car la compensation devenait impossible. » Il est très difficile en effet d’obtenir l’autorisation de détruire une zone humide, et compte tenu des éventuels facteurs multiplicateurs évoqués par Claire Poinsot, la surface nécessaire à la compensation était impossible à trouver par la collectivité. Le projet allait donc être abandonné, au détriment des agriculteurs à qui la communauté de communes devait acheter les terres. Tout le monde était très fâché. « Alors, la com’com m’a demandé une contre-expertise, que l’ai réalisée. En définitive, sur les 52 ha, je n’ai trouvé que 10 ha de zones humides… le bureau d’études avait pris pour telles des zones où les prairies avait simplement gardé l’eau de pluie à cause d’un tassement du sol ! » Ce qu’on appelle une hydromorphie provoquée, récurrente sur les sols argileux qui se tassent vite. Pourtant, le bureau d’études avait bien procédé à des sondages pour voir si l’un des autres critères d’établissement d’une zone humide était présent : l’oxydoréduction, oxydation en surface, réduction en profondeur, modifications chimiques visibles aux changements de couleur des horizons du sol. « Mais le gars n’a pas creusé assez profond, à 20 ou 30 cm, alors qu’il faut creuser à 1,2 m pour être sûr. Il avait 900 trous à faire, il n’avait pas le temps, dès qu’il a vu des traces d’oxydation, il a dit, hop, des zones humides ! » Patrick Le Gouée a eu la gentillesse de ne pas donner le nom du bureau fautif.
Il faut de la bonne connaissance et une grande vigilance quand on est un bureau d’études. La responsabilité est lourde. Ce n’est pas Biotope qui avait été chargée de ce projet, Sylvie Poinsot tente malgré tout de comprendre le confrère. « Il y a eu erreur, certes, mais il faut avoir à l’esprit un souci de fatigue. Chez nous, on demande à nos collaborateurs de ne pas faire plus de 12 à 15 sondages par jour au maximum. Au-delà, cela devient un problème de médecine du travail, à cause du dos. Réaliser une étude sérieuse, cela demande beaucoup de temps, et donc, de l’argent, » dont il faut comprendre que les collectivités se trouvent en général assez avares. « On peut toujours labelliser les bureaux d’études, comme certaines le réclament », conclut Claire Poinsot, « mais tant que la note du prix sera majoritaire dans l’évaluation des appels d’offres… » les communes, les aménageurs n’ayant que le moins-disant en tête « s’exposeront dans les tribunaux. »
« Une étude mal faite, c’est un biais énorme », reconnaît Thibault Soleilhac. L’expertise est par nature aussi mouvante qu’une tourbière. Lorsqu’on s’y engage il s’agit d’être objectif, rigoureux et transparent, afin de limiter les risques juridiques et tout simplement, démontrer sa bonne foi. « Moi, j’ai fait des photos des profils de sol dégagés par mes sondages, c’est la preuve que j’ai bien fait mon travail, » s’amuse Patrick Le Gouée, qui aimerait qu’une assistance à maîtrise d’ouvrage soit systématiquement imposée à tout projet de compensation.
Pas certain que ces mises au point aient rassuré Pierre Lebaillif, agriculteur à Saint-Jean-du-Thenney, village de l’ouest du département de l’Eure. « Je suis installé là où il y a le moins de documents d’urbanisme, alors ici tout le monde fait un peu ce qu’il veut: tant qu’on a des maires agriculteurs, ça va, mais si ça change… » En Gaec avec son frère, il produit lait, blé, orge, colza, maïs, tournesol, lin, et pommes (en bio celles-là). Il s’essaie aux techniques culturales simplifiées et à la conservation des sols. « Pour moi vraiment, la compensation, c’est la double peine, on construit sur nos terres et on nous prend des terres pour compenser! C’est de la perte de production, de revenus et puis, à quoi ça rime comme je l’ai vu quand on recrée une zone humide là où il n’y en avait jamais eu!? » Comme beaucoup de collègues, Pierre Lebaillif préférerait que la compensation soit plutôt une aide à la plantation de haies, à la réhabilitation des mares en mauvais état ou qui ont été drainées. Un soutien à l’agroécologie. « En tout cas, ne pas sanctuariser, surtout pas! Il faut que la compensation participe au fonctionnement de nos exploitations. Franchement, aller taper dans de la terre à 100 quintaux, ça fait mal au cœur, » alors que, remarque-t-il, en zone urbaine, chacun fait son petit bâtiment sur un terrain, sans tenir compte des documents d’urbanisme, lorsqu’ils existent : « il faut d’abord combler les dents creuses en ville, faire des grands bâtiments et des parkings communs; sur les zones commerciales, il n’y a aujourd’hui que de la perte d’espace. Ce modèle d’urbanisation n’est plus viable. » C’est ce à quoi répond justement le zéro artificialisation nette, le fameux ZAN : densifier et ensuite, peut-être, aménager ailleurs.
