La compensation écologique est un de ces sujets qui nourrit le manichéisme à la française. C’est bien, ou c’est mal. Personne n’y comprend grand-chose, pourtant, chacun à son avis bien tranché. Dans le monde agricole, les opinions sont généralement définitive : la compensation serait réalisée au détriment de nous autres pauvres paysans-victimes-des-urbains-tous-écolos-gauchistes, nous à qui la société fait porter le poids de la résolution de tous ses maux tout en nous demandant de produire du bon, du mieux et du moins cher. Même, « on nous vole la terre », peut-on entendre en réunion, car les paysans, en tout cas leurs représentants syndicaux, s’estiment toujours spoliés par tout le monde. C’est vrai qu’aujourd’hui les parcelles agricoles doivent servir à nourrir, à réguler l’hydrologie, à préserver les paysages, à favoriser la biodiversité, à fournir de l’énergie, la société leur réclame tout ; et désormais, il faudrait qu’en plus elles soient au bon vouloir des aménageurs, des élus urbains et des écologistes transformées en sorte de réserves naturelles. Parce que pour pouvoir continuer à s’étendre sans honte, les villes ont par la loi introduit la punition morale de devoir compenser leurs hectares agricoles consommés en transformant des hectares plus lointains en sanctuaires écologiques. Ce « narratif », comme disent les gens qui n’ont jamais écrit plus de deux lignes en une journée, est un peu grossier. Tout de même, la crainte qu’il exprime est fondée par quelques opérations malheureuses et des humeurs d’élus ruraux estimant que la faible urbanisation qu’ils avaient décidée avant 2010 allait les priver de toute possibilité d’extension, la loi imposant de diviser l’artificialisation par deux 2030 par rapport à ce qu’elle avait été en 2010. La vertu va-t-elle être une peine par le vice du ZAN ? Organisée à Deauville par la Safer Normandie à la suite de son assemblée générale, la réunion du 21 juin 2022 a été une utile leçon de choses utile que chacun comprenne ce qu’il en est réellement du mot « compensation. »
Un concept moral
Il faut dire clairement que même chez les écologistes et les scientifiques de la nature, la compensation a du mal à passer. Elle est selon eux un « droit à détruire », dans la mesure où la loi n’interdit pas de le faire, mais de corriger ce que l’on a fait. Une forme de rachat de conscience. Cette critique est alimentée par le constat réalisé à maints endroits que la compensation est mal faite. Le peut-elle, d’ailleurs ? S’il est assez simple de délimiter un espace pour laisser tranquille une espèce d’oiseau, est-il réaliste de recréer un biotope détruit ? Une tourbière transformée en Ikéa peut-elle se réincarner en une zone humide artificielle creusée dans un champ de betteraves à 100 km ? « C’est très technocratique, en vérité, car la compensation nous met dans la tête que tous les espaces à vocation écologique se valent, qu’un espace en vaut un autre », résume Patrick Le Gouée, enseignant-chercheur à Université de Caen-Normandie et vice-président de l’association VigiSol, créée par lui et la Safer Normandie.
Docteur en droit et avocat associé du cabinet Hélios, Thibault Soleilhac connaît bien le sujet pour instruire des dossiers de compensation et gérer des programmes… de compensation au sein d’Hélios Fiducie. Il abonde : « oui, la compensation c’est un droit à détruire la biodiversité sous prétexte qu’il faut réparer ses fautes ; scientifiquement on ne peut pas nier qu’un écosystème détruit ne sera jamais remplacé. » Une fois qu’on a dit cela, on n’a pas dit grand-chose, car la destruction, l’aménagement de toute manière aura lieu. « Il faut qu’il y ait donc le moins de conséquences possible, en conséquence, réorganiser la réalisation des projets, » ajoute l’avocat. La compensation environnementale est un pragmatisme obligé, qui s’approche du principe pollueur-payeur : « pour la nature c’est la puissance publique qui porte sa protection [par l’impôt qui finance les réserves et parcs naturels, par les subventions aux associations etc.] ; il faut arriver à un système qui fait quand même porter le poids des conséquences sur les destructeurs. » Le poids de la honte, car nous vivons depuis deux mille ans dans une société judéo-chrétienne qui a toujours su désigner l’indignité pour imposer sa morale.
