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INFOLETTRE N°72

L’assiette et la planète, les relations tendues entre alimentation et biodiversité

Juin 3, 2019

Hasard, l’édition 2018 des journées annuelles de la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB), consacrée aux liens unissant alimentation et biodiversité, s’est tenue une semaine après Terra madre Salone del Gusto, le grand raout turinois du mouvement Slow Food. Sous les fresques à globicéphales de l’amphithéâtre de la Maison des océans, à Paris, une journée entière de présentations et de débats entre chercheurs, industriels et associatifs, pour explorer l’évidence que ce que l’on met dans l’assiette dessine nos paysages. Et le vivant de demain. Choses vues le 27 septembre 2018.

Flexitarien depuis toujours

Dès le début, Serge Bahuchet conduit le curseur à l’aube de l’humanité. Moustache et barbiche longues, M. Bahuchet est professeur au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) de Paris. Il étudie les relations entre les sociétés humaines et leur environnement, c’est un ethnoécologue. Au pupitre, il est clairvoyant : « Entre sept et trois millions d’années, nos ancêtres mangeaient des végétaux (graines, racines, tiges), avec des insectes et des petits vertébrés. Ensuite, ils ont charogné. À partir de 2 millions d’années, les hominidés se sont mis à chasser, parce qu’ils avaient des outils. » Notamment des bifaces, que l’on retrouve partout, dans tous les écosystèmes où Homo erectus s’est installé après avoir quitté l’Afrique. « Il y a 500 000 ans environ, c’est le feu qu’on invente. Ça change tout, car il permet d’augmenter la digestibilité des végétaux et la gamme des aliments potentiels qui peuvent être digérés. Il transforme aussi le goût et permet la cohésion du groupe social. » Le feu, la chasse, la viande. Dans notre imaginaire, Cro Magon et surtout Néandertal étaient des viandards, qui ne vivaient que de repas de chasse. Rien n’est plus faux. Serge Bahuchet avance que les récentes analyses d’émaux dentaires des squelettes fossilisés ont démontré que nos ancêtres mangeaient beaucoup… de végétaux. Nous sommes décidément des omnivores, et ce, depuis fort longtemps.

« Les plantes, nous les avons domestiquées dans onze foyers différents, pas seulement en Mésopotamie. Est-ce l’expansion démographique qui a conduit à cela, ou bien la transition vers l’agriculture qui a concerné de plus en plus de chasseurs-cueilleurs, on ne le sait pas, » s’interroge le spécialiste. Qui rappelle l’existence de populations actuelle de chasseurs-cueilleurs et d’éleveurs nomades en Amérique du Nord, dans le Middle West, au centre, à l’est et au sud-ouest de l’Afrique, en Indonésie, en Malaisie, en Australie et en Sibérie. En fait, il n’existe depuis le début du Néolithique aucune spécialisation d’une activité par rapport à un écosystème. Dans toutes les régions, durant des millénaires, les hommes purent être chasseur-cueilleur, éleveur ou agriculteur. Serge Bahuchet a passé sa vie à regarder les hommes actuels dans leur environnement. « Ce qui compte, partout, » dit-il en substance, « c’est l’agrobiodiversité », c’est-à-dire la diversité des produits disponibles pour se nourrir, « Tous les paysans du monde, non contraints par des forces politiques ou industrielles, utilisent une très grande diversité de produits, c’est un caractère fondamental de l’histoire de l’agriculture. »

Manger est aussi, et toujours, un choix culturel. Deux sociétés vivant côte à côte ne mangent pas la même chose, l’une va trouver un mets bon, alors que l’autre le trouvera dégoûtant. Toutes vont cependant dans le même sens, celui impulsé par la culture occidentale : la viande. « Globalement, il y a un demi-siècle, chez nous, l’essentiel des calories provenait de la consommation de féculents. Aujourd’hui, 43 % viennent des produits animaux, viande comprise. En trente ans, la production de ces derniers a été multipliée par trois. On s’inquiète surtout de cela, car la majorité des débats sur l’alimentation tourne autour de la viande. » Et de la provenance de ce que l’on mange, car Serge Bahuchet le rappelle simplement, les aliments de tous les jours, dans les pays occidentaux, sont produits partout sans qu’on sache réellement leur origine ni qu’il y ait une transparence sur leur mode production.

La biomasse se perd… mais comment ?

La viande prend de la place, parce que l’agriculture s’étend, coupe les milieux naturels. « Il y a une relation forte entre la consommation relative de la biomasse végétale et à la fois l’abondance des communautés d’oiseaux, et leur niveau trophique moyen » (c’est-à-dire le rang qu’occupe une espèce dans son réseau alimentaire), se désespère Denis Couvet, également professeur au MNHN, célèbre pour ses études portant sur l’impact des sociétés humaines sur la biodiversité. L’abondance des communautés d’oiseaux diminue dès que les prélèvements de biomasse excèdent 40 % de la production annuelle. Plus on mange, moins on voit de volatiles passer et d’insectes s’écraser sur le pare-brise, parce que l’agriculture industrielle réduit la mosaïque des paysages à quelques surfaces monotones, identiques d’une région à l’autre. Dégarni, rond de lunettes, M. Couvet est inquiet. « Quelles sont les limites planétaires à la consommation humaine de biomasse végétale ? » Il n’y a pas que la viande et les légumes. La biomasse nous est indispensable sous forme vivante, fossilisée (le charbon, le pétrole, le gaz), aquatique (les huîtres, les algues, les poissons), terrestre (le bois !), pour l’habitat, l’énergie, l’alimentation, les matériaux etc. On la pensait en manne divine, éternellement renouvelable, les scientifiques démontrent qu’elle est à présent souvent surexploitée. « Si l’on compte tout – l’imperméabilisation, l’érosion, la chute de la matière organique des sols etc. – la perte de biomasse de ces dernières années peut-être évaluée pour les USA à 8 %, 5,2 % pour la France, mais 50 % en Tunisie : 50 % ou à Haïti ! »

L’exploitation est donc moins forte dans nos pays, alors qu’on ne cesse d’entendre des messages culpabilisateurs nous concernant. En moyenne, nous, humains, consommons chaque année 28 % de la production annuelle de biomasse. Mais voilà, ce chiffre varie énormément selon les écosystèmes et les régions : l’Asie du sud-est dévore, transforme et brûle 60 % de « sa » production annuelle quand l’Europe du nord et l’Afrique du nord se contentent de 45 %, ce qui est déjà un chiffre élevé. Le plus mesuré des continents est, étonnamment, l’Amérique du Nord, avec 20 % de la biomasse annuelle consommée. Denis Couvet signale aussi des cas rares où une augmentation de la biomasse est constatée, notamment dans les zones arides irriguées. Un bémol, toutefois : comme pour les bilans carbone nationaux, ces chiffres relatifs à la consommation de biomasse ne prennent pas en compte l’effet des importations de produits issus de la biomasse. Ils sont donc faussés. Les pays qui importent leur nourriture ou leur bois peuvent ainsi se permettre d’afficher de bons bilans. Pour les autres, comme la France qui est exportatrice de biomasse, le bilan est relativement mauvais. Autre bémol, la biomasse, découplée de son taux de renouvellement, est très difficile à interpréter. En effet, si l’on prend beaucoup, comme sur un champ de blé d’Ile-de-France, que l’on exploite à 100 %, mais que l’on replante à 100 %, ce n’est pas la même chose que de transformer une mangrove en élevage de crevettes ! Il n’est reste pas moins que la consommation de biomasse ait largement diminué dans les pays riches, car les bœufs et les chevaux qu’il fallait nourrir au foin ont été remplacés par des machines au pétrole. La biomasse fossile a été substituée à la biomasse vivante.