« J’entends et je comprends bien vos remarques, » lui répond Claire Poinsot, « c’est d’ailleurs pour cela qu’on a créé en 2016, nous Biotope, avec la Safer Île-de-France, une filiale qui s’appelle Archipel [dont elle est directrice générale] qui a pu sécuriser 200 ha de foncier qui ont été rendus à l’agriculture. » Ou plutôt, qui n’ont pas été pris à l’agriculture. « On est allés chercher des terrains qui n’avaient plus aucune vocation, ils étaient abandonnés, d’anciennes carrières, des terrains de sport abandonnés ou des dépôts d’ordures sauvages par exemple, qui n’avaient plus de fonctionnalités pour personne. Avec l’argent de la compensation on les a achetés et restaurés, et on les gère. » En, définitive, l’agriculteur avec qui une convention de gestion est signée est gagnant, car il est payé pour entretenir les terres de compensation qui se trouvent chez lui, et ce, durant toute la durée du projet, c’est-à-dire entre 30 et 50 ans. Apporter de la plus-value aux espèces, au territoire et au monde agricole. La Safer préempte ou acquiert à l’amiable, elle revend à un tiers soumis à un cahier des charges qu’elle indemnise pour la gestion quotidienne. Ou bien Archipel signe une convention de partenariat avec une commune ou une entreprise privée gestionnaire d’un site réhabilité.
« Oui, j’entends bien, mais même si ça rapporte, c’est dommage d’en arriver là, » analyse Pierre Lebaillif. « Il faut vraiment faire de la planification territoriale, c’est-à-dire ne pas prendre les projets les uns derrière les autres, mais tous ensemble, pour voir quels sont les besoins. Et se dire que la compensation est toujours un aveu d’échec, » car elle est la démonstration qu’on n’a pas réfléchit à l’utilisation de l’espace. En matière d’aménagement du territoire, la cohérence reste souvent à démontrer, sauf pour les ouvrages linéaires, structurants, où la cohérence était imposée par la nature des projets eux-mêmes : une autoroute se construit de la même façon dans une com’com et une autre. Par contre, rappelle Emmanuel Hyest, président de la Safer Normandie et de la Fédération nationale des Safer, « dans les projets ponctués, comme les ZAC… Il faut faire autrement. Le modèle de développement ce n’est pas de construire au bord d’une route : il faut faire autrement. Regardez les Allemands. Là-bas, le dernier trait de charrue va au bord de la ZAC et des pavillons. On construit des entrepôts à étages, des parkings partagés. En France, non. Autre exemple : qu’est-ce qui justifie que pour construire un silo agricole on soit chez nous limité en hauteur, ce qui oblige à les faire plus large, donc à occuper plus d’espaces ? »
Tout cela fait beaucoup d’argent
Des dossiers, Maître Soleilhac en voit passer beaucoup. Dans les trois quarts des cas, la compensation n’exclut pas l’activité agricole, bien au contraire. Il est un peu des deux côtés de la barrière car il dirige une fiduciaire créée spécialement pour gérer sur toute leur durée des projets de compensation. « C’est une solution mise en avant par le Sénat en 2017. À l’occasion d’une commission d’enquête sur l’effectivité des mesures de compensation, la fiducie avait été identifiée comme un bon moyen de mise en pratique. » La fiducie, c’est une banale disposition juridique qui permet à une personne réelle ou morale de transférer à un tiers des biens ou des droits, que cette dernière doit gérer dans des conditions définies. En clair, la fiducie est un transfert temporaire de propriété. En l’occurrence, elle est un transfert de l’exécution et du budget de l’obligation de compensation. « C’est un instrument comme un autre qui répond à l’exigence de pérennité des mesures de compensation. Car la grande crainte de l’État est que les programmes périclitent. Qui peut dire que dans 50 ans il sera encore là ? » Comme un EPF, une fiducie porte le foncier, lequel ne peut être affecté qu’à l’objet de la fiducie. « On rémunère l’agriculteur durant la durée de compensation, tous les mois ou tous les ans, avec les fonds transférés par le maître d’ouvrage. L’argent nous est versé et est déposé sur un compte séquestre, l’agriculteur est rémunéré à deux titres, à la fois sur la mise à disposition du foncier et d’autre part sur les prestations qu’il va être amené à réaliser : gestion quotidienne du terrain de compensation, cela veut dire fauche, remise en état des ruisseaux etc. » Une garantie, une sûreté. M. Lebaillif fait tout de même la moue, car ce genre de rémunération ne vient pas valoriser le travail essentiel de l’agriculteur, qui est celui de produire de la nourriture. « L’agriculteur est là pour produire avec la nature, il n’est pas là pour faire de la nature, » dit-il joliment. Et puis, alerte Emmanuel Hyest, la nature ne doit pas être une aubaine pour les bureaux d’études. « Quand on parle de compensation environnementale, il y a des gens qui ont un intérêt à ce que le E et le R soient mis sous le boisseau, car il y a des gens dont c’est le métier de mettre en œuvre de la compensation. C’est un marché. » Le marché de la destruction de la biodiversité génère de l’argent, de même que la pollution de l’air fait travailler hôpitaux, médecins et pompes funèbres. La compensation ne change en rien les règles comptables calquées sur le PIB : dans notre société, n’a de valeur que ce qui génère un flux monétaire.
boucher les dents creuses !
