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INFOLETTRE N°51

un débat où l’abeille est devenue la sentinelle de notre société. Enfin.

Juin 15, 2017

Organisée par une maison qui en 1853 prenait l’abeille pour emblème, l’Université des abeilles de Guerlain a tenu ses promesses au « 68 », magasin historique du parfumeur sur les Champs-Élysées. Les discussions ont été parfois vives, les choses ont été dites, aucune cause n’a été édulcorée, les remises en cause ont été développées, devant une salle pleine. L’abeille, sauvage et domestique, est menacée. La pollinisation des plantes qui nous fournissent fruits et légumes, ne paraît plus si pérenne. Guerlain et le groupe LVMH sont inquiets pour leur approvisionnement en matières premières, presque toutes d’origine naturelle. Le 11 mai, un point a été fait. Pas gai. Pas manichéen non plus, ce qui n’est déjà pas si mal.

La Première université des abeilles

La crise des abeilles, que les chercheurs préfèrent nommer « syndrome d’effondrement des colonies » (Colony collapse disorder, dans leur langage) est une histoire maintenant ancienne qui remonte aux années 1990. À l’époque, des insecticides formulés à partir de molécules de la famille des néonicotinoïdes, dont le fameux Gaucho, furent accusés par les apiculteurs de dévaster leurs colonies. Non que les agriculteurs en pulvérisassent pour se débarrasser des abeilles, mais, de fil en aiguille, ces molécules, s’accumulant, se dispersant, finissaient par perturber la physiologie et la sociologie des abeilles. La danse des abeilles tournait en n’importe quoi, les spermatozoïdes manquaient, les abeilles nourrices peinaient à nourrir, les colonies s’étiolaient et, un jour, s’effondraient. En quelques années, le nombre de ruches chuta d’un tiers. Pourtant, l’hécatombe perdura en dépit de quatre années de suspension du Gaucho sur le seul tournesol, principale culture concernée. La mortalité hivernale restait très élevée. C’est que d’autres produits tel que le Regent continuaient d’être utilisés, mais aussi que le varroa, un acarien parasite de l’abeille, proliférait.

© Arno Joron/ Guerlain

La faim des abeilles

Il proliférait, et prolifère encore, sur des abeilles que les participants à l’université des abeilles ont tous considérées comme fragiles. « Les abeilles meurent de faim ! », résume d’une formule ciselée Hélène Soubelet, directrice de la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB). « À cause des champs complètement homogènes qui fleurissent une fois par an, pendant trois semaines », on a des déserts verts, en France. Faute de diversité floristique suffisante, parce que l’agriculture intensive uniformise les paysages, les abeilles peinent à s’emplir de nectar, et ainsi à se nourrir suffisamment. Il manque dans les campagnes des bandes enherbées, des vergers, des bocages, des haies constituées d’arbres et d’arbustes à fleurs. Il manque des prairies, et encore, des prairies riches en espèces végétales, c’est-à-dire ni trop pâturées, ni trop fauchées, ni trop enrichies en engrais. Ce n’est pas toujours le cas. Le modèle agricole actuel ne favorise pas les abeilles, et encore moins les sauvages qui constituent l’essentiel du monde des apidés (1 seule espèce domestique en France contre près de 1 000 sauvages !). Voyageant moins (dans un rayon de 300 m autour de leur trou creusé dans le sol ou un arbre, contre dix fois plus pour l’abeille domestique), osmies, mégachilles et xylocopes, abeilles solitaires, ont besoin de fleurs de proximité qui de moins en moins sont là. Mais les choses avancent avec le développement des pratiques dites agroécologiques, avec cette révolution silencieuse du monde agricole qui, lentement, tourne le dos au modèle actuel qui n’est plus viable économiquement. L’aménagement du territoire n’aide pas non plus : l’étalement urbain, parce qu’il fait disparaître les sols et coupe en morceaux les biotopes, ne favorise pas la nature.