invisible durant quarante ans
La compensation est faite pour cela. Elle est l’élément d’un système qui a été mis en place par la loi fondamentale, originelle, celle de 1976, laquelle a introduit, il est bon de le rappeler, la fameuse séquence ERC (éviter-réduire-compenser). Hé oui ! C’est de l’histoire ancienne, la compensation écologique. Depuis ce temps giscardien, en théorie nul ne peut légalement obtenir une autorisation d’aménager si il ou elle n’a pas tout tenté pour éviter de le faire (!), au moins réduire l’impact sur les milieux naturels, si in fine il ne mettra pas tout en œuvre pour compenser le mal qu’il a fait. Mais dans la loi de 1976, la séquence ERC était à suivre tant que c’était « possible ». Vu la galopade de l’étalement urbain depuis lors, on peut considérer que les aménageurs ont considéré que la difficulté de leur métier rendait la chose toujours impossible, et qu’élus et préfets ont constaté ce malheureux empêchement avec une mine désolée. « E, R et C ont été systématisés par la loi de reconquête de la biodiversité de 2016. La séquence n’était tout simplement pas appliquée, sauf pour les infrastructures linéaires [routes, voies ferrées, lignes à haute tension par exemple]. La compensation a donc été précisée. Le législateur lui a mis deux conditions : elle doit être réalisée à proximité du site, et il doit y avoir une équivalence écologique, » de manière qu’il y ait absence de perte nette, voire un gain en matière de biodiversité, précise l’avocat. Lequel ajoute, que « l’on peut toujours s’éloigner, compenser très loin, mais uniquement si l’on apporte la preuve qu’on a fait la diligence pour trouver à côté, mais que ça n’a pas porté ses fruits. » En général, la proximité est réelle, entre 20 km et 50 km du site aménagé.
Il n’y a pas de facteur multiplicateur
La compensation est un grand fantasme. La preuve, y est attachée une idée fausse et pourtant bien tenace, le fameux facteur multiplicateur. Tout le monde en est absolument certain, si l’on transforme 1 hectare de terre agricole à cet endroit, il faudra ailleurs ôter à l’agriculture la jouissance totale d’au moins 2, 3 ou même 5 hectares ! « C’est faux, » tonne Claire Poinsot, directrice régionale de Biotope, l’un des principaux bureaux d’études environnement de France « Le facteur multiplicateur n’est pas dans la loi, les coefficients surfaciques c’est uniquement pour les zones humides, ils sont dans les Sdage [schémas directeurs de gestion de l’eau, à l’échelle des bassins-versants couverts par les agences de l’eau], qui intègrent désormais la compensation fonctionnelle. » Tout de même, l’autorité environnementale (le Conseil national de protection de la nature, CNPN) peut recommander des coefficients multiplicateurs au maître d’ouvrage qui ne saurait pas comment s’y prendre. Qualifier le niveau d’intérêt de l’habitat qui sera détruit selon les espèces présentes, évaluer les pertes, et projeter cela dans la compensation n’est pas une science facile. « En plus », complète Maître Soleilhac, « il faut tenir compte de l’autre élément fondamental de la compensation, le temps : combien de temps dureront les impacts ? On doit compenser cela aussi, sur un temps souvent plus long que le temps d’exploitation de l’aménagement. C’est 30 ans au minimum », et de plus en plus souvent, 50 ans.
