Aujourd’hui que l’on parle des sols, on peut se demander si parfois c’est bien à propos. Ainsi, la santé. La commission européenne prépare pour mi-2023 une future directive portant sur les sols, dans le cadre d’une stratégie globale sur la santé – des sols, laquelle s’inscrit dans une autre stratégie, mondiale, lancée au début des années 2000 par l’OMS, One health : santé des animaux, santé de l’environnement, santé des humains, tout est lié. La preuve, le Covid qui se serait répandu à cause du mauvais état des écosystèmes chinois, abîmés par nous, humains. C’est évidemment un tantinet plus compliqué que cela. Cependant, dans notre esprit, s’installe un lien de causalité entre la bonne santé des sols, de la terre, de la Terre, et la nôtre. Est-ce bien fondé ? Comment on mesure la santé des sols ? C’est à ces questions qu’ont répondu les intervenants du troisième C dans l’sol organisé avec l’Afes durant la Journée mondiale des sols, le 2 décembre 2022.
Voici le 24e C dans l’sol, en direct depuis l’école d’ingénieurs en agronomie de Toulouse, l’Ensat.
Pour qu’un médecin établisse un diagnostic, encore faut-il qu’il ait un patient reconnu comme tel. Ça tombe mal, car le sol est toujours invisible au regard du droit. Qu’il soit, lui, cet écosystème, malade ou bien portant, peu importe, car il n’existe que si on en fait quelque chose. Pas de sols dans le code de l’environnement, donc, pas de santé des sols. « Sauf dans le cadre de la responsabilité environnementale, s’il y a un risque d’atteinte grave à la santé en cas de mauvais état du sol, » nous apprend Philippe Billet, professeur et directeur de l’Institut de droit de l’environnement de Lyon III. Dans notre corpus légal les sols n’apparaissent que dès lors qu’ils nous menacent, notamment s’ils sont bien pollués. « La loi climat et biodiversité n’a rien changé à cela. Le sol se trouve dans le code de la santé publique dans le cas d’une pollution qui nuirait à la qualité d’un captage d’eau, ou dans le code rural si son mauvais état peut avoir une incidence sur un bail rural. » On peut malmener un sol, tant que cela ne nuit pas à autrui. Le lien entre notre santé et celle des sols n’apparaît donc qu’à l’occasion d’un risque, il est oublié dès lors que celui-ci n’existe plus. En définitive, le sol n’est qu’en tant que vecteur et média, constate Philippe Billet. Il est comme un de ces gros sacs bien remplis qu’on pousse derrière la porte pour qu’elle reste ouverte.
Directeur de recherches à l’INRAE, Lionel Ranjard l’a glissé dans celle de la Métropole de Dijon. « Même si la science ne l’a pas parfaitement démontré, le lien semble évident entre la santé d’un sol et la santé des plantes », et, d’une manière métaphorique, avec la santé d’un territoire. Grâce à lui, Dijon et ses alentours ont élaboré un programme de « transition alimentaire », ProDij qui vise à garantir l’accès de tous les citoyens à une alimentation « saine », produite par des agriculteurs économes en intrants qui valorisent la biodiversité, font attention aux sols, une alimentation transformée par des acteurs locaux. Adopté en décembre 2019, le PLU intercommunal « HD » (il englobe habitat et transport) protège résolument les terres agricoles, les espaces naturels, les trames vertes etc. Il devrait permettre de diminuer de 30 % la consommation de celles-ci d’ici 2030, par rapport à la décennie 2010. « Le sol est enfin pris en considération, on va pouvoir regarder les empreintes sol de la production alimentaire, en espérant que le sol entrera dans la constitution d’un label bas carbone… » espère Lionel Ranjard.
Mesurer l’amélioration
D’ici-là, on aura au moins beaucoup parlé des sols, ce qui est fondamental pour que le droit, un jour, le considère, explique Philippe Billet. Le droit ne fait que mettre des mots sur l’air du temps, alors il faut souffler, en réunions, en colloques, en séminaires, il faut en parler aux gens, à tout le monde, aux élus. Voici un exemple de bonne vulgarisation qui renforce le lien intuitif, sans doute fondé, entre notre santé et l’état des sols. Acteur associatif bien connu du monde du sol, Pour une agriculture du vivant (PADV) a créé un indicateur de bonnes pratiques. Anne Trombini est sa directrice : « L’indice de régénération, c’est un outil qui permet d’envisager le sol de manière systématique en étant pragmatique et opérationnel. C’est un outil créé par et pour les agriculteurs et validé par la recherche, » dont Jean-Pierre Sarthou (Ensat) et Marc-André Sélosse (MNHN), présents lors de cette JMS 2023. Selon Anne Trombini, puisque tout part des sols, il faut que les agriculteurs aient les bonnes lunettes pour bien les regarder : « pour calculer cet indice, on prend par exemple les phytos, la biodiversité, la couverture et le travail du sol, le cycle du carbone, la fertilisation azotée… L’indice de régénération est un compromis entre réalité technique et solidité scientifique, il a vocation à être un outil de dialogue, un outil pour construire un plan de progrès ou pour mesurer l’impact d’un choix de pratiques. » L’IR, comme dit la directrice de PADV, est une note sur cent, une boussole. « Nous, on mesure les résultats des pratiques, on évalue la progression. » L’indice est open source et gratuit afin qu’un maximum puisse l’utiliser. « On s’est constitués en association, de façon que l’outil soit accessible à tous, qu’il soit gratuit pour les paysans. » Par contre, car il faut bien vivre, les adhérents de Pour une agriculture du vivant cotisent selon la taille de leurs structures. D’après Anne Trombini, si le modèle était payant, il serait contre-productif car il amplifierait les biais de constitution de l’IR : « quand c’est payant, c’est celui qui a inventé qui décide de la manière dont [un tableau de bord d’indicateurs] a été constitué. Un indice comme le nôtre est un agrégat, la pondération entre les indicateurs qui le constituent est un biais, car cette pondération serait forcément décidée par les intérêts du moment, par celui qui vendrait l’indice s’il était payant. » L’association existe depuis trois ans, elle a réalisé en dix-huit mois 2 000 indices de régénération et a formé 200 techniciens à son interprétation. L’IR s’applique aux productions végétales et aux bovins, il devrait bientôt concerner les ovins et les mono-gastriques (les cochons).
le sol au futur
Dijon a un autre bon exemple à donner en matière de vulgarisation. Référent prospective, chargé de mission Bioéconomie & Construction durable à l’Ademe, Lionel Combet travaille à l’élaboration de scénarios prospectifs d’échelle régionale, dans le cadre des scénarios nationaux Transitions 2050 déjà publiés par l’Ademe. L’exercice s’appelle « Autonomie alimentaire et énergétique en Bourgogne-Franche-Comté » : « on fait débattre une centaine de personnes sur les ressources qui constituent notre bien commun, et on montrera in fine aux gens comment les futurs possibles et souhaitables pourront se traduire concrètement dans des territoires précis. » Le programme se focalise sur les ressources naturelles, les « bioressources » qui, « dans un contexte de dépression climatique, présentent un risque d’appauvrissement des milieux et de conflit entre secteurs économiques, entre usagers aussi. L’exercice prospectif est sur la neutralité carbone, mais on l’a élargi aux grands enjeux contemporains que sont la biodiversité, la disponibilité de l’eau et les sols, qui sont la base de la réflexion. » Pour se faire, dans la même philosophie que Pour une agriculture du vivant, Lionel Combet travaille avec les acteurs des territoires identifiés, les instituts techniques, les représentants de l’État, les filières du bois et de l’agriculture, les parcs naturels régionaux, les chercheurs et les associations, etc. « Quelles trajectoires, quels équilibres dans l’usage des sols et des ressources en biomasse faut-il trouver ? », c’est ce qu’il essaie de savoir. Résultats lors d’assises régionales qui se tiendront fin mai à Beaune. « Tous ces travaux sont nécessaires », défend Philippe Billet, « je ne sais pas s’ils permettront qu’un jour le sol devienne un objet de droit, mais ils créent un besoin, qui sera traduit par le droit – c’est sa fonction, » analyse Philippe Billet. Créer des résonances, en n’oubliant jamais l’élément-clé, l’agriculteur.
