J’ai beaucoup d’amitié et de respect pour L214 et notamment Sébastien Arsac, son cofondateur. L’association a courageusement mis ses caméras là où ça fait mal, obligeant le monde agricole et le consommateur à s’interroger sur notre rapport à la nourriture. L214 a fait avancer les choses. Cela ne m’a toutefois jamais empêché de m’étonner que le mouvement n’ait jamais proposé qu’une seule chose : il y a des élevages dégueulasses et des abattoirs immondes ? Arrêtons l’élevage ! Le but est d’ailleurs habilement écrit dans la tribune publiée ces jours-ci par Le Monde, qui vient en soutien d’un livre publié il y a deux jours par l’association. Tribune que Sébastien m’avait d’ailleurs demandé de cosigner, ce que j’ai refusé pour une raison simple : le titre laisse accroire qu’on ne veut que l’interdiction des pires élevages, alors que le texte ne propose que… l’abolition de l’élevage. En jouant sur les mots. Qu’est-ce par exemple qu’une « consommation essentiellement végétale ? » En grande partie végétale, ou par essence végétale ? Cette ambiguïté confirme la stratégie du tube de dentifrice, du pied dans la porte, qu’emploient les militants véganes et leurs alliés antispécistes. Chacun fait ce qu’il veut, je n’ai rien contre eux, mais ils et elles sont de fait les porte-parole, conscients ou non, d’une philosophie très inquiétante. Révolutionnaire, dans le sens qu’a donné le XXe siècle à ce mot. Depuis ma tribune parue dans Libération, puis celle publiée par Le Monde, j’ai enquêté sur les origines, la signification et les implications de ce vaste mouvement qui, bien qu’ultraminoritaire, est devenu la marque d’une certaine distinction sociale et la vitrine d’une vision très particulière du monde. J’ai rencontré beaucoup. Cela donne ce livre d’enquête, structuré par des thèmes, chacun organisé autour d’un long entretien avec un anthropologue, une historienne, un avocat, des éleveurs, des médecins, des chercheurs et, évidemment L214. Sortie le 3 octobre… Avec le bonheur d’une préface de Laurent Chevallier et d’une postface de Marc-André Sélosse. Ci-dessous la couverture, le communiqué de presse, le chapitrage et un extrait. Il y en aura d’autres bientôt…
EDITIONS BUCHET-CHASTEL
En librairie le 03 octobre 2019
La Cause végane
Un nouvel intégrisme ?
Frédéric Denhez
Préface du Docteur Laurent Chevallier
Postface de Marc-André Sélosse, professeur au MNHN
Après des vacances passées à faire du vélo et à sauter dans l’eau, me voici prêt à vous infliger quatre bons gros textes en retard. Un sur les abeilles, un sur les sols, un autre sur le fluvial, un dernier (avant le prochain) sur l’Amazonie. Toutefois, je pense qu’il faut démarrer doucement. Par exemple avec ce livre illustré (par Red !) sur les transports. Les idées reçues, les idées à la con, les trucs qu’on pensait savoir et qui ne sont pas vrais ou pas complètement faux… à la fois sur le transport des voyageurs et sur celui des marchandises. Car sachez-le, je ne m’occupe pas que de bouffe, d’agriculture, de climat ou d’énergie. Je passe beaucoup de temps dans et au sujet les transports. Sortie le 5 septembre. Le jour même sur RTL, chez les camarades Thomas Hugues et Sidonie Bonnec. Et dans un mois, ce sera mon enquête sur le véganisme, dont je vous reparlerai bientôt. PS : dès le 17 septembre je rejoins Marina Carrère-d’Encausse au Magazine de la Santé pour une longue chronique mensuelle écolo-santé, et ça c’est chouette !
Alors, Ça roule ? idées reçues sur les transports
À paraître chez Delachaux & Niestlé le 5 septembre.
Hasard, l’édition 2018 des journées annuelles de la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB), consacrée aux liens unissant alimentation et biodiversité, s’est tenue une semaine après Terra madre Salone del Gusto, le grand raout turinois du mouvement Slow Food. Sous les fresques à globicéphales de l’amphithéâtre de la Maison des océans, à Paris, une journée entière de présentations et de débats entre chercheurs, industriels et associatifs, pour explorer l’évidence que ce que l’on met dans l’assiette dessine nos paysages. Et le vivant de demain. Choses vues le 27 septembre 2018.
Flexitarien depuis toujours
Dès le début, Serge Bahuchet conduit le curseur à l’aube de l’humanité. Moustache et barbiche longues, M. Bahuchet est professeur au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) de Paris. Il étudie les relations entre les sociétés humaines et leur environnement, c’est un ethnoécologue. Au pupitre, il est clairvoyant : « Entre sept et trois millions d’années, nos ancêtres mangeaient des végétaux (graines, racines, tiges), avec des insectes et des petits vertébrés. Ensuite, ils ont charogné. À partir de 2 millions d’années, les hominidés se sont mis à chasser, parce qu’ils avaient des outils. » Notamment des bifaces, que l’on retrouve partout, dans tous les écosystèmes où Homo erectus s’est installé après avoir quitté l’Afrique. « Il y a 500 000 ans environ, c’est le feu qu’on invente. Ça change tout, car il permet d’augmenter la digestibilité des végétaux et la gamme des aliments potentiels qui peuvent être digérés. Il transforme aussi le goût et permet la cohésion du groupe social. » Le feu, la chasse, la viande. Dans notre imaginaire, Cro Magon et surtout Néandertal étaient des viandards, qui ne vivaient que de repas de chasse. Rien n’est plus faux. Serge Bahuchet avance que les récentes analyses d’émaux dentaires des squelettes fossilisés ont démontré que nos ancêtres mangeaient beaucoup… de végétaux. Nous sommes décidément des omnivores, et ce, depuis fort longtemps.
« Les plantes, nous les avons domestiquées dans onze foyers différents, pas seulement en Mésopotamie. Est-ce l’expansion démographique qui a conduit à cela, ou bien la transition vers l’agriculture qui a concerné de plus en plus de chasseurs-cueilleurs, on ne le sait pas, » s’interroge le spécialiste. Qui rappelle l’existence de populations actuelle de chasseurs-cueilleurs et d’éleveurs nomades en Amérique du Nord, dans le Middle West, au centre, à l’est et au sud-ouest de l’Afrique, en Indonésie, en Malaisie, en Australie et en Sibérie. En fait, il n’existe depuis le début du Néolithique aucune spécialisation d’une activité par rapport à un écosystème. Dans toutes les régions, durant des millénaires, les hommes purent être chasseur-cueilleur, éleveur ou agriculteur. Serge Bahuchet a passé sa vie à regarder les hommes actuels dans leur environnement. « Ce qui compte, partout, » dit-il en substance, « c’est l’agrobiodiversité », c’est-à-dire la diversité des produits disponibles pour se nourrir, « Tous les paysans du monde, non contraints par des forces politiques ou industrielles, utilisent une très grande diversité de produits, c’est un caractère fondamental de l’histoire de l’agriculture. »
Manger est aussi, et toujours, un choix culturel. Deux sociétés vivant côte à côte ne mangent pas la même chose, l’une va trouver un mets bon, alors que l’autre le trouvera dégoûtant. Toutes vont cependant dans le même sens, celui impulsé par la culture occidentale : la viande. « Globalement, il y a un demi-siècle, chez nous, l’essentiel des calories provenait de la consommation de féculents. Aujourd’hui, 43 % viennent des produits animaux, viande comprise. En trente ans, la production de ces derniers a été multipliée par trois. On s’inquiète surtout de cela, car la majorité des débats sur l’alimentation tourne autour de la viande. » Et de la provenance de ce que l’on mange, car Serge Bahuchet le rappelle simplement, les aliments de tous les jours, dans les pays occidentaux, sont produits partout sans qu’on sache réellement leur origine ni qu’il y ait une transparence sur leur mode production.
La biomasse se perd… mais comment ?
