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Biodiversité et transition énergétique, enquête sur des liaisons dangereuses

Le 5 octobre 2017, la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB) donnait son annuelle journée d’études. Cette fois-ci, sur un thème un tantinet polémique : est-ce que la transition énergétique est compatible avec le préservation de la biodiversité, et inversement ? Autrement dit, les énergies renouvelables sont-elles forcément écolo-compatibles ? Poser la question, c’est déjà y répondre. Et pas dans un sens positif. Cette journée a marqué les esprits car elle a rempli son rôle  : verbaliser l’air du temps, perturber les certitudes, déranger les idées reçues, pour montrer qu’à force de réfléchir chacun dans son coin, on va dans le mur. En présence de Nicolas Hulot, chercheurs et industriels ont tenter de jeter des ponts pour que la transition énergétique soit aussi naturaliste. Pas gagné…

Le titre attire, et il a attiré. Rarement l’amphithéâtre de la Maison des Océans a-t-il été aussi rempli. Pour ses quatrièmes journées, la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB) a rencontré le succès. Sans doute le sujet était-il dans l’air du temps, sans doute est-il tombé à point nommé alors que l’on parle de transition écologique, et même solidaire dans l’intitulé du ministère.

L’ambiguïté du titre a fait son œuvre, car elle suggère une perversité de la relation existant entre la transition énergétique et la biodiversité. Comment ces deux notions sont-elles articulées ? Quelle qualité de dialogue ont-elles ? Si tant est qu’elles en aient un… Supposons que oui. Souvenons-nous alors des Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos-de-Laclos, œuvre épistolaire des années de lycée qui continue, plus de deux siècles après sa parution, à perturber lecteurs et spectateurs. Qui pourrait jouer le rôle de la Marquise de Merteuil ? Qui serait le Vicomte de Valmont ?

À première vue, la biodiversité est plutôt marquise, car si elle a beau visage, elle se doit de rester dans l’ombre, la lumière étant portée sur la vicomté de la transition énergétique, par laquelle seule l’on peut espérer accéder aux salons du pouvoir afin de se faire entendre. Pour se présenter sans choquer, ne pas passer pour passéiste ni rustique, la biodiversité a dû avancer à petits pas, masquée, cachée derrière ceux et celles qui savaient manier les mots du climat et de l’énergie. Dans le film Ridicule, la biodiversité serait incarnée par Grégoire Ponceludon de Malavoy, ce noble des Dombes qui peine à se faire repérer dans une cour tout entière éblouie par les bons mots de l’abbé de Villecourt. Du moins au début. Et sans penser à la dégringolade de celui-ci ni à la fin du film de Patrice Leconte qui ne laisse pas vraiment d’espoir au spectateur.

Dans notre société, le climat a été délié dans tous les genres de sauces possibles parce que lui seul permettait d’avoir espoir d’être compris des décideurs. Il est toujours le pied que scientifiques et associatifs mettent dans la porte, la poudre qui attire les subventions, le tabouret qui assure une place dans les médias. La biodiversité, elle, occupe le terrain que la transition énergétique lui a laissé, c’est-à-dire, pas grand-chose. Alors elle se fait discrètement ennuyante en contredisant ici et là la bonne fée électricité : non, on ne peut pas faire de la transition énergétique partout, n’importe comment. Laquelle lui répond qu’on ne rase pas gratis, qu’en conséquence, il faut savoir ce que l’on veut. Vous voulez faire tourner les éoliennes ? Il y aura des oiseaux par terre ! Énergétique et écologique, les deux transitions se répondent, s’opposent et, en vérité, ne se parlent pas. Elles feraient mieux, pourtant, car le temps presse.

La biomasse n’est pas très verte

Jean-François Silvain avait le sourire de celui qui prépare un bon mot. Le président de la FRB a introduit la journée de débats par un état des lieux de la recherche en matière de biodiversité et de transition énergétique. Le bilan n’est pas brillant. « La primauté et l’urgence de la lutte contre le réchauffement climatique ont réduit le problème au seul impératif de la diminution des émissions de carbone. » Et la biodiversité a été mise de côté. Le bois-énergie est un bon exemple. Paré de toutes les vertus, car le bois c’est naturel, et donc, ce qu’on en fait ne peut qu’être bon pour la nature, s’intégrer au cycle du carbone et générer qui plus est une chaleur… naturelle, il est en réalité riche en défauts. « En fait, on a exporté ses externalités, à 6 000 km de distance», résume, lapidaire, M. Silvain. L’Europe, confirmera ensuite M. Gazull, chercheur au Cirad, est le premier importateur mondial de granulés, les fameux « pellets ». La Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie sont les champions de la demande. Ces granulés si promus par les vendeurs de poêles sont manufacturés à partir de bois prélevés dans les forêts du sud-est des États-Unis. On commence à s’en plaindre, là-bas. La biodiversité américaine et canadienne se ressent de ces exportations qui, en plus du reste, créent une dépendance supplémentaire entre l’Europe et ses alliés d’outre-Atlantique.

S’appuyant notamment sur « Impacts of the demand for woody biomass for power and heat on climate and forest » de Duncan Brack, publication du Chatham House (Institut royal des affaires internationales) datée du 23 février 2017, Jean-François Silvain nous remet les pieds sur terre : « la science ne s’accorde toujours pas sur la notion de neutralité carbone, par contre, elle nous dit que, pour reprendre les termes exacts de la publication, « la biomasse [de par sa plus faible densité énergétique] émet plus de carbone par unité d’énergie que la plupart des énergies fossiles. Seuls les résidus [de coupe] brûlés comme déchets sur place peuvent être considérés comme neutres sur le court et le moyen terme ». Le gisement est faible ! Couper des arbres est dans tous les cas une catastrophe, car cela crée une émission nette de carbone par les sols, et indirecte par le déséquilibre de la balance créé par la coupe d’arbres jeunes (en croissance) et matures (ils sont de considérables puits de carbone).

En vérité, aucune énergie renouvelable n’est aussi propre qu’elle n’en a l’air. L’étude bibliographique menée par Alexandre Gasparatos et son équipe dans « Renewable energy and biodiversity : implications for transitioning to a green energy », (Renewable and Sustainable Energy Reviews, Volume 70, April 2017, Pages 161-184) est terrible : l’éolien ? Les mâts et leurs ailes perturbent les routes migratoires, hachent passereaux et rapaces et provoquent des barotraumatismes chez les chauves-souris. Les panneaux solaires ? Ils dérangent les sens des oiseaux à cause de la polarisation de la lumière solaire réfléchie et, lorsqu’ils sont installés en ferme, détournent des sols de l’agriculture et fragmentent des habitats naturels. L’hydroélectricité ? Baisse de la qualité des eaux, perturbation des flux de matières, bref, altération majeure des écosystèmes fluviaux. Les énergies marines renouvelables comme l’éolien off-shore et les hydroliennes ? Leur installation accroît la turbidité de l’eau, gêne les communautés d’espèces vivant sur les fonds (benthiques) et modifie les habitats. La géothermie ? Elle libère des molécules toxiques dans l’atmosphère et exige beaucoup de surface, qu’il faut çà et là déboiser ou détourner de l’agriculture.

Le bois-énergie pour finir le tour de table ? Fragmentation des habitats, pollution ou acidification des sols, libération d’ozone et de gaz à effet de serre, création de microclimats, concurrence (en ce qui concerne les plantations de bois-énergie) avec les arbres indigènes, la liste est déprimante. Les bénéfices pour la biodiversité sont faibles. Ils le sont pour toutes les sources d’énergie renouvelables.

Le nucléaire, n’ayons pas peur des mots

Par contre, par contre… et voilà que le sourire de Jean-François Silvain libère ce qu’il cachait : « Il ne faut pas faire d’impasse quand on étudie les mérites supposés des énergies renouvelables. Il faut les comparer avec les fossiles, mais aussi avec le nucléaire ! ». Le vilain mot est lâché, mais, c’est étonnant, il ne provoque pas de huées. Lisant à la fois « Key role for nuclear energy in global biodiversity conservation », publié par Barry W. Brook et Corey J. A. Bradshaw dans Conservation Biology (Volume 29, No. 3, 702 – 712) et « Renewable and nuclear electricity : Comparison of environmental impacts » (Charles McCombie et Michael Jefferson, Energy Policy, Volume 96, September 2016, Pages 758-769), Jean-François Silvain frappe fort, non sans plaisir : « il semblerait que les politiques énergétiques de beaucoup de pays soient plus influencées par l’opinion publique et les technologies disponibles que par une évaluation rationnelle des bénéfices et des inconvénients réels », cite-t-il. Laquelle évaluation nous invite à considérer le nucléaire comme l’énergie la moins dommageable pour la biodiversité, ne serait-ce que par la concentration de ses moyens de production sur un petit nombre de sites. C’est en tout cas la conclusion à laquelle sont arrivés les auteurs de « Key role for nuclear energy in global biodiversity conservation » : « résoudre le problème de l’énergie », écrivent-ils, « a de larges implications : ce n’est pas seulement participer à l’atténuation du changement climatique, c’est aussi éviter l’usage destructif des paysages agricoles ou naturels pour les agrocarburants ou des sources d’énergie diffuses, et permettre aux sociétés de réduire leur empreinte écologique en épargnant les sols et les ressources naturelles pour la préservation de la biodiversité. » Moyennant quoi le nucléaire (de quatrième génération, est-il suggéré, celle qui est supposée pouvoir utiliser les déchets nucléaires comme combustibles) est une bonne option, car si l’objectif est de minimiser les dommages directs à la biodiversité, les meilleures options en matière de production d’énergie sont celles qui utilisent les plus faibles quantités de terres et d’eau douce, minimisent la pollution, limitent la fragmentation de l’habitat et présentent un faible risque d’accidents pouvant avoir des impacts régionaux importants et durables sur les zones naturelles. Donc, vive le nucléaire, pas celui d’aujourd’hui, celui de demain. « À tout le moins, doit-il être considéré sérieusement, à côté de sources d’énergie renouvelables tels que le vent et le solaire, dans un mix énergétique robuste », conclut M. Silvain.

Le président de la FRB montre à l’écran les chiffres établis par Brooke et Bradshaw : dans sa vie, disons, de 80 années en bonne santé, le citoyen moyen d’un pays développé utilisera environ 6,4 millions de kWh (électricité, gaz, essence etc.), une quantité d’énergie qui équivaut à celle stockée dans une balle de golf d’uranium, ou bien dans 56 camions-citernes contenant chacun 20 000 l de gaz naturel comprimé, ou encore dans 3 200 t de charbon (4 000 m3, soit environ 800 équivalents d’éléphants) ; ou, enfin, et si l’on considère la capacité de stockage requise pour l’électricité produite à partir d’énergies renouvelables, une batterie de 86 000 t haute de 13 km. Certes. 

© Barry W. Brook and Corey J. A. Bradshaw/ Conservation Biology

Le rêve de transition contrarié par la nature ?

Mais à quoi un tel calcul sert-il dans une société qui rejette le nucléaire ?

Face à cet étalage de mauvaises nouvelles installé sur les dépouilles des idées reçues, on se prend d’un vilain doute : la transition énergétique entre le tout-nucléaire et le tout-ENR, celle qu’on nous promet comme unique solution à notre survie climatique, ne se paiera-t-elle pas au prix d’un désastre écologique ? Ou bien, en regardant par l’autre côté de la lorgnette, pourra-t-elle seulement aboutir un jour dès lors qu’on accordera enfin de l’attention aux externalités environnementales de toute politique énergétique qui ne peuvent que rallonger sa durée et réduire, peut-être ses gisements ?

« Dans tous les cas », propose le président de la FRB, « il s’agit d’installer les moyens de production d’énergie renouvelable dans des zones pauvres en biodiversité, et de mieux prendre en compte la biodiversité dans tous les projets ». Ce qui veut dire qu’elle ne l’est pas vraiment, aujourd’hui. Pour y parvenir, il faut la penser en amont des projets, pas une fois qu’ils ont été lancés. Pour ce faire, réaliser des analyses de cycle de vie, disposer d’indicateurs plus variés qu’ils ne le sont, et dimensionner convenablement les mesures de compensation sont des façons de ne pas insulter l’avenir. « Surtout, il ne faut pas être manichéen. Du point de vue de la biodiversité, il ne faut pas rejeter le nucléaire, et il faut envisager une transition avec des énergies fossiles… compensées ». Une pensée raisonnable dont Jean-François Silvain semble douter de la germination dans l’esprit des décideurs, lui qui réclame depuis tant d’années un meilleur dialogue entre scientifiques et politiques.