Ce constat est cela dit trompeur, nous prévient Denis Couvet : « Pendant les 2 000 dernières années, la biomasse a diminué de 50 %. Et d’autant entre 1 800 et aujourd’hui… ». Une comparaison déprimante, avant de nous asséner le diagnostic : « En plus, c’est un cercle vicieux, car moins il y a de biomasse, moins le renouvellement est important. » Le rythme de dégradation ne peut donc que s’accélérer, quand bien même le réduirait-on aujourd’hui. L’inertie de la nature. Il n’y a finalement que la biomasse des mammifères qui a augmenté, d’un facteur 4 en deux mille ans, grâce à la démographie de notre espèce. Les mammifères sauvages ont quant à eux chuté, d’un facteur 5 à 10. « Aujourd’hui, la biomasse des mammifères domestiques représente trois fois celle des mammifères sauvages il y a 10 000 ans, et le nombre d’espèces total a très largement diminué. » SI cela continue, il arrivera un temps où les seuls vertébrés de plus d’1 kg seront des animaux domestiques. Et alors ? Et alors on ne sait pas quantifier les conséquences sur nos vies.

On sait par contre ce que l’écologie peut apporter au raisonnement. « L’approche par les fonctions écologiques reste plus exacte que l’approche par les espèces, par exemple, dans les régions de déprise agricole (des terres cultivées qui se transforment en friches puis en forêts), il peut y avoir à court terme moins de diversité spécifique, mais il n’y a pas forcément moins de fonctions écologiques. De même, en ville, la diversité en nombre d’espèces peut augmenter (animaux domestiques exotiques, plantes très variées), mais ces espèces ne sont pas intégrées dans un écosystème et ne remplissent aucune fonction écologique. » Le tableau de bord doit comporter plusieurs indicateurs. Biomasse, taux de renouvellement, fonctions écologiques.

Biomasse, chimie et pétrole, un trio ambigu

« En fait, on est passé d’une société solaire à une société minière », répond Benoît Daviron, chercheur en économie politique au Centre de coopération internationale pour la recherche agronomique et le développement (Cirad). « On vivait uniquement sur la biomasse, avant, qui fournissait tout. L’agriculture servait à tout. À partir du XIXe siècle, il s’est produit trois révolutions : d’abord, la mise en culture de ce qu’on appelle les fronts pionniers », par exemple les grandes plaines américaines ou, en France, les collines transformées en escaliers pour des cultures en terrasses. « Il y a eu un accroissement incroyable des surfaces cultivées, en Amérique latine, en Amérique du Nord, en Russie (Mandchourie), et en Asie du sud-est. A contrario, l’Asie du sud et l’Afrique sont restées en marge de cette évolution. » L’exploitation du charbon a ensuite détourné une partie de la demande en matière première issue directement de la biomasse vers les ressources fossiles. Cela a bouleversé le rapport à la biomasse au XXe siècle et a remis notamment en cause la tyrannie de la distance avec l’arrivée du chemin de fer accompagné du télégraphe puis du câble sous-marin. « Et puis il y a eu création et développement d’un marché mondial des matières premières qui a tiré ce front pionnier, toujours plus loin. En 1912, 80 % du blé et 40 % de la viande consommée en Angleterre était de la sorte importés ».

Seconde révolution imaginée par M. Daviron, l’arrivée de la chimie au début du XXe siècle. Là, grâce, si l’on peut dire, aux engrais et aux pesticides, on va pouvoir augmenter la production sans augmenter les surfaces. « C’était une obsession allemande que de pouvoir substituer les importations de biomasse par des produits de synthèses et la chimie. Le modèle économique de BASF est basé sur cela avec l’industrialisation des teintures dans un premier temps, puis d’une gamme diversifiée de produits chimiques. » À cette époque, on assiste à une quasi-disparition des usages non alimentaires des produits agricoles. Paradoxalement, la production de produits de synthèse s’est donc traduite par une baisse de pression sur la biomasse et donc les écosystèmes ! Voilà pourquoi la consommation de biomasse par les pays riches a baissé. Aux États-Unis elle a diminué de moitié en cinquante ans.

Troisième révolution, le pétrole et ses dérivés. « Injecter des énergies fossiles dans l’agriculture a provoqué un effondrement du rendement énergétique de l’agriculture. » Mais aussi un abandon de la traction animale qui nécessitait beaucoup de biomasse. « Ensuite, la baisse de pression sur les écosystèmes due à l’arrivée de la chimie a été compensée par l’augmentation des usages agricoles des terres pour nourrir une population croissante et la mondialisation des échanges, notamment pour les céréales. Avec la croissance de la population, les animaux deviennent des usines à viande ou à lait, et les notions « d’agroalimentaire » puis de « systèmes alimentaires » apparaissent. Qui génèrent énormément de déchets que la nature ne sait pas ou mal traité.