La viande prend de la place, parce que l’agriculture s’étend, coupe les milieux naturels. « Il y a une relation forte entre la consommation relative de la biomasse végétale et à la fois l’abondance des communautés d’oiseaux, et leur niveau trophique moyen » (c’est-à-dire le rang qu’occupe une espèce dans son réseau alimentaire), se désespère Denis Couvet, également professeur au MNHN, célèbre pour ses études portant sur l’impact des sociétés humaines sur la biodiversité. L’abondance des communautés d’oiseaux diminue dès que les prélèvements de biomasse excèdent 40 % de la production annuelle. Plus on mange, moins on voit de volatiles passer et d’insectes s’écraser sur le pare-brise, parce que l’agriculture industrielle réduit la mosaïque des paysages à quelques surfaces monotones, identiques d’une région à l’autre. Dégarni, rond de lunettes, M. Couvet est inquiet. « Quelles sont les limites planétaires à la consommation humaine de biomasse végétale ? » Il n’y a pas que la viande et les légumes. La biomasse nous est indispensable sous forme vivante, fossilisée (le charbon, le pétrole, le gaz), aquatique (les huîtres, les algues, les poissons), terrestre (le bois !), pour l’habitat, l’énergie, l’alimentation, les matériaux etc. On la pensait en manne divine, éternellement renouvelable, les scientifiques démontrent qu’elle est à présent souvent surexploitée. « Si l’on compte tout – l’imperméabilisation, l’érosion, la chute de la matière organique des sols etc. – la perte de biomasse de ces dernières années peut-être évaluée pour les USA à 8 %, 5,2 % pour la France, mais 50 % en Tunisie : 50 % ou à Haïti ! »
L’exploitation est donc moins forte dans nos pays, alors qu’on ne cesse d’entendre des messages culpabilisateurs nous concernant. En moyenne, nous, humains, consommons chaque année 28 % de la production annuelle de biomasse. Mais voilà, ce chiffre varie énormément selon les écosystèmes et les régions : l’Asie du sud-est dévore, transforme et brûle 60 % de « sa » production annuelle quand l’Europe du nord et l’Afrique du nord se contentent de 45 %, ce qui est déjà un chiffre élevé. Le plus mesuré des continents est, étonnamment, l’Amérique du Nord, avec 20 % de la biomasse annuelle consommée. Denis Couvet signale aussi des cas rares où une augmentation de la biomasse est constatée, notamment dans les zones arides irriguées. Un bémol, toutefois : comme pour les bilans carbone nationaux, ces chiffres relatifs à la consommation de biomasse ne prennent pas en compte l’effet des importations de produits issus de la biomasse. Ils sont donc faussés. Les pays qui importent leur nourriture ou leur bois peuvent ainsi se permettre d’afficher de bons bilans. Pour les autres, comme la France qui est exportatrice de biomasse, le bilan est relativement mauvais. Autre bémol, la biomasse, découplée de son taux de renouvellement, est très difficile à interpréter. En effet, si l’on prend beaucoup, comme sur un champ de blé d’Ile-de-France, que l’on exploite à 100 %, mais que l’on replante à 100 %, ce n’est pas la même chose que de transformer une mangrove en élevage de crevettes ! Il n’est reste pas moins que la consommation de biomasse ait largement diminué dans les pays riches, car les bœufs et les chevaux qu’il fallait nourrir au foin ont été remplacés par des machines au pétrole. La biomasse fossile a été substituée à la biomasse vivante.
Ce constat est cela dit trompeur, nous prévient Denis Couvet : « Pendant les 2 000 dernières années, la biomasse a diminué de 50 %. Et d’autant entre 1 800 et aujourd’hui… ». Une comparaison déprimante, avant de nous asséner le diagnostic : « En plus, c’est un cercle vicieux, car moins il y a de biomasse, moins le renouvellement est important. » Le rythme de dégradation ne peut donc que s’accélérer, quand bien même le réduirait-on aujourd’hui. L’inertie de la nature. Il n’y a finalement que la biomasse des mammifères qui a augmenté, d’un facteur 4 en deux mille ans, grâce à la démographie de notre espèce. Les mammifères sauvages ont quant à eux chuté, d’un facteur 5 à 10. « Aujourd’hui, la biomasse des mammifères domestiques représente trois fois celle des mammifères sauvages il y a 10 000 ans, et le nombre d’espèces total a très largement diminué. » SI cela continue, il arrivera un temps où les seuls vertébrés de plus d’1 kg seront des animaux domestiques. Et alors ? Et alors on ne sait pas quantifier les conséquences sur nos vies.
On sait par contre ce que l’écologie peut apporter au raisonnement. « L’approche par les fonctions écologiques reste plus exacte que l’approche par les espèces, par exemple, dans les régions de déprise agricole (des terres cultivées qui se transforment en friches puis en forêts), il peut y avoir à court terme moins de diversité spécifique, mais il n’y a pas forcément moins de fonctions écologiques. De même, en ville, la diversité en nombre d’espèces peut augmenter (animaux domestiques exotiques, plantes très variées), mais ces espèces ne sont pas intégrées dans un écosystème et ne remplissent aucune fonction écologique. » Le tableau de bord doit comporter plusieurs indicateurs. Biomasse, taux de renouvellement, fonctions écologiques.
Biomasse, chimie et pétrole, un trio ambigu
« En fait, on est passé d’une société solaire à une société minière », répond Benoît Daviron, chercheur en économie politique au Centre de coopération internationale pour la recherche agronomique et le développement (Cirad). « On vivait uniquement sur la biomasse, avant, qui fournissait tout. L’agriculture servait à tout. À partir du XIXe siècle, il s’est produit trois révolutions : d’abord, la mise en culture de ce qu’on appelle les fronts pionniers », par exemple les grandes plaines américaines ou, en France, les collines transformées en escaliers pour des cultures en terrasses. « Il y a eu un accroissement incroyable des surfaces cultivées, en Amérique latine, en Amérique du Nord, en Russie (Mandchourie), et en Asie du sud-est. A contrario, l’Asie du sud et l’Afrique sont restées en marge de cette évolution. » L’exploitation du charbon a ensuite détourné une partie de la demande en matière première issue directement de la biomasse vers les ressources fossiles. Cela a bouleversé le rapport à la biomasse au XXe siècle et a remis notamment en cause la tyrannie de la distance avec l’arrivée du chemin de fer accompagné du télégraphe puis du câble sous-marin. « Et puis il y a eu création et développement d’un marché mondial des matières premières qui a tiré ce front pionnier, toujours plus loin. En 1912, 80 % du blé et 40 % de la viande consommée en Angleterre était de la sorte importés ».
Seconde révolution imaginée par M. Daviron, l’arrivée de la chimie au début du XXe siècle. Là, grâce, si l’on peut dire, aux engrais et aux pesticides, on va pouvoir augmenter la production sans augmenter les surfaces. « C’était une obsession allemande que de pouvoir substituer les importations de biomasse par des produits de synthèses et la chimie. Le modèle économique de BASF est basé sur cela avec l’industrialisation des teintures dans un premier temps, puis d’une gamme diversifiée de produits chimiques. » À cette époque, on assiste à une quasi-disparition des usages non alimentaires des produits agricoles. Paradoxalement, la production de produits de synthèse s’est donc traduite par une baisse de pression sur la biomasse et donc les écosystèmes ! Voilà pourquoi la consommation de biomasse par les pays riches a baissé. Aux États-Unis elle a diminué de moitié en cinquante ans.
Troisième révolution, le pétrole et ses dérivés. « Injecter des énergies fossiles dans l’agriculture a provoqué un effondrement du rendement énergétique de l’agriculture. » Mais aussi un abandon de la traction animale qui nécessitait beaucoup de biomasse. « Ensuite, la baisse de pression sur les écosystèmes due à l’arrivée de la chimie a été compensée par l’augmentation des usages agricoles des terres pour nourrir une population croissante et la mondialisation des échanges, notamment pour les céréales. Avec la croissance de la population, les animaux deviennent des usines à viande ou à lait, et les notions « d’agroalimentaire » puis de « systèmes alimentaires » apparaissent. Qui génèrent énormément de déchets que la nature ne sait pas ou mal traité.