H. Soubelet © Arno Joron/ Guerlain

Les abeilles intensives

C’est au point où, aujourd’hui, « les apiculteurs consomment plus de sucres qu’ils ne produisent de miel ! », déplore Lionel Garnery, chercheur au laboratoire évolution, génome, comportement, écologie du CNRS à Gif-sur-Yvette. Du sucre ? Du saccharose au printemps et du glucose à l’automne pour nourrir les abeilles… qui ont si faim « C’est comme si l’apiculture était devenue une industrie de transformation de sucre en miel », sans passer par les fleurs. Le parallèle fait avec la Prim’Holstein, qui transforme mieux qu’aucune autre la cellulose des plantes en protéines du lait, va plus loin que cela : « pour pallier la chute des années 1990 et 2000, qui continue, car les néonicotinoïdes sont toujours là, comme le varroa, d’ailleurs, les apiculteurs ont importé des souches d’abeilles venues de loin ». La qualité génétique de l’abeille noire (Apis mellifera mellifera), sous-espèce qui butine entre Pologne et Pyrénées, s’en est ressentie, car toutes ces abeilles se sont hybridées entre elles au point qu’aujourd’hui, aucun éleveur n’est capable de dire avec certitude quelle race il utilise. Comme si une sorte de Prim’Holstein, vache que l’on voit partout, sur tous les continents, avait pris possession des ruches par la force des choses.

Pis, en dispersant les sous-espèces (ou races), on disperse également leurs parasites. Cerise sur le gâteau, les races qui viennent d’autres pays ne sont pas toujours bien adaptées aux cycles des fleurs qui poussent ici. Bref, s’il faut reconnaître que « sans cela, sans les apiculteurs, sans ces importations et ces hybridations, il n’y aurait plus d’abeille domestique, plus de colonies, plus de miel, en France ; l’appauvrissement génétique et le nourrissage au sucre ne permettent plus à la sélection naturelle d’agir » pour que d’elles-mêmes, les abeilles trouvent leur résistance face au varroa et au réchauffement climatique. Ce serait quand même dommage, pour des espèces qui ont subi deux glaciations sans coup férir, preuve de leur solidité évolutive.

L. Garnery © Arno Joron/ Guerlain

Interdire, enfin

Les solutions découlent de l’exposé des causes. « Interdire les néonicotinoïdes est une évidence », rappelle Sandrine Bélier, directrice de l’ONG Humanité et Biodiversité, ex-députée écologiste au Parlement européen durant les années 2000. Ces molécules seront bannies en France au 1er septembre 2018, dans le cadre d’un mouvement général, européen, de limitation de l’usage des pesticides à la fois par les agriculteurs, les collectivités et les particuliers. Ça ne suffira pas, tout le monde l’a compris, car derrière les produits phytosanitaires, il y a les abeilles qui ont faim, les abeilles qui ont moins de ressources génétiques, les abeilles qui doivent supporter le varroa, lequel les contamine en plus avec une jolie collection de virus.

S. Bélier © Arno Joron/ Guerlain

Des fleurs et des friches

« C’est une belle avancée », soutient Émilien Dautrey, responsable du Pôle espèces de Noé Conservation « mais ce n’est évidemment pas la seule solution : il faut promouvoir les prairies fleuries, les fleurs le long des infrastructures linéaires ». Laisser la nature se faire partout où elle peut, renchérit Hélène Soubelet. Les délaissés et autres zones de servitude le long, sur ou sous les lignes à haute tension, les conduites de gaz, les routes, les autoroutes, les canaux et les voies de chemins de fer, mais aussi les friches. Les friches… un impensé français. Toutes ces anciennes zones industrielles et commerciales, ces terres agricoles abandonnées, dont le sol, gorgé de graines, les laisse s’exprimer aussitôt qu’on le laisse tranquille. Laisser les choses se faire, sans oublier de contrôler, toutefois, pour ne pas qu’une espèce prenne le pas sur les autres, que le milieu, se refermant, devienne bosquet impénétrable. « La chose à ne pas faire, c’est de planter des prairies avec des graines venues elles aussi d’ailleurs », prévient Lionel Garnery. Il faut des graines locales, ce que justement promeut Noé Conservation en même temps que des listes régionales de végétaux attractifs pour les pollinisateurs.