En effet. Un bon indicateur doit avant tout servir à quelque chose. Des indicateurs, des indices, des projets et des prospectives qui ne sont que des tartes à la crème de colloques ne changeront pas le monde. Ils doivent être opérationnels. « C’est le but de nos scénarios, », assure Lionel Combet, « on ne sait pas dire si finalement l’échelle à laquelle nous traitons le sujet est pertinente, mais la finalité est bien d’élaborer un projet de territoire, avec une dimension opérationnelle. » À Dijon, on aimerait « organiser la ville autour des sols et pas l’inverse, », rêve Lionel Ranjard, qui se contenterait déjà d’une place plus importante des sols dans les Scot. Encore faut-il bien les connaître, ce qui coûte du temps et de l’argent. Un argument qui s’ajoute souvent au fameux « oui, mais on n’a pas les bons indicateurs, il faut réfléchir à en créer des fiables, à dessiner les cartographies les plus précises, » très classique dans la bouche de celles et ceux qui ne veulent surtout pas voir. Ne pas savoir, c’est ne pas se sentir responsable. « On est en pleine guerre des thermomètres, », confirme joliment Lionel Ranjard, « ça fait vingt ans que ça dure, et ça continue, alors qu’il y a en ce moment une offre de services, avec des choses rationnelles et d’autres moins. » Nul besoin de colloques sur comment mesurer la « santé » d’un sol, car on sait faire, mais la recherche est timide, alors elle s’est fait doubler par des sociétés comme Genesis qui, sentant l’air du temps, proposent depuis quelques années des indicateurs faciles à déployer, censés délivrer une carte de santé des sols fiable. Nonobstant leurs qualités intrinsèques, Philippe Billet admet que « les indicateurs mis à disposition des élus ou des agriculteurs doivent être simples à lire et à comprendre, » ce que n’ont pas toujours su faire les laboratoires de la recherche publique. « Il n’y aura jamais d’indicateurs simples, car leurs techniques seront toujours complexes, c’est leur traduction qui doit l’être » poursuit Lionel Ranjard. Malgré tout, élus et agriculteurs disent que le meilleur indicateur, le plus facile à comprendre, sera toujours trop cher. Cela énerve superbement Lionel Ranjard : « ça coûte cher ? Mais non, c’est le consentement à payer qui est difficile ! » Les sols ont encore trop peu de valeur pour qu’on ait l’idée que dépenser pour mieux les connaître n’est pas une dépense inutile. En France, on trouve toujours des sous pour faire un rond-point, difficilement pour mettre une signalétique autour d’une zone humide. Faire un carottage pour jauger de la capacité d’une terre à supporter une ZAC, oui, mesurer sa vie et son fonctionnement afin de voir si la ZAC ne serait pas mieux ailleurs, certainement pas. « Mais attention, on parle de vraies mesures, c’est-à-dire quelque chose qui est mesuré, pas estimé, pas modélisé… » glisse le chercheur, un œil sur Genesis, un autre sur PADV.
sol durable, sol en bonne santé
Disposer du bilan de santé de son sol n’est pas inutile quand on est agriculteur. Cela peut même rapporter de l’argent, ou éviter d’en perdre, parce que cela aide à mieux piloter son exploitation, affirme Lionel Ranjard : « quand un système est de bonne qualité, il est en général assez stable dans sa production, il est résistant et résilient. » L’anthropomorphisme aide à comprendre : un bon métabolisme est gage de longue vie, il se mesure à des paramètres physiologiques sur lesquels on peut agir séparément si on les jauge de manière régulière. La durabilité d’un patrimoine qui marche, serait-ce cela la santé des sols ? Les diagnostics existent et ne demandent qu’à être utilisés. Pour une agriculture du vivant a développé un réseau de fermes pionnières afin de tester son indice de régénération et d’en démontrer l’intérêt pratique. « On aimerait d’ailleurs constituer une base de données sur les pratiques et leurs impacts, tels qu’on les mesure avec l’IR, » demande Anne Trombini aux labos de recherche. Une fois que les indicateurs seront devenus naturels, on pourra passer à la phase de certification ou de labellisation, qui dira au grand public ce qui est « bon » pour lui ou non, parce qu’il y a du bon, ou pas, pour les sols. Mais quel label ? Ou bien faut-il modifier les labels actuels afin qu’ils intègrent les sols ? « Ce serait intéressant, car cela permettrait au public de s’approprier les sols [sans le savoir]. Il faudrait que le sol, avec l’eau, soit dans les indications géographiques protégées. Ce n’est pas le cas, sauf pour les lentilles du Puy ! », déplore et espère Philippe Billet. L’INAO devrait modifier ses cahiers des charges de la façon suivante : désormais, vous n’obtiendrez ce label qu’à la condition que votre production soit bonne pour les sols. Ainsi les intervenants à ce C dans l’sol seront-ils parvenus à leur but, positionner la qualité du sol au même titre que l’empreinte carbone, la composition d’un aliment et la santé des humains.
Organisée par l’Association française pour l’étude du sol, l’Afes, la Journée mondiale des sols (JMS) a eu lieu durant… six jours, à Toulouse, début décembre 2022. Pour cette 9eme édition, l’Afes s’est rapprochée de la coopérative Rhizobiome pour construire une série de 3 émissions sur le thème « Les sols pour la nutrition », dans le format C dans l’sol. Seconde émission, « Une fertilisation durable est-elle possible ? » La guerre en Ukraine nous a fait redécouvrir notre dépendance aux engrais minéraux, synthétisés à partir du gaz naturel. Ils avaient déjà mauvaise réputation, accusés qu’ils sont de polluer les eaux jusqu’à la mer. On les incrimine aussi dans l’état inquiétant de certains sols, car avec tant de minéraux disponibles, les plantes n’ont plus le besoin de développer leurs symbioses avec les champignons, ces grands laboureurs. Les engrais sont aussi tenus en partie responsables de la faible qualité nutritionnelle des légumes et des céréales produits de façon intensive. Alors, sus aux engrais minéraux, vive l’engrais organique ! Le fumier redevient moderne. Le bio a bien contribué à sa réhabilitation. Est-ce cela, la fertilisation durable ? Oui, mais tout le monde en veut en même temps, de l’engrais organique, alors il y a « tension », c’est-à-dire concurrence de plus en plus brutale entre fabricants d’engrais organiques, agriculteurs et… méthaniseurs, et même, fabricants de bouffe pour chiens et chats.
Voici le 24e C dans l’sol, en direct depuis l’école d’ingénieurs en agronomie de Toulouse, l’Ensat.
Pas seulement. Pour Jean-Pierre Sarthou, professeur à AgroToulouse (ENSAT), la fertilisation durable est avant tout « l’utilisation de ressources non épuisables à l’échelle de plusieurs générations, c’est une fertilisation qui repose sur des éléments nutritifs qu’on peut recycler, dans le cadre d’une économie circulaire». Ingénieur au Pôle agronomie d’Arvalis, l’institut technique du végétal, Christine Le Souder estime que la fertilisation durable « doit permettre d’assurer la production tel qu’on exprime les besoins aujourd’hui, sans affecter les capacités de production du sol à venir. Il faut être capable de se projeter, de prévoir, de recycler les ressources, de ne pas pénaliser les capacités de production d’aujourd’hui, ni celles de demain. » Ne pas insulter l’avenir en ne pensant qu’à demain. Fondateur et Coprésident des Décompacté·e·s de l’ABC, association qui cherche la fusion de l’agriculture de conservation et de l’agriculture biologique, Quentin Sengers fonde la durabilité sur le sol : « ce qui est central est de le préserver, car il est le premier facteur de production ; il faut avoir connaissance de son potentiel, il faut boucler les cycles, dans la sobriété énergétique. » Recycler, boucler les cycles, garder les sols.
Une précision : l'engrais organique ne vient pas forcément déduire cul de la vache ou du cochon, c'est aussi des plumes, des fientes, des tourteaux, des déchets verts, de la poudre d'os, de la laine (!), de la corne, des boues de station d'épuration, la liste s'étend cheque année. Pour en savoir plus, voyez le site de la maison Frayssinet, qui en fabrique plein.