Benoît Daviron ajoute une cinquième révolution, en cours celle-ci. La transition énergétique. Production de biodiesel, bois-énergie, plantation d’éoliennes et de photovoltaïques sur d’anciennes pâtures, ont un impact sur la biodiversité, comme l’avait montré la journée de la FRB de l’an passé. Un impact plus grave encore à écouter M. Daviron : « Vous comprenez bien que si l’on veut repasser à une société solaire, basée sur l’éolien, le soleil, la biomasse et une agriculture fondée sur les écosystèmes, autrement dit se passer du pétrole, en gros, il va falloir inverser à nouveau la tendance en puisant à nouveau sur la biomasse et donc, sur la biodiversité. » Depuis 2000, on constate déjà une inversion, la consommation de la biomasse augmentant à nouveau en Chine et en Asie orientale, alimentée par les pays de l’OCDE, la Russie et le Brésil. M. Daviron n’est pas d’une folle gaîté. « La solution, on la connaît : il faut tout diminuer, toute notre consommation, pas seulement la viande. Moins se chauffer, moins se déplacer, moins manger. Changer notre mode de vie. »
L’avertissement de la pêche
Directeur de recherche et président du Conseil scientifique de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), Philippe Cury est d’accord avec cela. Sur le constat et la solution. En dépit de la bien meilleure santé des stocks de l’Atlantique du nord-est, et de celle du thon rouge de Méditerranée que l’on avait cru un moment en voie de disparition, le grand halieute français est tout aussi pessimiste que son collègue. Il nous rappelle tout d’abord une évidence qui, comme toute évidence, mérite d’être sans cesse redite : le lien entre pêche et biodiversité est très fort, car la pêche est une des dernières activités de prélèvement massif de ressources sauvages. « L’empreinte est colossale. 200 millions de km2 d’océans sont exploités pour produire 8 % des protéines mondiales, à comparer aux 50 millions de km2 utilisés pour l’agriculture ! La pêche est aussi une filière dont les productions s’échangent énormément et en moyenne plus que les autres denrées : 50 % des poissons sont échangés au niveau mondial, » nous explique-t-il en montrant une photo de l’étal d’un marché marseillais où seul… le couteau représente la faune locale. En un petit demi-siècle, la consommation moyenne d’un être humain est passée de 6-9 kg à plus de 21 kg. L’effort de pêche, porté par la technologie et le faible coût du gasoil a délivré ses fruits. Pourtant, les captures sauvages, c’est-à-dire en milieu naturel, stagnent depuis le début des années 2000. « La croissance de l’approvisionnement est assurée actuellement par l’aquaculture qui elle-même a un impact sur la ressource sauvage, car elle fait appel à la pêche pour nourrir les poissons d’élevage. 68 % des captures servent à nourrir l’élevage, ce qui représente 20 à 30 millions de tonnes de poissons transformés en farine par an. Qui plus est, de grandes fermes aquacoles sont actuellement développées (40 en Chine par exemple) et impactent les modes de vie des petits pêcheurs traditionnels par leurs prélèvements massifs de la ressource. » Sans compter les conséquences sur les réseaux trophiques de ce prélèvement qui ne finit pas dans le ventre d’autres espèces. Le tableau est un peu noir, car la part de farines de poisson dans l’alimentation des poissons d’élevage « nobles », les prédateurs tels que le saumon et le bar, en Europe, se réduit année après année.
Cela dit, ça change peu la tendance à la croissance de la consommation. Il n’y a qu’une seule idée qui vaille, d’après Philippe Cury, celle d’une approche globale, écosystémique, de la pêche. C’est quoi ? « Passer de l’exploitation des espèces à une gestion intégrée compatible avec le maintien de la biodiversité ; manger des espèces correctement gérées et qui ne sont pas en déclin telles que la sardine l’anchois ou le maquereau ; à l’inverse, proscrire la consommation d’espèces menacées et surexploitées, comme le font déjà certains cuisiniers à l’image d’Olivier Roellinger… » enfin, instaurer une éthique mondiale de la consommation pour que la sobriété des uns ne soit pas compensée par la surconsommation des autres. Vaste programme.
Les légumes font du carbone, aussi
Nicole Darmon nous désigne heureusement des pistes. L’équipe de cette directrice de recherches à l’Inra a agrégé des données éparses – composition en nutriments, présence de contaminants, prix, habitudes de consommation des mangeurs, impacts environnementaux (réduits au CO2, à l’acidification des océans et à l’eutrophisation des eaux douces) – concernant des produits alimentaires génériques. « On voulait savoir s’il existait des aliments plus durables que d’autres. » La durabilité étant celle reconnue par la FAO (le département de l’Onu qui s’occupe de l’alimentation), à savoir durable pour la planète, l’organisme humain et le porte-monnaie. Mille neuf cents adultes « mangeurs » ont été observés durant une semaine.
Premier résultat, plus on mange, plus on émet de carbone, c’est aussi simple que cela. Second résultat, les femmes émettent moins que les hommes. Et puis… « en gros, plus les aliments sont denses en nutriments, donc, de meilleure qualité, plus ils sont chers. On s’est ensuite rendu compte que les aliments les moins émetteurs de carbone sont les fruits et légumes, les féculents et, dans une moindre mesure, les produits laitiers et les matières grasses ». Le score climat des produits animaux est catastrophique, on s’en doutait. « Le plus surprenant, en mettant tout cela en parallèle avec le prix dépensé à la calorie ingéré, est que l’on voit que les aliments les meilleurs du point de vue nutritionnel ne sont pas si durables que cela ! » car il faut dépenser plus pour absorber une masse de calories équivalente aux aliments les moins durables. Dans l’hypothèse où l’on veut atteindre la satiété de la même façon.
L’impact de la viande est mauvais, celui des fruits et légumes n’est pas si bon que cela. Pour les légumineuses, cela va à peu près. « Autrement dit, il ne faut pas raisonner au niveau de l’aliment, sinon, on arrive à recommander uniquement les aliments les moins bons pour la santé, sous prétexte qu’ils sont les moins impactant pour le climat et, cela tombe bien, ce sont les moins chers. » En effet : les meilleurs scores environnement/calorie/prix sont obtenus par des produits tels que les chips, le chocolat, le riz, les sodas, le sel et les gaufres industrielles ! Ce n’est pas de l’animal, c’est vrai, c’est à base de végétal, c’est indéniable, cela émet peu de CO2 parce que leur production, standardisée et massifiée, consomme très peu d’énergie au kilo fabriqué et au kilomètre transporté, mais ce n’est quand même pas extraordinaire. Il y a bien d’autres végétaux, frais ceux-là, mais ils sont beaucoup plus chers à la calorie ingérée, « et leur impact environnemental n’est pas non plus neutre, en particulier sur les sols ». En effet, si l’on veut absorber autant de calories en mangeant des fruits, des légumes et des haricots secs qu’en avalant du steak ou du poulet, il faut en manger beaucoup plus (en gros, 1,6 kg d’aliments selon le régime méditerranéen pour avoir autant de calories dans l’estomac qu’avec 600 grammes de frites et de nuggets), et si tout le monde fait pareil, il faut plus de terres, à qui l’on va demander de rendre encore plus. Pas sûr que ce soit par les canons de l’agroécologie. Pas sûr non plus que l’hypothèse corresponde à un comportement naturel.
Me Darmon continue, car elle est lancée : « On a identifié ce qu’on appelle des « déviants positifs » dans nos cohortes. Des mangeurs dont les émissions de carbone sont inférieures de 20 % à la moyenne. Eh bien on s’est aperçu que ce résultat est dû pour moitié au fait que ces gens mangent moins, et pour l’autre moitié en raison du fait qu’ils mangent différemment. » Moins de produits issus d’animaux (400 g en moyenne par jour), moins de produits sucrés, moins de produits transformés, plus de fruits, de légumes et de légumineuses (1 kg), autant de laitages. « En accentuant un peu tout cela, on modélise une baisse de 30 à 40 % des émissions de CO2 de notre alimentation. » Facile. On peut même aller jusqu’à 60 %, hourra ! au prix il est vrai d’une forte hausse de la consommation de féculents et d’une quasi-disparition de la viande. « Nos études montrent qu’une alimentation de bonne qualité nutritionnelle n’a pas forcément un faible impact carbone et qu’il est primordial de considérer la qualité́ nutritionnelle et l’acceptabilité́ sociale et culturelle lors de l’élaboration de recommandations pour une alimentation plus durable. Nos résultats confirment qu’il est possible de réduire l’impact carbone de notre alimentation tout en améliorant la qualité́ nutritionnelle au travers de choix alimentaires avisés (consommation totale modérée, alimentation plus riche en produits d’origine végétale et consommation de viande et de boissons alcoolisées mesurée). Ils montrent cependant qu’il n’est pas nécessaire d’éliminer des catégories ̀entières d’aliments pour avoir une alimentation plus durable. Le conseil d’avoir une alimentation variée reste donc toujours aussi valable dans ce contexte. »
Gaspiller moins et manger moins pour impacter moins. Alimentation omnivore, diversifiée, en quantité modérée. Serge Bahuchet hoche la tête, car in fine, cela revient à retrouver le régime alimentaire de nos ancêtres. Ou la règle des 3V établie par Anthony Fardet, un chercheur de l’Inra de Clermont-Ferrand : varié, végétal, vrai. À savoir 15 % de produits animaux, 15 % de produits transformés, le reste, fruits, légumes, légumineuses. En privilégiant, autant que faire se peut, le bio de saison. Et en n’excluant rien.
Changer tout le système alimentaire, en même temps
Économiste, directeur de recherches de l’INRA, Louis-Georges Soler étudie lui aussi nos comportements alimentaires. Il commence par avancer un postulat robuste : « le modèle agroalimentaire est solide parce qu’il est super-cohérent. Standardisées, homogènes, l’agriculture, l’industrie, notre façon de consommer sont les miroirs l’une de l’autre. » Le modèle agricole industriel et le modèle de consommation ont grandi et évolué de façon synergique. Voilà qui explique pourquoi le système est si difficile à bouleverser ! « Car il est très inertique. D’autant qu’il nous a fait baisser les prix, ce dont nous profitons tous. Et la baisse des prix a fait baisser la valeur que l’on donne à l’alimentation. » L’alimentation ne vaut plus grand-chose, à tous les sens du terme, si ce n’est le poids de la peur qu’elle nous occasionne.