De l‘intérêt d’un bon bureau d’études…
Il y a obligation de résultat. L’aménageur doit prouver que les mesures qu’il a prises seront effectives, efficaces et pérennes. « Pour arriver à tout cela, la loi de 2016 a bien développé l’aspect quantification. Savoir de quoi l’on parle, à partir d’indicateurs précis », que savent en principe utiliser les bureaux d’études, affirme Claire Poinsot. Repérer et décrire un biotope n’est pas à la portée de tout le monde, cela demande de croiser des données entomologiques, ornithologiques, botaniques, ou encore, pédologiques. Le mal faire c’est exposer l’aménageur à des déconvenues très embarrassantes. Patrick Le Gouée a un exemple presque caricatural, puisé dans l’histoire très récente de la Communauté de communes de la Baie du Cotentin. « Elle avait un projet d’urbanisation de 52 ha, et, vu l’environnement, elle a réclamé à un bureau d’études un rapport pour identifier la présence de zones humides, selon des critères pédologiques, les plus sûrs. » Pas si sûrs, comme on va le voir. « Sur les 52 ha, il y avait dans le rapport final 100 % de zones humides… . Pour la collectivité, ce fut la douche froide, car la compensation devenait impossible. » Il est très difficile en effet d’obtenir l’autorisation de détruire une zone humide, et compte tenu des éventuels facteurs multiplicateurs évoqués par Claire Poinsot, la surface nécessaire à la compensation était impossible à trouver par la collectivité. Le projet allait donc être abandonné, au détriment des agriculteurs à qui la communauté de communes devait acheter les terres. Tout le monde était très fâché. « Alors, la com’com m’a demandé une contre-expertise, que l’ai réalisée. En définitive, sur les 52 ha, je n’ai trouvé que 10 ha de zones humides… le bureau d’études avait pris pour telles des zones où les prairies avait simplement gardé l’eau de pluie à cause d’un tassement du sol ! » Ce qu’on appelle une hydromorphie provoquée, récurrente sur les sols argileux qui se tassent vite. Pourtant, le bureau d’études avait bien procédé à des sondages pour voir si l’un des autres critères d’établissement d’une zone humide était présent : l’oxydoréduction, oxydation en surface, réduction en profondeur, modifications chimiques visibles aux changements de couleur des horizons du sol. « Mais le gars n’a pas creusé assez profond, à 20 ou 30 cm, alors qu’il faut creuser à 1,2 m pour être sûr. Il avait 900 trous à faire, il n’avait pas le temps, dès qu’il a vu des traces d’oxydation, il a dit, hop, des zones humides ! » Patrick Le Gouée a eu la gentillesse de ne pas donner le nom du bureau fautif.
Il faut de la bonne connaissance et une grande vigilance quand on est un bureau d’études. La responsabilité est lourde. Ce n’est pas Biotope qui avait été chargée de ce projet, Sylvie Poinsot tente malgré tout de comprendre le confrère. « Il y a eu erreur, certes, mais il faut avoir à l’esprit un souci de fatigue. Chez nous, on demande à nos collaborateurs de ne pas faire plus de 12 à 15 sondages par jour au maximum. Au-delà, cela devient un problème de médecine du travail, à cause du dos. Réaliser une étude sérieuse, cela demande beaucoup de temps, et donc, de l’argent, » dont il faut comprendre que les collectivités se trouvent en général assez avares. « On peut toujours labelliser les bureaux d’études, comme certaines le réclament », conclut Claire Poinsot, « mais tant que la note du prix sera majoritaire dans l’évaluation des appels d’offres… » les communes, les aménageurs n’ayant que le moins-disant en tête « s’exposeront dans les tribunaux. »
« Une étude mal faite, c’est un biais énorme », reconnaît Thibault Soleilhac. L’expertise est par nature aussi mouvante qu’une tourbière. Lorsqu’on s’y engage il s’agit d’être objectif, rigoureux et transparent, afin de limiter les risques juridiques et tout simplement, démontrer sa bonne foi. « Moi, j’ai fait des photos des profils de sol dégagés par mes sondages, c’est la preuve que j’ai bien fait mon travail, » s’amuse Patrick Le Gouée, qui aimerait qu’une assistance à maîtrise d’ouvrage soit systématiquement imposée à tout projet de compensation.