Benoît Daviron ajoute une cinquième révolution, en cours celle-ci. La transition énergétique. Production de biodiesel, bois-énergie, plantation d’éoliennes et de photovoltaïques sur d’anciennes pâtures, ont un impact sur la biodiversité, comme l’avait montré la journée de la FRB de l’an passé. Un impact plus grave encore à écouter M. Daviron : « Vous comprenez bien que si l’on veut repasser à une société solaire, basée sur l’éolien, le soleil, la biomasse et une agriculture fondée sur les écosystèmes, autrement dit se passer du pétrole, en gros, il va falloir inverser à nouveau la tendance en puisant à nouveau sur la biomasse et donc, sur la biodiversité. » Depuis 2000, on constate déjà une inversion, la consommation de la biomasse augmentant à nouveau en Chine et en Asie orientale, alimentée par les pays de l’OCDE, la Russie et le Brésil. M. Daviron n’est pas d’une folle gaîté. « La solution, on la connaît : il faut tout diminuer, toute notre consommation, pas seulement la viande. Moins se chauffer, moins se déplacer, moins manger. Changer notre mode de vie. »

L’avertissement de la pêche

Directeur de recherche et président du Conseil scientifique de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), Philippe Cury est d’accord avec cela. Sur le constat et la solution. En dépit de la bien meilleure santé des stocks de l’Atlantique du nord-est, et de celle du thon rouge de Méditerranée que l’on avait cru un moment en voie de disparition, le grand halieute français est tout aussi pessimiste que son collègue. Il nous rappelle tout d’abord une évidence qui, comme toute évidence, mérite d’être sans cesse redite : le lien entre pêche et biodiversité est très fort, car la pêche est une des dernières activités de prélèvement massif de ressources sauvages. « L’empreinte est colossale. 200 millions de km2 d’océans sont exploités pour produire 8 % des protéines mondiales, à comparer aux 50 millions de km2 utilisés pour l’agriculture ! La pêche est aussi une filière dont les productions s’échangent énormément et en moyenne plus que les autres denrées : 50 % des poissons sont échangés au niveau mondial, » nous explique-t-il en montrant une photo de l’étal d’un marché marseillais où seul… le couteau représente la faune locale. En un petit demi-siècle, la consommation moyenne d’un être humain est passée de 6-9 kg à plus de 21 kg. L’effort de pêche, porté par la technologie et le faible coût du gasoil a délivré ses fruits. Pourtant, les captures sauvages, c’est-à-dire en milieu naturel, stagnent depuis le début des années 2000. « La croissance de l’approvisionnement est assurée actuellement par l’aquaculture qui elle-même a un impact sur la ressource sauvage, car elle fait appel à la pêche pour nourrir les poissons d’élevage. 68 % des captures servent à nourrir l’élevage, ce qui représente 20 à 30 millions de tonnes de poissons transformés en farine par an. Qui plus est, de grandes fermes aquacoles sont actuellement développées (40 en Chine par exemple) et impactent les modes de vie des petits pêcheurs traditionnels par leurs prélèvements massifs de la ressource. » Sans compter les conséquences sur les réseaux trophiques de ce prélèvement qui ne finit pas dans le ventre d’autres espèces. Le tableau est un peu noir, car la part de farines de poisson dans l’alimentation des poissons d’élevage « nobles », les prédateurs tels que le saumon et le bar, en Europe, se réduit année après année.

Cela dit, ça change peu la tendance à la croissance de la consommation. Il n’y a qu’une seule idée qui vaille, d’après Philippe Cury, celle d’une approche globale, écosystémique, de la pêche. C’est quoi ? « Passer de l’exploitation des espèces à une gestion intégrée compatible avec le maintien de la biodiversité ; manger des espèces correctement gérées et qui ne sont pas en déclin telles que la sardine l’anchois ou le maquereau ; à l’inverse, proscrire la consommation d’espèces menacées et surexploitées, comme le font déjà certains cuisiniers à l’image d’Olivier Roellinger… » enfin, instaurer une éthique mondiale de la consommation pour que la sobriété des uns ne soit pas compensée par la surconsommation des autres. Vaste programme.

Les légumes font du carbone, aussi

Nicole Darmon nous désigne heureusement des pistes. L’équipe de cette directrice de recherches à l’Inra a agrégé des données éparses – composition en nutriments, présence de contaminants, prix, habitudes de consommation des mangeurs, impacts environnementaux (réduits au CO2, à l’acidification des océans et à l’eutrophisation des eaux douces) – concernant des produits alimentaires génériques. « On voulait savoir s’il existait des aliments plus durables que d’autres. » La durabilité étant celle reconnue par la FAO (le département de l’Onu qui s’occupe de l’alimentation), à savoir durable pour la planète, l’organisme humain et le porte-monnaie. Mille neuf cents adultes « mangeurs » ont été observés durant une semaine.

Premier résultat, plus on mange, plus on émet de carbone, c’est aussi simple que cela. Second résultat, les femmes émettent moins que les hommes. Et puis… « en gros, plus les aliments sont denses en nutriments, donc, de meilleure qualité, plus ils sont chers. On s’est ensuite rendu compte que les aliments les moins émetteurs de carbone sont les fruits et légumes, les féculents et, dans une moindre mesure, les produits laitiers et les matières grasses ». Le score climat des produits animaux est catastrophique, on s’en doutait. « Le plus surprenant, en mettant tout cela en parallèle avec le prix dépensé à la calorie ingéré, est que l’on voit que les aliments les meilleurs du point de vue nutritionnel ne sont pas si durables que cela ! » car il faut dépenser plus pour absorber une masse de calories équivalente aux aliments les moins durables. Dans l’hypothèse où l’on veut atteindre la satiété de la même façon.

L’impact de la viande est mauvais, celui des fruits et légumes n’est pas si bon que cela. Pour les légumineuses, cela va à peu près. « Autrement dit, il ne faut pas raisonner au niveau de l’aliment, sinon, on arrive à recommander uniquement les aliments les moins bons pour la santé, sous prétexte qu’ils sont les moins impactant pour le climat et, cela tombe bien, ce sont les moins chers. » En effet : les meilleurs scores environnement/calorie/prix sont obtenus par des produits tels que les chips, le chocolat, le riz, les sodas, le sel et les gaufres industrielles ! Ce n’est pas de l’animal, c’est vrai, c’est à base de végétal, c’est indéniable, cela émet peu de CO2 parce que leur production, standardisée et massifiée, consomme très peu d’énergie au kilo fabriqué et au kilomètre transporté, mais ce n’est quand même pas extraordinaire. Il y a bien d’autres végétaux, frais ceux-là, mais ils sont beaucoup plus chers à la calorie ingérée, « et leur impact environnemental n’est pas non plus neutre, en particulier sur les sols ». En effet, si l’on veut absorber autant de calories en mangeant des fruits, des légumes et des haricots secs qu’en avalant du steak ou du poulet, il faut en manger beaucoup plus (en gros, 1,6 kg d’aliments selon le régime méditerranéen pour avoir autant de calories dans l’estomac qu’avec 600 grammes de frites et de nuggets), et si tout le monde fait pareil, il faut plus de terres, à qui l’on va demander de rendre encore plus. Pas sûr que ce soit par les canons de l’agroécologie. Pas sûr non plus que l’hypothèse corresponde à un comportement naturel.