Le début d’un dialogue entre énergie et biodiversité ?

Directrice de l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (l’Iddri), Teresa Ribera ne partage pas tout à fait le constat de séparation nette entre énergie et biodiversité. Si l’on parle beaucoup plus de changement climatique que de protection de la nature dans les médias, admet-elle, la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), qui organise les fameuses COP (on en est à 23, à Bonn, en décembre 2017) souligne depuis 1992 « à quel point les écosystèmes doivent être pris en compte, et qu’ils subissent le changement climatique. » Parce que la préservation de la biodiversité est une fin en soi, et que le changement climatique la fragilise. « Dans l’Accord de Paris de la COP21, il y a bien une logique de préservation de tous les écosystèmes, notamment dans l’article 4. » Pourquoi ? Parce qu’un écosystème en bon état, qu’on exploite de manière raisonnée, apporte une résilience importante, et un grand potentiel de ressources qui nous permettra de nous adapter. Le changement climatique n’oublie pas la biodiversité, certes, si tant est qu’elle serve à son atténuation. Une façon de la réduire à une utilité.

Madame Ribera partage l’inquiétude évoquée par M. Silvain sur le changement d’affectation des sols, sur la fragmentation des habitats propre aux énergies renouvelables, en particulier la biomasse. « L’atténuation par les puits de carbone ne doit pas se faire au détriment du changement d’usage des terres, c’est vrai. Peut-être faut-il envisager un moratoire sur l’artificialisation des sols ? » Une proposition bienvenue quand on nous promet la neutralité carbone pour 2050, mais qui sort du chapeau à chaque réunion concernant la transition énergétique, dont on perçoit mal la mise en pratique, tant elle se heurte aux différents régimes juridiques de la propriété en Europe, en outre dans un continent qui a dû s’asseoir sur son projet de directive sols pour ne plus froisser quelques susceptibilités nationales. « Il faut se montrer prudent mais aussi constructif vis-à-vis d’une transition énergétique accélérée », estime Mme Ribera qui semble penser à un ralentissement de celle-ci, dès lors qu’elle prendrait en compte la question de la biodiversité.

« Les liaisons entre biodiversité et énergie ne doivent plus être dangereuses, mais amoureuses ! », précise-t-elle. Pour cela, il faudrait introduire plus de nature dans les politiques d’adaptation, en prenant garde à ne pas écrire de contradictions dans les textes réglementaires, en évaluant ce que l’on construit, ce que l’on défait, les impacts potentiels et réels de chaque décision. Il est vrai que le vicomte de Valmont s’est aperçu, un peu tard, qu’il était amoureux de la marquise de Merteuil.

© Ludivine Boursier et Sophie Le Ray/ FRB

La biodiversité, enfin dans le Plan Climat

En réalité, ces deux-là sont profondément liés, mais ils ne le savent pas encore. « La sobriété énergétique est en lien avec la sobriété en ressources naturelles », nous apprend joliment Yann Laurans, économiste à Sciences Po Paris. Pourtant, la sobriété n’est pas l’alpha et l’oméga des politiques énergétiques, celles-ci étant avant tout orientées vers l’investissement sur de nouvelles sources d’énergie, qui participent plus du PIB que la retenue. Ériger une éolienne fait plus fonctionner les marchés que réduire la température de consigne de la chaudière. « Ce n’est plus vrai, car le plan climat renforce le lien entre la lutte contre le changement climatique et la protection de la biodiversité. Ses sept premiers axes visent l’efficacité énergétique et la baisse de la consommation, par exemple par la rénovation des bâtiments. » Laquelle, il est vrai, fait marcher le commerce.

En réalité, seuls l’axe 3 (rénovation thermique), l’axe 4 (mobilité), l’axe 6 (autoconsommation, autoproduction) et l’axe 7 (économie circulaire, TPE, PME) concernent effectivement l’économie d’énergie, sans indiquer toutefois comment lutter contre l’effet pervers de la sobriété, celui que les psychologues dénomment « effet rebond » : souvent, lorsque l’on a isolé la maison, augmente-t-on la température du thermostat ; souvent, lorsqu’on a changé de voiture pour un modèle moins énergivore, on s’en sert plus. L’effet rebond, c’est de 10 à 30 % d’économies d’énergie non réalisées parce que, c’est très humain, nous fonctionnons tous à budget égal. Si j’ai fait des économies ici, je peux dépenser plus là.

C’est fâcheux, car l’économie d’énergie – comme la sobriété alimentaire – est presque toujours positive pour la biodiversité, alors que la substitution peut avoir des impacts négatifs sur la biodiversité et sur les paysages. « Plus on sort de l’énergie fossile, plus on consomme de ressources naturelles », c’est aussi simple que cela, et aussi difficile à entendre par quelques apôtres des énergies renouvelables, qui feraient mieux de soutenir d’abord la sobriété énergétique.

Si l’on peut discuter des sept premiers axes du Plan Climat, il faut reconnaître que les axes 15 (déforestation), 16 (agriculture), 17 (gestion forestière) et 18 (protection des écosystèmes marins) introduisent clairement la nécessité de lier l’avenir du climat à celui de la biodiversité. « Avec l’axe 15, qui propose de mettre fin à la « déforestation importée », c’est-à-dire l’importation de produits qui conduisent à la destruction des trois grandes forêts tropicales du monde (Amazonie, Asie du Sud-Est et Bassin du Congo), par exemple pour la production d’huile de palme ou de soja non durable, c’est la première fois que le sujet est abordé aussi haut dans l’agenda politique ». Ce n’est pas rien, car on peut considérer que l’Europe est le premier importateur de déforestation, via l’alimentation. La viande de mauvaise qualité est produite à partir de tourteaux de soja, constitués à partir… de soja, qui pousse là où la forêt a vécu. La viande, le bois-énergie, l’huile de palme. La délocalisation des externalités de notre mode de vie a des effets qu’on ne veut pas voir et qui, pourtant, ont un impact sur le climat : abattre des forêts n’est pas anodin pour la circulation atmosphérique et le cycle de l’eau.

Le danger de la neutralité carbone

Les choses changent. La Convention sur la diversité biologique (CDB), signée en 1992, met l’accent depuis quelques années sur l’intégration de la biodiversité dans tous les autres domaines. L’axe 23 du Plan Climat est intitulé « Renforcer la prise en compte des enjeux environnementaux dans les nouveaux accords commerciaux », notamment dans le Ceta et le Tafta. Comment concilier la préservation des ressources naturelles et de l’emploi de l’Indonésie et du Brésil tout en ne les empêchant pas d’exporter ? Poursuivre les échanges sans abîmer le capital naturel ? « Il faut mettre la biodiversité dans les accords commerciaux, car les certifications ne suffiront pas à protéger la biodiversité. » Ce n’est pas gagné, à voir ce que les experts mandatés par le président Macron ont lu, ou plutôt n’ont pas vu dans le texte du Ceta : les références à l’environnement relèvent surtout des bonnes intentions.

C’est d’autant plus inquiétant que l’objectif de neutralité carbone, inscrit dans l’agenda de la CCNUCC et… du Plan Climat (axe 11), pourrait avoir de redoutables effets pervers.

D’ici 2050, il faudrait en effet que nos émissions soient contrebalancées par le stockage dans les puits de carbone que sont la biomasse et les océans. Les écosystèmes risquent de la sorte d’être très sollicités, d’être considérés juste comme des tas de carbone, alors que Jean-François Silvain, par sa revue bibliographique, nous a appris que les bases scientifiques de cette neutralité sont fort peu robustes. Émettre et absorber sont deux verbes qui se conjuguent sur des pas de temps différents, selon des grammaires riches en exceptions. Les facteurs qui commandent le stockage de carbone par une prairie sont très nombreux, ils sont difficiles à modéliser. « Si l’on veut atteindre les objectifs carbone, cela veut dire réaliser des capacités de stockage d’énergie importantes, mais ce ne sont que des possibilités envisagées par des ingénieurs à l’heure actuelle. Ce n’est pas réaliste, pas faisable à cet horizon ». C’est dans 33 ans, à compter d’aujourd’hui, comme si un Américain avait posé sa botte sur la Lune en 1910, un tiers de siècle après la publication de De la Terre à la Lune (Jules Verne). Le saut technologique du captage de carbone est toujours un fantasme. Alors on compte sur la nature pour absorber nos gaz. Mais quelle nature pour satisfaire à ce grand nettoyage 

L’amont, pour limiter les recours

Un autre danger est porté par l’axe 14 du Plan climat, qui vise à accélérer le déploiement des énergies renouvelables. Autrement dit, simplifier les procédures. « L’idée que les recours de la société civile bloquent tout est un peu faible, car il y en a de moins en moins, les dossiers déposés étant globalement très bons, d’un point de vue juridique. Les recours sont toujours le reflet de la qualité de la concertation et manifestement, celle-ci augmente ». Yann Laurans pense plutôt que l’administration devrait revoir sa manière de gérer les études d’impact. « On a toujours des lourdes procédures de concertation mais elles permettent toujours un passage en force à la fin. Il est donc normal que la société civile épuise toutes les possibilités de recours » parce qu’elle a souvent l’impression que les dossiers sont bouclés avant d’être présentés à la concertation. Oui, la qualité de celle-ci est la garante de la bonne tenue des dossiers, et cela commence par présenter les choses en amont, de façon à ce que les externalités des projets soient discutées au départ, par exemple les effets sur la biodiversité. La concertation, c’est bien, les enquêtes publiques, c’est démocratique, si et seulement c’est mis en place à la naissance des projets, pas après que tant d’argent et d’énergie ont été dépensés pour les présenter aux citoyens.  

« Mais encore faut-il que les biodiversitaires se bougent ! Qu’ils participent ! Mais surtout, dites-nous ce que vous voulez ! Il faut hiérarchiser vos priorités, et cesser de travailler en silo. Chacun veut protéger son taxon, comme chaque filière énergie pousse sa filière d’énergie renouvelable. Sinon, la biodiversité sortira du jeu », exhorte M. Laurans. Un jeu auquel la biodiversité devrait jouer avec les mêmes cartes : autant l’objectif « pas plus de +2 °C » est clair, autant « stopper la sixième extinction » reste conceptuel, car on a autant de mal à l’appréhender qu’à imaginer les solutions. Les chercheurs doivent s’intéresser au plan climat, à la programmation pluriannuelle de l’énergie, aux schémas d’urbanisation et de planification, à tous les projets d’énergies renouvelables. Et parler en public. Et être écoutés par les politiques aussi bien que ceux-ci entendent les climatologues… Devenir des acteurs sociaux, hors de leurs labos.

© Kevin Barré/ MNHN

Le bois énergie ne concurrence pas encore l’alimentation

Laurent Gazull, agronome et géographe au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) se concentre sur la biomasse, le sujet majeur de cette journée, décidément. Un marché de masse, aussi important que l’alimentaire. Un potentiel énergétique énorme, situé surtout en Amérique latine et en Afrique, là où il y a de l’eau et de la chaleur, facteurs indispensables à la pousse des arbres. Un importateur principal, on l’a vu : l’Europe. L’Asie fournit l’huile de palme, l’Amérique latine l’huile de soja, l’Amérique du Nord les granulés de bois.

Chaque année, l’Europe importe donc 7 millions de tonnes de bois, 650 000 litres de biodiesel, et environ 500 000 litres de bioéthanol. « Encore qu’il faut prendre ces chiffres avec précaution : il est très difficile d’avoir des données fiables sur tout ça, il faut croiser plusieurs sources d’information. Ce qui est sûr par contre, c’est que ces quantités sont relativement faibles par rapport à la production totale de ces pays. » Le marché de la biomasse est peut-être dévastateur pour la biodiversité, il ne l’est pas pour les populations locales : « les exportations de bois pour le bois-énergie et le bioéthanol comptent pour à peine 1 à 3 % de la production et de la consommation locales. Pour toute l’huile de palme d’Indonésie, c’est 10 % et pour le biodiesel seulement 5 %. » Contrairement à ce qu’on imagine, nous ne sommes pas, nous supposés prédateurs occidentaux, des accapareurs de ressources : la bioénergie est très développée au sud, parce que le sud est son plus gros consommateur, notamment l’Afrique.