compenser n’est pas sanctuariser
Pas certain que ces mises au point aient rassuré Pierre Lebaillif, agriculteur à Saint-Jean-du-Thenney, village de l’ouest du département de l’Eure. « Je suis installé là où il y a le moins de documents d’urbanisme, alors ici tout le monde fait un peu ce qu’il veut : tant qu’on a des maires agriculteurs, ça va, mais si ça change… » En Gaec avec son frère, il produit lait, blé, orge, colza, maïs, tournesol, lin, et pommes (en bio celles-là). Il s’essaie aux techniques culturales simplifiées et à la conservation des sols. « Pour moi vraiment, la compensation, c’est la double peine, on construit sur nos terres et on nous prend des terres pour compenser ! C’est de la perte de production, de revenus et puis, à quoi ça rime comme je l’ai vu quand on recrée une zone humide là où il n’y en avait jamais eu ! ? » Comme beaucoup de collègues, Pierre Lebaillif préférerait que la compensation soit plutôt une aide à la plantation de haies, à la réhabilitation des mares en mauvais état ou qui ont été drainées. Un soutien à l’agroécologie. « En tout cas, ne pas sanctuariser, surtout pas ! Il faut que la compensation participe au fonctionnement de nos exploitations. Franchement, aller taper dans de la terre à 100 quintaux, ça fait mal au cœur, » alors que, remarque-t-il, en zone urbaine, chacun fait son petit bâtiment sur un terrain, sans tenir compte des documents d’urbanisme, lorsqu’ils existent : « il faut d’abord combler les dents creuses en ville, faire des grands bâtiments et des parkings communs ; sur les zones commerciales, il n’y a aujourd’hui que de la perte d’espace. Ce modèle d’urbanisation n’est plus viable. » C’est ce à quoi répond justement le zéro artificialisation nette, le fameux ZAN : densifier et ensuite, peut-être, aménager ailleurs.
« J’entends et je comprends bien vos remarques, » lui répond Claire Poinsot, « c’est d’ailleurs pour cela qu’on a créé en 2016, nous Biotope, avec la Safer Île-de-France, une filiale qui s’appelle Archipel [dont elle est directrice générale] qui a pu sécuriser 200 ha de foncier qui ont été rendus à l’agriculture. » Ou plutôt, qui n’ont pas été pris à l’agriculture. « On est allés chercher des terrains qui n’avaient plus aucune vocation, ils étaient abandonnés, d’anciennes carrières, des terrains de sport abandonnés ou des dépôts d’ordures sauvages par exemple, qui n’avaient plus de fonctionnalités pour personne. Avec l’argent de la compensation on les a achetés et restaurés, et on les gère. » En, définitive, l’agriculteur avec qui une convention de gestion est signée est gagnant, car il est payé pour entretenir les terres de compensation qui se trouvent chez lui, et ce, durant toute la durée du projet, c’est-à-dire entre 30 et 50 ans. Apporter de la plus-value aux espèces, au territoire et au monde agricole. La Safer préempte ou acquiert à l’amiable, elle revend à un tiers soumis à un cahier des charges qu’elle indemnise pour la gestion quotidienne. Ou bien Archipel signe une convention de partenariat avec une commune ou une entreprise privée gestionnaire d’un site réhabilité.
« Oui, j’entends bien, mais même si ça rapporte, c’est dommage d’en arriver là, » analyse Pierre Lebaillif. « Il faut vraiment faire de la planification territoriale, c’est-à-dire ne pas prendre les projets les uns derrière les autres, mais tous ensemble, pour voir quels sont les besoins. Et se dire que la compensation est toujours un aveu d’échec, » car elle est la démonstration qu’on n’a pas réfléchit à l’utilisation de l’espace. En matière d’aménagement du territoire, la cohérence reste souvent à démontrer, sauf pour les ouvrages linéaires, structurants, où la cohérence était imposée par la nature des projets eux-mêmes : une autoroute se construit de la même façon dans une com’com et une autre. Par contre, rappelle Emmanuel Hyest, président de la Safer Normandie et de la Fédération nationale des Safer, « dans les projets ponctués, comme les ZAC… Il faut faire autrement. Le modèle de développement ce n’est pas de construire au bord d’une route : il faut faire autrement. Regardez les Allemands. Là-bas, le dernier trait de charrue va au bord de la ZAC et des pavillons. On construit des entrepôts à étages, des parkings partagés. En France, non. Autre exemple : qu’est-ce qui justifie que pour construire un silo agricole on soit chez nous limité en hauteur, ce qui oblige à les faire plus large, donc à occuper plus d’espaces ? »
Tout cela fait beaucoup d’argent