Me Darmon continue, car elle est lancée : « On a identifié ce qu’on appelle des « déviants positifs » dans nos cohortes. Des mangeurs dont les émissions de carbone sont inférieures de 20 % à la moyenne. Eh bien on s’est aperçu que ce résultat est dû pour moitié au fait que ces gens mangent moins, et pour l’autre moitié en raison du fait qu’ils mangent différemment. » Moins de produits issus d’animaux (400 g en moyenne par jour), moins de produits sucrés, moins de produits transformés, plus de fruits, de légumes et de légumineuses (1 kg), autant de laitages. « En accentuant un peu tout cela, on modélise une baisse de 30 à 40 % des émissions de CO2 de notre alimentation. » Facile. On peut même aller jusqu’à 60 %, hourra ! au prix il est vrai d’une forte hausse de la consommation de féculents et d’une quasi-disparition de la viande. « Nos études montrent qu’une alimentation de bonne qualité nutritionnelle n’a pas forcément un faible impact carbone et qu’il est primordial de considérer la qualité́ nutritionnelle et l’acceptabilité́ sociale et culturelle lors de l’élaboration de recommandations pour une alimentation plus durable. Nos résultats confirment qu’il est possible de réduire l’impact carbone de notre alimentation tout en améliorant la qualité́ nutritionnelle au travers de choix alimentaires avisés (consommation totale modérée, alimentation plus riche en produits d’origine végétale et consommation de viande et de boissons alcoolisées mesurée). Ils montrent cependant qu’il n’est pas nécessaire d’éliminer des catégories ̀entières d’aliments pour avoir une alimentation plus durable. Le conseil d’avoir une alimentation variée reste donc toujours aussi valable dans ce contexte. »

Gaspiller moins et manger moins pour impacter moins. Alimentation omnivore, diversifiée, en quantité modérée. Serge Bahuchet hoche la tête, car in fine, cela revient à retrouver le régime alimentaire de nos ancêtres. Ou la règle des 3V établie par Anthony Fardet, un chercheur de l’Inra de Clermont-Ferrand : varié, végétal, vrai. À savoir 15 % de produits animaux, 15 % de produits transformés, le reste, fruits, légumes, légumineuses. En privilégiant, autant que faire se peut, le bio de saison. Et en n’excluant rien.

Changer tout le système alimentaire, en même temps

Économiste, directeur de recherches de l’INRA, Louis-Georges Soler étudie lui aussi nos comportements alimentaires. Il commence par avancer un postulat robuste : « le modèle agroalimentaire est solide parce qu’il est super-cohérent. Standardisées, homogènes, l’agriculture, l’industrie, notre façon de consommer sont les miroirs l’une de l’autre. » Le modèle agricole industriel et le modèle de consommation ont grandi et évolué de façon synergique. Voilà qui explique pourquoi le système est si difficile à bouleverser ! « Car il est très inertique. D’autant qu’il nous a fait baisser les prix, ce dont nous profitons tous. Et la baisse des prix a fait baisser la valeur que l’on donne à l’alimentation. » L’alimentation ne vaut plus grand-chose, à tous les sens du terme, si ce n’est le poids de la peur qu’elle nous occasionne.

Comment changer cela ? Se positionner en marge de ce système optimisé génère des surcoûts, car il faut lutter contre une machine bien rodée et cela demande de l’énergie. « Il n’y aura pas de monde nouveau où on se remettra à faire à manger nous-mêmes, à partir de produits frais. On n’a plus le temps, on n’a plus envie et on ne réduira pas nos vacances ni nos achats de téléphones pour cela. » Bref, il faudra faire avec l’industrie. Celle-ci est prise entre l’agriculture et le consommateur. Alors, pourquoi ne pas jouer sur les deux tableaux ? « Plus diversifiée, avec plus de variété, l’agriculture introduirait de l’hétérogénéité dans le système, de l’instabilité pour l’industrie. Encore faut-il qu’en aval, le modèle de consommation soit cohérent avec ce nouveau modèle de production. » Il faut corriger le système en le prenant par les deux extrémités… de façon cohérente, coordonnée. Tout modifier. L’agriculture, la formation des prix, la distribution, les process industriels etc. Ne pas le faire ensemble, c’est s’exposer à des surcoûts que personne ne voudra prendre en charge. « C’est en jouant simultanément sur les modes de production en amont et les régimes alimentaires en aval que l’on peut amoindrir la contradiction entre la nécessité de rémunérer les efforts des producteurs et celle de stabiliser les dépenses des ménages. Les bénéfices environnementaux et de santé résulteraient simultanément de la mise en œuvre de processus de production plus exigeants et de l’adaptation des régimes alimentaires par les consommateurs. »

Quel régime ? L’étude Bionutrinet que M. Soler a codirigée, a exploré le régime alimentaire bio ou non bio de plus de 22 000 individus. Qualité nutritionnelle, impacts environnementaux, exposition aux contaminants, prix et dépenses alimentaires. Résultats ? « Le bio est sans effet sur l’émission de gaz à effet de serre, par contre, le régime qui comprend plus de fruits et de légumes et moins de viande permet de diminuer de 37 % les émissions ». Et de 30 % la consommation des sols.

Plus riche en produits d’origine végétale, moins en animal… Même basé sur des produits conventionnels, le « bon » régime est associé, explique M. Soler, à une augmentation de la qualité nutritionnelle, une réduction des émissions de gaz à effets de serre, du taux d’occupation des sols et de l’énergie consommée et… à un accroissement de l’exposition à des contaminants, car fruits et légumes sont pulvérisés. Le régime Nicole Darmon. Et le bio ? « Une part plus importante de produits bio sans modification du régime alimentaire induit une baisse de l’exposition aux pesticides, c’est certain, mais c’est sans effets sur les émissions de gaz à effets de serre, ça réduit un peu l’énergie consommée, mais cela accroît le taux d’occupation des sols. » Bref, ou bien l’on mange tout bio, auquel cas la massification du modèle agricole contient l’inévitable extension des surfaces, ou l’on mange conventionnel. Pas de demi-mesure ? Un peu basique ce raisonnement. Et les pratiques intermédiaires, alors ? L’agroécologie, la conservation des sols, l’agroforesterie, tout cela ? ! « Aujourd’hui, elles ne trouvent pas leur place. Il faudrait que le conventionnel monte en gamme, tout ensemble, pour aller vers le HVE3 [label ministériel, indiquant la Haute qualité environnementale, selon trois niveaux, d’une exploitation agricole]. L’idée est que la marche de l’amélioration ne soit pas trop haute. » Celle du bio l’est peut-être bien trop pour modifier tout le système en même temps.