Comment changer cela ? Se positionner en marge de ce système optimisé génère des surcoûts, car il faut lutter contre une machine bien rodée et cela demande de l’énergie. « Il n’y aura pas de monde nouveau où on se remettra à faire à manger nous-mêmes, à partir de produits frais. On n’a plus le temps, on n’a plus envie et on ne réduira pas nos vacances ni nos achats de téléphones pour cela. » Bref, il faudra faire avec l’industrie. Celle-ci est prise entre l’agriculture et le consommateur. Alors, pourquoi ne pas jouer sur les deux tableaux ? « Plus diversifiée, avec plus de variété, l’agriculture introduirait de l’hétérogénéité dans le système, de l’instabilité pour l’industrie. Encore faut-il qu’en aval, le modèle de consommation soit cohérent avec ce nouveau modèle de production. » Il faut corriger le système en le prenant par les deux extrémités… de façon cohérente, coordonnée. Tout modifier. L’agriculture, la formation des prix, la distribution, les process industriels etc. Ne pas le faire ensemble, c’est s’exposer à des surcoûts que personne ne voudra prendre en charge. « C’est en jouant simultanément sur les modes de production en amont et les régimes alimentaires en aval que l’on peut amoindrir la contradiction entre la nécessité de rémunérer les efforts des producteurs et celle de stabiliser les dépenses des ménages. Les bénéfices environnementaux et de santé résulteraient simultanément de la mise en œuvre de processus de production plus exigeants et de l’adaptation des régimes alimentaires par les consommateurs. »
Quel régime ? L’étude Bionutrinet que M. Soler a codirigée, a exploré le régime alimentaire bio ou non bio de plus de 22 000 individus. Qualité nutritionnelle, impacts environnementaux, exposition aux contaminants, prix et dépenses alimentaires. Résultats ? « Le bio est sans effet sur l’émission de gaz à effet de serre, par contre, le régime qui comprend plus de fruits et de légumes et moins de viande permet de diminuer de 37 % les émissions ». Et de 30 % la consommation des sols.
Plus riche en produits d’origine végétale, moins en animal… Même basé sur des produits conventionnels, le « bon » régime est associé, explique M. Soler, à une augmentation de la qualité nutritionnelle, une réduction des émissions de gaz à effets de serre, du taux d’occupation des sols et de l’énergie consommée et… à un accroissement de l’exposition à des contaminants, car fruits et légumes sont pulvérisés. Le régime Nicole Darmon. Et le bio ? « Une part plus importante de produits bio sans modification du régime alimentaire induit une baisse de l’exposition aux pesticides, c’est certain, mais c’est sans effets sur les émissions de gaz à effets de serre, ça réduit un peu l’énergie consommée, mais cela accroît le taux d’occupation des sols. » Bref, ou bien l’on mange tout bio, auquel cas la massification du modèle agricole contient l’inévitable extension des surfaces, ou l’on mange conventionnel. Pas de demi-mesure ? Un peu basique ce raisonnement. Et les pratiques intermédiaires, alors ? L’agroécologie, la conservation des sols, l’agroforesterie, tout cela ? ! « Aujourd’hui, elles ne trouvent pas leur place. Il faudrait que le conventionnel monte en gamme, tout ensemble, pour aller vers le HVE3 [label ministériel, indiquant la Haute qualité environnementale, selon trois niveaux, d’une exploitation agricole]. L’idée est que la marche de l’amélioration ne soit pas trop haute. » Celle du bio l’est peut-être bien trop pour modifier tout le système en même temps.
À moins qu’on ne regarde d’autres paramètres. Chercheuse à xxx, Chantal Le Moual a mené une étude prospective sur l’impact des régimes alimentaires sur l’usage des terres et la biodiversité. Cinq scénarios, depuis le on ne change rien à on change tout. Conclusions ? « Il y a un lien très étroit entre le régime alimentaire et l’usage des terres avec des conséquences directes sur la santé et la biodiversité. Cela dit, les scénarios les plus favorables nécessitent des changements drastiques et des politiques pour les accompagner. Notamment une politique de santé, qui est sans doute plus efficace qu’avoir une politique de biodiversité. » Avec cet important bémol qu’à avoir résumé l’alimentation à la santé depuis une trentaine d’années, on a créé de la peur et de la défiance chez le consommateur. Et pas changé grand-chose à la prolifération de maladies liées à la malbouffe. « De toute façon, on va plutôt vers l’hypothèse « métropolisation », le laisser faire, car elle arrange tout le monde : le système alimentaire mondial a besoin d’exporter et d’importer… »
Quels indicateurs, pour donner envie ?
Comment aller vers une perspective saine, à tous les sens du terme, de l’alimentation et de l’agriculture ? Les messages sont catastrophistes, techniques, culpabilisants. Ils ne jouent pas sur l’envie ni le désir, qui sont pourtant les ressorts essentiels de l’action dans notre société de consommation. Clément Tostivint et Roberto Bellino, du Groupe Avril ; Thibault Auvergne, de La Vie Claire ; Allain Bougrain-Dubourg, pour la LPO et Pauline Lavoisy, de Noé Conservation, participaient à la première table ronde consacrée aux mutations alimentaires. Ils ont ensemble convenu que non seulement c’était difficile d’informer le consommateur, alors que sans lui, on n’avance pas, qu’en plus il était périlleux de surcharger d’informations les emballages déjà bien remplis. Monoprix s’y est essayé avec la mention « Bee Friendly », qui signalait au consommateur que la fabrication de tel ou tel produit n’avait pas nui à la biodiversité, et c’est resté confidentiel. Même auprès des employés de la marque. De toute façon, est-ce que la biodiversité est un argument commercial tangible pour faire basculer le consommateur vers un vrai changement ? Ou bien faut-il passer encore et toujours par des arguments santé ? Des arguments qui ont montré leurs limites en réduisant l’alimentation à une composition moléculaire (glucides, lipides protides) et à des risques à. Ni plaisir, ni sociabilité, ni symbolique. Alors, ajouter des indications écologiques signifiantes que quoi qu’on mange, on altère la planète et on fait souffrir les animaux…
Quand bien même, on ne sait pas mesurer précisément l’impact environnemental de ce que l’on mange, de fait, on cherche toujours les bons indicateurs. Il existe des indicateurs de moyen tels que la couverture du sol ou le linéaire de haies, mais il n’y a pas d’indicateur de résultats, alors que, selon Pauline Lavoisy et Allain Bougrain-Dubourg, « les indicateurs de retour des espèces sont les plus représentatifs. Mais ils sont très difficiles à mettre en place. » Un groupe de travail avec les acteurs et les experts du réseau biodiversité et agriculture du ministère de l’agriculture planche sur cette question. Il en existe quelques-uns pourtant : « l’intensité des populations d’oiseaux par exemple, qui permet de donner une bonne idée de la biodiversité générale en un endroit » rappelle le président de la LPO. C’est l’indicateur utilisé par la commission européenne et le Conseil économique social et environnemental (CESE). Plus populaire, car plus facile à mettre en œuvre, l’indicateur « lombrics » (les vers de terre) permet à tout un chacun, aux agriculteurs en particulier, de pratiquer un autodiagnostique. Un autre indicateur de résultat est le niveau d’artificialisation des sols, mais voilà, la marge d’erreur est importante, et la cartographie très incomplète, d’autant que la notion même d’artificialisation est sujette à débat. Au regard d’une zone recouverte par du macadam ou du béton, qu’est-ce qu’un parc urbain, un potager de maison, un champ de maïs laissé nu après la récolte ? Espace naturel ou artificialisé ? Espace fonctionnel ou endormi ?
Bref, on est encore loin d’un affichage de l’empreinte écologique des produits alimentaires, il n’est même pas certain que cela soit utile. Trop d’informations tuent l’information, surtout si elle vise à culpabiliser, à faire un peu honte. Et puis la probabilité que les industriels acceptent un tel affichage est faible, eu égard au combat qu’ils ont mené pour rendre facultatif, et uniquement sur le sol français, l’indicateur Nutriscore.