« C’est d’ailleurs là le problème, car dans ces pays, la biomasse, déjà très sollicitée, supporte et supportera la transition énergétique, avec des volumes beaucoup plus conséquents ». Dans ces pays, promouvoir la substitution de moyens d’énergie par d’autres plutôt que la sobriété énergétique tombe sous le sens. Ce qui n’est pas contradictoire avec la recherche de la meilleure efficacité énergétique, un meilleur four tirant plus d’énergie qu’un foyer à ciel ouvert bricolé dans un baril d’essence. La hausse de la démographie, l’urbanisation qui allonge les filières d’approvisionnement, et la demande croissante en électricité rendent crucial d’améliorer l’efficacité énergétique. « Ce développement s’inscrit en plus dans les démarches de réduction des émissions de CO2, de moindre dépendance envers les hydrocarbures, voire, d’indépendance énergétique. Et puis, les énergies vertes créent beaucoup d’emplois : production, collecte, transport, transformation, c’est plus que l’importation de pétrole ».

© Kevin Barré/ MNHN

La bioénergie est aussi l’occasion de diversifier les filières du secteur économique encore largement dominant dans les pays du Sud : l’agriculture. « Ceci explique la politique de colonisation agricole au Brésil et en Indonésie : on utilise les terres vides d’hommes, donc, les forêts. » Un risque majeur pour d’autres pays, ceux de l’Afrique de l’ouest, qui n’ont pas d’alternative en matière d’énergie. Les populations ne peuvent faire autrement que de se fournir dans des zones forestières naturelles, qui ne sont pas toutes gérées durablement. Même si ça change, comme on le verra plus loin. « Voilà pourquoi il y a dégradation, voire déforestation, notamment autour des grandes villes. Forêts, mais aussi savanes et prairies sont affectées ». Y compris chez nous, en Martinique, ou la culture de la canne à sucre gagne un peu sur les forêts intactes.

Pour nous rassurer, Laurent Gazull nous montre que l’Afrique reste – encore ? – peu touchée par les cultures énergétiques, bien que de nombreux projets de plantations la concernent. « Entre trois et cinq millions d’hectares auraient été déjà attribués à des industriels pour des cultures de palmiers à huile. Mais il faut être prudent, car il y a autant de projets annulés que de projets réellement attribués ». Et ces projets de plantations, dans l’hypothèse où ils seraient tous réalisés, ne concernent que moins de 10 % de leur surface totale, et aucun ne porte sur une forêt. Pas de panique. Qui plus est, ces plantations ont d’abord une visée alimentaire, l’Afrique étant aujourd’hui tributaire des importations d’huile de palme de l’Asie du sud-est. Quant aux prétendues visées européennes sur les fabuleuses réserves de bois du bassin du Congo (voir plus loin), les conditions d’exploitation ne sont pas encore réunies pour qu’il y ait une exportation massive vers l’Europe.

Les idées reçues ont la vie dure. Notre transition énergétique, notre appétit pour le bois, n’a pas eu d’impacts directs sur les productions d’énergie au Sud. Par contre, elle a réveillé l’intérêt de la planète pour une source d’énergie, la biomasse, qui véhiculait une image archaïque. Si l’Europe importe, c’est que le bois est moderne, riche et propre. Alors faisons-en également, pour nous. De sous-produit méprisé, la bioénergie est ainsi devenue un coproduit agricole à la mode, avec tous les risques que cela comporte de mise en concurrence des surfaces agricoles avec l’alimentaire. « Tout le problème est là : comment concilie-t-on les cultures, l’élevage et l’énergie ? Comment produire les trois de manière durable, tout en évitant les impacts environnementaux ? Comment faire tout cela sans dégrader les sols et les ressources en eau ? Voilà qui interroge les modèles sociaux de production » Personne n’a de solution, ni au Sud, ni au Nord. On sait juste que la production de masse n’est pas durable.

© Hervé Jactel/ INRA

L’équation foncière

En écologie, tout se résume in fine à une question de foncier. Président du Laboratoire d’initiatives foncières et territoriales innovantes (LIFTI), Marc Kaszynski estime que, justement, le foncier devrait offrir un autre regard sur la transition énergétique et la biodiversité : « Les friches industrielles par exemple. Les terrils du Nord-Pas-de-Calais, aujourd’hui couverts de végétation. Doit-on protéger celle-ci ou bien réutiliser la matière des terrils pour produire de l’énergie ? » Manière un peu brutale de rappeler que les friches industrielles mériteraient d’être réutilisées dans le cadre de nouveaux projets, énergétiques par exemple, tout en n’oubliant pas que, souvent, leur abandon a été une aubaine pour la biodiversité. L’effet refuge peut s’y exercer à plein, en particulier lorsque les anciens sites industriels se trouvent perdus dans les grandes plaines céréalières où la nature est en manque de niches écologiques. « Aujourd’hui, il faut arbitrer entre agriculture, développement urbain, énergie. Le foncier est une opportunité pour tout, or, il n’est pas extensible : l’équation foncière est à somme nulle » ce qui oblige à faire attention à ce que l’on fait. À allouer correctement la ressource, via les schémas d’urbanisme et de planification tel que le Schéma de cohérence territorial (Scot). À recycler, verbe difficile à conjuguer en France où jusqu’il y a quelques années, il était impossible, pour des raisons sanitaires, de bâtir sur de l’ancien bâti. « Il faut un inventaire des friches, une modélisation de leur conquête par la biodiversité et surtout bien avoir à l’esprit que le foncier est un enjeu de développement durable. »

Haro sur les silos !

Concluant la matinée, la présidente de l’association Orée, l’avocate Patricia Savin (Cabinet DS avocats) ne cache pas sa satisfaction d’avoir enfin entendu les choses telles qu’elles sont : non, les énergies renouvelables ne sont pas pures ; oui, il faut oser parler du nucléaire.

Chaque génération doit régler ses problèmes, nous sommes la seule à devoir penser à toutes les autres, car de nos choix dépendra non pas la bonne santé de la planète, mais son habitabilité. Pour cela, il s’agit d’avoir une approche globale, pas chacun dans son coin, en « silo ». On ne doit pas parler ici de transition énergétique, et là-bas de biodiversité. On ne peut plus réfléchir aux passereaux, sans discuter avec celles et ceux qui pensent aux chauves-souris. La transition énergétique ne doit pas être seulement orientée vers de nouveaux moyens de production, mais surtout vers la sobriété, le gisement d’énergie le moins destructeur pour l’environnement.

« Il y a aussi un problème en France, un autre silo, celui de la réglementation. Chaque direction de chaque ministère a la sienne, et le plus souvent, elle est motivée par la défiance, plus que par la confiance. » Un effort monumental… « De façon générale, on voit bien que marier enfin l’énergie et la biodiversité conduit à changer la vision qu’on a de l’espace et du temps », car les temporalités ne sont pas du tout les mêmes. Il faut tout envisager quand on pense un champ d’éoliennes. Les conséquences dans le futur et dans les territoires, les effets de seuil et les effets domino. Un autre effort monumental dans une civilisation mue par la religion du chiffre et le dogme du marché qui détermine in fine l’usage du foncier. En France en particulier, le marché est peu ou pas régulé, à l’inverse des pays d’Europe du Nord.

L’effort est en marche, reconnaît Me Savin, qui rappelle quand même « qu’il n’y a pas une seule fois le mot biodiversité dans la feuille de route que le Premier ministre a remis au mois d’août au Ministre de la transition écologique et solidaire. Ça ne va pas du tout ! » Rendre possible l’avenir, dans la confiance, ne pourra faire l’économie de l’abandon des dogmatismes affichés derrière lesquels se cachent les intérêts particuliers. Le seul fait d’avoir osé dire que les énergies renouvelables étaient du point de vue de la biodiversité pires que le nucléaire est une étape majeure dans la compréhension.

Des géants du local

Où en est celle des industriels de l’énergie ? L’après-midi leur a été consacrée.

Pour Pauline Teillac-Deschamps, chargée de programme Écosystèmes au Comité français de l’Union internationale de conservation de la nature (UICN), on part de loin. « Il y a encore des blocages culturels, on arrive néanmoins à dialoguer, avec des industriels qui sont plutôt cohérents. » Le but des énergéticiens est de développer des filières avant tout, il ne faut pas l’oublier. Des filières dont il faut diminuer au mieux les émissions de carbone, primat climatique oblige. « Alors, on aimerait qu’ils inversent leurs schémas décisionnels, pour qu’ils ne voient pas systématiquement les enjeux de biodiversité comme un frein, à la toute fin des concertations, mais qu’ils essaient d’intégrer le vivant en amont. Il y a eu beaucoup d’intégrations de faites sur le climat, il s’agit maintenant de faire un pas de plus car en préservant la totalité du vivant, on préserve le climat. » Le problème étant que les industriels sont des ingénieurs, ils veulent des outils synthétiques opérationnels, très complexes, afin de décider selon des critères rationnels sur un laps de temps relativement court. Or, la biodiversité nécessite du temps, à la fois pour se dévoiler et pour se gérer. Un temps incompatible avec celui de l’économie. « La totalité de chaque filière doit être analysée, en promouvant autant que faire se peut l’utilisation des écosystèmes, tout en stoppant la déforestation. » Intégrer le vivant, enfin, en privilégiant l’économie d’énergie, bien entendu.

Dans un bel ensemble, les industriels présents répondent favorablement à Pauline Teillac-Deschamps. Engie veut par exemple établir une relation de confiance avec les parties prenantes locales. « Notre politique est décidée par le siège, mais ce sont nos entités locales qui ont toute liberté de la mettre en œuvre », développe Jérôme Louvel, le coordinateur biodiversité du groupe. « Cela se fait de manière naturelle sur le terrain, car Engie est implantée depuis longtemps sur tous les territoires. Nous sommes connus, nos personnels vivent là. » Cela facilite les partenariats locaux avec les agriculteurs, les chasseurs, les Conservatoires des espaces naturels (CEN).

Idem chez EDF, qui peine pourtant à faire croire à sa vertu écologique avec les désordres que créent les barrages. « Ne vous y trompez pas », se défend Éric Maucort, directeur délégué de la direction du développement durable. « Chez nous, la biodiversité est prise en compte depuis bien longtemps, depuis le développement des centrales thermiques dans les années 1960. Nous avions alors obligation de limiter l’échauffement de l’air et de l’eau, du coup, nous avons découvert la biodiversité et créé, par exemple, un laboratoire d’hydroécologie », d’excellente réputation. « Ensuite nous avons dans les années 1980 développé les barrages, et de fil en aiguille on a mis en place 140 passes à poisson ». Sept cents ouvrages de retenue d’eau, souvent dans des sites classés, protégés, qui ont obligé EDF à dialoguer avec les locaux, celles et ceux qui, vivant dans les territoires, les connaissent mieux que des « sachants » venus de Paris pour établir des études d’impact. « Le nucléaire nous a amenés enfin à industrialiser le sujet de la biodiversité. Il était local, jusqu’alors, avec les centrales thermiques et hydroélectriques, il est devenu national ». Aujourd’hui, il en va de l’acceptabilité des projets : la biodiversité est systématiquement mise en avant par les acteurs locaux, nonobstant le caractère renouvelable des projets. « Mais attention, le renouvelable, ce n’est pas forcément durable. Dans le durable il y a aussi les aspects de biodiversité, de qualité de l’eau, et toutes les questions sociales ». Sans parler des émissions de carbone, qui empêchent selon EDF toute durabilité. Une durabilité nucléaire, donc, ce qui ne surprend pas.

Comme l’avait signalé Pauline Teillac-Deschamps, EDF a avancé sur le sujet par ses équipes dans les territoires. L’infusion a démarré par en bas. « Nos équipes vivent sur place, et la biodiversité est un engagement citoyen. Alors, on fait attention ». Voire, on prend en compte la nature dès le début du projet pour ne pas avoir à compenser ensuite, ce qui est long et coûteux. On évite, on réduit les externalités, et si l’on ne peut pas faire autrement, on compense. « Pour notre terminal méthanier de Dunkerque, on a pu réduire 80 % des enjeux biodiversité parce qu’avant la construction, on a modifié l’orientation de la structure. Ce fut facile. Beaucoup plus simple en tout cas que devoir faire ensuite de la compensation. »

Vous l’avez compris, la prise en compte de la biodiversité doit être impulsée par le haut dans le cadre d’un enjeu global, mais ne peut qu’être mise en œuvre à l’échelle locale, à partir d’une expertise forte. Sans oublier que si tout le monde fait pareil, sur des sites proches, on risque d’avoir in fine des désordres sur les fonctionnalités écologiques, faute de coordination. « Oui, il faut un partenariat entre les acteurs, concurrents ou non », acquiesce Hélène Valade, directrice du développement durable de Suez. « Une des réponses c’est l’écologie industrielle », cette vieille lune des manuels d’écologie qui peine toujours à se matérialiser. On voit mal comment elle pourrait répondre dans des lieux où la nature sert à des usages multiples tels que les littoraux : comment faire cohabiter pêcheurs, énergéticiens, transporteurs maritimes, plaisanciers, militaires etc. sans que la nature, à chaque fois envisagée dans des plans de moindre impact, ne pâtisse des petits effets cumulés de tous ? On découvre la complexité de la chose au fil des discussions relatives aux « documents de façade », qui ont pour but d’établir le partage de l’espace littoral qu’impose l’Europe à ses Etats maritimes. On touche à l’émotion, à l’appropriation que chaque usager a de « sa » mer. Engie a beau jeu de rappeler que les gestionnaires d’infrastructures linéaires tels que lui, GRT Gaz ou SNCF, passent leur temps, eux, à se concerter afin que leurs zones de servitude s’intègrent, ensemble, dans les trames vertes et bleues.