Pour Patrick Le Gouée, la compensation n’est jamais aussi bonne que lorsqu’elle démontre facilement un enrichissement de la biodiversité. Autrement dit, lorsqu’elle est réalisée sur des terrains où l’on part de zéro, ou presque. « C’est le principe, dans la loi, de l’additionnalité, et pour cela, il n’y a pas mieux qu’une friche industrielle, commerciale ou urbaine. Et pour le démontrer, on a par exemple l’outil Muse [intégrer la multifonctionnalité des sols dans les documents d’urbanisme, piloté par le Cerema] qui permet à l’échelle locale de connaître l’état des sols. » En allant compenser là où le sol mérite mieux que ce qu’il est, l’aménageur est à peu près sûr de cocher les bonnes cases. « La ressource est énorme en ville », abonde Thibault Soleilhac. « Les friches y sont nombreuses, mais le foncier est plus cher, or, on affecte des terrains sur 30 ou 50 ans, vous imaginez tout de suite le coût total ! » Construire sur l’existant, combler les dents creuses pour satisfaire à l’objectif ZAN et Emmanuel Hyest c’est déjà plus onéreux que de faire du neuf, alors ne pas construire, mais au contraire créer des espaces naturels et les entretenir durant une ou deux générations, ne serait-ce que pour rafraîchir la ville sous les canicules, l’est encore plus. Injonctions contradictoires. « De toute façon, la pression foncière est énorme, » et pousse à aménager, se désole Emmanuel Hyest qui a une idée pour tempérer les ardeurs des bâtisseurs. « Regardez les ZAC. Dans la plupart des cas, l’essentiel du prix du foncier a été pris en charge par les collectivités pour attirer les investisseurs et amener de l’activité sur leurs territoires, pourtant, quand leurs biens deviennent vacants, les propriétaires ne veulent aucune contrainte ! Il faudrait instaurer une taxe sur ce foncier vacant, pour qu’ils en fassent quelque chose. Sinon, on continuera à bâtir ailleurs alors qu’on a déjà de la place, inutilisée. » Un équivalent de la taxe sur le foncier non bâti (TFNB), qui essaie de limiter la spéculation foncière sur les dents creuses, justement en poussant leurs propriétaires à y faire construire des logements.
La compensation n’est pas le seul outil pour garder la terre à l’agriculture. Il y a aussi le cahier des charges à usage environnemental des Safer, utilisé par Archipel. C’est un contrat passé lors de la vente entre la Safer et l’acquéreur qui l’engage à maintenir évidemment l’usage agricole du bien mais aussi à respecter des enjeux environnementaux, durant 10 à 30 ans. La vente peut être annulée si le cahier des charges n’a pas été suivi. Le droit propose également le bail à clauses environnementales (une convention entre propriétaire et fermier d’une durée de 1 à 6 ans renouvelable une fois), ou, le nec plus ultra, l’obligation réelle environnementale (ORE, qui s’attache au bien durant 99 ans) qui a les faveurs des écologues – lesquels déplorent son anonymat alors qu’elle serait le moyen le plus efficace pour faire de l’agriculture une bonne gestionnaire de la nature. « C’est surtout à un niveau micro que l’ORE est très pertinente. Mais au-delà, il faut d’autres outils », selon Maître Soleilhac. On imagine qu’il pense à la fiducie.
Pour conclure, l’avocat nous rappelle une évidence : que l’on soit pour ou contre, la compensation et le ZAN répondent à des règles communautaires, « l’Europe est en fait en train de rattraper son retard. On est obligés de mettre le paquet sur la compensation et le zéro artificialisation nette, et on en est qu’au début. » Patrick Le Gouée en remet une couche avec la directive sols, étouffée il y a quinze ans, qui est réactivée aujourd’hui par la Commission européenne, dans le sillage d’une vaste stratégie européenne santé des sols 2030, « qui devrait imposer dès 2023 que toute démarche visant à modifier les milieux prendra en compte la composante sols. D’où l’intérêt de bien la connaître… » Demain sur notre continent, c’est-à-dire à partir de l’an prochain, la stratégie devrait être claire : augmenter la teneur en carbone des sols, restaurer les terres dégradées, ramener la pollution des sols à des niveaux ne présentant pas de danger pour les formes de vie, dont la nôtre. Un des moyens mis en avant par la Commission européenne est la rémunération des agriculteurs pour l’entretien des fonctions exercées par les sols, dont le stockage du carbone et l’entretien de la biodiversité. Un autre est de transformer le trio français ERC en un Éviter-réutiliser-minimiser-compenser. Il ne manque plus qu’un A pour anticiper et un P pour planifier, rêve Claire Poinsot. Cela donnerait ERMCAP. Un acronyme impossible à dire, pour un besoin que les juges sauront apprécier, philosophe Maître Soleihac en guise de fin : « On invente en marchant avec la compensation. La loi est souple, c’est de la doctrine administrative, que les juges peuvent interpréter. Depuis deux ans d’ailleurs, on a des flots de jurisprudence sur des projets : les juges se sont mis à appliquer de façon plus rigoureuse des textes communautaires [européens] sur l’exigence en matière d’espèces protégées. Et alors, là, attention… » Dit autrement, quiconque ne respecte pas à la lettre la réglementation risque de voir a minima son dossier retoqué par l’autorité environnementale (le CNPN) ou arrêté par un tribunal saisi par une association de protection de l’environnement. « Rester dans les clous, bien préparer, anticiper, c’est en fait un avantage concurrentiel. Aménageurs, soyez maximalistes pour vous éviter les déconvenues », recommande l’avocat. Agriculteurs, restez vigilants, mais n’ayez pas peur. En définitive, la loi ne pense qu’à une chose, vos sols.