E. Dautrey © Arno Joron/ Guerlain

Pas trop d’hôtels ni de ruches

« On développe également les hôtels à insectes, pour au moins donner le gîte aux abeilles sauvages », poursuit Émilien Dautrey. Lionel Garnery émet un bémol, car selon lui, à trop multiplier ces jolies constructions dans les jardins et les cours, on risque de modifier le comportement de certaines abeilles sauvages… De même qu’en multipliant par trop les ruches, soulignent tous les participants à l’Université des abeilles. « On le voit partout, quand il y a trop de ruches, le comportement des abeilles change, elles se trouvent en concurrence pour les mêmes ressources alimentaires », observe notamment Jacques Karmagoret, le Président de l’Association Conservatoire de l’Abeille noire Bretonne sis à Ouessant, financée en partie par Guerlain.

Sur cette île soufflée par le vent, l’abeille avait disparu dans les années 1850. Pourquoi ? Nul ne le sait. il n’en reste pas moins que la démocratisation du sucre, avec la canne puis la betterave, a retiré de son intérêt au miel qui, de tout temps, avait été la seule source de glucides pour les habitants d’Ouessant. Réintroduite dans les années 1970 à partir d’abeilles noires vivant sur les difficiles monts d’Arrée, où le vent souffle à coucher les arbres et le froid n’hésite jamais à tomber en gel, l’abeille noire d’Ouessant est un maître étalon de l’abeille domestique. Garantie du varroa par son insularité, des néonicotinoïdes par le modèle agricole ouessantin, et de toute pollution génétique par les pratiques du conservatoire, elle est « pure », selon Lionel Garnery qui en a dressé le profil. « Nos reines vivent dans les 5 ans, mais leurs filles qu’on place sur le continent non seulement ne vivent que 2 ans, mais sont moins fécondes », constate M. Kermagoret, signe qu’il y a bien un stress environnemental, auquel la qualité génétique ne peut pas grand-chose.

J. Kermagoret © Arno Joron/ Guerlain

Sanctuariser les conservatoires

Certes. Mais on n’arrangera rien en ne préservant rien, affirment de concert les deux spécialistes. « Il faut que les conservatoires tels que les nôtres [il en existe quinze en France] soient préservés de toute contamination. Or, aucune loi n’empêche quiconque de contaminer nos souches d’abeilles, pures, par des hybrides. Il faut une loi, sinon, l’abeille noire « pure » disparaîtra avant dix ans ». Lionel Garnery est également à la tête du Conservatoire de l’abeille noire d’Île-de-France, situé près du péage de Saint-Arnoult dans les Yvelines, en grande banlieue parisienne. Dans un rayon de 3 km, il n’y a là que l’abeille noire, mais tout autour, les apiculteurs travaillent pour l’essentiel avec des races multiples et des hybrides. À Ouessant, c’est aussi la grande peur de M. Kermagoret, ne serait-ce que pour s’éviter des contaminations, comme celle, récente, de la loque. Sans aucun doute arrivées par des abeilles venues du continent, les spores de cette bactérie destructrice y seraient restées si une loi de protection génétique, de sanctuarisation des conservatoires, avait existé. Une loi sans laquelle il sera difficile aux scientifiques et aux apiculteurs-sélectionneurs (on retrouve le parallèle avec les races de vaches) de dresser les profils génétiques de leurs races, de leurs souches, et de… sélectionner, patiemment, les abeilles les mieux à même de résister aux stress qui les menacent.