Manque de données, manque d’experts

Avec un problème récurrent de fabrique et de récupération des bonnes données.

Claude-Henri Chaineau est le responsable biodiversité pour la branche exploration du groupe Total. « Pour notre terminal GNL (gaz naturel liquéfié) au Yémen, comme pour notre pipeline en Indonésie, on a fait en sorte que la biodiversité profite de notre emprise foncière », en la doublant. La zone de servitude ainsi multipliée profite à la nature comme les 15 millions de palétuviers replantés en Indonésie pour préserver le littoral de la houle et empêcher l’ouverture anarchique de bassins d’élevage de crevettes. « Au Yémen, la présence de notre usine préserve de fait une grande surface de récifs coralliens. Elle est devenue depuis une réserve ! » Total a pu aboutir à ce résultat inespéré en faisant établir un état initial de l’écosystème par un comité scientifique indépendant, constitué par l’UICN, en dépit du manque croissant de naturalistes professionnels. « On s’intéresse du coup surtout à la dynamique globale de l’écosystème, plus qu’aux espèces, et on s’intéresse aux processus de résilience. » En définitive, d’après le représentant du groupe pétrolier, s’attacher à l’évaluation de la biodiversité permet d’avoir la vision la plus large possible d’un projet. Mais l’expertise est difficile à conduire, faute de professionnels et de données suffisantes.

En matière de biodiversité, on avance en avançant. On découvre les impacts au fur et à mesure. « Il faut reconnaître qu’on ne dispose pas de données robustes sur, par exemple, la mortalité liée aux éoliennes », reconnaît Geoffroy Marx, de la LPO. Difficile de s’appuyer sur les données venues d’ailleurs, où la hauteur et le nombre de mâts sont différents. Qui plus est, il y a le biais temporel : une éolienne érigée avant la réglementation Natura 2000 (1992) est responsable de plus de morts d’oiseaux, et de morts d’oiseaux protégés, qu’une autre, en raison même de l’absence, à l’époque, d’évaluation de la qualité des écosystèmes concernés. Évaluation qu’a justement introduit le classement en zone Natura 2000. Une éolienne tue, c’est certain, mais elle ne tue pas systématiquement des oiseaux migrateurs menacés. « Ce que l’on voit, tout de même, c’est que les impacts sont limités lorsque les éoliennes sont installées en dehors des zones riches en biodiversité comme les Natura 2000, lorsqu’elles ne se trouvent pas en plein milieu des couloirs de migration tel que le lac du Der, ni là où il y a des rapaces », résume M. Marx.

Des partenariats pour l’amont

Construire là où c’est bien, en équipant les mâts de capteurs qui stopperaient les machines. On imagine mal cependant un énergéticien stopper sa production d’une énergie aussi intermittente pour sauver un roitelet à triples bandeaux. « Par contre, on a un beau partenariat avec RTE sur les lignes à haute et moyenne tension : s’il y a autant de cigognes en Poitou-Charentes, c’est bien parce qu’on a aménagé des nids sur les pylônes », qui évitent aux grands oiseaux de s’électrocuter et à l’électricien de réparer.

« On a aussi mis des balises sur les lignes », enchérit Jean-François Lesigne, attaché environnement de RTE. Des spirales de couleur ou des sphères phosphorescentes que les oiseaux discernent. « On travaille sur l’intégration des pylônes dans le paysage, et sur une meilleure gestion de ce qui se trouve sous les pylônes. » Les zones de servitude ne sont plus gérées comme avant. Le choix des engins qui y travaillent, des agriculteurs ou des associations qui s’en occupent au quotidien se fait de façon à entretenir au mieux l’effet refuge constaté dans ces zones. « On va aussi vers le zéro phyto, donc, la biodiversité reviendra, de toute façon ».

Mêmes contraintes, solutions identiques chez Enedis. Trois millions de kilomètres de réseau, des pylônes, des fils suspendus, mais l’essentiel est enterré. « Parce qu’au début des années 1990, en partenariat avec la LPO et FNE, on s’est rendu compte que la solution la plus efficace pour protéger l’avifaune était l’enterrement des lignes. », rappelle Alain Marty directeur du développement durable de l’entreprise. Le réseau ayant été enterré, l’impact sur la biodiversité est donc aujourd’hui très limité, sauf lorsqu’il faut ouvrir des tranchées. « C’est aussi pour cela qu’on favorise la production locale, l’autoconsommation, car elle est moins dépendante du réseau, et donc, nécessite moins de travaux ».

Et le gaz ? « C’est pareil. Si on n’intègre pas la biodiversité dès le départ, on se retrouve avec des difficultés en local qui rendront les travaux impopulaires, et lorsqu’ils seront finis, on aura des contestations », Pierre Astruc, secrétaire général de GRT Gaz explique la philosophie très pragmatique de l’entreprise. Laquelle s’est équipée d’un Conseil des parties prenantes, qui débat au sein du Secrétariat général. Défendant sa paroisse, le gaz comme énergie de transition idéale, facile à stocker, facile à débloquer lors des pointes de consommation, potentiellement idéal pour transformer le surplus d’électricité éolien et photovoltaïque en méthane, via l’hydrolyse de l’eau et le captage du CO2 (c’est la filière balbutiante du Power to gas : l’électricité décompose l’eau en hydrogène et oxygène, l’hydrogène est marié au CO2 capturé – par des technologies naissantes – pour former du méthane – CH4 – injecté dans le réseau), M. Astruc sape l’idée reçue du coût prétendu exorbitant de la prise en compte de la biodiversité dans les projets : « nos coûts intrinsèques sont tellement importants que la biodiversité n’en représente qu’une fraction. Ce qui nous coûte, par contre, c’est lorsqu’on est obligé de déplacer une conduite, et donc souvent, de la rallonger, parce qu’on s’est aperçu bien trop tard d’un impact négatif sur l’environnement : dans notre métier, le kilomètre ajouté se facture très cher. » Presque autant que le dépassement des délais pour cause de contentieux. Penser à la biodiversité dès le départ évite les dépassements de budget. Du bon sens.

De la pédagogie territoriale

« Tout ça c’est bien joli, mais c’est plus facile pour les grands groupes ». Arnault Comiti, juriste-conseil au sein de la direction développement durable et proximité territoriale de CCI France, ramène les choses à leur cruelle réalité, celle des PME et des TPE qui n’ont pas les moyens des groupes internationaux. « Nos chefs d’entreprise ont des préjugés et un grand manque de connaissance en matière de biodiversité. Sans parler de la réglementation, qui leur est étrangère. » Alors, la CCI France, en liaisons avec l’Agence Française pour la Biodiversité (AFB), la CDC Biodiversité, l’association Humanité & Biodiversité et la FRB a inventé un Tour de France grâce auquel la parole est donnée, écoutée, et accompagnée : qu’est-ce que la biodiversité, l’ERC, une TVB, quel est le rapport entre les ressources naturelles et mon entreprise, que font mes concurrents, en quoi, finalement, tout cela est-il important ? « L’écoute dépend beaucoup du secteur d’activité. Un carrier, un fabricant de briques, un industriel du miel sera forcément plus sensible à la notion de ressources naturelles qu’un industriel de la micromécanique. Plus un produit est éloigné de la nature, moins on a de lien avec la nature » c’est humain. Arnault Comiti demande aux Dreal (les délégations régionales du ministère de la transition écologique et solidaire) du conseil et du dialogue, de la pédagogie, ne serait-ce que pour être en capacité de lire ensemble les textes réglementaires qui portent chacun les objectifs des directions des différents ministères, orientés sur des résultats à obtenir. « Nous, on demande une approche intégrée, conforme aux Objectifs du développement durable (ODD) », qui laisse plus de marge d’action aux gens de terrain.

« Une approche qui est en fait très pédagogique, car pour des patrons de secteurs très éloignés de la nature, elle permet de prendre conscience du caractère global de son activité, et même de regarder différemment sa gouvernance. » Car dès lors qu’on plante dans les esprits l’idée de respecter les équilibres naturels, que tout est dans tout, que l’on ne peut pas faire comme si le reste du monde n’existait pas, on ne peut plus gérer ses salariés comme des unités comptables. Du respect des équilibres naturels découle le respect des équilibres sociaux au sein de l’entreprise. « Cela dit, il ne faut pas se leurrer : nos entreprises respectent la biodiversité pour développer leur activité et enraciner leurs liens avec leurs territoires, pas pour sauver la planète. » Quand l’activité va bien, on regarde d’un œil différent le territoire où l’on se trouve jusqu’à avoir envie de ne pas l’abîmer, au moins pour qu’il continue d’attirer clients et nouveaux employés. On arrive finalement à l’écologie par hasard, par le respect des gens et du territoire où l’on se trouve.

© Southern Environmental Law Center

La chaleur, la luzerne et le bocage

La conclusion du point de vue des industriels est donnée par un acteur secondaire de l’énergie. Séché Environnement. Foin de blabla. De la luzerne. Par un film qu’il commente simplement, Daniel Baumgarten, directeur du développement durable du groupe, montre comment l’intérêt bien pensé d’une entreprise peut générer un bénéfice pour l’environnement. « Dans nos centres de traitement des déchets, on fabrique de la chaleur en brûlant les déchets. Qu’en faire ? Dans notre usine de la Mayenne, on n’avait qu’un seul client potentiel, l’élevage. Et l’on avait un vrai souci, l’obligation de ne pas polluer l’eau par nos rejets. Alors on a décidé d’offrir notre chaleur aux éleveurs. Pour quoi faire ? Pour qu’ils puissent sécher leur luzerne. Cette légumineuse, parce qu’elle capte l’azote de l’air, évite d’avoir à pulvériser des engrais azotés de synthèse, néfastes pour les eaux. Avec notre chaleur, les éleveurs sèchent leur luzerne, dont ils peuvent disposer toute l’année. Du coup, la rentabilité économique de leurs exploitations augmente. Et ils peuvent continuer d’exercer leur métier alors que tant de leurs collègues font faillite, sans avoir à donner à leurs vaches des tourteaux de soja dont on a vu au cours de cette journée l’impact sur les forêts brésiliennes. Ainsi, le paysage bocager qui est consubstantiel de l’élevage perdure, il n’est pas retourné en champs de maïs qui demanderaient des engrais azotés et des pesticides. » Et Séché environnement satisfait sans se fatiguer aux obligations de qualité des eaux… Illustration parfaite de l’effet domino : je brûle des déchets, avec la chaleur j’entraîne des turbines qui alimentent 15 000 foyers, et un four qui a permis de maintenir l’élevage local, et les paysages qui vont avec, ce qui m’a permis, moi industriel, de me constituer un glacis sans nitrates qui me facilite la vie. L’assistance fut saisie par le bon sens d’une économie circulaire de terrain.