Pourtant, gardons espoir. Un distributeur, certes spécialisé et militant, comme la Vie Claire, peut être prescripteur. « La marque a été créée il y a 70 ans dans un contexte de production agricole chimique généralisée et avec l’objectif de sensibiliser sur une alimentation saine et naturelle ayant moins d’impact. Notre cahier des charges défend un modèle agricole plus responsable et le respect de l’ensemble de la chaîne alimentaire, le sol, les haies etc. Il est, sur plusieurs aspects, plus contraignant que le label bio avec des seuils de résidus de pesticides plus faibles par exemple. 83 % des producteurs sont en France. » Pour se faire, La Vie Claire fait appel à des auditeurs indépendants et ses équipes rencontrent les fournisseurs et les producteurs régulièrement. Accompagnement des transitions en agriculture biologique. Il n’y a pas encore d’indicateurs propres à la biodiversité, toutefois, une politique d’achat responsable sera mise en place en 2019. « On a des gros progrès à faire en matière de biodiversité, faut pas se raconter d’histoires, mais on avance… »
Il dit lui aussi avancer. Le groupe Avril, avec sa filiale Lesieur, jure faire tout son possible. Synthèse de biocarburant, trituration de tourteaux pour l’alimentation animale (porcs et volaille)… mais aussi contractualisation des agriculteurs afin qu’ils améliorent les conditions d’élevage des poulets en batterie. Pour l’huile, la marque Lesieur a élaboré un cahier des charges spécifique, centré sur l’origine France, la richesse en oméga 3, l’impact climatique et biodiversité (avec l’association Homme et territoire) : le colza vient désormais de la plaine de la Beauce, de champs bornés par des bandes enherbées laissées en fleurs, sur lesquelles des nichoirs à rapaces sont installés. Auditée, cette huile « Fleur de Colza » fait l’objet d’un projet de recherche pour mieux prendre en compte la biodiversité dans les analyses de cycle de vie (ACV).
La meilleure santé de l’agriculture différente
L’agroécologie semble être la solution globale, avec ses multiples itinéraires. « Non, elle est une voie, la vraie question étant de savoir comment sortir de l’agriculture actuelle » estime François Léger, de Agroparistech. « Deux processus sont en ce moment à l’œuvre, la croyance que les écosystèmes nous appartiennent, alors que c’est l’inverse – nous appartenons aux écosystèmes, et l’exploitation des agriculteurs qui est une conséquence implicite de l’agriculture intensive et de la tyrannie des prix bas. » Exploitation qui rime avec pauvreté, faillite et suicide. La mise en place des mesures agro-environnementales, qui, on l’oublie, est ancienne, car elle date de 1994, a été bénéfique, car elle a un plus grand impact que la simple protection de l’environnement, de par l’ouverture des milieux pastoraux, la lutte contre les incendies et la préservation des espèces domestiques. Qui plus est, les agriculteurs qui les ont mises en place ont, d’après une étude de l’Inra portant sur 200 exploitations, tous vu leurs revenus augmenter. « Une contradiction frappante avec le système agro-industriel actuel qui dit « vous produisez, et vous ne vous posez pas de questions », ce qui place les agriculteurs sur le fil du rasoir, du coup, ils ne prennent aucun risque. Or, le problème avec ce système, c’est que les gens sont entretenus avec l’idée qu’ils n’ont aucune possibilité de prendre des risques. »
En décembre 2017, une autre étude, cette fois-ci publiée par l’Insee, démontrait d’ailleurs que les paysans en bio gagnent significativement mieux leur vie que les conventionnels, et se sentent mieux dans leur métier que les autres. C’est le moins qu’on puisse dire : le bio et, en général, les pratiques alternatives regroupées sous le mot-valise d’agroécologie, est un choix personnel qui implique de reprendre la main sur l’acte agricole en cherchant soi-même à faire au mieux avec moins d’intrants et d’externalités, à l’échelle, souvent, de la parcelle. Le paysan retrouve sa dignité en redécouvrant ses qualités. « Ces systèmes novateurs, différents, sont toujours plus rentables que les systèmes conventionnels, ce qui a généré des polémiques, même au sein de l’INRA » qui longtemps n’y a pas cru, il faut bien le dire. Dans le monde agricole, c’est encore un peu pareil, car, pense M. Léger, « ces agriculteurs qui ont fait le choix d’une autre trajectoire restent marginaux. Or, il est paradoxal que ces systèmes soient au mieux ignorés, au pire déconsidérés, car on n’a jamais connu autant de disparitions d’exploitations en raison de causes économiques, d’inadéquation des modèles techniques, ou d’un éloignement avec la nature qui induit une perte de sens. » Les paysans meurent alors qu’en faisant autrement, ils s’en sortiraient peut-être mieux. Ils produisent en plus des aliments sains, certes, mais produits nutritionnellement pauvres. « Il n’y a que deux sorties possibles de la crise agricole actuelle : soit la voix technologiste qui ouvre des solutions pour une infime minorité d’agriculteurs, soit la voix agroécologique qui concerne actuellement 65 % des paysans dans le monde. »
Penser à la mer quand on pense à la terre
Comment la met-on en place ? C’est ce dont a débattu Jean-François Périgné, mytiliculteur, Hubert Carré directeur du CNPMEN (Comité national des pêches maritimes et des élevages marins), Éric Schmidt de l’Institut agriculture durable (IAD), Benoît Collard du réseau FARRE (Forum des agriculteurs responsables respectueux de l’environnement), Marc de Nalle de l’association Demain la Terre et Hélène le Teno, de Fermes d’avenir.
Pour M. Périgné, également secrétaire national de la Confédération paysanne, le respect de la qualité de l’eau est essentiel. Sachant que l’agriculture consomme 70 % de l’eau sur la planète, c’est à elle de faire des efforts, c’est d’elle dont dépendent les eaux estuariennes pour la bonne qualité des élevages de fruits de mer. Car le mélange subtil eau douce et eau de mer est tributaire de ce que les rivières déversent en mer, à la fois en débit et en qualité. En bout de chaîne, les conchyliculteurs subissent les conséquences de l’usage des engrais et des pesticides, de l’étanchéification des sols, du changement climatique et de prélèvements parfois en dépit du bon sens « Dans le vignoble de Cognac par exemple, les marais ont été drainés et des plantations de maïs irrigué ont été implantées : le 31 août, les rivières sont à sec, on fait quoi, nous ? » Bonne question. Comme celle posée par l’acidification des océans, qui n’est plus une hypothèse pour M. Périgné : « les moules sont affaiblies, les coquilles sont bizarres et elles produisent moins de byssus, du coup, elles se décrochent des bouchots. » Ajoutons à cela les espèces nouvellement installées telle que le baliste, poisson est-africain aujourd’hui commun sur les côtes françaises, et qui aime beaucoup les mollusques. Et puis les algues vertes qui, lorsqu’elles se développent pour cause de trop de nitrates et de phosphates dans l’eau, pompent l’oxygène de l’eau jusqu’à en priver les fruits de mer. Enfin, le plastique, qui se retrouve dans toutes les chaînes alimentaires, jusque dans le corps des moules de M. Périgné. « In fine, tout ça fait que la sardine et l’anchois ne grossissent plus en Méditerranée et dans le golfe de Gascogne. »
L’agroécologie limiterait la casse. « Les processus écologiques doivent être soutenus et pas combattus », mot-clé d’Éric Schmitt, de l’IAD. Certes. Mais comment ? « Il faut apprendre à l’agriculteur à cesser de lutter contre la nature. » Par exemple en s’inspirant de la forêt, « le système de production le plus durable », qu’essaie de copier l’agriculture de conservation par des processus qui ne génèrent pas ou si peu de déchets en utilisant le moins d’intrants venus de l’extérieur et en se reposant sur la vie des sols. Développée il y a 10 ans par un petit groupe d’agriculteurs, cette façon de faire, qui repose sur le moindre travail et la couverture permanente des sols, est majoritaire en Alberta, au Canada, aux USA, en Argentine (80 %) et au Brésil (50 %). Des pays qui, faut-il le préciser, ont connu dans les années 1930 pour les premiers, et dans les années 1990 pour les seconds, des érosions gigantesques. « En France, la richesse des terres est une chance, mais peut-être aussi un problème car cette richesse masque pour l’instant les effets de la dégradation et des pressions que nous lui faisons subir. »
Former, montrer, innover
Les sols, donc. Les parcelles ensuite. « La prise en compte de la biodiversité ça commence par le redécoupage des parcelles en deux ou trois, pour créer des îlots de 7 hectares, et réfléchir aux bons assolements. » Comme l’a fait M. Collard, une bande enherbée tous les 150 m, ça permet aux carabes de couvrir toute la parcelle pour la débarrasser de ses limaces ! « Et puis faut observer », ajoute l’agriculteur. « Sur notre luzerne, en la laissant en fleurs de juin à août sur une bande sur deux, on a pu diminuer de 10 % la mortalité des ruches et augmenter la production de 150 kg de miel par ruche. »