Enseignant-chercheur à Bordeaux Sciences Agro et représentant le Comifer, le Comité Français d’Étude et de Développement de la Fertilisation Raisonnée, une association qui regroupe l’essentiel des acteurs de la fertilisation, dont les fabricants d’engrais, Lionel Jordan-Meille commence par « la fertilité durable c’est son entretien à base de techniques qui ne compromettent pas l’activité agricole, » ce qui est assez flou, il poursuit par « en n’oubliant pas qu’il y a des réserves inépuisables comme l’azote et d’autres qui sont épuisables comme le phosphore, » et finit par rejoindre les autres intervenants dans la nécessité du bouclage des cycles : « on exporte beaucoup de minéraux depuis les sols [par la récolte] et il faut leur restituer ces éléments. Les stocks de minéraux sont dans des tiroirs, il faut qu’il y ait de la vie pour les ouvrir. La fertilisation durable doit donc permettre d’entretenir la vie du sol. » Tout le monde est d’accord.
Certes, mais pour constituer un engrais, l’azote de l’air doit être mis à réagir avec l’hydrogène – produit par la combustion de grandes quantités de méthane. Or, celui-là est épuisable, et il est cher : « Les engrais azotés nourrissent la moitié de l’humanité, à terme il y aura un problème d’énergie, c’est sûr. Or, on ne va du jour au lendemain décarboner la fabrication des engrais, il faut de l’hydrogène, mais comment le produire autrement ? » se demande Lionel Jordan-Meille. Seule une électricité verte – nucléaire, hydraulique, éolienne, photovoltaïque – produite par électrolyse peut y parvenir. Ou alors, il faut changer et revenir aux engrais organiques, « mais en France, l’élevage est en recul et mal réparti, donc on a encore besoin des engrais minéraux, » remarque-t-il. Toutefois, poursuit le représentant du Comifer, le problème est moins sur l’azote que sur le phosphore. Parce que les ressources en ce minéral sont limitées ? Non, parce que le phosphore est… pollué : « Le Maroc a le gisement de phosphates le plus important, mais il est riche en cadmium. Or, l’Anses [agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail] préconise de diviser par quatre la teneur de ce métal lourd dans les engrais. La solution serait donc d’aller chercher du phosphore dans les mines sans cadmium. Celui-là est beaucoup plus cher. Il y a donc un risque de pénurie. » Entre le gaz russe et le cadmium marocain, le futur du sac d’engrais semble compliqué. À moins d’aller chercher du phosphore dans les mines… russes, pauvres en cadmium.
À moins qu’on ne consomme encore moins d’engrais, comme on le fait depuis un demi-siècle pour le Phosphore et le Potassium (quatre fois moins). Ou, ce qui revient au même, que l’on parvienne à rendre plus efficace l’usage de ces engrais qu’on importe, démontre Christine Le Souder. « Dans le cas de l’azote [les quantités d’engrais utilisés n’augmentent plus depuis trente ans], il y a possibilité de piloter l’engrais au moment où les plantes ont la meilleure capacité à l’absorber. » L’expérimentation en plein champ et en labo, des prélèvements sur les plantes, permettent de mesurer un coefficient d’efficacité, le CAU (Coefficient Apparent d’Utilisation de l’azote). Il correspond à la fraction de l’azote total d’un fertilisant (minéral ou organique) qui est réellement absorbée par les plantes jusqu’à la récolte. Pour le blé par exemple, le CAU varie de 50 % en sortie d’hiver à 80 % au début de la montaison. Autrement dit « si on retarde l’apport d’azote, on l’améliore en augmentant la part qui sert réellement à la plante. » D’après Lionel Jordan-Meille, « l’efficience maximale est de 75 % à propos des engrais azotés, ce qui veut dire que la plante valorise 75 pour 100 de l’azote minéral qu’on lui apporte. Il est pratiquement impossible d’aller à 100 %. » Il existera donc toujours des pertes dans l’atmosphère et dans les eaux. Malgré l’amélioration des logiciels qui aident l’agriculteur à calculer la bonne dose au bon moment, et à évaluer « les pertes d’azote dans l’eau et l’air pour différentes cultures, en temps réel, » nous assure Christine Le Souder.
À moins qu’on n’en consomme plus du tout ? L’idée de vivre sur la bête surgit naturellement de l’idéal du bouclage des cycles. Pourquoi importer des engrais « chimiques » alors que le sol se suffit à lui-même car il fabrique tout seul ce qui le fait vivre, c’est-à-dire ses minéraux ? La systématisation de la polyculture-élevage, le fumier et les légumineuses au cours du XVIIIe siècle a après tout chassé d’Europe le cauchemar de la famine. Cependant, c’est bien les engrais qui ont permis à l’humanité de se multiplier autant sans périr de la faim durant le XXe siècle. L’autonomie en fertilisant, Jean-Pierre Sarthou pense que c’est possible, à une exigence : on peut vivre sur la bête… à condition de l’entretenir. « Il faut apporter de l’humus au sol, et favoriser sa minéralisation ! » Celle-ci se déroule en deux temps, il y a la transformation lente des plantes mortes en humus (la minéralisation primaire), lequel va se lier aux fractions minérales du sol, puis d’autres micro-organismes vont transformer ce qui reste d’humus en minéraux (minéralisation secondaire). Conclusion : pour avoir de la fertilité naturelle, « il faut renouveler ce stock d’humus en laissant des résidus de culture au sol, les résidus de cultures intermédiaires (les couverts végétaux) par exemple, sinon, les micro-organismes manquent de carbone et ne peuvent pas agir efficacement. » Et on en revient, une fois encore, à la conservation des sols que pratique et promeut Quentin Sengers, qui est aussi en bio, ce qui ne facilite pas ses affaires. « On est privés des engrais minéraux, de toute façon, donc on fait autrement, on maximise tout ce qu’on peut faire en local, les couverts végétaux qui ramènent de la fertilité. Dans des rotations céréalières on va mettre des terres en repos en luzerne et en trèfle, et des cultures associés en pois ou féverole. Pour le phosphore, l’agroforesterie est une bonne technique car les ligneux ramènent en surface le phosphore s’il y en a en sous-sol. »
Vivre sur la bête n’est pas un retour au doigt mouillé. La technique aide. Peut-elle accélérer la fabrication de l’humus ? Depuis que l’on parle à nouveau des sols, des vendeurs de poudres proposent d’inoculer les terres de diverses substances afin d’accélérer la fabrication de la fertilité naturelle. « Déjà, commençons par un rappel : si l’on met de la paille sur un sol, le processus d’humification va se faire à la hauteur des minéraux autres que le carbone contenus dans la paille, », reprend Jean-Pierre Sarthou ; or, en ces matières, la paille n’est pas riche car il y a eu transfert de ses minéraux vers le grain, depuis la tige et les feuilles. Les micro-organismes ont dès lors peu à manger, ils digèrent la paille lentement. « La conséquence est que le coefficient de transformation en humus est faible, de l’ordre de 0,15. Autrement dit, pour une tonne de paille, on récupère au mieux 150 kg d’humus. » On se dit qu’en ajoutant à la paille les minéraux qui étaient dans les tissus de la plante avant qu’ils ne soient dirigés vers les grains, les micro-organismes vont être à nouveau satisfaits. Ils auront comme des vitamines. La littérature et Jean-Pierre Sarthou nous disent que cela multiplie en effet par deux à quatre le coefficient de transformation en humus. Pas besoin de pulvérisation cependant : « c’est vraiment le point fort de la polyculture-élevage, car puisqu’on donne des compléments minéraux aux animaux et des blocs de sel, ces minéraux se retrouvent dans les déjections, et donc dans le fumier, » ce qui améliore le coefficient d’humification de la paille. Les maraîchers savent enrichir d’une autre façon, en laissant tout le temps à la paille d’être correctement digérée par des bactéries des genres Azotobacter sp. et Azotomonas sp. « qu’on peut éventuellement apporter, » concède Jean-Pierre Sarthou, car il faut deux à trois ans pour que la paille, laissée dans un coin, se transforme en bon engrais.