© Arno Joron/ Guerlain

Rajeunir l’apiculture

« Le problème est plus vaste encore. C’est que le monde des apiculteurs est très individualiste. Il n’est pas organisé. En concurrence entre associations et représentants. Il faut une interprofession, mais beaucoup s’y opposent », avance Éric Lelong, Président de la commission apiculture de la FNSEA, premier syndicat agricole. Chacun pour soi. Rien n’avance, en conséquence. Apiculteur près de Montpellier, M. Lelong promène ses ruches d’un verger à une grande culture, d’un maraîchage à une prairie pour polliniser et faire son miel. « Je suis entre les deux mondes, et je vois les évolutions. Je pousse les cultivateurs à améliorer leurs itinéraires, à faire de la place aux fleurs, à planter des légumineuses en intercultures, pour l’automne et l’hiver. Ça change ». Mais ce qui ne change pas, c’est la formation des apiculteurs. « Alors qu’on a plein de chômeurs, la profession vieillit et peine à recruter ! », s’énerve Thierry Dufresne, président de l’observatoire d’apidologie installé près du massif de la Sainte-Baume, à Mazaugues dans le Var. Ex-cadre de l’industrie du luxe, M. Dufresne consacre sa retraite à l’abeille avec ce centre de recherches et de formation, financé par des fonds privés, qui travaille notamment sur la génétique de souches d’abeilles réparties en 1 000 colonies et 50 millions d’individus. « On a un vrai souci de formation. Elle est mal faite, elle n’est pas assez longue, elle ne fait pas assez de place à l’apprentissage auprès de professionnels ». À l’heure actuelle, les néoapiculteurs vont deux mois sur le terrain, sur dix mois de formation. « Et pas toujours à la bonne saison ! Parfois, les étudiants n’ont plus qu’à repeindre les ruches, car les abeilles dorment. Non, pour former réellement un apiculteur, il faut 5 ans, avec un professionnel. » Des gros chantiers, donc. Un autre est plus simple, c’est celui de l’éducation du regard des quidams que nous sommes. Le boulot de Noé Conservation, entre autres organisme, par ces programmes de sciences participatives qui impliquent les possesseurs de jardins ou de pots de fleurs dans l’observation, l’identification et la transmission aux chercheurs de leurs « coches ».

E. Lelong (haut) et T. Dufresne (bas) © Arno Joron/ Guerlain

En fait, peut-être manque-t-il un « récit », comme le fit remarquer à la fin de cette université Vaia Tuuhia, déléguée générale du think tank 4D. Quelque chose qui ferait enfin passer l’abeille du principe de plaisir (nous y sommes affectivement attachés, l’abeille est le symbole même de la nature) au principe de réalité (elle est menacée, nous savons quoi faire, agissons). Dans le monde de l’entreprise, c’est pourtant l’inverse qui a fonctionné. « On a soutenu le conservatoire d’Ouessant, et d’autres actions, pour préserver nos matières naturelles, et on s’est retrouvés avec une réelle adoption par nos salariés, un changement de mentalité, même », constate Sylvie Bénard, directement environnement du groupe LVMH. « Chez Guerlain, c’est pareil : l’abeille est devenue tellement évidente que quand il s’est agi de choisir le nom d’une nouvelle usine, les employés ont choisi de la nommer La Ruche. Pour le projet de camion électrique pour livrer nos magasins en ville, c’est… Le Bourdon ! », s’amuse Sandrine Sommer, directrice développement durable de Guerlain. Ambassadeur de la biodiversité et du développement durable, l’abeille souffre en réalité de la vertu qu’on accorde d’ordinaire à cette charge : la permanence. On la croit éternelle car elle butine notre mémoire collective, notre imaginaire infantile. Erreur dangereuse. Les pollinisateurs comme l’abeille, sauvages et domestiques, sont les victimes de notre mode de vie. Voyons-les plutôt alors comme des sentinelles.

V. Tuuhia © Arno Joron/ Guerlain

Sandrine Sommer et Laurent Boillot © Arno Joron/ Guerlain