M. Collard va loin dans ses pratiques. Ses champs sont labellisés haute valeur environnementale (HVE niveau 3), il a créé une association d’agriculteurs engagés pour la biodiversité (« Symbiose, pour des paysages de biodiversité »), chargée de conseiller sur les meilleures pratiques, il est aussi l’un des gardiens d’une race rare de dindon, propre aux Ardennes. Dans sa conception de l’agriculture, M. Collard est bien dans la philosophie de la bio. Pas dans son cahier des charges. « L’agriculture biologique est trop contraignante, or elle est soumise à des aléas qui sont parfois impossibles à absorber pour une exploitation. J’ai été en bio à une époque. J’avais une culture de triticale qui a subi une attaque de rouille foudroyante, et je n’ai pas obtenu la dérogation pour pulvériser un produit. En fait, on me demandait, pour ne pas perdre la certification AB, de laisser crever ma culture. J’ai refusé, j’ai pulvérisé, et je ne suis plus en bio. »
Tout le monde est d’accord là-dessus : le monde agricole change, il faut l’aider par l’échange, la médiation, le soutien. Ce que fait l’IAD par des aides techniques, des formations. Ce que fait l’association de M. Collard par du conseil délivré par un ingénieur écologue à demeure. C’est aussi le boulot de l’association de « Demain la terre », défendue par Marc de Nalle. « On regroupe 165 producteurs qui produisent 165 000 tonnes de fruits et légumes et qui travaillent tous dans une logique de réduction d’impacts, y compris économiques, sociaux et sociétaux. On a nos indicateurs. Et après plusieurs années de transformation de la production, aucune baisse de rendement n’a été constatée, l’irrigation a été diminuée de 13 %, des haies ont été plantées, ainsi que des prairies fleuries, les emplois ont augmenté de 30 %, grâce au retour au travail manuel dans certaines filières pour le désherbage. » Les bonnes pratiques font sens quand elles sont échangées, copiées, adaptées. « Il y a aussi le regard de l’autre », ajoute M. Collard. « Chez moi, on a toujours eu des visites d’écoles, et puis du public. Eh bien mon exploitation a évolué avec les questions des enfants notamment sur leur santé. »
La santé. Elle est un des éléments de la question agricole, selon Hélène Le Téno, du réseau Fermes d’avenir. « Le réseau appartient à un groupe de 17 000 collaborateurs [SOS] qui a décidé de réagir à l’augmentation des pathologies d’enfants du fait des perturbateurs endocriniens. » Voilà la motivation première. Laquelle s’est traduite, concrètement, par la maîtrise d’œuvre d’un projet particulier, en Île-de-France. « L’agglomération Cœur d’Essonne voulait valoriser du foncier sans bétonner, sur le site d’une ancienne base aérienne, la BA 217 à Brétigny-sur-Orge. Un projet d’installation collective a donc été monté avec des agriculteurs du territoire, des acteurs de l’agriculture comme In Vivo, des chercheurs et des acteurs de la distribution pour expérimenter une transition globale et multidisciplinaire avec des sciences sociales et des comptables. » Sur 70 des 300 hectares de l’ancienne zone militaire, du maraîchage, un peu d’élevage pour le fumier, tout le monde est en bio : pas de pesticides, autonomie en intrants. La philosophie de l’agriculture biologique est honorée par une innovation juridique : le foncier est porté par une Scic, tandis que les 12 agriculteurs, réunis en Scop, seront salariés de leur ferme avec un fixe et un variable. Autre innovation, financière cette fois-ci : « l’investissement a été réalisé avec de la finance participative et de la finance solidaire. » Ce n’est pas tout, car le projet essaie d’introduire la biodiversité dans sa comptabilité, comme s’y essaient nombre d’entreprises. « La biodiversité est un facteur de productivité avec une comptabilité en triple actif : capital foncier, capital social et capital naturel. On voit dans les comptes de la ferme ce qui compte vraiment et ce qui rapporte vraiment comme les services écosystémiques. » Comment ? On n’en saura pas plus.
Les quotas de pêche, un exemple ?
Pas de base aérienne sur laquelle innover, dans l’océan. Représentant de la pêche française, Hubert Carré ne partage pas l’extrême pessimisme de Philippe Cury, tout en reconnaissant les abus. « Mais que voulez-vous, dans les années 1980, même pour les scientifiques il n’y avait pas de limites à la pêche. » Ce que reconnaît volontiers M. Cury. La manne divine a disparu, heureusement. Certains quotas remontent, comme ceux de l’Atlantique du Nord-est et celui du thon rouge, en Méditerranée. Les salaires des marins, surtout, sont au plus haut. « Parce qu’enfin les scientifiques ont travaillé avec nous ! L’expérience des pêcheurs doit être mise à profit par les chercheurs, ne serait-ce que parce qu’ils ont été les premiers témoins des migrations des poissons comme le maigre (pêché en Bretagne), le rouget Barbet aujourd’hui péché aux Pays-Bas etc. Il faut des pêcheurs sur les bateaux de chercheurs, et inversement, d’autant que l’Ifremer n’a plus les moyens de mener, seule, des campagnes d’évaluation. » La réglementation a été utile, biologiquement et socialement, elle est néanmoins parfois ambiguë. « L’obligation de tout débarquer, par exemple, a été introduite pour lutter contre le gâchis alimentaire, mais ce principe s’oppose à une pêche sélective qui permettrait de relâcher les espèces non désirées ! » Car revenues aux ports, ces prises accessoires, hors quota, ont eu le temps de mourir. Mais l’idée réside dans le symbole qu’elle porte : quand vous en aurez marre de remplir vos cales de poissons que ne pouvez pas vendre, et que devez ramener au port, peut-être ferez-vous plus attention en étant plus sélectif ? Reste le consommateur. C’est lui qui achète, non ? « Il faut lui imposer la saisonnalité, par exemple pour la Coquille-Saint-Jacques, tout en l’accompagnant par des labels de qualité (MSC, pavillon France, mister good fish) ». Après l’agroécologie, l’halieutécologie ?
Bilan des courses de cette seconde table ronde : l’agroécologie passera par la conservation des sols, la polyculture-élevage, les circuits courts, le respect des trames vertes en réseau entre agriculteurs voisins, celui des quotas, elle reposera sur des engagements bien plus précis et larges que les cahiers des charges, et une adhésion du public par le biais de visites de fermes et le respect de certains labels. Et celle, tout aussi importante, des professionnels, qui ont autant d’importance que les scientifiques et les rédacteurs de règlements.
Les ménages décideront, mais le peuvent-ils ?
C’est après ces jolies perspectives que Jean-Baptiste Fini nous rappela le bain chimique dans lequel nous baignons chaque jour. « La France est le 1er vendeur et le 1er consommateur de pesticides avec 65 000 tonnes par an. Le vignoble en absorbe 20 %, sur 3 % des surfaces. ». Mais il y a eu le plan Écophyto ! ? « Depuis sa mise en place, il a vu l’augmentation de 17 % de la quantité totale de pesticides vendue (notamment le glyphosate ou le chlorpyriphos qui ont tous deux des effets sur la santé). » Un beau succès, donc, alors même que, sur le terrain, les agriculteurs disent tous avoir largement réduit leurs pulvérisations, en particulier les « agroécologues ». « Une étude alimentaire récente sur 84 000 échantillons a révélé 791 pesticides différents, dont 96 % étaient présents sous les limites légales. » On respire. « Ces résidus de pesticides ont été trouvés dans la moitié des aliments analysés, or, bien que seuls 6,4 % des échantillons étaient au-dessus des limites légales, ceci pose le problème des faibles doses, de l’accumulation chronique et des effets cocktails, » qui sont encore bien mal modélisés. D’après le chercheur, les coûts sur la santé et l’environnement de l’usage des pesticides seraient de 157 milliards par an… à l’échelle de l’Europe.
Assurément, il faut en finir avec les pesticides, disent avec plus ou moins de conviction les participants à la dernière table ronde. Cécile Claveirole, de FNE, Hervé Lapie, Président de l’association Symbiose pour des paysages de biodiversité fondée par M. Collard, et représentant de la FNSEA, Claude Tabel de l’Union française des semenciers, son opposant, en quelque sorte, Robert-Ali Brac de la Perrière du Réseau semences paysanne, et Henri Molleron du groupe Colas, ont débattu en fin de journée des meilleures solutions pour développer une alimentation saine. Mais c’est quoi, une alimentation saine ? « L’alimentation saine est une alimentation qui a du sens et qui est reliée aux produits de la terre, frais et bruts. » « L’alimentation saine, c’est aussi la diversité des semences et leur qualité intrinsèque ou génétique. » « L’alimentation saine est liée à des modes de production respectueux de la biodiversité. » Les travaux d’Anthony Fardet de l’Inra de Clermont-Ferrand sur les aliments transformés ont démontré que les process industriels ont des effets sur la santé. Ces « faux-aliments », tels qu’il les définit, pourraient selon lui être la première cause de décès dans les pays occidentaux par augmentation de l’obésité, du diabète et des maladies chroniques. Cela a été rappelé, et il n’est jamais inutile de le marteler : un aliment n’est pas seulement une somme de composés, il a aussi une texture, un assemblage qui joue sur la satiété par exemple ou la vitesse de libération des nutriments dans le tube digestif, deux paramètres essentiels dans le contrôle du poids et de l’équilibre métabolique.