À moins qu’on ne regarde d’autres paramètres. Chercheuse à xxx, Chantal Le Moual a mené une étude prospective sur l’impact des régimes alimentaires sur l’usage des terres et la biodiversité. Cinq scénarios, depuis le on ne change rien à on change tout. Conclusions ? « Il y a un lien très étroit entre le régime alimentaire et l’usage des terres avec des conséquences directes sur la santé et la biodiversité. Cela dit, les scénarios les plus favorables nécessitent des changements drastiques et des politiques pour les accompagner. Notamment une politique de santé, qui est sans doute plus efficace qu’avoir une politique de biodiversité. » Avec cet important bémol qu’à avoir résumé l’alimentation à la santé depuis une trentaine d’années, on a créé de la peur et de la défiance chez le consommateur. Et pas changé grand-chose à la prolifération de maladies liées à la malbouffe. « De toute façon, on va plutôt vers l’hypothèse « métropolisation », le laisser faire, car elle arrange tout le monde : le système alimentaire mondial a besoin d’exporter et d’importer… »

Quels indicateurs, pour donner envie ?

Comment aller vers une perspective saine, à tous les sens du terme, de l’alimentation et de l’agriculture ? Les messages sont catastrophistes, techniques, culpabilisants. Ils ne jouent pas sur l’envie ni le désir, qui sont pourtant les ressorts essentiels de l’action dans notre société de consommation. Clément Tostivint et Roberto Bellino, du Groupe Avril ; Thibault Auvergne, de La Vie Claire ; Allain Bougrain-Dubourg, pour la LPO et Pauline Lavoisy, de Noé Conservation, participaient à la première table ronde consacrée aux mutations alimentaires. Ils ont ensemble convenu que non seulement c’était difficile d’informer le consommateur, alors que sans lui, on n’avance pas, qu’en plus il était périlleux de surcharger d’informations les emballages déjà bien remplis. Monoprix s’y est essayé avec la mention « Bee Friendly », qui signalait au consommateur que la fabrication de tel ou tel produit n’avait pas nui à la biodiversité, et c’est resté confidentiel. Même auprès des employés de la marque. De toute façon, est-ce que la biodiversité est un argument commercial tangible pour faire basculer le consommateur vers un vrai changement ? Ou bien faut-il passer encore et toujours par des arguments santé ? Des arguments qui ont montré leurs limites en réduisant l’alimentation à une composition moléculaire (glucides, lipides protides) et à des risques à. Ni plaisir, ni sociabilité, ni symbolique. Alors, ajouter des indications écologiques signifiantes que quoi qu’on mange, on altère la planète et on fait souffrir les animaux…

Quand bien même, on ne sait pas mesurer précisément l’impact environnemental de ce que l’on mange, de fait, on cherche toujours les bons indicateurs. Il existe des indicateurs de moyen tels que la couverture du sol ou le linéaire de haies, mais il n’y a pas d’indicateur de résultats, alors que, selon Pauline Lavoisy et Allain Bougrain-Dubourg, « les indicateurs de retour des espèces sont les plus représentatifs. Mais ils sont très difficiles à mettre en place. » Un groupe de travail avec les acteurs et les experts du réseau biodiversité et agriculture du ministère de l’agriculture planche sur cette question. Il en existe quelques-uns pourtant : « l’intensité des populations d’oiseaux par exemple, qui permet de donner une bonne idée de la biodiversité générale en un endroit » rappelle le président de la LPO. C’est l’indicateur utilisé par la commission européenne et le Conseil économique social et environnemental (CESE). Plus populaire, car plus facile à mettre en œuvre, l’indicateur « lombrics » (les vers de terre) permet à tout un chacun, aux agriculteurs en particulier, de pratiquer un autodiagnostique. Un autre indicateur de résultat est le niveau d’artificialisation des sols, mais voilà, la marge d’erreur est importante, et la cartographie très incomplète, d’autant que la notion même d’artificialisation est sujette à débat. Au regard d’une zone recouverte par du macadam ou du béton, qu’est-ce qu’un parc urbain, un potager de maison, un champ de maïs laissé nu après la récolte ? Espace naturel ou artificialisé ? Espace fonctionnel ou endormi ?

Bref, on est encore loin d’un affichage de l’empreinte écologique des produits alimentaires, il n’est même pas certain que cela soit utile. Trop d’informations tuent l’information, surtout si elle vise à culpabiliser, à faire un peu honte. Et puis la probabilité que les industriels acceptent un tel affichage est faible, eu égard au combat qu’ils ont mené pour rendre facultatif, et uniquement sur le sol français, l’indicateur Nutriscore.

Pourtant, gardons espoir. Un distributeur, certes spécialisé et militant, comme la Vie Claire, peut être prescripteur. « La marque a été créée il y a 70 ans dans un contexte de production agricole chimique généralisée et avec l’objectif de sensibiliser sur une alimentation saine et naturelle ayant moins d’impact. Notre cahier des charges défend un modèle agricole plus responsable et le respect de l’ensemble de la chaîne alimentaire, le sol, les haies etc. Il est, sur plusieurs aspects, plus contraignant que le label bio avec des seuils de résidus de pesticides plus faibles par exemple. 83 % des producteurs sont en France. » Pour se faire, La Vie Claire fait appel à des auditeurs indépendants et ses équipes rencontrent les fournisseurs et les producteurs régulièrement. Accompagnement des transitions en agriculture biologique. Il n’y a pas encore d’indicateurs propres à la biodiversité, toutefois, une politique d’achat responsable sera mise en place en 2019. « On a des gros progrès à faire en matière de biodiversité, faut pas se raconter d’histoires, mais on avance… »

Il dit lui aussi avancer. Le groupe Avril, avec sa filiale Lesieur, jure faire tout son possible. Synthèse de biocarburant, trituration de tourteaux pour l’alimentation animale (porcs et volaille)… mais aussi contractualisation des agriculteurs afin qu’ils améliorent les conditions d’élevage des poulets en batterie. Pour l’huile, la marque Lesieur a élaboré un cahier des charges spécifique, centré sur l’origine France, la richesse en oméga 3, l’impact climatique et biodiversité (avec l’association Homme et territoire) : le colza vient désormais de la plaine de la Beauce, de champs bornés par des bandes enherbées laissées en fleurs, sur lesquelles des nichoirs à rapaces sont installés. Auditée, cette huile « Fleur de Colza » fait l’objet d’un projet de recherche pour mieux prendre en compte la biodiversité dans les analyses de cycle de vie (ACV).