« La faim d’azote, comme on dit, est réelle en maraîchage », reconnaît Quentin Sengers, « elle est moins forte cependant quand on a peu travaillé son sol, quand il y a un bon équilibre entre champignons et bactéries, » observe-t-il. La conservation des sols, décidément. Ce n’est pas si simple pourtant, car « en système conventionnel on est loin, avec les légumineuses, de ce qu’apportent les engrais minéraux, » rappelle Christine Le Souder, alors que pour le phosphore, « c’est 300 g à l’hectare environ qui apparaissent naturellement à partir de la roche mère, or, même avec des arbres, l’agroforesterie, on est très loin de ce qu’apportent les engrais minéraux », soutien Lionel Jordan-Meille.
Il faut mesurer l’usage des engrais autant que l’idée de s’en défaire totalement. Se dire aussi que l’engrais organique est mine de rien en qualité limitée en France, car l’élevage souffre et les boues de stations d’épuration ne sont pas infinies. « Et si le fumier a été produit par des vaches nourries au soja brésilien ? » insinue Lionel Jordan-Meille. L’engrais organique n’est pas forcément tout vert. S’il vient de loin, il a en plus un coût, celui de son eau, qui lui fait du poids. La polyculture-élevage n’est une option que si elle est généralisée à tout le territoire. L’engrais humain, dont on parle de plus en plus, n’est lui non plus pas tout propre. Recycler les urines et les fèces est possible, cela nécessite de coûteux réseaux séparatifs dans les logements avec des systèmes de filtration et de concentration. « J’ai un doute, car il y aura des problèmes de contamination aux bactéries, aux médicaments, » alerte Jean-Pierre Sarthou.
Restons-en donc aux déchets animaux et végétaux. Laissons-les sur les sols, disent en chœur les participants à ce C dans l’sol : ne méthanisons que ce qui reste, comme on ne doit envoyer aux chaudières que le bois qui n’a décidément servi à rien. Le méthaniseur usager ultime de la matière organique et pas son concurrent comme aujourd’hui. Le digestat produit par les réacteurs est certes riche en minéraux, mais il est sans carbone (qui est passé dans le méthane), et son rôle nutritif pour les plantes est encore mal mesuré (cf. C dans l’sol d’avril 2022). Sa version ultime, le biochar, réputée pure comme le Saint-Graal car résidu de la production d’un autre produit pur, le dihydrogène, à partir du méthane, soulève quant à elle la circonspection : « c’est un produit mal maîtrisé, très hétérogène, alors que les sols, en fonction de leurs caractéristiques, ont des besoins très précis. C’est cependant, potentiellement, une solution intéressante pour stocker du carbone dans les sols à l’échelle du millénaire [car le biochar c’est du carbone et des minéraux], par contre on n’a pas encore d’installations performantes pour maîtriser la pyrolyse. »
Il y a grand appétit pour les engrais organiques car il y a grande crainte de ne plus en avoir suffisamment. Le sujet interpelle les politiques, l’Europe, l’État, qui multiplient les plans pour favoriser les légumineuses, le fumier, la réutilisation des déchets ou la retenue dans l’usage des engrais minéraux. Il y a le climat qui change, nous rappelle Lionel Jordan-Meille, ce qui entraîne « des variations de rendements énormes d’une année à l’autre, et donc, une grande difficulté à prévoir les quantités qui seront produites, » et les quantités d’engrais qui seront nécessaires. Pas de panique cependant, car on a encore de la marge pour améliorer nos pratiques, selon Christine Le Souder, on peut aider l’installation des agriculteurs avec des pratiques durables pour Quentin Sengers et, nous rassure Jean-Pierre Sarthou, « il y a un gros potentiel à mieux utiliser et améliorer l’humification, en favorisant à large échelle la polyculture-élevage et la culture sans travail du sol, et bien entendu, sans herbicides si possible. »
Organisée par l’Association française pour l’étude du sol, l’Afes, la Journée mondiale des sols (JMS) a eu lieu durant… six jours, à Toulouse, début décembre 2022. Pour cette 9eme édition, l’Afes s’est rapprochée de la coopérative Rhizobiome pour construire une série de 3 émissions sur le thème « Les sols pour la nutrition », dans le format C dans l’sol. Première émission, l’avaluation. Maintenant que le sol est un sujet presque comme les autres, tout le monde veut le connaître. Le regarder, le pétrir, le décrire. L’analyser en surface et en profondeur. Savoir son histoire, ses horizons, ses molécules et ses êtres. Dans notre civilisation du chiffre, il n’y avait guère que lui à n’être pas concerné par le besoin de l’évaluation. De colloques en tables rondes, cela fait une dizaine d’années que l’on débat sur les meilleurs indicateurs et les meilleures façons de les comprendre et de les agréger afin de délivrer à la société le vrai visage des « bons » sols. Il aurait été étrange que la Journée Mondiale des sols n’abordât point le sujet. Ce fut chose faite le vendredi 2 décembre avec le 23e C dans l’sol, en direct depuis l’école d’ingénieurs en agronomie de Toulouse, l’Ensat.
Chacun voit la santé, la fertilité et la qualité d’un sol à sa porte. Il n’existe pas de vision commune partagée par l’agriculteur, l’éleveur, l’apiculteur, l’aménageur et le pédologue. Qu’est-ce qu’un bon sol ? La question est mal posée : qu’est-ce qu’un bon sol… pour qui ? Le pédologue a l’avantage de posséder une grande boîte à outils pleine d’indicateurs et de référentiels. A priori, il peut donc répondre à la question s’il sait qui la lui pose. En fait, non. « Les sols sont toujours difficiles à mesurer. En plus, ils ont une épaisseur – 2 mètres jusqu’à la roche mère, jusqu’à laquelle il faudrait aller. Mais disons 1 m, ce n’est déjà pas si mal. Et puis, les sols sont assez capricieux car ils sont influencés par le climat, la topographie, l’histoire, plein de facteurs » constate Philippe Lagacherie, ingénieur de recherche à l’INRAE. Par-dessus le marché, les analyses coûtent cher, dans les 1 800 euros pour 5 à 6 prélèvements jusqu’à 2 m de profondeur. « En définitive, on dispose d’assez peu d’informations sur les sols, alors on comble les trous pour comprendre les propriétés de surface et de profondeur. On doit faire de véritables enquêtes de police et à partir de tout cela on se fait un modèle mental du sol, » ajoute-t-il. Prenons l’exemple de la cartographie, autre tarte à la crème des colloques. Elle devrait être précise à dix mètres près, afin que chacun puisse apprendre ce qu’on peut réellement faire des sols, or, cette cartographie précise n’existe qu’en peu d’endroits comme en Normandie avec l’observatoire Vigisol (dont les échelles de mesure vont de 1/50000e à moins de 1/2000e). Toutefois, même à ce niveau de précision, une bonne carte ne suffit pas, « car vu de là-haut, et même en allant sur place, on n’a pas la fréquence des labours, le type d’amendements ou l’influence de la température sur la teneur du sol en carbone… » conclue Philippe Lagacherie.
Il s’agirait d’avoir une multitude de points de vue pour disposer d’un regard à peu près objectif sur les sols. Alain Brauman abonde : « il faut beaucoup d’indicateurs pour connaître un tant soit peu un sol, cela prend du temps, nécessite de la main-d’œuvre, c’est un budget. » Tout de même, un indicateur comme le taux de matières organiques, mis en avant par le programme 4 pour 1000, n’est-il pas le porte-parole de tous les autres ? Ne dit-il pas tout de l’état d’un sol ? Oui… et non, répond Alain Brauman : « la matière organique ne peut pas nous renseigner sur l’influence d’un changement de pratique agricole, car elle fluctue sur des pas de temps trop longs – 5 à 10 ans. » Étudier le carbone est dans ce cas de figure plus parlant, car il est plus dynamique. Étudier aussi les flux, plutôt que les stocks, ajoute le spécialiste : « à quoi cela sert de savoir qu’il y a tant de vers de terre dans un sol si on ne connaît pas leur état physiologique et leur santé ? À quoi cela sert de mesurer un taux d’azote si je ne sais pas à quelle vitesse il va être utilisé, volatilisé ou lixivié ? » En statistiques, la dynamique est plus importante que la statique.