Concluant ces débats, Claire Tutenuit, directrice de l’association Entreprises pour l’Environnement (EPE), met en avant la faiblesse de l’analyse des effets sur l’économie et la santé publique de l’érosion de la biodiversité alors même que  l’impact de l’inaction contre le changement climatique (2005) avait fondé en son temps le fameux rapport de Nicolas Stern). « Or, cela avait conduit les investisseurs à pousser pour que les portefeuilles soient orientés carbone. Ce levier économique et social est très puissant. Il est donc vraiment nécessaire de produire un lien entre l’érosion de la biodiversité et les catastrophes qui se produiront à cause d’elle », bien que les impacts de notre mode de vie sur la biodiversité soient diffus et en conséquence, difficilement quantifiables. En attendant, on peut déployer des solutions locales, comme les passes à poisson et l’épuration naturelle, par les plantes, telle que l’a défendue Hélène Valade. « Encore faut-il démontrer que ces solutions ont des impacts positifs à la fois sur la biodiversité et le changement climatique. » Et former les industriels à évaluer la biodiversité, et convaincre les grands patrons à la prendre en compte comme un bien commun qu’il faut préserver. « Il y a quand même une chose qui me gêne dans cette journée de débats : où sont les agriculteurs ? Ce sont les grands absents, or, le débat autour de l’usage des sols concerne l’agriculture. »

Faire dialoguer par le jeu

Entre transition énergétique et biodiversité le dialogue n’est pas naturel, mais il est possible. Cela tient à de sérieuses volontés, à des motivations d’airain susceptibles de faire se rencontrer des compétences réfugiées dans des silos qui brandissent facilement des dogmes pour ne rien changer. C’est ce qu’expérimentent les chercheurs, conviés à la troisième et dernière table ronde de cette journée de la FRB.

Claude Garcia est chercheur au Cirad. Il a participé au développement d’une méthode originale de dialogue basée sur le jeu, notamment dans le bassin du Congo, à propos de l’exploitation forestière. Là-bas, chacun apporte son point de vue, ses valeurs normatives, sa morale. Pour nous, Français, il faut protéger absolument ce joyau de la biodiversité, pour les gouvernements il s’agit de faire rentrer des devises plus ou moins légales, tandis que pour les populations locales, la forêt doit rester une source de viande de brousse et, pour les Pygmées, un lieu de vie. Le certificateur FSC a la certitude de savoir quoi faire, alors que les compagnies forestières veulent tailler les routes les plus droites pour exploiter à moindre coût les parcelles.

« Chacun est enfermé dans sa vision des choses, alors, les concertations ne sont que des déluges d’émotions. Par le jeu, on demande à chaque usager de la forêt de tenir un rôle différent de façon à ce qu’il se pose la bonne question : c’est quoi le problème ? Ainsi, chacun se rend compte que le problème n’est pas forcément celui auquel on croit, que les choses sont plus complexes. » Les usagers sont des acteurs, ce sont les joueurs. Les interactions entre eux servent de règles du jeu. Les pions utilisés sont les ressources naturelles. Dont la biodiversité. « Pendant le jeu, on voit s’exprimer les émotions, on voit des alliances, des conflits, des trahisons, des coups de sang, on voit finalement les forces en jeu, à une échelle réduite. » Et manifestement, ça réussit : alors que FSC peinait à aboutir à un résultat après plus d’un an et demi de discussions autour de l’interdiction demandée par Greenpeace de tracer de nouvelles routes forestières, Claude Garcia et son équipe sont parvenus à un consensus en trois jours. « Certes, le fait qu’on soit un acteur non impliqué a fait revenir les gens autour de la table. Le jeu a néanmoins permis à chacun de se mettre dans la peau de l’autre, de comprendre son point de vue et, ainsi, d’élaborer avec lui quelque chose sans renoncer à ses propres valeurs. » Arriver à la raison sans renoncer à ses émotions, ou comment faire conjuguer préservation de la biodiversité, développement économique et respect des équilibres socio-ethnologiques sans l’habituel prêt-à-penser occidental.

(les deux) © FD

L’impossibilité de modéliser

En France et en Europe, on est assez loin de cette façon de faire, à écouter Hervé Jactel, directeur de recherche à l’INRA. On pense savoir, alors on agit sans réfléchir. Or, les forêts sont encore mal connues, à tout le moins l’impact d’une coupe. M. Jactel rappelle les fondamentaux : la forêt est l’écosystème terrestre le plus riche en biodiversité, car 1) elle est souvent très vaste, donc multiple en milieux naturels non fragmentés, 2) elle est stratifiée, complexe dans sa structure et ainsi riche en niches écologiques, 3) elle a une grande longévité, ce qui assure la pérennité à ces niches écologiques, 4) enfin, on y trouve de très vieux arbres et beaucoup de bois morts qui entretiennent la faune xylophage et saprophyte, indispensable à l’équilibre de l’ensemble. « L’âge des forêts est un élément important, qu’on oublie souvent. Bien qu’il faille perturber les écosystèmes de temps à autre, il faut toujours faite attention à maintenir un nombre suffisant de vieux arbres, à laisser du bois mort sur le sol, surtout après une coupe. »

À l’heure actuelle, aucune forme d’exploitation des forêts pour alimenter la filière du bois-énergie n’est réellement satisfaisante aux yeux du chercheur. Prélever trop de déchets de coupes, c’est priver le sol de matières organiques à décomposer, et la forêt d’une riche biodiversité. Couper des arbres, c’est faire passer dans les forêts des engins lourds qui peuvent tasser et déstructurer les sols. Planter rien que pour les chaudières, c’est souvent privilégier une ou deux essences qui ne donneront jamais une forêt véritable et ne seront jamais vraiment productives. « Sans compter les effets de seuil : on coupe ici, on coupe là, et tout d’un coup on a une invasion de hannetons, d’un arbuste opportuniste, qui menace l’équilibre de la forêt entière. » Difficile de modéliser l’effet d’une coupe sur une forêt. Il faut aller voir sur place. Y aller doucement. « À surface égale, mieux vaut quelques coupes qu’une coupe massive, de toute façon, mais c’est vraiment du cas par cas. » Ce qui veut dire que l’évaluation d’un gisement national de bois-énergie est toujours de l’ordre du doigt mouillé. Très optimiste par rapport à la réalité écologique. « Par contre, il y a quelque chose que l’on peut envisager : planter des forêts à deux ou trois essences, juste pour faire du bois énergie, sur des terres à betterave et à maïs. » Le temps qu’il pousse, le bois assainirait les parcelles de leurs polluants ; une fois coupé, il les libérerait pour d’autres itinéraires de cultures. Reste à savoir comment on alloue ces surfaces, et sur quels critères !

La complexité inhérente à la gestion d’un projet de bois-énergie est frappante avec le projet de Gardane. Avec 855 000 tonnes de bois que l’immense chaudière promet de transformer en chaleur, on se retrouve bien au-delà de ce que la région PACA est capable de fournir. Le double de ce qui est aujourd’hui exploité dans la région. Pour l’alimenter, il faudra aller chercher du bois dans un rayon de 400 km, soit du Languedoc-Roussillon aux Alpes de Haute-Provence en passant par les Cévennes. « Cela fera beaucoup de transports, d’autant que la propriété forestière est très éclatée. En réalité, ce projet risque de déstructurer le territoire, écologiquement et économiquement », prévient Hendrik Davi, chargé de recherche à l’INRA. Une menace d’autant plus robuste que la région subit plus qu’une autre les effets du réchauffement climatique. « Notre groupe de recherche s’est construit pour réfléchir aux impacts éventuels de Gardane dans son bassin d’approvisionnement. Or, on se retrouve finalement sur des enjeux de recherche qui touchent à toutes sortes de disciplines. Bref, à partir d’une question sociale, on en arrive à des questionnements scientifiques formels » qui soulèvent un manque de connaissance, notamment sur les services écosystémiques que l’exploitation du bois-énergie par Gardane pourrait faire perdre. « À tout le moins, nos outils nous ont permis de montrer que le service qui serait le plus altéré sur le Mont Ventoux, ce serait celui du maintien des sols. Trop de coupes, et hop, érosion. » Mais de cela, les politiques ont peu conscience, eux qui parlent si peu aux chercheurs de leurs territoires. Sans le dire vraiment M. Davi déplore que les élus s’intéressent aux questions d’impact toujours un peu tard, après qu’ils aient demandé à des bureaux d’études de les éclairer, alors que des laboratoires du territoire le font en permanence et sont mieux armés pour le faire à la demande.

Guillaume Neveux ne se sent pas concerné par la critique implicite, car il est à la tête d’une entité qui est à la fois cabinet de conseil, bureau d’études et centre de recherches. iCare. « On travaille sur des méthodes capables de prendre en compte la biodiversité dans le cadre d’une analyse de cycle de vie (ACV), de manière à savoir si localement les dommages que je vais créer restent inférieurs au bénéfice que je vais tirer. » Pas simple au premier abord, car les ACV comptabilisent des flux physiques (CO2, méthane, énergie, eau etc.) qui alimentent des indicateurs d’impact (destruction de la couche d’ozone, eutrophisation des rivières, formation de microparticules etc.) lesquels indiquent les dommages possibles sur la santé humaine, la dégradation des écosystèmes et l’épuisement des ressources. L’impact sur la biodiversité est difficile à résumer de la sorte, en flux physiques, en chiffres précis, il est en conséquence très partiellement pris en compte par les ACV. « On ne peut pas additionner des choux et des carottes, des fragmentations de milieux et des niveaux de ressources, car on ne connaît pas les équivalences des impacts, on ne peut donc que révéler des points d’attention. » Du qualitatif plutôt que du quantitatif, car, tout simplement, la sensibilité d’un milieu naturel à un aménagement, dans l’espace et dans le temps, est une affaire d’une grande complexité.

© Maxwell et al./Nature 

Le gisement est plus petit lorsqu’on le regarde de l’intérieur

« Je confirme. Modéliser le climat, l’agriculture, on sait faire, par contre, la biodiversité, on ne sait pas », déplore Hugo Valin, chargé de recherche à l’Institut international de recherche sur les systèmes appliqués (IIASA). « Il y a des hot spots, des espèces, des liens avec l’agriculture, des échelles différentes de temps et d’espace, c’est très compliqué. » Hugo Valin travaille sur les modèles d’usages des terres à l’échelle 2030, 2050 et 2100. « Cela peut passer pour de la science-fiction, surtout à l’échelle du siècle, mais ce genre de modèles est au centre des débats pour savoir quoi négocier. » Ce sont ceux dont les médias se repaissent à propos du climat, les projections au siècle étant par eux prises pour des prévisions météorologiques. « On se rend compte qu’il y a une forte corrélation entre la biodiversité et le niveau de carbone dans le sol. » Une lapalissade pour tous les pédologues, alors que, en France, on redécouvre à quel point le sol est un écosystème complexe dont le bon fonctionnement garantit la multitude de services qu’il nous rend. Le sol, c’est de la biodiversité et celle que l’on voit, celle qu’il porte, correspond souvent à celle qui s’y trouve, cachée. Et un sol bien riche, c’est un sol qui stocke beaucoup de carbone. C’est à ne pas oublier, alors que « les projections que nous faisons montrent que la neutralité carbone implique d’avoir au moins 400 millions d’hectares de forêts supplémentaires, soit la superficie de l’Europe. » Mais comment seront-elles gérées, par qui, et où ? Comment peut-on les imaginer alors qu’il est impossible de prévoir incendies, inondations, invasions de parasites ou même changements économiques et politiques dans les régions concernées ?

À une échelle locale, c’est possible, tente de nous rassurer Kévin Barré, doctorant au Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Son travail consiste à évaluer l’impact des éoliennes sur les chauves-souris. « On manque de données. À peine 5 % des rapports existant en France sont transmis au Muséum, alors que c’est depuis peu une obligation légale ». La loi de reconquête de la biodiversité oblige en effet la mise à disposition publique de toute donnée relative à une étude d’impact. « En plus, il y a une grande hétérogénéité entre les protocoles d’études, et une variabilité de la qualité du travail entre des structures différentes. » Tous ces manques empêchent de faire une analyse fiable, solide, qui permettrait d’y voir clair. « En fait, il faut voir l’impact des éoliennes comme quelque chose de diffus et de continu ». L’éolienne n’est pas un hachoir ponctuel, elle perturbe sournoisement, pour longtemps. Ne serait-ce que par les stratégies d’évitement que développent les chauves-souris : ce faisant, elles réduisent la taille et le nombre de leurs habitats possibles. « Ces stratégies, on ne les mesure plus quand l’éolienne se trouve à au moins 1 000 m de la haie dans laquelle la chauve-souris va glaner. » Le problème est que les études d’impacts ne se préoccupent que de ce qui peut se quantifier, la mortalité en l’occurrence, alors que cet effet d’évitement ne génère pas de surmortalité. Pour en avoir une idée, il faut passer du temps sur le terrain, avec les bons spécialistes. « En Bretagne et en Pays de la Loire, le fait que la plupart des éoliennes sont trop près des haies, explique qu’au moins 2 400 km de haies sont aujourd’hui désertés par les chauves-souris. » À l’échelle de la France, c’est en fait 90 % des mâts qui ont été érigés en dépit des recommandations européennes. Le message de Kevin Barré est limpide : si l’on prend en compte convenablement la biodiversité, le gisement des énergies renouvelables se réduit comme peau de chagrin. La transition énergétique va prendre plus de temps que prévu.