La meilleure santé de l’agriculture différente

L’agroécologie semble être la solution globale, avec ses multiples itinéraires. « Non, elle est une voie, la vraie question étant de savoir comment sortir de l’agriculture actuelle » estime François Léger, de Agroparistech. « Deux processus sont en ce moment à l’œuvre, la croyance que les écosystèmes nous appartiennent, alors que c’est l’inverse – nous appartenons aux écosystèmes, et l’exploitation des agriculteurs qui est une conséquence implicite de l’agriculture intensive et de la tyrannie des prix bas. » Exploitation qui rime avec pauvreté, faillite et suicide. La mise en place des mesures agro-environnementales, qui, on l’oublie, est ancienne, car elle date de 1994, a été bénéfique, car elle a un plus grand impact que la simple protection de l’environnement, de par l’ouverture des milieux pastoraux, la lutte contre les incendies et la préservation des espèces domestiques. Qui plus est, les agriculteurs qui les ont mises en place ont, d’après une étude de l’Inra portant sur 200 exploitations, tous vu leurs revenus augmenter. « Une contradiction frappante avec le système agro-industriel actuel qui dit « vous produisez, et vous ne vous posez pas de questions », ce qui place les agriculteurs sur le fil du rasoir, du coup, ils ne prennent aucun risque. Or, le problème avec ce système, c’est que les gens sont entretenus avec l’idée qu’ils n’ont aucune possibilité de prendre des risques. »

En décembre 2017, une autre étude, cette fois-ci publiée par l’Insee, démontrait d’ailleurs que les paysans en bio gagnent significativement mieux leur vie que les conventionnels, et se sentent mieux dans leur métier que les autres. C’est le moins qu’on puisse dire : le bio et, en général, les pratiques alternatives regroupées sous le mot-valise d’agroécologie, est un choix personnel qui implique de reprendre la main sur l’acte agricole en cherchant soi-même à faire au mieux avec moins d’intrants et d’externalités, à l’échelle, souvent, de la parcelle. Le paysan retrouve sa dignité en redécouvrant ses qualités. « Ces systèmes novateurs, différents, sont toujours plus rentables que les systèmes conventionnels, ce qui a généré des polémiques, même au sein de l’INRA » qui longtemps n’y a pas cru, il faut bien le dire. Dans le monde agricole, c’est encore un peu pareil, car, pense M. Léger, « ces agriculteurs qui ont fait le choix d’une autre trajectoire restent marginaux. Or, il est paradoxal que ces systèmes soient au mieux ignorés, au pire déconsidérés, car on n’a jamais connu autant de disparitions d’exploitations en raison de causes économiques, d’inadéquation des modèles techniques, ou d’un éloignement avec la nature qui induit une perte de sens. » Les paysans meurent alors qu’en faisant autrement, ils s’en sortiraient peut-être mieux. Ils produisent en plus des aliments sains, certes, mais produits nutritionnellement pauvres. « Il n’y a que deux sorties possibles de la crise agricole actuelle : soit la voix technologiste qui ouvre des solutions pour une infime minorité d’agriculteurs, soit la voix agroécologique qui concerne actuellement 65 % des paysans dans le monde. »

Penser à la mer quand on pense à la terre

Comment la met-on en place ? C’est ce dont a débattu Jean-François Périgné, mytiliculteur, Hubert Carré directeur du CNPMEN (Comité national des pêches maritimes et des élevages marins), Éric Schmidt de l’Institut agriculture durable (IAD), Benoît Collard du réseau FARRE (Forum des agriculteurs responsables respectueux de l’environnement), Marc de Nalle de l’association Demain la Terre et Hélène le Teno, de Fermes d’avenir.

Pour M. Périgné, également secrétaire national de la Confédération paysanne, le respect de la qualité de l’eau est essentiel. Sachant que l’agriculture consomme 70 % de l’eau sur la planète, c’est à elle de faire des efforts, c’est d’elle dont dépendent les eaux estuariennes pour la bonne qualité des élevages de fruits de mer. Car le mélange subtil eau douce et eau de mer est tributaire de ce que les rivières déversent en mer, à la fois en débit et en qualité. En bout de chaîne, les conchyliculteurs subissent les conséquences de l’usage des engrais et des pesticides, de l’étanchéification des sols, du changement climatique et de prélèvements parfois en dépit du bon sens « Dans le vignoble de Cognac par exemple, les marais ont été drainés et des plantations de maïs irrigué ont été implantées : le 31 août, les rivières sont à sec, on fait quoi, nous ? » Bonne question. Comme celle posée par l’acidification des océans, qui n’est plus une hypothèse pour M. Périgné : « les moules sont affaiblies, les coquilles sont bizarres et elles produisent moins de byssus, du coup, elles se décrochent des bouchots. » Ajoutons à cela les espèces nouvellement installées telle que le baliste, poisson est-africain aujourd’hui commun sur les côtes françaises, et qui aime beaucoup les mollusques. Et puis les algues vertes qui, lorsqu’elles se développent pour cause de trop de nitrates et de phosphates dans l’eau, pompent l’oxygène de l’eau jusqu’à en priver les fruits de mer. Enfin, le plastique, qui se retrouve dans toutes les chaînes alimentaires, jusque dans le corps des moules de M. Périgné. « In fine, tout ça fait que la sardine et l’anchois ne grossissent plus en Méditerranée et dans le golfe de Gascogne. »

L’agroécologie limiterait la casse. « Les processus écologiques doivent être soutenus et pas combattus », mot-clé d’Éric Schmitt, de l’IAD. Certes. Mais comment ? « Il faut apprendre à l’agriculteur à cesser de lutter contre la nature. » Par exemple en s’inspirant de la forêt, « le système de production le plus durable », qu’essaie de copier l’agriculture de conservation par des processus qui ne génèrent pas ou si peu de déchets en utilisant le moins d’intrants venus de l’extérieur et en se reposant sur la vie des sols. Développée il y a 10 ans par un petit groupe d’agriculteurs, cette façon de faire, qui repose sur le moindre travail et la couverture permanente des sols, est majoritaire en Alberta, au Canada, aux USA, en Argentine (80 %) et au Brésil (50 %). Des pays qui, faut-il le préciser, ont connu dans les années 1930 pour les premiers, et dans les années 1990 pour les seconds, des érosions gigantesques. « En France, la richesse des terres est une chance, mais peut-être aussi un problème car cette richesse masque pour l’instant les effets de la dégradation et des pressions que nous lui faisons subir. »

Former, montrer, innover

Les sols, donc. Les parcelles ensuite. « La prise en compte de la biodiversité ça commence par le redécoupage des parcelles en deux ou trois, pour créer des îlots de 7 hectares, et réfléchir aux bons assolements. » Comme l’a fait M. Collard, une bande enherbée tous les 150 m, ça permet aux carabes de couvrir toute la parcelle pour la débarrasser de ses limaces ! « Et puis faut observer », ajoute l’agriculteur. « Sur notre luzerne, en la laissant en fleurs de juin à août sur une bande sur deux, on a pu diminuer de 10 % la mortalité des ruches et augmenter la production de 150 kg de miel par ruche. »