Certes, mais si l’on peut comparer à des référentiels… Les participants aux tables rondes l’assurent, ils existent, de même que les normes. Les méthodes d’analyse des sols sont formalisées, on peut les comparer à des références, notamment à des bases de données nationales centralisées par le GISsol rappelle Philippe Lagacherie. « Mais elles ne concernent que la France, et il y a des trous ! » Ce n’est pas un problème, lui répond Alain Brauman : « Mieux vaut une approche locale : par rapport à ce système naturel à côté de chez moi, par rapport à mes voisins, comment moi, agriculteur, je me situe ? En réalité, l’interprétation des résultats n’est pas compliquée, c’est la comparaison qui l’est, sauf si on se tient au local. On peut dire qu’un sol du Larzac fonctionne plus ou moins bien pour un sol du Larzac, mais par rapport à un sol équivalent du côté de Pau ou ailleurs en Europe, quel est l’intérêt pour l’agriculteur ? », ajoute Alain Brauman. La réponse est dans la question.
Peu importe me direz-vous, l’essentiel est qu’on ait au moins des outils, qu’on sache les utiliser et comprendre ce qu’ils nous racontent. Le département de la Haute-Garonne propose tout cela aux agriculteurs via son laboratoire d’analyse de l’eau, de l’air et de la santé animale qui désormais propose des études de sols. « Auparavant, on faisait des analyses de sols pour cerner la cause d’un accident cultural par exemple, depuis le Covid, les agriculteurs nous demandent ce qu’ils ont comme intrants dans le sol pour mesurer leurs pulvérisations », qui leur coûtent de plus en plus cher, racontent ensemble Jérôme-Xavier Pelfort et Maria-Dolores Monteil-Fernandez, ingénieurs au sein du laboratoire départemental 31 EVA. Les analyses physico-chimiques et biologiques commencent à être utilisées. « On se demande si l’on ne va pas commencer les études microbiologiques, car la demande arrive. » C’est un début, qui répond à un marché naissant et participe au rôle que s’est donné le département de la Haute-Garonne : fort de ses 38 conseillers agricoles, il peut délivrer une information complémentaire, voire différente de celles des conseillers traditionnels des chambres d’agriculture. À la fois pour l’indicateur à prendre dans la boîte à outils et ensuite, c’est essentiel, sur l’interprétation des résultats.
Il y a des manières de faire qui permettent d’aller plus loin, les sciences et recherches participatives (SRP). Sous ce bien long mot se cache une acculturation commune entre paysans, chercheurs, services de l’état, parcs nationaux, collectivités, citoyens, selon Chantal Gascuel, directrice de recherches à l’Inrae et référente Sciences et recherches participatives au sein de l’Afes : « Le sol est une découverte, un inconnu pour beaucoup. Pour nous, chercheurs, l’idée est de proposer un parcours scientifique, un parcours de découverte, afin de répondre à la question suivante : qu’est-ce que c’est qu’un sol devant chez moi ? » La réponse est plus facile à comprendre, plus passionnante si l’on a participé à sa recherche. Demander à un agriculteur d’envoyer un échantillon pour recevoir une analyse trois mois après, ce n’est pas la même chose que de l’avoir fait participer à l’analyse de son propre sol ! Spécialiste nationale des programmes de recherches participatifs, Chantal Gascuel a listé une vingtaine de déclinaisons dédiées au sol, tels que Jardibiodiv, QUBS, Clés de sol, Agrinnov ou Ecovitisol. « La recherche a besoin des citoyens pour avancer, grâce au participatif elle a potentiellement accès à plus de données, en échange elle vulgarise, mais pour que les gens restent impliqués il faut une animation permanente des projets, » ajoute Chantal Gascuel.
L’Europe prépare une directive qui aboutirait, dans quelques années, à ce que les sols soient classés selon leurs « qualités » propres, mesurées par des indicateurs que l’on ne connaît pas encore, avec des objectifs de résultats à atteindre. Comme s’ils étaient labellisés par la même étiquette qu’il y a sur les frigos, les maisons et les aliments. « On va peut-être vers une sorte de Nutrisol, comme il existe le Nutriscore, » pense Alain Brauman. On y va lentement, car un nombre infime de collectivités a tenu compte de la qualité de ses sols pour l’élaboration de son PLU, de son PLUi ou de son Scot. Le sol commence à devenir un acteur social, il n’a toujours pas d’existence politique réelle. Normal, allez-vous me dire, il n’a pas même d’existence juridique (sauf s’il est pollué). « Il y a des programmes de sciences et recherches participatives spécifiques comme QUBS avec Montpellier ou Tiga avec Dijon qui visent à faire comprendre aux élus l’importance de tenir compte de la qualité des sols. Je ne sais pas si cela changera les documents d’urbanisme, en tout cas le but de ces collectivités est de faire participer les citoyens à la connaissance des sols. » C’est déjà ça.
Souvent, les élus se cachent derrière la cartographie inexistante ou à échelle trop lâche pour justifier l’absence de la qualité des sols dans les documents d’urbanisme et de planification. « C’est vrai que le carto habituelle au 1/250000e ne sert à rien pour ces documents, » reconnaît Philippe Lagacherie. La région Occitanie travaille à une cartographie numérique des sols plus précise, notamment en harmonisant les référentiels existants. Elle a également cofinancé (avec l’Europe) le programme de recherches Artisols qui a testé un indicateur de potentiel des sols, mis à disposition sur des cartes. « On n’est pas tout à fait sur la qualité, on repère les sols multifonctionnels, qui peuvent tout faire, car les élus ne savent pas de quoi l’avenir sera fait. » Comment évaluer un sol ? Savoir au préalable ce qu’on attend des résultats.
La compensation écologique est un de ces sujets qui nourrit le manichéisme à la française. C’est bien, ou c’est mal. Personne n’y comprend grand-chose, pourtant, chacun à son avis bien tranché. Dans le monde agricole, les opinions sont généralement définitive : la compensation serait réalisée au détriment de nous autres pauvres paysans-victimes-des-urbains-tous-écolos-gauchistes, nous à qui la société fait porter le poids de la résolution de tous ses maux tout en nous demandant de produire du bon, du mieux et du moins cher. Même, « on nous vole la terre », peut-on entendre en réunion, car les paysans, en tout cas leurs représentants syndicaux, s’estiment toujours spoliés par tout le monde. C’est vrai qu’aujourd’hui les parcelles agricoles doivent servir à nourrir, à réguler l’hydrologie, à préserver les paysages, à favoriser la biodiversité, à fournir de l’énergie, la société leur réclame tout ; et désormais, il faudrait qu’en plus elles soient au bon vouloir des aménageurs, des élus urbains et des écologistes transformées en sorte de réserves naturelles. Parce que pour pouvoir continuer à s’étendre sans honte, les villes ont par la loi introduit la punition morale de devoir compenser leurs hectares agricoles consommés en transformant des hectares plus lointains en sanctuaires écologiques. Ce « narratif », comme disent les gens qui n’ont jamais écrit plus de deux lignes en une journée, est un peu grossier. Tout de même, la crainte qu’il exprime est fondée par quelques opérations malheureuses et des humeurs d’élus ruraux estimant que la faible urbanisation qu’ils avaient décidée avant 2010 allait les priver de toute possibilité d’extension, la loi imposant de diviser l’artificialisation par deux 2030 par rapport à ce qu’elle avait été en 2010. La vertu va-t-elle être une peine par le vice du ZAN ? Organisée à Deauville par la Safer Normandie à la suite de son assemblée générale, la réunion du 21 juin 2022 a été une utile leçon de choses utile que chacun comprenne ce qu’il en est réellement du mot « compensation. »
Il faut dire clairement que même chez les écologistes et les scientifiques de la nature, la compensation a du mal à passer. Elle est selon eux un « droit à détruire », dans la mesure où la loi n’interdit pas de le faire, mais de corriger ce que l’on a fait. Une forme de rachat de conscience. Cette critique est alimentée par le constat réalisé à maints endroits que la compensation est mal faite. Le peut-elle, d’ailleurs ? S’il est assez simple de délimiter un espace pour laisser tranquille une espèce d’oiseau, est-il réaliste de recréer un biotope détruit ? Une tourbière transformée en Ikéa peut-elle se réincarner en une zone humide artificielle creusée dans un champ de betteraves à 100 km ? « C’est très technocratique, en vérité, car la compensation nous met dans la tête que tous les espaces à vocation écologique se valent, qu’un espace en vaut un autre », résume Patrick Le Gouée, enseignant-chercheur à Université de Caen-Normandie et vice-président de l’association VigiSol, créée par lui et la Safer Normandie.