© Ludivine Boursier et Sophie Le Ray/ FRB

Promis, l’Agence Française de la Biodiversité (AFB) va « faire un tour des besoins sur les sciences humaines et sociales », qui ont été fort sollicitées au cours de la journée. Philippe Dupont, préfigurateur de la direction recherche de l’AFB, promet également un effort sur l’évaluation à des échelles différentes, la médiation des connaissances, la prise en compte… de l’énergie dans les stratégies de l’agence. Directrice du service de la stratégie, de la recherche et de l’innovation (DGRI) du ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation (MESRI), Elisabeth Vergès lui répond en concluant les débats « Pendant très longtemps, la recherche sur la biodiversité a été une science naturaliste et, en moins de 30 ans, c’est devenu une science sociétale. On la retrouve dans le climat, la démographie… D’ailleurs, l’IPBES replace bien la biodiversité au cœur des questions de société. Le développement des énergies renouvelables demande autant de recherche et d’innovation que la recherche nucléaire. Il faut aller vers la modélisation et les scénarios. On a besoin de passer par ce travail pour la biodiversité, car les experts du climat ont montré le succès que cela permet en matière de prise en compte des enjeux, même si c’est beaucoup plus difficile pour la biodiversité. On a besoin de résultats robustes pour être audible et influencer les décideurs. » Le ministère cherche à développer des recherches à l’intersection de toutes les dimensions du développement durable. La biodiversité a besoin d’infrastructures de recherche, de pôles de données, affirme Mme Vergès. Mais où est l’argent pour les constituer ? Combien de temps faudra-t-il pour que la transdisciplinarité, la concertation, le dialogue entre administrations soient les façons habituelles de penser les enjeux planétaires ? Espérons que cela soit plus rapide que l’érosion de la biodiversité de façon à ce que les Liaisons dangereuses se muent en correspondances ardentes !

Et voilà ce que j’ai fait de tout cela sur UshuaiaTV (cliquez sur l’image)

le si difficile début de dialogue entre science et politique…

En octobre s’est tenue la 3e édition des rencontres annuelles entre le GIEC et son équivalent pour la biodiversité, l’IPBES. Organisées à la Maison des Océans de Paris par la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB) et l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), ces troisièmes journées ont exploré un thème très particulier : les relations, ou plutôt l’absence de relations entre le Politique et le Scientifique (titre officiel des débats : « Comment les rapports scientifiques peuvent-ils aider à stopper l’érosion de la biodiversité et lutter contre le changement climatique ? »). En France, chacun reste dans son donjon, les premiers reprochant aux seconds leurs discours incompréhensibles, les seconds se réfugiant derrière le très commode « nous, on cherche, on n’a pas à intervenir dans les débats ». Ces positions ne sont plus tenables, tant les problèmes d’environnement sont devenus complexes et leurs résolutions une affaire très politique. Aujourd’hui, la science doit proposer des solutions. Comment faire ? Lisez…

Politiques, scientifiques : en finir avec l’impossible dialogue

La France est la cinquième puissance du monde, elle est un des rares pays capables de mettre à flot des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, objet le plus complexe jamais créé par l’homme. Et ce, sans que chercheurs et politiques n’aient un dialogue riche. Voilà un grand mystère. En France, la vérité est que les choix scientifiques et techniques se font alors que chercheurs et universitaires ne sont jamais vraiment consultés. C’est un fait ministres, députés et sénateurs ne décident qu’après avoir écouté moult lobbies, et le monde des Grandes écoles qui peuple la haute administration. Problème, la science n’est pas, comme aux États-Unis, un lobby. « Je suis content, car c’est une des premières fois que je vois des scientifiques », me disait une fois un sénateur breton lors de la journée mondiale des sols qui avait réuni il y a deux ans chercheurs et élus à l’Assemblée… Constat d’autant plus désarmant qu’en général, les chercheurs eux-mêmes ne savent ou ne veulent pas sortir de leurs laboratoires. Ils ont du mal à communiquer sur leurs travaux, laissant donc à des « experts » le soin d’en faire ce qu’ils veulent. Ils ne vont pas jusqu’au bout de leurs raisonnements, alors même que les politiques le leur demandent quand ils sentent que leurs résultats impliquent des conséquences sur la vie quotidienne. Décrire, oui, agir, non. Sur les sols, les nanotechnologies ou les OGM, les exemples sont nombreux. Les scientifiques préfèrent rester derrière la douce protection d’une neutralité bien pratique, pour se plaindre ensuite de n’être jamais écoutés. Ils ne veulent pas se constituer en un lobby véritable, apte à représenter la Raison que la France a inventé au XVIIIe siècle, alors même que la Croyance revient en force dans tous les domaines, et que la complexité des problématiques environnementales nécessite une approche plus subtile que celle du formalisme intellectuel de l’ingénieur.

Comme l’a fort bien résumé Sébastien Treyer en ouverture de ces Journées FRB consacrées à ce sujet, « la science doit passer de l’alerte aux solutions ». Pour le directeur des programmes à l’Iddri, cela change le rôle et le statut des chercheurs, « c’est un changement épistémologique et normatif ». Une évolution considérable, car en matière de climat et de biodiversité, « nous sommes passés du temps de la description des problèmes à celui de leur résolution ». Et Jean-François Silvain, président de la FRB de préciser : « au-delà de l’identification des solutions, les scientifiques devraient être sollicités par les décideurs pour accompagner leur mise en œuvre et évaluer leur efficacité ». Indispensable pour savoir si l’on va dans le bon sens, et si peu appliqué. C’est pour parler de tout cela que se sont tenues toute cette journée du 13 octobre, à la Maison des Océans de Paris, les Journées FRB, coorganisées par la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB) et l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). Les deux organismes se sont associés pour la première fois cette année, la FRB accompagnant la réflexion sur les travaux de l’IPBES pour la prise de décision au niveau national et l’Iddri amenant son expérience d’analyse de la gouvernance environnementale mondiale.

(© FRB)

De la difficulté de faire aussi bien que le Giec…

Cette évolution nécessaire est en cours avec le Giec. Affaire de scientifiques, le Giec a fini par devenir une affaire politique à mesure que l’évidence du risque envahissait les cerveaux des élus du monde entier. « On a perdu vingt ans », déplore Catherine Aubertin, économiste à l’IRD « parce qu’on a résumé le changement climatique à une accumulation de carbone à se partager, ce qui a fait fuir longtemps la société civile ». La catastrophe de la COP 15 de Copenhague en 2009 n’en a en fait pas été une, au contraire, car c’est dans la capitale danoise que les politiques ont, pour la première fois, repris le dossier, pour ne plus le redonner aux seuls chercheurs. « Maintenant que depuis la COP 21 de Paris les États doivent publier des comptabilités nationales, le climat est véritablement devenu une affaire politique », et les chercheurs se doivent de trouver des solutions. Reconnue dans son rôle de décrire et d’alerter, la science est pourtant laissée de côté à propos de la biodiversité. Cela ne laisse pas d’intriguer la directrice de l’Iddri, Teresa Ribera : « Pourquoi le Giec a-t-il réussi à alerter sur le climat alors que les experts en biodiversité n’y arrivent pas, bien que le problème soit beaucoup plus tangible ? » Sans doute, suggère Brice Lalonde, ancien ministre de l’environnement, parce que le Giec a pu résumer son œuvre par des chiffres, des courbes, des objectifs clairs (le fameux + 2 °C), des rapports spéciaux (agriculture), des ateliers (avec la FAO par exemple) et des méthodologies standardisées, qui ont su trouver leur chemin dans l’inconscient collectif par une communication efficace, assurée par des médiateurs devenus célèbres tels que Jean Jouzel.

Le succès du Giec, c’est aussi qu’il a réussi à séparer la part humaine de la variabilité naturelle dans le forçage climatique. En matière de biodiversité où, comme le rappelle Wolfgang Cramer, géographe, directeur de recherche au CNRS, « c’est la science de l’observation qui amène des réponses », évaluer la responsabilité de notre espèce dans l’érosion constatée est plus difficile : « le problème de la modélisation des écosystèmes, c’est qu’il y a une grande variabilité naturelle du vivant. Il est donc important d’observer les seuils de rupture, au-delà de l’analyse statistique qui sert à modéliser les impacts du climat sur la biodiversité et les rétroactions ». Qui plus est, rappelle Mme Ribera, « pour la biodiversité, la recherche est restée très longtemps naturaliste, portant sur la conservation, laissant les sociétés hors de ces questions ». Dans un pays aussi peu naturaliste que le nôtre, où l’écologie officielle n’est présentée que sous l’aspect des sciences naturalistes, avec un vieux fond judéo-chrétien de catastrophisme, la biodiversité en tant que science est demeurée dans les laboratoires, inaudible et invisible, sans s’ouvrir sur les autres disciplines du savoir. « Or, on a besoin des sciences sociales et des régulateurs – le droit – pour entraîner l’adoption de mesures, critiquer celles qui fonctionnent ou non » (Teresa Ribera). C’est un rôle clé mais peu connu de la recherche.

Le politique écoute la science, quand ça l’arrange

« Il ne faut quand même pas oublier que, malgré tout, la science influence la politique comme on peut l’observer par exemple avec les dates d’ouverture de chasse aux oiseaux migrateurs qui sont différenciées selon les espèces, ou l’identification des ZNIEFF (zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique) », nous rassure Guillaume Sainteny, du Conseil scientifique de la FRB. Certes, mais en la matière, il est bon de rappeler que la Directive Oiseaux a été adoptée en 1979, tandis que la Directive Habitats ne l’a été qu’en 1992. Pourquoi ? parce que le lobby oiseaux est autrement plus puissant et influent que n’importe quelle autre structure naturaliste. En France, à part la LPO, quelle association de protection de la nature est-elle connue de tous les décideurs ? « Après, il faut reconnaître que les scientifiques n’ont été impliqués qu’au moment d’établir les listes d’espèces à protéger. En ce qui concerne les menaces, notamment le changement d’usage des terres, leurs avis ne sont pas communiqués, à la différence des problèmes liés au climat qui font l’objet de nombreuses communications ». Bref, tant qu’on peut quantifier, dénombrer et donc, présenter des chiffres simples, les « biodiversitaires » sont écoutables, autrement, ils sont inaudibles.

Et invisibles, car la recherche en matière de biodiversité se fait sur un temps long et multifactoriel ; alors que la politique se fait avec des idées simplistes sur un temps court. Preuve en est, dès lors qu’il y a une controverse, c’est-à-dire une discussion entre chercheurs, consubstantielle de la prudence qui guide la fabrique du savoir scientifique, les élus en prennent prétexte pour dire qu’ils ne peuvent pas décider, vu que les chercheurs ne sont pas d’accord entre eux… Une technique qui a un temps fonctionné à propos du changement climatique. En outre, rappelle Guillaume Sainteny, « il y a un problème fonctionnel il n’y a pas de lien fort entre les instances de recherche et les organes de dialogue entre science et politique que sont par exemple le Conseil National de la Protection de la Nature. Celui-ci étant par ailleurs fort peu visible, les chercheurs qui ont besoin de l’être, de par leur obligation de publier, ne s’investissent pas dedans ». Un cercle vicieux. Ajoutons qu’il n’existe pas d’instance capable de s’opposer aux décisions dommageables pour la biodiversité.

L’Agence nationale sur la biodiversité en sera-t-elle une ? Elle n’a pas vocation à s’opposer, juste à fédérer. En principe. « Rendez-vous dans 20 à 30 ans pour juger de son efficacité », résume Guillaume Sainteny. « Si tant est qu’on évalue. Car le problème, en France, c’est qu’on ne prend pas en compte l’évaluation des politiques publiques. On fait une étude pilote pour 3 territoires pour la mise en œuvre d’une mesure, mais on généralise la loi avant que les 3 études pilotes aient fourni leurs résultats démontrant l’efficacité ou non de la mesure. On fait aussi peu d’évaluations d’impact environnemental des projets de lois… »

La France est un état fort, centralisé, moins ouvert que d’autres à la société civile, et qui s’évalue lui-même. Et encore, sur les moyens mis en œuvre, pas sur les résultats réels. Des évaluations mal faites, trop rares, et qui, de toutes les façons, ne servent pas à grand chose, vu qu’on n’en tient pas assez compte. J’ajoute que la France de la Ve République est dirigée par des hauts fonctionnaires et des ingénieurs et pas, contrairement aux autres pays, par des universitaires. La pensée n’est pas la même. « Il ne faut pas oublier non plus qu’il n’y a pas chez, nous, la tradition de séparation des pouvoirs des pays anglo-saxons », ajoute Lucien Chabasson, conseiller auprès de la direction de l’Iddri. Enfin, souligne Guillaume Sainteny, l’écologie est mal médiatisée, recluse qu’elle est dans la case nature & catastrophe, bien commode pour ne rien dire dans une hiérarchie de l’information qui place la politique au sommet. « Il y a pénurie de vulgarisateurs pour montrer que la biodiversité ce n’est ni emmerdant, ni un frein à l’économie ». Guillaume Sainteny prêche devant un convaincu…

© Claire Bléry/ FRB

Chercheur, investis-toi !