M. Collard va loin dans ses pratiques. Ses champs sont labellisés haute valeur environnementale (HVE niveau 3), il a créé une association d’agriculteurs engagés pour la biodiversité (« Symbiose, pour des paysages de biodiversité »), chargée de conseiller sur les meilleures pratiques, il est aussi l’un des gardiens d’une race rare de dindon, propre aux Ardennes. Dans sa conception de l’agriculture, M. Collard est bien dans la philosophie de la bio. Pas dans son cahier des charges. « L’agriculture biologique est trop contraignante, or elle est soumise à des aléas qui sont parfois impossibles à absorber pour une exploitation. J’ai été en bio à une époque. J’avais une culture de triticale qui a subi une attaque de rouille foudroyante, et je n’ai pas obtenu la dérogation pour pulvériser un produit. En fait, on me demandait, pour ne pas perdre la certification AB, de laisser crever ma culture. J’ai refusé, j’ai pulvérisé, et je ne suis plus en bio. »

Tout le monde est d’accord là-dessus : le monde agricole change, il faut l’aider par l’échange, la médiation, le soutien. Ce que fait l’IAD par des aides techniques, des formations. Ce que fait l’association de M. Collard par du conseil délivré par un ingénieur écologue à demeure. C’est aussi le boulot de l’association de « Demain la terre », défendue par Marc de Nalle. « On regroupe 165 producteurs qui produisent 165 000 tonnes de fruits et légumes et qui travaillent tous dans une logique de réduction d’impacts, y compris économiques, sociaux et sociétaux. On a nos indicateurs. Et après plusieurs années de transformation de la production, aucune baisse de rendement n’a été constatée, l’irrigation a été diminuée de 13 %, des haies ont été plantées, ainsi que des prairies fleuries, les emplois ont augmenté de 30 %, grâce au retour au travail manuel dans certaines filières pour le désherbage. » Les bonnes pratiques font sens quand elles sont échangées, copiées, adaptées. « Il y a aussi le regard de l’autre », ajoute M. Collard. « Chez moi, on a toujours eu des visites d’écoles, et puis du public. Eh bien mon exploitation a évolué avec les questions des enfants notamment sur leur santé. »

La santé. Elle est un des éléments de la question agricole, selon Hélène Le Téno, du réseau Fermes d’avenir. « Le réseau appartient à un groupe de 17 000 collaborateurs [SOS] qui a décidé de réagir à l’augmentation des pathologies d’enfants du fait des perturbateurs endocriniens. » Voilà la motivation première. Laquelle s’est traduite, concrètement, par la maîtrise d’œuvre d’un projet particulier, en Île-de-France. « L’agglomération Cœur d’Essonne voulait valoriser du foncier sans bétonner, sur le site d’une ancienne base aérienne, la BA 217 à Brétigny-sur-Orge. Un projet d’installation collective a donc été monté avec des agriculteurs du territoire, des acteurs de l’agriculture comme In Vivo, des chercheurs et des acteurs de la distribution pour expérimenter une transition globale et multidisciplinaire avec des sciences sociales et des comptables. » Sur 70 des 300 hectares de l’ancienne zone militaire, du maraîchage, un peu d’élevage pour le fumier, tout le monde est en bio : pas de pesticides, autonomie en intrants. La philosophie de l’agriculture biologique est honorée par une innovation juridique : le foncier est porté par une Scic, tandis que les 12 agriculteurs, réunis en Scop, seront salariés de leur ferme avec un fixe et un variable. Autre innovation, financière cette fois-ci : « l’investissement a été réalisé avec de la finance participative et de la finance solidaire. » Ce n’est pas tout, car le projet essaie d’introduire la biodiversité dans sa comptabilité, comme s’y essaient nombre d’entreprises. « La biodiversité est un facteur de productivité avec une comptabilité en triple actif : capital foncier, capital social et capital naturel. On voit dans les comptes de la ferme ce qui compte vraiment et ce qui rapporte vraiment comme les services écosystémiques. » Comment ? On n’en saura pas plus.

Les quotas de pêche, un exemple ?

Pas de base aérienne sur laquelle innover, dans l’océan. Représentant de la pêche française, Hubert Carré ne partage pas l’extrême pessimisme de Philippe Cury, tout en reconnaissant les abus. « Mais que voulez-vous, dans les années 1980, même pour les scientifiques il n’y avait pas de limites à la pêche. » Ce que reconnaît volontiers M. Cury. La manne divine a disparu, heureusement. Certains quotas remontent, comme ceux de l’Atlantique du Nord-est et celui du thon rouge, en Méditerranée. Les salaires des marins, surtout, sont au plus haut. « Parce qu’enfin les scientifiques ont travaillé avec nous ! L’expérience des pêcheurs doit être mise à profit par les chercheurs, ne serait-ce que parce qu’ils ont été les premiers témoins des migrations des poissons comme le maigre (pêché en Bretagne), le rouget Barbet aujourd’hui péché aux Pays-Bas etc. Il faut des pêcheurs sur les bateaux de chercheurs, et inversement, d’autant que l’Ifremer n’a plus les moyens de mener, seule, des campagnes d’évaluation. » La réglementation a été utile, biologiquement et socialement, elle est néanmoins parfois ambiguë. « L’obligation de tout débarquer, par exemple, a été introduite pour lutter contre le gâchis alimentaire, mais ce principe s’oppose à une pêche sélective qui permettrait de relâcher les espèces non désirées ! » Car revenues aux ports, ces prises accessoires, hors quota, ont eu le temps de mourir. Mais l’idée réside dans le symbole qu’elle porte : quand vous en aurez marre de remplir vos cales de poissons que ne pouvez pas vendre, et que devez ramener au port, peut-être ferez-vous plus attention en étant plus sélectif ? Reste le consommateur. C’est lui qui achète, non ? « Il faut lui imposer la saisonnalité, par exemple pour la Coquille-Saint-Jacques, tout en l’accompagnant par des labels de qualité (MSC, pavillon France, mister good fish) ». Après l’agroécologie, l’halieutécologie ?

Bilan des courses de cette seconde table ronde : l’agroécologie passera par la conservation des sols, la polyculture-élevage, les circuits courts, le respect des trames vertes en réseau entre agriculteurs voisins, celui des quotas, elle reposera sur des engagements bien plus précis et larges que les cahiers des charges, et une adhésion du public par le biais de visites de fermes et le respect de certains labels. Et celle, tout aussi importante, des professionnels, qui ont autant d’importance que les scientifiques et les rédacteurs de règlements.

Les ménages décideront, mais le peuvent-ils ?