Docteur en droit et avocat associé du cabinet Hélios, Thibault Soleilhac connaît bien le sujet pour instruire des dossiers de compensation et gérer des programmes… de compensation au sein d’Hélios Fiducie. Il abonde : « oui, la compensation c’est un droit à détruire la biodiversité sous prétexte qu’il faut réparer ses fautes; scientifiquement on ne peut pas nier qu’un écosystème détruit ne sera jamais remplacé. » Une fois qu’on a dit cela, on n’a pas dit grand-chose, car la destruction, l’aménagement de toute manière aura lieu. « Il faut qu’il y ait donc le moins de conséquences possible, en conséquence, réorganiser la réalisation des projets, » ajoute l’avocat. La compensation environnementale est un pragmatisme obligé, qui s’approche du principe pollueur-payeur : « pour la nature c’est la puissance publique qui porte sa protection [par l’impôt qui finance les réserves et parcs naturels, par les subventions aux associations etc.]; il faut arriver à un système qui fait quand même porter le poids des conséquences sur les destructeurs. » Le poids de la honte, car nous vivons depuis deux mille ans dans une société judéo-chrétienne qui a toujours su désigner l’indignité pour imposer sa morale.
La compensation est faite pour cela. Elle est l’élément d’un système qui a été mis en place par la loi fondamentale, originelle, celle de 1976, laquelle a introduit, il est bon de le rappeler, la fameuse séquence ERC (éviter-réduire-compenser). Hé oui ! C’est de l’histoire ancienne, la compensation écologique. Depuis ce temps giscardien, en théorie nul ne peut légalement obtenir une autorisation d’aménager si il ou elle n’a pas tout tenté pour éviter de le faire (!), au moins réduire l’impact sur les milieux naturels, si in fine il ne mettra pas tout en œuvre pour compenser le mal qu’il a fait. Mais dans la loi de 1976, la séquence ERC était à suivre tant que c’était « possible ». Vu la galopade de l’étalement urbain depuis lors, on peut considérer que les aménageurs ont considéré que la difficulté de leur métier rendait la chose toujours impossible, et qu’élus et préfets ont constaté ce malheureux empêchement avec une mine désolée. « E, R et C ont été systématisés par la loi de reconquête de la biodiversité de 2016. La séquence n’était tout simplement pas appliquée, sauf pour les infrastructures linéaires [routes, voies ferrées, lignes à haute tension par exemple]. La compensation a donc été précisée. Le législateur lui a mis deux conditions : elle doit être réalisée à proximité du site, et il doit y avoir une équivalence écologique, » de manière qu’il y ait absence de perte nette, voire un gain en matière de biodiversité, précise l’avocat. Lequel ajoute, que « l’on peut toujours s’éloigner, compenser très loin, mais uniquement si l’on apporte la preuve qu’on a fait la diligence pour trouver à côté, mais que ça n’a pas porté ses fruits. » En général, la proximité est réelle, entre 20 km et 50 km du site aménagé.
Il n’y a pas de facteur multiplicateur
La compensation est un grand fantasme. La preuve, y est attachée une idée fausse et pourtant bien tenace, le fameux facteur multiplicateur. Tout le monde en est absolument certain, si l’on transforme 1 hectare de terre agricole à cet endroit, il faudra ailleurs ôter à l’agriculture la jouissance totale d’au moins 2, 3 ou même 5 hectares ! « C’est faux, » tonne Claire Poinsot, directrice régionale de Biotope, l’un des principaux bureaux d’études environnement de France « Le facteur multiplicateur n’est pas dans la loi, les coefficients surfaciques c’est uniquement pour les zones humides, ils sont dans les Sdage [schémas directeurs de gestion de l’eau, à l’échelle des bassins-versants couverts par les agences de l’eau], qui intègrent désormais la compensation fonctionnelle. » Tout de même, l’autorité environnementale (le Conseil national de protection de la nature, CNPN) peut recommander des coefficients multiplicateurs au maître d’ouvrage qui ne saurait pas comment s’y prendre. Qualifier le niveau d’intérêt de l’habitat qui sera détruit selon les espèces présentes, évaluer les pertes, et projeter cela dans la compensation n’est pas une science facile. « En plus », complète Maître Soleilhac, « il faut tenir compte de l’autre élément fondamental de la compensation, le temps : combien de temps dureront les impacts ? On doit compenser cela aussi, sur un temps souvent plus long que le temps d’exploitation de l’aménagement. C’est 30 ans au minimum », et de plus en plus souvent, 50 ans.
Il y a obligation de résultat. L’aménageur doit prouver que les mesures qu’il a prises seront effectives, efficaces et pérennes. « Pour arriver à tout cela, la loi de 2016 a bien développé l’aspect quantification. Savoir de quoi l’on parle, à partir d’indicateurs précis », que savent en principe utiliser les bureaux d’études, affirme Claire Poinsot. Repérer et décrire un biotope n’est pas à la portée de tout le monde, cela demande de croiser des données entomologiques, ornithologiques, botaniques, ou encore, pédologiques. Le mal faire c’est exposer l’aménageur à des déconvenues très embarrassantes. Patrick Le Gouée a un exemple presque caricatural, puisé dans l’histoire très récente de la Communauté de communes de la Baie du Cotentin. « Elle avait un projet d’urbanisation de 52 ha, et, vu l’environnement, elle a réclamé à un bureau d’études un rapport pour identifier la présence de zones humides, selon des critères pédologiques, les plus sûrs. » Pas si sûrs, comme on va le voir. « Sur les 52 ha, il y avait dans le rapport final 100 % de zones humides… . Pour la collectivité, ce fut la douche froide, car la compensation devenait impossible. » Il est très difficile en effet d’obtenir l’autorisation de détruire une zone humide, et compte tenu des éventuels facteurs multiplicateurs évoqués par Claire Poinsot, la surface nécessaire à la compensation était impossible à trouver par la collectivité. Le projet allait donc être abandonné, au détriment des agriculteurs à qui la communauté de communes devait acheter les terres. Tout le monde était très fâché. « Alors, la com’com m’a demandé une contre-expertise, que l’ai réalisée. En définitive, sur les 52 ha, je n’ai trouvé que 10 ha de zones humides… le bureau d’études avait pris pour telles des zones où les prairies avait simplement gardé l’eau de pluie à cause d’un tassement du sol ! » Ce qu’on appelle une hydromorphie provoquée, récurrente sur les sols argileux qui se tassent vite. Pourtant, le bureau d’études avait bien procédé à des sondages pour voir si l’un des autres critères d’établissement d’une zone humide était présent : l’oxydoréduction, oxydation en surface, réduction en profondeur, modifications chimiques visibles aux changements de couleur des horizons du sol. « Mais le gars n’a pas creusé assez profond, à 20 ou 30 cm, alors qu’il faut creuser à 1,2 m pour être sûr. Il avait 900 trous à faire, il n’avait pas le temps, dès qu’il a vu des traces d’oxydation, il a dit, hop, des zones humides ! » Patrick Le Gouée a eu la gentillesse de ne pas donner le nom du bureau fautif.