« En ce qui me concerne, c’est parce que j’ai eu la volonté d’y consacrer du temps et de répondre aux demandes des politiques que j’ai eu le sentiment d’être écouté », raconte le jeune retraité Jean Jouzel, qu’on ne présente plus. Ayant participé à toutes les COP, s’étant mis à la disposition de tous les politiques, avec qui il a pu parfois établir et maintenir des contacts personnels étroits, le glaciologue est devenu l’interlocuteur évident des décideurs en matière de changement climatique. Ce qui prend du temps, on l’aura compris. D’autant que Jean Jouzel participe aussi aux débats du CESE (Conseil économique, social et environnemental) « J’accompagne ainsi le processus législatif en étant co-rapporteur de certains avis, dont le dernier concerne… le dialogue science-société ! ». Disponibilité, temps passé, relations avec les politiques, implication dans les débats, Jean Jouzel insiste sur l’esprit de groupe, pour ne pas dire lobby « Le gouvernement Hollande a pu organiser la COP 21 et en faire un succès car la France a montré à la communauté internationale qu’elle avait une communauté scientifique forte et mobilisée sur les questions climatiques. » À bon entendeur…

Une relation étroite entre science et politique peut en effet avoir des résultats, comme le rappelle Lucien Chabasson : « dans le Parc National de Port-Cros, le président du Conseil scientifique a transformé le parc en terrain d’observation des herbiers, a établi une liste des espèces protégées, et le tout à conduit à l’achoppement du projet de port de plaisance, achoppement qui était souhaité par les politiques également. Une relation étroite entre science et politique a donc permis d’atteindre leurs objectifs respectifs. » Une exception qui confirme tout de même la règle la science a le prestige qui permet aux politiques de justifier des décisions qu’ils n’osent pas prendre seuls, et leur permet de s’opposer aux ONG considérées en général par les médias comme étant les chevaliers du bien. Mais cela n’est vérifié que lorsque des politiques ont un intérêt à convoquer la science, « alors que les échanges ne peuvent être ponctuels et doivent s’envisager sur le très long terme », assène Paul Leadley, professeur à l’Université Paris-Sud.

La « science des solutions », si elle est contrôlée… par la Science

Sur le sujet des scénarios de la biodiversité, « la communauté scientifique est prête à commencer le travail malgré l’absence de financements, car elle est assez mûre sur les scénarios climat pour les ouvrir et prendre en compte d’autres facteurs », se réjouit Paul Leadley. Il est vrai, à la demande des États membres de l’IPBES qui poussent les scientifiques à interagir avec le Giec pour avoir des scénarios qui combinent enjeux climatiques et biodiversité, et, bien entendu, ne pas dupliquer les financements. Comment ? En utilisant les modèles déjà créés par les collègues climatologues, qui ont montré leur efficacité, ne serait-ce qu’en légitimant la science vis-à-vis des élus. « En 10 ans, tout a changé. Nous disposons désormais d’outils de modélisation puissants. Et aujourd’hui, tout pousse vers une évaluation multicritère des scénarios nous avons maintenant les objectifs de développement durable (ODD) et des objectifs clairs de politiques publiques, par exemple les objectifs d’Aichi, qui sont plus faciles à injecter dans des scénarios qui se focalisaient jusqu’alors uniquement sur le climat. »

Le hic étant que la recherche sur le climat n’aborde le problème que sur le long terme, alors que les solutions se trouvent, elles, dans le court terme.

Cette « science des solutions » qui émerge et est tant demandée par les politiques n’existe donc pas encore. « Moi, cette expression ne me plaît pas », râle Franck Lecocq, directeur du Cired et professeur d’économie à AgroParisTech « car elle laisse entendre que les sciences viennent de découvrir qu’il faut faire de la recherche appliquée, alors que c’est le cas depuis longtemps ! ». Pour que les choses avancent, il faudrait que les États alignent leur programmation scientifique sur les lacunes identifiées par le Giec et l’IPBES, de façon à ce que la fabrique de la connaissance puisse informer les décideurs en temps utile. Mais voilà, les chercheurs doivent publier dans des revues pour bâtir leur légitimité, ce qui ne les rapproche pas forcément des décideurs. En tout cas, des décideurs nationaux. « Il est du coup peut-être plus facile d’influencer la décision au niveau international, qui s’inscrit dans un pas de temps supérieur ». Alors qu’il faudrait du court terme pour trouver des solutions. On n’en sort pas.

« La science n’est pas un manuel de solutions, attention », nous rappelle Catherine Aubertin. « Et dire qu’il faut rester en dessous de 2 °C, soit laisser 80 % des fossiles dans le sol, ce n’est pas une solution, mais une fiction, car tout le monde sait qu’on n’y arrivera pas ». Aller chercher les savoirs locaux, pour les étudier, et les catégoriser, fait partie… des solutions. Dans l’hypothèse où on ne considère pas ces savoirs locaux comme forcément meilleurs, dans l’ambiance actuelle qui porte à déifier la nature et glorifier les peuples « premiers », mais à les considérer pour ce qu’ils sont, d’abord des représentations différentes, nouvelles, de la biodiversité. Sinon, on risque les procès en sorcellerie comme l’IRD en a subi à propos d’une prétendue biopiraterie. « Les chercheurs ont une véritable responsabilité lors de l’accompagnement des décideurs. Ils sont à l’origine de ce qui a découlé de la COP 21, du Protocole de Nagoya ou encore de la législation sur les OGM. Mais il leur faut rester vigilant, en s’investissant par exemple dans de nouveaux modes d’interaction avec la société, comme l’IPBES ».

© Alexandre Magnan

Se sortir du cadre rassurant de la publi

L’UNCDD en est une autre, signale Jean-Luc Chotte, directeur de recherches à l’IRD. Dotée d’une « Science policy interface » (SPI), à laquelle 20 scientifiques participent, en compagnie de décideurs, la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification produit des « Policy briefs » qui résument l’état de l’art pour les politiques. À la mode Giec, donc. « L’objet de la SPI est le suivant mobiliser le savoir scientifique en réunissant des chercheurs reconnus, avec des représentants des parties des différentes régions, et, de là, se saisir des grands dossiers, faire des analyses de la littérature, puis transmettre ces grands dossiers aux décideurs, sous une forme compréhensible ». En n’omettant jamais de faire mention de l’incertitude, qui est le fondement de la science, « mais après, ça nous échappe, on ne sait jamais ce qu’ils en font ». La convention sur la désertification permet d’agréger des données éparses de façon à trouver les meilleurs chemins permettant d’atteindre les Objectifs du développement durable (ODD), et les meilleurs indicateurs pour évaluer leur mise en œuvre. « Mais cela ne peut marcher qu’à deux conditions d’abord que le cadre du dialogue entre science et politique soit bien établi, ensuite que cet engagement des chercheurs soit reconnu dans leurs carrières ». On en est loin ! Même si le lancement à l’emporte-pièce du programme 4p1000 par Stéphane Le Foll a été un succès grâce à la mobilisation ultrarapide des chercheurs, reconnue par leurs institutions respectives. En moins de deux mois ils se sont réunis pour établir la base scientifique de l’idée dont le succès médiatique, lié à une expression simple, 4 pour 1000, a largement contribué à faire entrer l’agriculture dans la COP 21 comme un atténuateur du changement climatique, et, de là, dans la tête des politiques.

Mais un tel succès est rare, sinon il ne serait pas un succès. Derrière cette tautologie, il y a le constat de la grande difficulté qu’ont les chercheurs à sortir de leur carcan académique. Difficulté à vulgariser, difficulté, quand ils y parviennent, à être reconnus, la reconnaissance des pairs et des instances étant basée sur la publication à comité de lecture. « Pourtant, c’est une tâche bien plus complexe », reconnaît Alexandre Magnan, chercheur à l’Iddri. Lequel est à l’origine de l’initiative Oceans 2015 qui a tenté, l’an passé, de faire parler des océans dont il ne devait pas être question lors de la Cop21. Groupe d’experts, Policy briefs, vidéos sur Youtube, publications dans diverses revues, dont Science, bien connue des décideurs, l’idée était de donner à voir l’impact sur les océans des décisions prises lors de la COP 21. « On a participé à la décision, mais de là à dire qu’on l’a influencée ! ». Avec le recul, et la frustration sans doute un peu, l’initiative a néanmoins permis à M. Magnan d’établir la liste des cinq ingrédients indispensables à un bon dialogue entre science et politique la science doit tout le temps demeurer crédible ; elle doit être réactive ; et didactique – sortir des éléments mobilisables dans un discours politique ; elle doit penser à des outils d’interface systématiques tels que les Policy briefs ; et les chercheurs doivent s’engager au-delà du cercle rassurant des publications et des colloques où ils ne peuvent toucher les décideurs. Mais on en revient toujours à la même chose : « cet au-delà n’est pas reconnu, ou si peu, par les institutions de recherche ! »

Parler, mais à qui ! ?

Ceci explique en partie pourquoi les chercheurs sont peu consultés par le CESE. La troisième assemblée de la République, comme le Conseil économique, social et environnemental se définit lui-même, auditionne qui elle veut, et pour cela, sélectionne ses experts en fonction de leur caractère incontournable, et des recommandations qu’on lui fait. Le bouche-à-oreille, plus ou moins objectif, le doigt mouillé qui vise in fine à établir des faits, en écartant « les experts, les idéologues, les discours grinçants ou agressifs, les lignes de fractures et les choses clivantes, bref l’émotionnel », sans tomber dans le consensuel, qui est le plus petit dénominateur commun du compromis, précise Cécile Claveirole. On la croit sur parole. « La difficulté c’est vraiment de trouver les bons contacts. Je crois beaucoup à la pelote qu’on déroule de fil en aiguille, par effet domino, on en arrive à les trouver. Il faut donc du réseau, des relations. Et ensuite, seconde difficulté, il faut être capable de digérer des textes de chercheurs, souvent en anglais. » Une difficulté soulevée par les élus qui veulent se tenir au courant, comme le sénateur Jérôme Bignon, rapporteur de la loi sur la biodiversité. La gageure du CESE c’est d’ensuite faire comprendre quelque chose à ses membres qui ne sont pas dans la partie. Cécile Claveirole, qui a été co-rapporteur du rapport sur les sols, sujet pourtant consensuel a priori, l’a constaté : « il manque un peu ce pot commun de connaissances. Il faut faire un boulot d’acculturation en interne, de façon à être sûr que les membres du CESE comprennent ce qu’il y a dans le rapport ». Un vrai problème souvent soulevé lors de cette journée, et par beaucoup d’autres colloques auxquels j’ai participé dans n’importe quelle réunion, atelier, instance, il manque au milieu de la table un vocabulaire commun, débarrassé des affects, de la vision qu’en a chacun, dans lequel tous pourraient piocher. Ce manque explique en grande partie les incompréhensions, les lenteurs et toutes ces réunions qui tournent en rond, au grand bénéfice de ceux et celles qui aiment que les choses tournent en rond.

© Claire Bléry/ FRB

Définir un vocabulaire commun

Au milieu de la journée, Audrey Coreau, chargée d’enseignement à AgroParisTech, nous a rafraîchi. « Les chercheurs ont peut-être perdu l’habitude d’interagir avec la société, en raison d’une vision peut-être un peu naïve que les connaissances produites influenceront d’elles-mêmes les politiques et les comportements. La perception d’amener le Savoir est encore très présente, avec la vision d’une science neutre, qui ne porte pas d’enjeux. » Une vue effectivement très naïve, un peu lâche, d’une science qui, nécessairement, va vers l’action, et porte le bien. Lequel est médiatiquement porté aujourd’hui par les ONG que les politiques ne peuvent pas, du coup, ne pas écouter. Comment donc doivent se placer les chercheurs entre ces deux parties ? Un exemple in situ, in vivo, peut être trouvé dans le groupement d’intérêt public (GIP) Seine-aval.