C’était un jour d’août 1993 devant la plage d’Hardelot, près du Touquet, sur la Côte d’Opale. La crapule de Château-Chinon, François Mitterrand, s’en retournait par son hélicoptère ; le pied sur la marche, il dit à son exact symétrique, Pierre Mauroy, le grand Gros Quinquin, le Rougeaud de Lille, « et vous, continuez à mettre du bleu au ciel. » C’est ce qu’avait fait Pierre Mauroy, qui était de chez moi, le temps de rendre l’espérance à la France au cours de son mandat de Premier ministre, avant de l’abandonner à une gauche moisie puis momifiée par le fric, le mépris social et la valorisation des identités. Alors, puisque j’aime Pierre Mauroy, sa vision de l’État et de la politique, puisque je suis un marin (et surtout un sous-marin), puisque je voue un culte à James Cameron depuis Abyss (comme tous les plongeurs je pense), puisque j’ai des yeux à peu près bleus, et que c’est un mur bleu qui à droite de mon bureau compense le mur jaune situé à gauche, j’ai décidé, moi aussi, de vous mettre du bleu au ciel après cette année 2022 où c’est dans notre âme que les bleus ont été forcés. Vous allez me dire qu’en 2023 il y aura toujours autant de cons, de politiques et de confrères et de consœurs scientifiquement incultes, de trottinettes électriques, de nouveaux offensés, de débats bruyamment insignifiants, de précieuses ridicules, de gens qui s’arrêtent net sur le quai de la gare avec leurs valises à roulette, de révolutionnaires et fauteurs de guerre de plateaux télé, de pétitionnaires quotidiens, de prolos qui font chier au téléphone pour vous vendre une formation, de sauveurs de planète conceptuels et de lanceurs de soupe molotov, de RER en retard, de défenseurs du voile intégral qui libère la femme oui mais en Iran c’est pas pareil, de véganes tristes comme une constipation, de gens avec des écouteurs qui mettent pourtant leur téléphone sur haut-parleur, de mots creux comme bienveillance et inclusion, il y aura d’ailleurs toujours des gens étranges pour écri.r.e en in.clu.sif.s et autant de neuneus pour qui le monde est blanc ou noir, de courageux qui estiment que « faut pas humilier Poutine », de cost-killers en costard près du corps et de comptables en chemisette à rayures ; il y aura toujours Hidalgo, Mélenchon, Rousseau et le Pen, mais aussi Vincent Delerm, Nagui et Marion Cotillard ; bref, il y aura encore et encore des gens que je dénoncerai à votre aimable peloton, mais je me fais fort surtout de vous montrer toutes celles et tous ceux qui sans le hurler à la radiotélédiffusion française font avancer la société. Mes écolos remarquables, il y en a autant que des Na’vis dans Avatar !
Des 1er au 6 décembre à Toulouse a eu lieu la Journée Mondiale des Sols (JMS). Organisée par l’Association française pour l’étude du sol, la bien nommée Afes, cette – en réalité – semaine aura permis à des chercheurs, des paysans, des élus, des techniciens, des ingénieurs, des vous-et-moi de se rencontrer, de voir le sol en vrai, d’écouter des gens dire des choses intelligentes et même de jouer pour apprendre et se mettre à la place de l’autre. Le cynique revenu d’à peu près tout que je suis y a respiré un air frais et salvateur : il y a des petits-bourgeois qui se collent sur un périphérique devant des prolos pour pleurer sur la fin du monde, il y a des étudiants tout juste sortis des meilleures écoles qui considèrent que fuir plutôt que d’aller contaminer de l’intérieur le système qu’ils prétendent détester est un acte de résistance incroyable ; il y a une « société savante », l’Afes, qui a su réunir 1 500 personnes durant six jours à parler des sols sans bûcher, pilori, ni martinet. Il y a des gens qui pleurnichent, d’autres qui font. Punaise que ça fait du bien ! Alors, j’ai ressorti trois portraits que j’avais faits il y a deux ans pour mes écolos remarquables, que j’ai actualisés. Trois portraits des gens qui ont fait sortir les sols de leur anonymat et ont monté cette JMS. Si on parle d’eux, c’est grâce à eux. Comme quoi, j’ai eu le nez fin. Voici Sophie Raous, coordinatrice de l’Afes, Jacques Thomas, son président, et Céline Thomas, la femme des sagnes.