Il faut de la bonne connaissance et une grande vigilance quand on est un bureau d’études. La responsabilité est lourde. Ce n’est pas Biotope qui avait été chargée de ce projet, Sylvie Poinsot tente malgré tout de comprendre le confrère. « Il y a eu erreur, certes, mais il faut avoir à l’esprit un souci de fatigue. Chez nous, on demande à nos collaborateurs de ne pas faire plus de 12 à 15 sondages par jour au maximum. Au-delà, cela devient un problème de médecine du travail, à cause du dos. Réaliser une étude sérieuse, cela demande beaucoup de temps, et donc, de l’argent, » dont il faut comprendre que les collectivités se trouvent en général assez avares. « On peut toujours labelliser les bureaux d’études, comme certaines le réclament », conclut Claire Poinsot, « mais tant que la note du prix sera majoritaire dans l’évaluation des appels d’offres… » les communes, les aménageurs n’ayant que le moins-disant en tête « s’exposeront dans les tribunaux. »
« Une étude mal faite, c’est un biais énorme », reconnaît Thibault Soleilhac. L’expertise est par nature aussi mouvante qu’une tourbière. Lorsqu’on s’y engage il s’agit d’être objectif, rigoureux et transparent, afin de limiter les risques juridiques et tout simplement, démontrer sa bonne foi. « Moi, j’ai fait des photos des profils de sol dégagés par mes sondages, c’est la preuve que j’ai bien fait mon travail, » s’amuse Patrick Le Gouée, qui aimerait qu’une assistance à maîtrise d’ouvrage soit systématiquement imposée à tout projet de compensation.
Pas certain que ces mises au point aient rassuré Pierre Lebaillif, agriculteur à Saint-Jean-du-Thenney, village de l’ouest du département de l’Eure. « Je suis installé là où il y a le moins de documents d’urbanisme, alors ici tout le monde fait un peu ce qu’il veut: tant qu’on a des maires agriculteurs, ça va, mais si ça change… » En Gaec avec son frère, il produit lait, blé, orge, colza, maïs, tournesol, lin, et pommes (en bio celles-là). Il s’essaie aux techniques culturales simplifiées et à la conservation des sols. « Pour moi vraiment, la compensation, c’est la double peine, on construit sur nos terres et on nous prend des terres pour compenser! C’est de la perte de production, de revenus et puis, à quoi ça rime comme je l’ai vu quand on recrée une zone humide là où il n’y en avait jamais eu!? » Comme beaucoup de collègues, Pierre Lebaillif préférerait que la compensation soit plutôt une aide à la plantation de haies, à la réhabilitation des mares en mauvais état ou qui ont été drainées. Un soutien à l’agroécologie. « En tout cas, ne pas sanctuariser, surtout pas! Il faut que la compensation participe au fonctionnement de nos exploitations. Franchement, aller taper dans de la terre à 100 quintaux, ça fait mal au cœur, » alors que, remarque-t-il, en zone urbaine, chacun fait son petit bâtiment sur un terrain, sans tenir compte des documents d’urbanisme, lorsqu’ils existent : « il faut d’abord combler les dents creuses en ville, faire des grands bâtiments et des parkings communs; sur les zones commerciales, il n’y a aujourd’hui que de la perte d’espace. Ce modèle d’urbanisation n’est plus viable. » C’est ce à quoi répond justement le zéro artificialisation nette, le fameux ZAN : densifier et ensuite, peut-être, aménager ailleurs.
« J’entends et je comprends bien vos remarques, » lui répond Claire Poinsot, « c’est d’ailleurs pour cela qu’on a créé en 2016, nous Biotope, avec la Safer Île-de-France, une filiale qui s’appelle Archipel [dont elle est directrice générale] qui a pu sécuriser 200 ha de foncier qui ont été rendus à l’agriculture. » Ou plutôt, qui n’ont pas été pris à l’agriculture. « On est allés chercher des terrains qui n’avaient plus aucune vocation, ils étaient abandonnés, d’anciennes carrières, des terrains de sport abandonnés ou des dépôts d’ordures sauvages par exemple, qui n’avaient plus de fonctionnalités pour personne. Avec l’argent de la compensation on les a achetés et restaurés, et on les gère. » En, définitive, l’agriculteur avec qui une convention de gestion est signée est gagnant, car il est payé pour entretenir les terres de compensation qui se trouvent chez lui, et ce, durant toute la durée du projet, c’est-à-dire entre 30 et 50 ans. Apporter de la plus-value aux espèces, au territoire et au monde agricole. La Safer préempte ou acquiert à l’amiable, elle revend à un tiers soumis à un cahier des charges qu’elle indemnise pour la gestion quotidienne. Ou bien Archipel signe une convention de partenariat avec une commune ou une entreprise privée gestionnaire d’un site réhabilité.
« Oui, j’entends bien, mais même si ça rapporte, c’est dommage d’en arriver là, » analyse Pierre Lebaillif. « Il faut vraiment faire de la planification territoriale, c’est-à-dire ne pas prendre les projets les uns derrière les autres, mais tous ensemble, pour voir quels sont les besoins. Et se dire que la compensation est toujours un aveu d’échec, » car elle est la démonstration qu’on n’a pas réfléchit à l’utilisation de l’espace. En matière d’aménagement du territoire, la cohérence reste souvent à démontrer, sauf pour les ouvrages linéaires, structurants, où la cohérence était imposée par la nature des projets eux-mêmes : une autoroute se construit de la même façon dans une com’com et une autre. Par contre, rappelle Emmanuel Hyest, président de la Safer Normandie et de la Fédération nationale des Safer, « dans les projets ponctués, comme les ZAC… Il faut faire autrement. Le modèle de développement ce n’est pas de construire au bord d’une route : il faut faire autrement. Regardez les Allemands. Là-bas, le dernier trait de charrue va au bord de la ZAC et des pavillons. On construit des entrepôts à étages, des parkings partagés. En France, non. Autre exemple : qu’est-ce qui justifie que pour construire un silo agricole on soit chez nous limité en hauteur, ce qui oblige à les faire plus large, donc à occuper plus d’espaces ? »
Tout cela fait beaucoup d’argent
Des dossiers, Maître Soleilhac en voit passer beaucoup. Dans les trois quarts des cas, la compensation n’exclut pas l’activité agricole, bien au contraire. Il est un peu des deux côtés de la barrière car il dirige une fiduciaire créée spécialement pour gérer sur toute leur durée des projets de compensation. « C’est une solution mise en avant par le Sénat en 2017. À l’occasion d’une commission d’enquête sur l’effectivité des mesures de compensation, la fiducie avait été identifiée comme un bon moyen de mise en pratique. » La fiducie, c’est une banale disposition juridique qui permet à une personne réelle ou morale de transférer à un tiers des biens ou des droits, que cette dernière doit gérer dans des conditions définies. En clair, la fiducie est un transfert temporaire de propriété. En l’occurrence, elle est un transfert de l’exécution et du budget de l’obligation de compensation. « C’est un instrument comme un autre qui répond à l’exigence de pérennité des mesures de compensation. Car la grande crainte de l’État est que les programmes périclitent. Qui peut dire que dans 50 ans il sera encore là ? » Comme un EPF, une fiducie porte le foncier, lequel ne peut être affecté qu’à l’objet de la fiducie. « On rémunère l’agriculteur durant la durée de compensation, tous les mois ou tous les ans, avec les fonds transférés par le maître d’ouvrage. L’argent nous est versé et est déposé sur un compte séquestre, l’agriculteur est rémunéré à deux titres, à la fois sur la mise à disposition du foncier et d’autre part sur les prestations qu’il va être amené à réaliser : gestion quotidienne du terrain de compensation, cela veut dire fauche, remise en état des ruisseaux etc. » Une garantie, une sûreté. M. Lebaillif fait tout de même la moue, car ce genre de rémunération ne vient pas valoriser le travail essentiel de l’agriculteur, qui est celui de produire de la nourriture. « L’agriculteur est là pour produire avec la nature, il n’est pas là pour faire de la nature, » dit-il joliment. Et puis, alerte Emmanuel Hyest, la nature ne doit pas être une aubaine pour les bureaux d’études. « Quand on parle de compensation environnementale, il y a des gens qui ont un intérêt à ce que le E et le R soient mis sous le boisseau, car il y a des gens dont c’est le métier de mettre en œuvre de la compensation. C’est un marché. » Le marché de la destruction de la biodiversité génère de l’argent, de même que la pollution de l’air fait travailler hôpitaux, médecins et pompes funèbres. La compensation ne change en rien les règles comptables calquées sur le PIB : dans notre société, n’a de valeur que ce qui génère un flux monétaire.
boucher les dents creuses !