Audrey Coreau le connaît bien « C’est un cas d’école, car il ne fonctionne pas ». Tout le monde autour de la table, dans cet organisme par essence à l’interface entre tous les acteurs et usagers du fleuve, dont les politiques et les scientifiques, est d’accord avec l’objectif de restaurer les milieux, et pourtant, en dépit des immenses connaissances accumulées, seule la restauration de la qualité de l’eau a réellement progressé. Pour les milieux naturels, on attend encore. « L’interface ne fonctionne donc pas, et la production scientifique entretient presque l’inaction. Il semble en effet y avoir une différence entre ce que les décideurs demandent (apparemment, la restauration de la Seine), et ce qu’ils veulent vraiment. » Un problème de vocabulaire ? D’appréhension différente d’un enjeu commun ? Bref, chacun verrait midi à sa porte ? Sans doute. En tout cas, pour Audrey Coreau, c’est la démonstration que le levier de la connaissance (dire) n’est pas suffisant il faut aux chercheurs agir également sur le levier politique (influencer) et le levier organisationnel (mettre en œuvre). Comment ? En investissant aussi le champ des associations, de la société civile et des structures chargées de l’action.

« Les chercheurs ne doivent jamais oublier qu’ils sont indiscutables, pour les politiques, contrairement aux ONG. Alors, sans doute doivent-ils rester neutres, car neutralité rime avec crédibilité pour leurs interlocuteurs ». Investir associations et instances publiques pour appuyer sur les leviers tout en restant neutre, voilà une injonction bien contradictoire. Car s’ils demeurent neutres, devant les politiques, ce sont les associations qui agiront. Alors mêmes qu’elles sont, à l’image de la société civile, un peu moins consultées dans les tables rondes. De fait, les chercheurs ont pris en partie la place de ces dernières et ainsi, représentent en partie la société civile. Comment conjuguer prise de position et neutralité, alors ? « En adaptant son rôle selon le contexte social et politique », conseille Audrey Coreau. On en revient in fine au besoin d’un vocabulaire commun, expurgé des affects de chacun. Si, autour d’une table, chercheurs et politiques explicitaient dès le départ leurs visions propres des choses, les valeurs qu’ils attachent à un débat, un objectif, une action, une connaissance, peut-être les discussions s’engageraient-elles mieux parce que le degré de subjectivité de chacun serait connu de tous, et la neutralité des faits n’en serait plus entachée.

Des solutions d’abord concrètes, applicables

Brice Lalonde n’est pas loin d’être d’accord lorsqu’il cite l’exemple du premier rapport de l’IPBES consacré à la pollinisation. « C’était le point d’entrée le plus facile pour parler de biodiversité, car les abeilles, ça parle à tout le monde. Mais quelle solution a été proposée ? Rien de moins qu’une révolution agricole ! Et l’on retombe alors dans un message diffus, là où les politiques demandent du concret ». Créer des initiatives simples, très circonscrites, une par problème, voilà une façon de se faire – mieux – entendre.

En n’oubliant pas non plus le monde de l’entreprise, souvent plus réactif et efficace que les politiques dans leurs décisions, et très demandeurs de connaissance. Sylvie Bénard, directrice environnement du groupe LVMH et membre du Conseil d’administration de la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité, n’a pas dit le contraire. Tout en déplorant l’attitude de ses confrères « nous, tous nos produits viennent de la nature, et sont impactés par le changement climatique. Où et comment fera-t-on du champagne en 2050 ? Pour autant, on se sent bien seuls il n’y a pas assez d’industriels à la Fondation pour la Rercherche sur la Biodiversité ». Et, en convient Mme Bénard, il n’y a pas non plus de minimum de formation des ingénieurs dans les grandes écoles. De formation et – décidément ! – de vocabulaire commun  : « Il aura fallu trois ans environ pour que le comité stratégique de la FRB, dont fait partie LVMH, et les scientifiques, apprennent à parler ensemble. Apprendre la culture de l’autre, les mots de l’autre, se comprendre. Mais depuis, cela fonctionne, on a trouvé les passerelles de langage ». Qui ont pu finalement relier des expressions aussi différentes que « réduire l’impact environnemental » et « améliorer l’image de la marque ».

Le manque de culture de la biodiversité dans le monde de l’entreprise, de formation au sein des Grandes écoles, s’atténuera peut-être avec le temps, les générations nouvelles, plus concernées. Le besoin de connaissances s’en fera dès lors plus grand encore. « Au niveau opérationnel, l’entreprise a besoin de la recherche en biodiversité sur le court terme, par exemple pour protéger l’abeille noire d’Ouessant qui est utilisée par Guerlain. Sur le long terme, elle a besoin de scénarios et de modèles pour planifier la disponibilité des ressources. » Mais quelles informations ? Des chiffres ? Oui ! Mais on ne peut pas tout résumer à des chiffres, ni une espèce, ni un écosystème. Le signal prix est important pour parler de biodiversité à tous les publics, aux ingénieurs par exemple, mais il n’est pas une valeur absolue car les capitaux ne se substituent pas ce n’est pas parce qu’un service rendu (évalué) par une fleur vaut autant que celui rendu (estimé) par un process industriel que les deux se valent ! Selon Mme Bénard, une entreprise a justement et avant tout besoin de connaître l’impact de ses process sur la nature. « Pas une analyse de cycle de vie, non, mais un bilan nature ». On en est encore loin.

« Dommage, car avec un réel engagement des entreprises, on arrive à des mesures qui, loin d’être cosmétiques, participent réellement à l’aménagement et à la gestion du territoire en faveur de la biodiversité », comme les carriers et cimentiers l’ont fait pour les hyménoptères dans le nord de la France, se réjouit Jean-David Abel, le Monsieur biodiversité de France Nature Environnement. Lequel rappelle qu’il n’y a pas que la science de laboratoire qui produit de l’information les associations, aussi. En particulier les associations naturalistes qui glanent chaque jour de l’année des observations, des dénombrements, qui permettent de supposer des tendances. Un boulot de terrain que souvent les chercheurs ne peuvent assurer, faute de crédits et de permission donnée par les instances scientifiques. Le terrain se perd, aussi bien dans la recherche que le journalisme. Ces inventaires qu’assurent les naturalistes associatifs sont le bon gras de la science participative. « C’est quand nos données sont utilisées par des chercheurs que nous sommes renforcés, vis-à-vis des politiques. La légitimation par la publi est considérable ! » Pour le reste, hormis l’incontestable implication de la population, des enfants, en particulier, la science participative n’est pas très robuste.

© Laure Ledoux

La science des associations peut faire la loi

Cela dit, on peut se demander à quoi cela sert à écouter Jean-David Abel et beaucoup d’autres, qui déplorent la régression du politique par rapport à notre époque qui voit les données et les connaissances s’accumuler. « Les politiques ont deux défauts ils voient la biodiversité de façon photographique, émotive, pas de façon systémique, notamment dans les discussions sur les aménagements. Du coup, on n’avance pas. Or, moins on avance, plus les politiques ajoutent de la réglementation. Pourtant, on n’accompagne pas l’évolution de la société de cette façon. » Serait-ce une critique de la loi sur la biodiversité ? Très circonspect, M. Abel craint de n’avoir avec elle qu’une victoire de papier, une loi de plus alors que les réglementations actuelles ont déjà du mal à être appliquées.

N’est-ce pas, Anne-Marie Ducroux ? La présidente de l’ANPCEN (Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturnes), membre du CESE, a réussi l’exploit de faire entrer la protection du ciel nocturne dans la loi… « Au début, on était marginalisés. On a fini par réunir des scientifiques, pour faire un travail de médiation qui a abouti in fine à faire entrer cinq articles dans la loi », se réjouit-elle. On lui avait dit « prouvez-nous que », et elle a démontré. Quoi ? Que la lumière des réverbères est néfaste à la biodiversité, qu’elle est une vraie barrière de même qu’une autoroute ou un champ de céréales, et que « les LED, réputées parfaites dans le cadre de la transition énergétique, produisent une lumière très vive, avec des ondes bleues qui sont dérangeantes voire nuisibles pour la biodiversité. » Et la cornée des enfants, soit dit en passant. En l’absence de vision globale, les choix politiques n’avaient porté que sur le seul aspect énergie. Avec les données apportées par l’ANPCEN, la notion de « qualité de la nuit » est arrivée dans le langage des élus. Des données issues de la science participative des associations naturalistes, à partir desquelles le Muséum national d’Histoire naturelle a pu démontrer l’impact très néfaste et des réverbères, et des LED sur des groupes tels que les chauves-souris ou les papillons de nuit. « Comme quoi, il y a un réel intérêt à coopérer pour le monde scientifique avec la société civile. Les scientifiques peuvent utiliser ces données, alors que la fonction publique ne créera jamais autant de postes équivalents nécessaires à leur production ».

Le sénateur de la Somme Jérôme Bignon fut le co-rapporteur de la loi sur la biodiversité, en compagnie de la députée Geneviève Gaillard. Ce qu’il dit des rapports entre élus de la République et scientifiques ne porte pas à la joie. « On voit trop peu les chercheurs, c’est vrai. Moi j’en ai vu, et j’en vois, car j’ai la culture scientifique, je lis beaucoup, j’organise des déjeuners pour en savoir plus. Mais ce n’est pas suffisant », avoue l’élu qui aimerait, devinez quoi, de la formation ! Il faut « déniaiser » les élus, dit-il, leur donner le minimum de culture générale de façon à ce qu’ils soient moins émotifs et moins partisans. Car outre le rapport classique droite-gauche, chaque débat environnemental convoque presque tous les ministères ce qui, dès lors, nécessite des arbitrages le plus souvent en faveur des ministères les plus puissants. « Lors du débat sur la taxation de l’huile de palme, par exemple, on n’était pas dans un débat rationnel et scientifique les arbitrages à prendre en compte furent ceux du ministère du budget, des affaires étrangères… parce que ce qui joua sur l’adoption de la mesure, ce fut le nombre de Rafale que l’on pourrait vendre et le sort du prisonnier français condamné à mort en Indonésie. Pas l’effet prévu de la taxe sur la forêt tropicale ! » Reste à trouver la bonne méthode pour former les élus avant qu’on ne leur demande de se pencher sur de tels arbitrages. Jérôme Bignon opte pour des programmes réguliers de conférences.

Le bon moment, la bonne échelle

Depuis Bruxelles, Laure Ledoux a d’autres préoccupations. « Il manque beaucoup, surtout sur la biodiversité, de présenter les choses de façon synthétique et agrégée, c’est-à-dire aller au-delà de l’illustration à l’échelle locale, pour donner une idée de ce qui se passe au niveau français ou européen ». C’est contre-intuitif, car on ne cesse de dire qu’il faut une modélisation locale afin de convaincre élus et administrés. « Certes, mais ça ne suffit pas de dire que dans la Somme on a fait des choses. Il faut pouvoir défendre la chose au niveau européen. » Et pour cela, le langage économique est souverain ramener la biodiversité aux services qu’elle nous rend, à l’argent qu’elle nous fait gagner ou nous évite de perdre. « On a les méthodes, on sait faire des comptes d’écosystèmes, mais on manque de chercheurs capables de synthétiser, de construire des modèles, une méthodologie commune, d’agréger des données », comme celle par exemple des trames vertes et bleues de tous les pays de l’Union. Produire des cartes biophysiques, c’est simple, des cartes de comptabilité écologique, c’est autre chose. Des cartes qui sont au cœur du projet MAES (Mapping and Assessment of Ecosystem Services), conjointement mené par la Commission et l’Agence européenne de l’environnement, particulièrement parlantes pour celles déjà publiées. Un bon exemple de dialogue compréhensible entre scientifiques et politiques.

« Une des clés, c’est que ce dialogue tombe à point nommé. Que les rapports tombent au bon moment pour les décideurs », conclut Sylvie Lemmet, directrice des affaires européennes et internationales du Ministère de l’environnement. Il faut un organe, comme l’IPBES ou le Giec, pour porter le message qui découle d’une accumulation de connaissances. Il faut des années pour l’organiser et le mettre sur pied. Il faut ensuite que ce qu’il dit soit synchrone avec le temps des décideurs, celui des COP, par exemple. La science, c’est finalement, aussi, un peu de marketing, de diplomatie et de communication. Un lobby à créer.

@Jean-François Sylvain/ FRB