Réduite à des molécules, l’alimentation, médicalisée, est devenue un risque. Un risque qui a pourtant été bien réduit, d’après Hervé Lapie et Claude Tabel : « Les produits chimiques ont aussi eu vocation de protéger la santé des consommateurs de par la lutte contre les fusarioses qui produisent des mycotoxines néfastes à la santé humaine et animale, ou l’ergot du seigle qui du Moyen Âge au XVIIe siècle a fait des ravages » rappelle le premier, passant la main au second pour qui « la sélection variétale a aussi des objectifs santé : pour enlever le glucosinate par exemple qui est un facteur antinutritionnel, ou pour créer des variétés sans tanin plus digestes pour l’alimentation animale notamment. La sélection peut aussi être une alternative aux produits phytosanitaires : elle permet de sélectionner des variétés résistantes aux maladies et aux parasites et fournir une solution en amont de la culture. » Sans passer par les OGM. Le problème, c’est l’excès. La chimie et la sélection variétales ont été d’indéniables progrès, en ayant été systématisés jusqu’à devenir hégémoniques, ils ont généré des dégâts qui rendent aujourd’hui invisibles leurs succès d’origine.
« Le monde agricole est en marche pour trouver des solutions durables » défend le représentant de la FNSEA. « La profession agricole a une opportunité pour sortir de la chimie fossile, des centres de développement sont en place pour trouver des solutions alternatives viables aux pesticides chimiques. Mais tout cela prendra encore sans doute encore quelques années. » Le temps que chacun admette les résultats d’une étude de l’INRA. Avec l’entreprise Agrosolutions, des chercheurs ont étudié la relation entre le niveau d’usage de pesticides et les performances des systèmes de culture en termes de productivité et de rentabilité. Et bien, ils ont pu démontrer que la réduction des pesticides est possible à un niveau significatif (- 42 %) sans perte nette des performances en termes de rendement et de résultat d’exploitation. Restera à aller bien au-delà, jusqu’à zéro, en mettant en œuvre de nouvelles pratiques… il faudra du temps.
« Et de l’argent, mais il est où ? », s’énerve Cécile Claveirole, qui évoque le blocage de la PAC. « Les réflexions pour la réformer ne prévoient toujours pas d’augmenter les seuils des conditions environnementales pour délivrer les subventions. Or la France reçoit 9 milliards d’euros de la PAC : cet argent pourrait constituer un levier pour le changement, sans cela, la transformation agricole n’aura pas lieu ou sera marginale, car deux questions cruciales doivent être résolues : le prix de l’aliment pour 30 % des consommateurs qui ont du mal à joindre les deux bouts à la fin du mois et le revenu des agriculteurs. » Sans soutien externe ciblé vers de meilleures pratiques, agroécologiques, le monde agricole ira sans doute vers une réduction des produits phytosanitaires de l’ordre de 25 %. D’après M. Finie, il est actuellement difficile de faire plus en raison des aléas climatiques (qui peut augmenter les invasions parasitaires) et de l’absence d’assurance sur le risque « perte de production due à l’absence de traitement chimique », qui pourrait sécuriser les agriculteurs en transition. On sait que l’on doit avancer, car tout le monde nous regarde, alors marchons sans nous hâter.
Comme pour la pêche, le consommateur a son mot à dire. Ou plutôt, son argent à dépenser. Mais comme le rappellent presque ensemble les participants à la table ronde, « les consommateurs ont été les grands bénéficiaires de la dynamique. Il y a trente ans, un ménage dépensait 20 % à 25 % de son revenu dans l’alimentation, aujourd’hui c’est la moitié. La part des produits transformés s’est accrue, ce qui induit moins de temps passé à la cuisine, ce qui est compatible avec le travail des femmes. Au sein des ménages il y a un arbitrage entre le temps consacré à préparer à manger et le prix des produits. » En définitive, il faut voir le problème de façon systémique et aborder la question de la consommation, de l’argent dépensé dans le système alimentaire, avec celle du logement et du transport. Chers, emprisonnants, vite insupportables, ces deux postes font de l’alimentation le seul levier d’économie pour trop de ménages. Le nœud du problème est là : faire de l’écologie en oubliant le social ne sert à rien. L’alimentation sera durable du point de vue de la nature si elle l’est pour les finances de la majorité de la population. Autrement, elle ne sera qu’un marché de niche pour clients argentés et très informés.
C’était le grand débat de Marine Stewardship Council (MSC) dans le grand amphi de l’aquarium de la Porte Dorée. Au centre de cette splendeur de l’art déco bâtie pour l’exposition coloniale de 1931, les équipes du label le plus visible portant sur la pêche en mer ont tenu conférence le 19 février, lors de la Semaine de la Pêche Responsable. Devant un public un peu clairsemé, qui préférait poser ses questions par texto plutôt qu’en levant le bras, quatre spécialistes ont débattu de l’état de la pêche, des conditions de sa durabilité, des bonnes pratiques et de l’aquaculture. La pêche peut être pérenne, à condition qu’on ne fasse pas toujours les mêmes choses… et qu’on la sorte des clichés. Choses vues et entendues.
Le constat est désolant. Si l’on met bout à bout les accroches et les chapô des médias qui relaient en général les seuls communiqués de presse des ONG, dont Bloom qui occupe presque tout le terrain, la situation est catastrophique. La mer sera bientôt plus riche en plastique qu’en poisson, et si nos petits-enfants mangent des méduses, au milieu de ce siècle, ils auront encore de la chance. La faute aux pêcheurs qui n’en font qu’à leur tête, au consommateur occidental qui mange trop, et à celui des pays émergents qui se mettent à vouloir des protéines animales. Nous vidons la mer comme nous avons déréglé le climat, avec constance et irresponsabilité. C’est mal.
Le constat est juste, à l’échelle mondiale. Oui, les ressources halieutiques sont menacées à moyenne échéance dans beaucoup de mers du monde. Mais à l’échelle de l’Europe, les choses se sont améliorées. Première nouvelle ! Certes, il est plus vendeur en France de dire que les choses vont mal, c’est d’ailleurs le fonds de commerce de la plupart des ONG qui ont fondé leur combat sur la juste dénonciation des dérives. C’est du bout des lèvres qu’elles avouent des progrès, comme si ce serait se renier.
Les chiffres sont partout disponibles, ils sont les mêmes pour les ONG, les chercheurs, les états, les pêcheurs. Ils nous disent ceci : en France, la moitié des volumes capturés en mer est issue de stocks de poissons exploités conformément au rendement maximum durable (RMD, la quantité maximale que l’on peut pêcher d’un stock sans compromettre son renouvellement), et un quart – oserait-on dire seulement – est surexploité. La pression a diminué depuis le début du siècle alors que la biomasse a augmenté de 40 % Par façade maritime, les résultats sont un peu différents. Dans le golfe de Gascogne, la surpêche monte à 36 % des stocks, la bonne gestion concerne 47 %. Celle-ci monte à 65 % en Mer du Nord – Manche Est (surpêche à 20 %) et grimpe jusqu’à 95 % en Mer de Barents et Norvège (surpêche à… 1 %) ! Elle tombe à 39 % pour la zone Manche ouest – mer Celtique – ouest Écosse (28 % de surpêche). Pas si mal tout cela. Quant à la Méditerranée, c’est une vraie catastrophe, nous y reviendrons. Rappelons qu’un stock est la fraction exploitable d’une espèce dans une zone donnée, autrement dit la ressource disponible.
Qu’on se le dise : ça va un peu mieux (chez nous)
Comment se fait-il que les choses se soient à ce point améliorées ? « Il y a quinze ans, il y a eu un effondrement des stocks, les bateaux n’étaient plus rentables, les pêcheries se sont arrêtées, cela a été la première prise de conscience », avoue Hubert Carré, directeur général du Comité National des Pêches Maritimes et des Élevages Marins (CNPMEM). « Il y a aussi un effet générationnel. Le virage a été entrepris depuis une quinzaine d’années, et on a aujourd’hui une génération plus responsable qu’avant, celle justement qui paie la facture. Ces pêcheurs nouveaux ne remettent pas en cause les diagnostics des scientifiques. Avant, les pêcheurs disaient que c’était eux qui savaient, pas les scientifiques qui regardaient la mer dans leurs éprouvettes. » La coïncidence de la chute des prises et de l’âge du capitaine a fait que depuis 1983, la moitié des bateaux de pêche est partie en retraite en même temps que beaucoup de leurs patrons. L’Europe a bien aidé en finançant des « sorties de flotte », soit la destruction de navires afin que la pression totale exercée sur les stocks européens baissât mécaniquement. En 2019, il y a environ 7 300 bâtiments en France, dont 4 500 en Métropole. Les deux tiers font moins de douze mètres, mais ils ne fournissent qu’un petit 20 % des prises : en volume la pêche française reste le domaine des très grosses unités.