C’est après ces jolies perspectives que Jean-Baptiste Fini nous rappela le bain chimique dans lequel nous baignons chaque jour. « La France est le 1er vendeur et le 1er consommateur de pesticides avec 65 000 tonnes par an. Le vignoble en absorbe 20 %, sur 3 % des surfaces. ». Mais il y a eu le plan Écophyto ! ? « Depuis sa mise en place, il a vu l’augmentation de 17 % de la quantité totale de pesticides vendue (notamment le glyphosate ou le chlorpyriphos qui ont tous deux des effets sur la santé). » Un beau succès, donc, alors même que, sur le terrain, les agriculteurs disent tous avoir largement réduit leurs pulvérisations, en particulier les « agroécologues ». « Une étude alimentaire récente sur 84 000 échantillons a révélé 791 pesticides différents, dont 96 % étaient présents sous les limites légales. » On respire. « Ces résidus de pesticides ont été trouvés dans la moitié des aliments analysés, or, bien que seuls 6,4 % des échantillons étaient au-dessus des limites légales, ceci pose le problème des faibles doses, de l’accumulation chronique et des effets cocktails, » qui sont encore bien mal modélisés. D’après le chercheur, les coûts sur la santé et l’environnement de l’usage des pesticides seraient de 157 milliards par an… à l’échelle de l’Europe.

Assurément, il faut en finir avec les pesticides, disent avec plus ou moins de conviction les participants à la dernière table ronde. Cécile Claveirole, de FNE, Hervé Lapie, Président de l’association Symbiose pour des paysages de biodiversité fondée par M. Collard, et représentant de la FNSEA, Claude Tabel de l’Union française des semenciers, son opposant, en quelque sorte, Robert-Ali Brac de la Perrière du Réseau semences paysanne, et Henri Molleron du groupe Colas, ont débattu en fin de journée des meilleures solutions pour développer une alimentation saine. Mais c’est quoi, une alimentation saine ? « L’alimentation saine est une alimentation qui a du sens et qui est reliée aux produits de la terre, frais et bruts. » « L’alimentation saine, c’est aussi la diversité des semences et leur qualité intrinsèque ou génétique. » « L’alimentation saine est liée à des modes de production respectueux de la biodiversité. » Les travaux d’Anthony Fardet de l’Inra de Clermont-Ferrand sur les aliments transformés ont démontré que les process industriels ont des effets sur la santé. Ces « faux-aliments », tels qu’il les définit, pourraient selon lui être la première cause de décès dans les pays occidentaux par augmentation de l’obésité, du diabète et des maladies chroniques. Cela a été rappelé, et il n’est jamais inutile de le marteler : un aliment n’est pas seulement une somme de composés, il a aussi une texture, un assemblage qui joue sur la satiété par exemple ou la vitesse de libération des nutriments dans le tube digestif, deux paramètres essentiels dans le contrôle du poids et de l’équilibre métabolique.

Réduite à des molécules, l’alimentation, médicalisée, est devenue un risque. Un risque qui a pourtant été bien réduit, d’après Hervé Lapie et Claude Tabel : « Les produits chimiques ont aussi eu vocation de protéger la santé des consommateurs de par la lutte contre les fusarioses qui produisent des mycotoxines néfastes à la santé humaine et animale, ou l’ergot du seigle qui du Moyen Âge au XVIIe siècle a fait des ravages » rappelle le premier, passant la main au second pour qui « la sélection variétale a aussi des objectifs santé : pour enlever le glucosinate par exemple qui est un facteur antinutritionnel, ou pour créer des variétés sans tanin plus digestes pour l’alimentation animale notamment. La sélection peut aussi être une alternative aux produits phytosanitaires : elle permet de sélectionner des variétés résistantes aux maladies et aux parasites et fournir une solution en amont de la culture. » Sans passer par les OGM. Le problème, c’est l’excès. La chimie et la sélection variétales ont été d’indéniables progrès, en ayant été systématisés jusqu’à devenir hégémoniques, ils ont généré des dégâts qui rendent aujourd’hui invisibles leurs succès d’origine.

« Le monde agricole est en marche pour trouver des solutions durables » défend le représentant de la FNSEA. « La profession agricole a une opportunité pour sortir de la chimie fossile, des centres de développement sont en place pour trouver des solutions alternatives viables aux pesticides chimiques. Mais tout cela prendra encore sans doute encore quelques années. » Le temps que chacun admette les résultats d’une étude de l’INRA. Avec l’entreprise Agrosolutions, des chercheurs ont étudié la relation entre le niveau d’usage de pesticides et les performances des systèmes de culture en termes de productivité et de rentabilité. Et bien, ils ont pu démontrer que la réduction des pesticides est possible à un niveau significatif (- 42 %) sans perte nette des performances en termes de rendement et de résultat d’exploitation. Restera à aller bien au-delà, jusqu’à zéro, en mettant en œuvre de nouvelles pratiques… il faudra du temps.

« Et de l’argent, mais il est où ? », s’énerve Cécile Claveirole, qui évoque le blocage de la PAC. « Les réflexions pour la réformer ne prévoient toujours pas d’augmenter les seuils des conditions environnementales pour délivrer les subventions. Or la France reçoit 9 milliards d’euros de la PAC : cet argent pourrait constituer un levier pour le changement, sans cela, la transformation agricole n’aura pas lieu ou sera marginale, car deux questions cruciales doivent être résolues : le prix de l’aliment pour 30 % des consommateurs qui ont du mal à joindre les deux bouts à la fin du mois et le revenu des agriculteurs. » Sans soutien externe ciblé vers de meilleures pratiques, agroécologiques, le monde agricole ira sans doute vers une réduction des produits phytosanitaires de l’ordre de 25 %. D’après M. Finie, il est actuellement difficile de faire plus en raison des aléas climatiques (qui peut augmenter les invasions parasitaires) et de l’absence d’assurance sur le risque « perte de production due à l’absence de traitement chimique », qui pourrait sécuriser les agriculteurs en transition. On sait que l’on doit avancer, car tout le monde nous regarde, alors marchons sans nous hâter.

Comme pour la pêche, le consommateur a son mot à dire. Ou plutôt, son argent à dépenser. Mais comme le rappellent presque ensemble les participants à la table ronde, « les consommateurs ont été les grands bénéficiaires de la dynamique. Il y a trente ans, un ménage dépensait 20 % à 25 % de son revenu dans l’alimentation, aujourd’hui c’est la moitié. La part des produits transformés s’est accrue, ce qui induit moins de temps passé à la cuisine, ce qui est compatible avec le travail des femmes. Au sein des ménages il y a un arbitrage entre le temps consacré à préparer à manger et le prix des produits. » En définitive, il faut voir le problème de façon systémique et aborder la question de la consommation, de l’argent dépensé dans le système alimentaire, avec celle du logement et du transport. Chers, emprisonnants, vite insupportables, ces deux postes font de l’alimentation le seul levier d’économie pour trop de ménages. Le nœud du problème est là : faire de l’écologie en oubliant le social ne sert à rien. L’alimentation sera durable du point de vue de la nature si elle l’est pour les finances de la majorité de la population. Autrement, elle ne sera qu’un marché de niche pour clients argentés et très informés.