Note : j’ai des liens professionnels qui sont devenus des liens d’amitié avec les personnes citées. J’anime chaque mois depuis deux ans le webinaire C dans l’sol, que le groupe Eiwa a créé, et je réalise les Portraits de sols pour ce même groupe, dirigé par Jacques et Céline Thomas.
@ FD, lors du second test de la Fresque du Sol (Journée mondiale des sols, décembre 2022) en compagnie de Jacques Thomas
SOL CONTRE TOUS
Il s’est un jour déroulé à Caen un épisode essentiel. Une rupture, une accélération de rythme, une impression changée a été provoquée. Le colloque « Sol contre tous » a été aux dires de tous et toutes un exploit. Les 13 et 14 octobre 2014, il a réuni à l’université de la ville du Mémorial de la Paix des spécialistes des sols de disciplines variées. Le grand amphi était bien garni, et les chercheurs et les élus qui étaient sur la scène sont aujourd’hui presque tous d’accord pour dire aujourd’hui que « Sol contre tous » a fait sortir le sujet de sa gangue académique, il a rompu son invisibilité, l’offrant, désirable, au grand public. Ce colloque a sans doute été le premier en France à confronter les regards, entre pédologie, biodiversité, agriculture, économie et politique. Depuis, on discute des sols en France comme d’un écosystème indispensable, d’un acteur social fondamental, on monte des événements et des tables rondes à son propos sans que cela fasse sourire. Je peux en parler, car j’y étais.
En a-t-elle seulement conscience ? Eh bien oui. « Maintenant que je n’y suis plus, j’ai plaisir à penser que j’ai pu faire avancer les choses. Des chercheurs m’ont dit que ça avait été la première fois que tous les gens causaient aussi bien de sols que de foncier », se rend compte Sophie Raous, l’organisatrice de « Sol contre tous ». Haute, tout en cheveux, des lunettes sur le nez, elle sourit même quand elle ne sourit pas. À l’époque, elle était la coordinatrice d’un formidable appareil, l’Institut régional du développement durable, l’IRD2. Fondé par l’alors région Basse-Normandie, l’institut était le médiateur favori entre grand public, élus et monde de la recherche. Un machin unique en France, devenu une référence sous la direction effective de Sophie Raous. « Après mon école d’ingénieur à Nancy, j’ai commencé ma thèse en 2007 au Brésil sur la reconversion des sites miniers, sur les plantes hyperaccumulatrices de nickel. » Banal. À ceci près que Sophie a fait sa biblio d’une manière originale : « J’ai appelé les gens, je les ai rencontrés ! Plutôt que de me contenter de les lire et de leur demander des précisions par Internet, je les ai fait parler, ça m’a beaucoup plu. » Au point de lui faire nourrir l’idée de former ses confrères et ses consœurs à communiquer sur leurs travaux. « J’allais en Lorraine, dans la Meuse, causer avec des enfants de nos sujets de recherche. Ça m’a permis de comprendre à quel point la connaissance était enfouie, cachée, mystérieuse, dans les labos. » Sortir les chercheurs de leurs paillasses pour les faire parler entre eux et avec les gens, voilà ce qu’avait décidé Sophie Raous. Thèse soutenue en septembre 2011, voilà qu’elle apprend que la région Basse-Normandie et l’université de Caen créent en commun l’IRD2 pour « consolider le dialogue entre politiques et chercheurs ». Barre à l’ouest, elle y va, traverse la France. « C’était une association, avec une grande vitesse de prise de décision et une liberté d’action qui m’ont surprise. Avec Vincent Legrand, le directeur, on a eu l’idée d’un truc sur les sols. Alors, on a monté un groupe de travail, avec une vingtaine d’acteurs, qui, pendant un an, a réfléchi à la définition du sol. » Le financement avait été voté pour deux ans, il y avait cette phase de diagnostic, ce temps fort à organiser qui allait devenir « Sol contre tous », et puis des applications pédagogiques concrètes à l’issue avec sorties sur le terrain, réunions d’information, plaquettes, panneaux, visites, etc.
Des bus-ateliers
Le grand mérite de Sophie Raous a été de faire travailler des gens… ensemble, autour d’un thème, le sol, qu’ils traitaient auparavant chacun dans son coin. Après le colloque, elle a, par exemple, mis tout le monde dans des bus, ce furent des voyages-ateliers qui ont rassemblé agriculteurs, élus et techniciens des collectivités « pour leur faire comprendre la notion de service écosystémique au travers de visites d’entreprises, de fermes et de mairies. » En partenariat avec les quatre parcs naturels régionaux normands (PNR des boucles de la Seine normande, Normandie-Maine, des Marais du Cotentin et du Bessin, du Perche), les participants ont mis les pieds dans les bottes. Ainsi, la libération des savoirs réalisée par le colloque n’a-t-elle jamais été perdue, au contraire, elle s’est mue en germination. Des gens avaient appris ce qu’était réellement un sol, ils ont découvert quoi faire en découvrant ce qui avait déjà été fait. L’affaire ne s’est en fait jamais arrêtée. Le coup parti de Caen en a ébranlé plus d’un et a failli recomposer l’action régionale : « On en était à coécrire une stratégie pour la gestion durable des ressources en sol avec les deux régions fusionnées, à partir du même groupe de travail initial ! C’est con, ça n’a pas fonctionné. » Comme souvent, le redécoupage des régions par François Hollande, sur un coin de table, avec les écolos, pour empêcher que des régions ne basculent vers le Front national, a occasionné moult querelles de fauteuils de bureaux qui ne sont pas près d’effacer les frontières administratives. Les « approches culturelles » des sujets de développement durable des deux régions, comme on dit en langage de fonctionnaire territorial, étaient trop dissemblables pour qu’elles pussent être rapidement hybridées. Assez peu fascinée par le spectacle, Sophie Raous est partie coordonner l’Association française pour l’étude des sols, une société savante pas loin d’être centenaire qui réunit chercheurs et praticiens.