Pour Patrick Le Gouée, la compensation n’est jamais aussi bonne que lorsqu’elle démontre facilement un enrichissement de la biodiversité. Autrement dit, lorsqu’elle est réalisée sur des terrains où l’on part de zéro, ou presque. « C’est le principe, dans la loi, de l’additionnalité, et pour cela, il n’y a pas mieux qu’une friche industrielle, commerciale ou urbaine. Et pour le démontrer, on a par exemple l’outil Muse [intégrer la multifonctionnalité des sols dans les documents d’urbanisme, piloté par le Cerema] qui permet à l’échelle locale de connaître l’état des sols. » En allant compenser là où le sol mérite mieux que ce qu’il est, l’aménageur est à peu près sûr de cocher les bonnes cases. « La ressource est énorme en ville », abonde Thibault Soleilhac. « Les friches y sont nombreuses, mais le foncier est plus cher, or, on affecte des terrains sur 30 ou 50 ans, vous imaginez tout de suite le coût total ! » Construire sur l’existant, combler les dents creuses pour satisfaire à l’objectif ZAN et Emmanuel Hyest c’est déjà plus onéreux que de faire du neuf, alors ne pas construire, mais au contraire créer des espaces naturels et les entretenir durant une ou deux générations, ne serait-ce que pour rafraîchir la ville sous les canicules, l’est encore plus. Injonctions contradictoires. « De toute façon, la pression foncière est énorme, » et pousse à aménager, se désole Emmanuel Hyest qui a une idée pour tempérer les ardeurs des bâtisseurs. « Regardez les ZAC. Dans la plupart des cas, l’essentiel du prix du foncier a été pris en charge par les collectivités pour attirer les investisseurs et amener de l’activité sur leurs territoires, pourtant, quand leurs biens deviennent vacants, les propriétaires ne veulent aucune contrainte ! Il faudrait instaurer une taxe sur ce foncier vacant, pour qu’ils en fassent quelque chose. Sinon, on continuera à bâtir ailleurs alors qu’on a déjà de la place, inutilisée. » Un équivalent de la taxe sur le foncier non bâti (TFNB), qui essaie de limiter la spéculation foncière sur les dents creuses, justement en poussant leurs propriétaires à y faire construire des logements.
La compensation n’est pas le seul outil pour garder la terre à l’agriculture. Il y a aussi le cahier des charges à usage environnemental des Safer, utilisé par Archipel. C’est un contrat passé lors de la vente entre la Safer et l’acquéreur qui l’engage à maintenir évidemment l’usage agricole du bien mais aussi à respecter des enjeux environnementaux, durant 10 à 30 ans. La vente peut être annulée si le cahier des charges n’a pas été suivi. Le droit propose également le bail à clauses environnementales (une convention entre propriétaire et fermier d’une durée de 1 à 6 ans renouvelable une fois), ou, le nec plus ultra, l’obligation réelle environnementale (ORE, qui s’attache au bien durant 99 ans) qui a les faveurs des écologues – lesquels déplorent son anonymat alors qu’elle serait le moyen le plus efficace pour faire de l’agriculture une bonne gestionnaire de la nature. « C’est surtout à un niveau micro que l’ORE est très pertinente. Mais au-delà, il faut d’autres outils », selon Maître Soleilhac. On imagine qu’il pense à la fiducie.
Pour conclure, l’avocat nous rappelle une évidence : que l’on soit pour ou contre, la compensation et le ZAN répondent à des règles communautaires, « l’Europe est en fait en train de rattraper son retard. On est obligés de mettre le paquet sur la compensation et le zéro artificialisation nette, et on en est qu’au début. » Patrick Le Gouée en remet une couche avec la directive sols, étouffée il y a quinze ans, qui est réactivée aujourd’hui par la Commission européenne, dans le sillage d’une vaste stratégie européenne santé des sols 2030, « qui devrait imposer dès 2023 que toute démarche visant à modifier les milieux prendra en compte la composante sols. D’où l’intérêt de bien la connaître… » Demain sur notre continent, c’est-à-dire à partir de l’an prochain, la stratégie devrait être claire : augmenter la teneur en carbone des sols, restaurer les terres dégradées, ramener la pollution des sols à des niveaux ne présentant pas de danger pour les formes de vie, dont la nôtre. Un des moyens mis en avant par la Commission européenne est la rémunération des agriculteurs pour l’entretien des fonctions exercées par les sols, dont le stockage du carbone et l’entretien de la biodiversité. Un autre est de transformer le trio français ERC en un Éviter-réutiliser-minimiser-compenser. Il ne manque plus qu’un A pour anticiper et un P pour planifier, rêve Claire Poinsot. Cela donnerait ERMCAP. Un acronyme impossible à dire, pour un besoin que les juges sauront apprécier, philosophe Maître Soleihac en guise de fin : « On invente en marchant avec la compensation. La loi est souple, c’est de la doctrine administrative, que les juges peuvent interpréter. Depuis deux ans d’ailleurs, on a des flots de jurisprudence sur des projets : les juges se sont mis à appliquer de façon plus rigoureuse des textes communautaires [européens] sur l’exigence en matière d’espèces protégées. Et alors, là, attention… » Dit autrement, quiconque ne respecte pas à la lettre la réglementation risque de voir a minima son dossier retoqué par l’autorité environnementale (le CNPN) ou arrêté par un tribunal saisi par une association de protection de l’environnement. « Rester dans les clous, bien préparer, anticiper, c’est en fait un avantage concurrentiel. Aménageurs, soyez maximalistes pour vous éviter les déconvenues », recommande l’avocat. Agriculteurs, restez vigilants, mais n’ayez pas peur. En définitive, la loi ne pense qu’à une chose, vos sols.
C’était un jour d’août 1993 devant la plage d’Hardelot, près du Touquet, sur la Côte d’Opale. La crapule de Château-Chinon, François Mitterrand, s’en retournait par son hélicoptère ; le pied sur la marche, il dit à son exact symétrique, Pierre Mauroy, le grand Gros Quinquin, le Rougeaud de Lille, « et vous, continuez à mettre du bleu au ciel. » C’est ce qu’avait fait Pierre Mauroy, qui était de chez moi, le temps de rendre l’espérance à la France au cours de son mandat de Premier ministre, avant de l’abandonner à une gauche moisie puis momifiée par le fric, le mépris social et la valorisation des identités. Alors, puisque j’aime Pierre Mauroy, sa vision de l’État et de la politique, puisque je suis un marin (et surtout un sous-marin), puisque je voue un culte à James Cameron depuis Abyss (comme tous les plongeurs je pense), puisque j’ai des yeux à peu près bleus, et que c’est un mur bleu qui à droite de mon bureau compense le mur jaune situé à gauche, j’ai décidé, moi aussi, de vous mettre du bleu au ciel après cette année 2022 où c’est dans notre âme que les bleus ont été forcés. Vous allez me dire qu’en 2023 il y aura toujours autant de cons, de politiques et de confrères et de consœurs scientifiquement incultes, de trottinettes électriques, de nouveaux offensés, de débats bruyamment insignifiants, de précieuses ridicules, de gens qui s’arrêtent net sur le quai de la gare avec leurs valises à roulette, de révolutionnaires et fauteurs de guerre de plateaux télé, de pétitionnaires quotidiens, de prolos qui font chier au téléphone pour vous vendre une formation, de sauveurs de planète conceptuels et de lanceurs de soupe molotov, de RER en retard, de défenseurs du voile intégral qui libère la femme oui mais en Iran c’est pas pareil, de véganes tristes comme une constipation, de gens avec des écouteurs qui mettent pourtant leur téléphone sur haut-parleur, de mots creux comme bienveillance et inclusion, il y aura d’ailleurs toujours des gens étranges pour écri.r.e en in.clu.sif.s et autant de neuneus pour qui le monde est blanc ou noir, de courageux qui estiment que « faut pas humilier Poutine », de cost-killers en costard près du corps et de comptables en chemisette à rayures ; il y aura toujours Hidalgo, Mélenchon, Rousseau et le Pen, mais aussi Vincent Delerm, Nagui et Marion Cotillard ; bref, il y aura encore et encore des gens que je dénoncerai à votre aimable peloton, mais je me fais fort surtout de vous montrer toutes celles et tous ceux qui sans le hurler à la radiotélédiffusion française font avancer la société. Mes écolos remarquables, il y en a autant que des Na’vis dans Avatar !