Des dossiers, Maître Soleilhac en voit passer beaucoup. Dans les trois quarts des cas, la compensation n’exclut pas l’activité agricole, bien au contraire. Il est un peu des deux côtés de la barrière car il dirige une fiduciaire créée spécialement pour gérer sur toute leur durée des projets de compensation. « C’est une solution mise en avant par le Sénat en 2017. À l’occasion d’une commission d’enquête sur l’effectivité des mesures de compensation, la fiducie avait été identifiée comme un bon moyen de mise en pratique. » La fiducie, c’est une banale disposition juridique qui permet à une personne réelle ou morale de transférer à un tiers des biens ou des droits, que cette dernière doit gérer dans des conditions définies. En clair, la fiducie est un transfert temporaire de propriété. En l’occurrence, elle est un transfert de l’exécution et du budget de l’obligation de compensation. « C’est un instrument comme un autre qui répond à l’exigence de pérennité des mesures de compensation. Car la grande crainte de l’État est que les programmes périclitent. Qui peut dire que dans 50 ans il sera encore là ? » Comme un EPF, une fiducie porte le foncier, lequel ne peut être affecté qu’à l’objet de la fiducie. « On rémunère l’agriculteur durant la durée de compensation, tous les mois ou tous les ans, avec les fonds transférés par le maître d’ouvrage. L’argent nous est versé et est déposé sur un compte séquestre, l’agriculteur est rémunéré à deux titres, à la fois sur la mise à disposition du foncier et d’autre part sur les prestations qu’il va être amené à réaliser : gestion quotidienne du terrain de compensation, cela veut dire fauche, remise en état des ruisseaux etc. » Une garantie, une sûreté. M. Lebaillif fait tout de même la moue, car ce genre de rémunération ne vient pas valoriser le travail essentiel de l’agriculteur, qui est celui de produire de la nourriture. « L’agriculteur est là pour produire avec la nature, il n’est pas là pour faire de la nature, » dit-il joliment. Et puis, alerte Emmanuel Hyest, la nature ne doit pas être une aubaine pour les bureaux d’études. « Quand on parle de compensation environnementale, il y a des gens qui ont un intérêt à ce que le E et le R soient mis sous le boisseau, car il y a des gens dont c’est le métier de mettre en œuvre de la compensation. C’est un marché. » Le marché de la destruction de la biodiversité génère de l’argent, de même que la pollution de l’air fait travailler hôpitaux, médecins et pompes funèbres. La compensation ne change en rien les règles comptables calquées sur le PIB : dans notre société, n’a de valeur que ce qui génère un flux monétaire.
boucher les dents creuses !
Pour Patrick Le Gouée, la compensation n’est jamais aussi bonne que lorsqu’elle démontre facilement un enrichissement de la biodiversité. Autrement dit, lorsqu’elle est réalisée sur des terrains où l’on part de zéro, ou presque. « C’est le principe, dans la loi, de l’additionnalité, et pour cela, il n’y a pas mieux qu’une friche industrielle, commerciale ou urbaine. Et pour le démontrer, on a par exemple l’outil Muse [intégrer la multifonctionnalité des sols dans les documents d’urbanisme, piloté par le Cerema] qui permet à l’échelle locale de connaître l’état des sols. » En allant compenser là où le sol mérite mieux que ce qu’il est, l’aménageur est à peu près sûr de cocher les bonnes cases. « La ressource est énorme en ville », abonde Thibault Soleilhac. « Les friches y sont nombreuses, mais le foncier est plus cher, or, on affecte des terrains sur 30 ou 50 ans, vous imaginez tout de suite le coût total ! » Construire sur l’existant, combler les dents creuses pour satisfaire à l’objectif ZAN et Emmanuel Hyest c’est déjà plus onéreux que de faire du neuf, alors ne pas construire, mais au contraire créer des espaces naturels et les entretenir durant une ou deux générations, ne serait-ce que pour rafraîchir la ville sous les canicules, l’est encore plus. Injonctions contradictoires. « De toute façon, la pression foncière est énorme, » et pousse à aménager, se désole Emmanuel Hyest qui a une idée pour tempérer les ardeurs des bâtisseurs. « Regardez les ZAC. Dans la plupart des cas, l’essentiel du prix du foncier a été pris en charge par les collectivités pour attirer les investisseurs et amener de l’activité sur leurs territoires, pourtant, quand leurs biens deviennent vacants, les propriétaires ne veulent aucune contrainte ! Il faudrait instaurer une taxe sur ce foncier vacant, pour qu’ils en fassent quelque chose. Sinon, on continuera à bâtir ailleurs alors qu’on a déjà de la place, inutilisée. » Un équivalent de la taxe sur le foncier non bâti (TFNB), qui essaie de limiter la spéculation foncière sur les dents creuses, justement en poussant leurs propriétaires à y faire construire des logements.