À la JMS de décembre 2022, l’Afes a aligné 700 participants en chair et en sos et 800 à distance. « On a réussi à disperser le terreau, à mettre ensemble les bonnes personnes. En plus, il y a une relève, je suis heureuse de voir tant d’étudiants s’intéresser maintenant aux sols ! », s’enthousiasme celle qui ne veut surtout pas qu’on la tienne pour une militante. « Moi, je veux des faits », ce qui, dans notre société où on intellectualise tout, est courageux. Sophie Raous fait partie de ces femmes inconnues des plateaux télé qui ne brassent pas l’air avec des moulins à phrases creuses, mais influent sur le cours des choses parce qu’elle est tenace, joyeuse et convaincue, et donc, convaincante. On peut changer le regard et modifier les pratiques des agriculteurs, des élus et des techniciens des collectivités sans travestir la science, en rendant désirable sa complexité. C’est moi qui le dit, c’est elle, et Jacques et Céline qui vont suivre, qui le fait.
Les paysans ont envie de changer, ils ont peur de le faire. Le regard du voisin, ça compte. Et puis, sur quelles bases transformer ses pratiques ? La formation est importante, mais où est-elle… ? Puisque les infrastructures traditionnelles censées l’assurer ont du retard, Jacques et Céline Thomas ont eu l’idée de fonder une sorte d’université populaire des sols. Dans la lignée tracée par Sophie Raous avec « Sol contre tous », ils ont créé le Pecnot’Lab où paysans et chercheurs se rencontrent, dans un labo, autour de mallettes d’analyses, à l’occasion de conférences et de webinaires qui sont devenus, au cours des deux confinements, des rendez-vous pédagogiques fort renommés.
Au départ, M. et Mme Thomas travaillaient sur l’entre-deux, cette eau cachée dans les zones humides, imbibée dans un sol qui fait sproutch lorsqu’on y pose la botte. Ils en ont acquis une réputation nationale dans la promotion de ces sagnes, comme on dit en Occitanie. Leur histoire mérite d’être sue.
le réseau de la tourbe
Entre 1994 et 1999, Jacques Thomas est directeur du Conservatoire d’espaces naturels de Midi-Pyrénées et responsable du programme Life Tourbières (Instrument financier pour l’environnement, un des principaux outils financiers de l’Union européenne utilisés au titre de sa politique environnementale). Après quelques années passées à parcourir le territoire de l’ex-région, il peut établir un constat de frustration : il y a bien un enjeu tourbières en Midi-Pyrénées, mais ces zones humides sont à la fois très petites en surface, éparpillées sur toute la région et toutes en propriété privée. Comment donc faire en sorte de les préserver, ce que réclame l’Europe, alors que les paysans ne les entretiennent plus (or, avec le temps, elles se comblent) parce qu’ils en ont oublié les mérites, ou bien ils les drainent pour gagner en surface cultivable ? Défendre l’intérêt général porté par un biotope alors qu’il appartient à une multitude de petits propriétaires pas très riches est une œuvre noble, mais impossible. « En plus, les outils administratifs de maîtrise foncière ne fonctionnent pas bien ici dans le Sud-Ouest, puisque, culturellement, quand on se désintéresse d’un espace, on ne le vend pas. Il fait partie du patrimoine, donc on le conserve, même si ça ne vaut rien. Il y a un attachement autre qu’économique », m’explique Jacques Thomas. Il ne pouvait rien faire. En fait, si, il a pu. À un moment, il s’est dit que, peu importe la propriété, ce qui comptait est que celui ou celle qui gère la tourbière sache déjà qu’il s’agit d’une tourbière, qu’il en comprenne suffisamment l’impact hydrologique et écologique pour qu’il soit fier d’en devenir le gardien. Les paysans sont unanimes : avec une tourbière bien en forme, les vaches peuvent continuer à paître dans la pâture en pleine sécheresse, parce qu’il y a encore de l’herbe ! Ceux qui l’ont drainée doivent faire venir le foin, alors qu’il est prévu pour aider à passer l’hiver. « Mon idée était bien d’impliquer les populations locales dans la préservation de milieux naturels stratégiques, en dialoguant directement avec le propriétaire ou le gestionnaire et en court-circuitant les intermédiaires socioprofessionnels. Rendre les gens responsables, si vous voulez. » Jacques et Céline Thomas parviennent, non sans mal, à convaincre l’agence de l’eau Adour-Garonne, la région Midi-Pyrénées et l’État de financer durant 6 ans la mise en place d’un réseau de paysans partenaires et gardiens des zones humides, qui prend le nom de Rés’Eau Sagne. Et ça a tellement bien marché que ça lui a joué des tours.
Pour le gérer, Jacques quitte le Conservatoire et crée en 2001 une coopérative avec Céline, la Scop Sagne. « On assurait à la fois la mission d’animation du réseau, des fonctions de bureaux d’études sur les zones humides, des missions de travaux et de gestion directe de sites avec des troupeaux de Highland cattle », détaille celle-ci. Plus de 50 chantiers dans toute la France et puis, faute d’un marché suffisamment mature et juridiquement sécurisé, la coopérative arrête cette activité en 2014. Trop cher et trop risqué.
« En 2006, on était arrivés à la fin de la période d’essai. On ne pouvait que constater que les gestionnaires des zones humides – ils étaient une cinquantaine à l’époque, des paysans en majorité – n’avaient aucune représentation collective. Nous, on parlait bien en leur nom, mais c’était bizarre, car nous étions de fait juges et parties, ce qui mettait mal à l’aise nos financeurs. Du coup, on a demandé aux gestionnaires s’ils étaient prêts à fonder une association qui les représenterait. Comme ils ont tous répondu “oui, pourquoi pas, mais pas sans vous”, on a créé une SCIC. » À l’époque, la solution juridique pour des formes d’associations de personnes ou des groupes ayant des intérêts différents, c’était la société coopérative d’intérêt collectif. Et c’est ainsi que naît la Scic Rhizobiòme, qui va marquer son temps dès sa constitution, en 2007.
festives zones humides
Les rôles sont alors bien distribués : à la SCIC Rhizobiòme la maîtrise d’ouvrage de tous les programmes publics, dont celui de promotion des zones humides, qui s’appelle Rés’Eau Sagne ; à la Scop Sagne les prestations scientifiques et techniques. Pour le grand public, les élus et les paysans, c’est Rhizobiòme qui est visible, car c’est elle qui fait la promotion des tourbières, notamment via ses incroyables écoles et autres fêtes des sagnes. Imaginez un instant un lycée agricole ou un chapiteau de cirque, où des acteurs mettent en scène la vie d’une planète carnivore ou l’histoire du canal du Midi, où des chercheurs discutent avec des élus, des philosophes et des paysans, où des conteurs lisent des poèmes, devant des centaines de personnes qui voient et entendent parler des zones humides comme des éléments de leur vie. Imaginez des fêtes des sagnes au cours desquelles des gens, venus de toute la région, visitent des tourbières avant de boire un coup et d’écouter de la musique, le soir, sous les étoiles. J’en ai été le témoin, ces écoles et ces fêtes ont été des moments sans équivalents, parce qu’ils marquaient la réussite exceptionnelle de cette structure sans nulle autre pareille en France, dans la connaissance, l’acculturation et la gestion des zones humides. Si, dans le sud-ouest de la France, dans le Tarn surtout, il y a encore des tourbières et des prairies humides malgré les champs de maïs, c’est à coup sûr grâce au travail de ce réseau. Les agriculteurs qui, auparavant, les drainaient en sont devenus les défenseurs, résistant d’eux-mêmes à la pression de l’habitude et à la routine des chambres d’agriculture.
L’université populaire des sols
En 2007, l’agence de l’eau Adour-Garonne réduit le territoire d’intervention du Rés’Eau Sagne au simple Tarn et élargit le domaine à l’ensemble des zones humides. Pas uniquement les tourbières. Cinq ans plus tard, Jacques et Céline disent à l’agence qu’il n’est peut-être pas très pertinent de solliciter les agriculteurs des plaines du Tarn à propos des zones humides, parce qu’il n’en reste que des petits mouchoirs et que les préserver n’aurait pas vraiment d’effet sur l’hydrologie générale. « On a estimé que la bonne porte d’entrée pour parler de l’eau sur ces territoires de grandes cultures, c’était… le sol. »Nous y voilà. La qualité des sols, comme principal levier sur lequel le paysan peut redevenir acteur de son métier, c’est le principe qui fonde un nouveau réseau, petit frère du Rés’Eau Sagne, le Rés’Eau Sol. « Notre but est bien d’apprendre aux paysans à redevenir les pilotes de la santé de leur sol, à appréhender les effets de leurs techniques culturales sur la santé des sols et les incidences à moyen et long termes, notamment dans le contexte du changement climatique. L’idée est toujours la même, faire monter les gens en compétences, leur donner accès à la connaissance pour qu’ils construisent par eux-mêmes, intelligemment, les solutions les plus pertinentes parce qu’intégrant les règles de la biologie, la compréhension des phénomènes. » Le Rés’Eau Sol a très vite remporté le même succès que son grand frère. Preuve en est, en 2017.