l’Europe et le juge
La compensation n’est pas le seul outil pour garder la terre à l’agriculture. Il y a aussi le cahier des charges à usage environnemental des Safer, utilisé par Archipel. C’est un contrat passé lors de la vente entre la Safer et l’acquéreur qui l’engage à maintenir évidemment l’usage agricole du bien mais aussi à respecter des enjeux environnementaux, durant 10 à 30 ans. La vente peut être annulée si le cahier des charges n’a pas été suivi. Le droit propose également le bail à clauses environnementales (une convention entre propriétaire et fermier d’une durée de 1 à 6 ans renouvelable une fois), ou, le nec plus ultra, l’obligation réelle environnementale (ORE, qui s’attache au bien durant 99 ans) qui a les faveurs des écologues – lesquels déplorent son anonymat alors qu’elle serait le moyen le plus efficace pour faire de l’agriculture une bonne gestionnaire de la nature. « C’est surtout à un niveau micro que l’ORE est très pertinente. Mais au-delà, il faut d’autres outils », selon Maître Soleilhac. On imagine qu’il pense à la fiducie.
Pour conclure, l’avocat nous rappelle une évidence : que l’on soit pour ou contre, la compensation et le ZAN répondent à des règles communautaires, « l’Europe est en fait en train de rattraper son retard. On est obligés de mettre le paquet sur la compensation et le zéro artificialisation nette, et on en est qu’au début. » Patrick Le Gouée en remet une couche avec la directive sols, étouffée il y a quinze ans, qui est réactivée aujourd’hui par la Commission européenne, dans le sillage d’une vaste stratégie européenne santé des sols 2030, « qui devrait imposer dès 2023 que toute démarche visant à modifier les milieux prendra en compte la composante sols. D’où l’intérêt de bien la connaître… » Demain sur notre continent, c’est-à-dire à partir de l’an prochain, la stratégie devrait être claire : augmenter la teneur en carbone des sols, restaurer les terres dégradées, ramener la pollution des sols à des niveaux ne présentant pas de danger pour les formes de vie, dont la nôtre. Un des moyens mis en avant par la Commission européenne est la rémunération des agriculteurs pour l’entretien des fonctions exercées par les sols, dont le stockage du carbone et l’entretien de la biodiversité. Un autre est de transformer le trio français ERC en un Éviter-réutiliser-minimiser-compenser. Il ne manque plus qu’un A pour anticiper et un P pour planifier, rêve Claire Poinsot. Cela donnerait ERMCAP. Un acronyme impossible à dire, pour un besoin que les juges sauront apprécier, philosophe Maître Soleihac en guise de fin : « On invente en marchant avec la compensation. La loi est souple, c’est de la doctrine administrative, que les juges peuvent interpréter. Depuis deux ans d’ailleurs, on a des flots de jurisprudence sur des projets : les juges se sont mis à appliquer de façon plus rigoureuse des textes communautaires [européens] sur l’exigence en matière d’espèces protégées. Et alors, là, attention… » Dit autrement, quiconque ne respecte pas à la lettre la réglementation risque de voir a minima son dossier retoqué par l’autorité environnementale (le CNPN) ou arrêté par un tribunal saisi par une association de protection de l’environnement. « Rester dans les clous, bien préparer, anticiper, c’est en fait un avantage concurrentiel. Aménageurs, soyez maximalistes pour vous éviter les déconvenues », recommande l’avocat. Agriculteurs, restez vigilants, mais n’ayez pas peur. En définitive, la loi ne pense qu’à une chose, vos sols.