« on ne fera rien sans vous ! »
Certains financeurs, avec des arguties juridiques désignant l’Europe comme coupable – c’est une façon de dire que son chien a la rage –, ont dit vouloir tout arrêter. C’est que le couple Sagne et Rhizobiòme avait fini par être un peu embarrassant : assurant une mission d’intérêt général, une quasi-délégation de service public, la protection des zones humides et la préservation de la qualité des sols, le réseau avait, par son succès social, lentement gagné la démonstration que l’on pouvait être plus efficace qu’une armée administrative impécunieuse, lourde et mal employée. Il avait fait mieux que toutes les bureaucraties et les collectivités avant lui qui n’étaient pas parvenues à enrayer la machine infernale de la destruction des zones humides et des sols. Ça en a vexé certaines. Et puis, malins, l’essentiel du travail ayant été fait, les financeurs pouvaient à bon compte récupérer tranquillement la gestion des zones humides. Les start-up innovantes se font toujours bouffer par les grosses boîtes assoupies. « Ce sont nos adhérents du Rés’Eau Sagne et du Rés’Eau sol qui nous ont sauvés, lors d’une grande réunion entre eux, nous et les financeurs. Ils ont dit “non, on continue avec vous ! avec Rhizobiòme qu’ils considéraient comme une université populaire au champ. » J’ai assisté à cette réunion qui a obligé les financeurs à regarder leurs chaussures. Un grand moment : la base a signifié à la région, à l’agence de l’eau, aux collectivités, que si Rhizobiòme devait mourir, eux aussi cesseraient de s’occuper des zones humides et de leurs sols, ce qui aurait forcément des conséquences sur l’hydrographie du Tarn. La question avait été posée : faut-il tout arrêter ? Le vote fut clair : « on ne fera rien sans vous ! »
Passé pas loin du dépôt de bilan, le Rés’Eau sol se déploie encore, tout plein du besoin des gens. Il bute toutefois sur un nouvel écueil : pour réaliser les indispensables analyses de sols nécessaires à chaque paysan, pour chacune de ses parcelles, il faut du matériel qui n’est disponible que pour les laboratoires de recherche, à des coûts prohibitifs. Jacques, que rien n’arrête, rencontre alors La Paillasse à Paris, un groupe de « biohackeurs » qui développe des tas de services en open source sur le modèle « fablab » autour des sciences de laboratoire, en récupérant du matériel, en bricolant des petits trucs astucieux… « J’ai fait un travail de dingue de recherche bibliographique pour proposer des protocoles de mesures des paramètres de santé du sol accessibles et faciles à appliquer au champ. J’ai trouvé des trucs mis au point par l’USDA aux États-Unis [le ministère de l’Agriculture local], mais aussi par les labos de recherche de l’IRD ou du CIRAD. Ensuite, on a acheté des imprimantes 3D, on a appris à manier des logiciels de dessin et on a commencé à fabriquer tout un tas d’objets nécessaires pour les mesures au champ à des coûts sans comparaison avec ce qui est sur le marché. » Et voilà qu’est créé le Pecnot’Lab, centre de ressources rural, sur le modèle open source et creative commons, pour rendre la science du sol accessible aux paysans, avec un labo sol-eau et des kits et carnets de terrain à disposition des paysans. Profitant de la crise de la Covid-19, il a également développé une offre sur le web : des tutos sol-eau, des webinaires mensuels (les bien nommés C dans l’Sol, que j’anime chaque mois), des Portraits de sol (que je réalise également), des vidéos (Sur les Pas de Coralie) et un catalogue de formations professionnelles pour celles et ceux qui ne peuvent pas intégrer les groupes du Rés’Eau Sol, avec stage au labo et application sur les fermes, ainsi qu’assistance à distance.
« On veut faire ce pont entre chercheurs et agriculteurs, tant attendu de part et d’autre pour avancer ensemble. Et ce pont commence à être emprunté par les chercheurs eux-mêmes, qui viennent au Pecnot’Lab trouver des solutions pratiques et pas chères, des idées, des astuces… », se réjouissent Jacques et Céline Thomas. Dans toute cette histoire, ils n’ont jamais abandonné leur idée fixe : « Redonner le pouvoir au citoyen, le remettre en posture de le reprendre sur son chemin de vie, faire confiance à sa capacité individuelle de penser l’intérêt collectif. Arrêter de prendre les gens pour des cons, les sortir de la servilité volontaire par le partage des connaissances sans jamais décider pour eux. Tout ça sans jamais renoncer à la rigueur scientifique, à l’exigence de sérieux. Leur donner des billes contre tout ce qui peut les mettre en situation de dépendance ou de soumission. » C’est ainsi que l’histoire s’accélère, quand les gens ont à nouveau les moyens d’en être les acteurs et que les sols, ces grands oubliés, se constituent en une personnalité forte dont celle-ci ne pourra plus se passer. Début 2021, le Pecnot’Lab a inauguré ses premières formations. « Outiller le praticien, agriculteur, maraîcher, avec des connaissances et des méthodes scientifiques d’observation de la santé de ses sols, pour qu’il développe des techniques favorables à cette santé et adapte ses actions aux nouvelles contraintes posées par le changement climatique. » Des jours pleins, tout le long de l’année. Dans cette université populaire, seuls le manichéisme et les postures ne sont pas enseignés.