Les stocks vont mieux car ils sont pêchés par moins de bateaux, alors qu’« on n’a jamais mangé autant de poissons », constate Hubert Carré. « 34 kg par an et par personne en France alors que c’était 15 kg il y a quinze ans ! » On pêche plus, mais mieux ? Professeur d’écologie marine et côtière, et animateur de l’équipe Écologie halieutique à l’UMR Écologie et santé des écosystèmes d’Agrocampus ouest (Rennes), Olivier Le Pape voit le changement. « Il y a une très nette amélioration depuis dix ans, après 40 ans de n’importe quoi : on avait une politique de paix sociale extrêmement toxique qui consistait à gérer au bord du précipice [on n’osait pas s’opposer aux pêcheurs, en clair], puis il y a eu un changement politique voulu par l’Europe à la fin des années 2000, et le Grenelle de la Mer [en 2009], ce moment où l’on a commencé à intégrer les pêcheurs… dès lors qu’ils l’ont voulu et effectivement, il y a aussi ce changement de génération. » Et puis, les statistiques sont plus fiables qu’avant. M. Le Pape a une image intéressante : « en Atlantique du nord-est, on est dans la situation de quelqu’un qui a arrêté de fumer. Les premières semaines on est irritable et on prend du poids, il faut du temps pour que la dépendance s’arrête. Pour la pêche c’est pareil. On a réduit rapidement la pression exercée sur les ressources, mais ça s’est passé après vingt ans de surexploitation, ce qui fait qu’il faut trois à quatre générations de poissons pour voir les efforts. Ce qui fait qu’on voit les efforts sur certaines ressources, et pas sur d’autres. » D’après les chercheurs, si l’on regarde les tendances, un petit tiers des stocks surexploités vont s’améliorer, et les stocks non évalués ne sont pas forcément surexploités. On est comme au milieu du gué, sur le bon chemin, même si ça peut ne pas se voir selon les espèces ou les stocks que l’on regarde. « En Manche et en Atlantique on constate une amélioration opérationnelle sur les faits. Ce n’est pas parfait, il reste des préoccupations, mais quand même ! » se réjouit M. Le Pape.
La Méditerranée n’est pas une carte postale
Responsable du programme Vie des océans WWF France, Ludovic Frère-Escoffier ne partage pas tout fait cet optimisme. De mêmes statistiques, il délivre un autre constat. « Quand on écoute Hubert Carré, on peut croire que tout va bien. Je suis un peu étonné, car on sait qu’un poisson sur deux est pêché de façon durable en France. Qu’est-ce qu’on fait avec l’autre ? Et puis, quand même, un quart [de notre poisson] est surexploité, et tout le reste n’est pas évalué. » Voir le verre à moitié vide, quand les autres se contentent de ce qui est plein. « Les choses vont bien ? Il n’empêche que chaque année, lors du grand déballage des ministres de la pêche, nous, ONG, on est obligés de se battre pour dire qu’il serait bon de suivre les avis des scientifiques ! » La tendance du monde de la pêche serait donc à l’immobilisme, alors que le WWF, martèle son représentant, défend bien entendu l’intérêt général. « Et puis, les intérêts sectoriels font que dans les négociations [entre les ministres] on donne un petit plus de part à un pays, contre un petit peu de la part d’un autre, aux dépens du poisson » ce qui semble être la nature même d’une négociation où chacun défend ses intérêts, ceux de son économie, dans une Europe qui est un assemblage de nations souveraines.
Ludovic Frère recueille l’assentiment de ses collègues. Une situation incroyable : « 90 % des stocks y sont surexploités ! On le sait depuis de nombreuses années, rien ne change, pourtant, la pêche là-bas ne fait pas partie des règles communes de pêche. Il y a bien des prud’homies qu’on donne toujours en exemple, celles du Var, mais ça ne concerne pas tout le monde. » C’est le moins qu’on puisse dire. Les côtes de la Méditerranée savent parler d’elles-mêmes : la pêche y est le fait de petits artisans laborieux qui avec leurs pointus colorés animent de leurs bruits de moteur et de leurs coques colorées les aubes de la Côte d’azur ; comment voulez-vous que ces pêcheurs prennent trop ! ? Ils sont trop petits ! Trop peu nombreux ! Sauf que l’image est d’Épinal. On peut surexploiter une mer avec des bateaux qui ne sont pas des unités de 50 mètres de long. Olivier Le Pape confirme le constat : « vous savez, pour fabriquer un quota, il faut une évaluation des stocks, qui est basée sur les débarquements. Les pêcheurs doivent donner leurs statistiques de débarquements, c’est la loi. À cela, on ajoute des données scientifiques qui permettent d’avoir une vue distanciée, en tenant compte notamment des zones où les pêcheurs ne vont pas. On fait aussi des comptages complémentaires en association avec les professionnels, sur l’anchois du golfe de Gascogne par exemple. Mais le gros de l’évaluation de la pêche est basé sur les données d’exploitation. Or… la Méditerranée, c’est le parent pauvre sur la disponibilité des données : ce n’est pas spécialement traditionnel de donner ses captures en Méditerranée. » C’est joliment dit. On fraude et on s’en fout.
Cela pourrait toutefois changer l’an prochain, car la Politique commune de pêche (PCP) va, enfin, s’appliquer à la mer sans marées. Un « effort de pêche quantifiable » pour certains stocks dans la zone qui s’étend le long de la mer d’Alboran Nord, du golfe du Lion et de la mer Tyrrhénienne. Baléares, Corse et Sardaigne incluses. Cet effort est en train d’être rédigé dans le cadre d’un plan pluriannuel de gestion de la pêche en Méditerranée occidentale, qui a vocation à remplacer les programmes nationaux de la France, de l’Espagne et de l’Italie. Bel effort, car si cette partie de la Méditerranée ne représente que 31 % des débarquements (évalués à la louche, vous l’avez compris), ils représentent une grande valeur commerciale, dans la mesure où les populations riveraines ont quelque moyen financier. C’est là qu’on estime à 80 % la part de stocks surexploités.
Pêcher moins, plus souvent ?
Ce chiffre à l’esprit, peut-on envisager une pêche durable ? A priori, présentée comme elle est dans les médias, c’est impossible. Les pêcheurs sont des chasseurs qui prennent tout ce qu’ils peuvent sur une mer qui n’appartient à personne. Res nullius, res communis, la loi du premier arrivé et du plus fort. Les pêcheurs seraient, aux yeux de certains, d’incorrigibles prédateurs. Qu’est-ce qu’une pêche durable, d’ailleurs ? Est-ce, comme le développement durable, un mot-valise où l’on met ce dont on a envie ?
Selon Hubert Carré, c’est d’abord proscrire des méthodes de pêche… non durables. Un joli truisme. « Il y a des engins dans le collimateur de certaines ONG [comme le chalut de grand fond], pourtant, il n’y a pas de mauvais engin, mais de mauvaises utilisations. C’est quelque chose de fondamental. » Donc, apprendre à mieux faire avec ce qu’on a. C’est valable y compris pour les scientifiques, suggère Hubert Carré qui note, « qu’avec le thon rouge, on s’est tous bien plantés. Il y a eu une sacrée erreur d’évaluation ! On avait dit que l’espèce était en extinction en Méditerranée. Or 4-5 ans après le moratoire, on a vu revenir des thons de 500 kg ! Avec une biomasse supérieure à ce qu’elle était dans les années 1950… C’est impossible en si peu de temps… » Conclusion : il faut rester humble avec le vivant, d’autant qu’en l’espèce, on n’avait pas vu un stock de reproducteurs planqué en face du détroit de Gibraltar, qui a ensuite essaimé en Méditerranée. Olivier Le Pape est assez d’accord. Il confirme les plantages : « La variabilité naturelle n’est pas prédictible. Ce qu’on sait est que lorsqu’on a une situation de surexploitation comme il y a vingt ans, on a des ressources qui vivent sur des classes d’âge très limitées. À l’époque, on avait une sélectivité mauvaise et une exploitation trop forte, de ce fait on avait dans les filets les poissons de l’année dernière, ceux de l’année d’avant et un peu de l’année encore avant. Alors que si on laisse les poissons vivre longtemps on va moins se planter car la dépendance à l’année d’avant est moins forte, et on connaît mieux les effectifs de l’année encore avant. » En clair, la sélectivité et le moindre effort de pêche lissent les fluctuations naturelles des populations de poissons, qui font que l’abondance d’une classe d’âge peut varier de 1 à 20 d’une année à l’autre ! « Il faut quand même avoir cela en tête : quand on diminue l’effort de pêche, soit on a de la chance comme avec le merlu et le thon rouge qui se reconstitue rapidement avec de fortes classes d’âge, soit on n’a pas de chance et ça peut être long d’obtenir des effets positifs, » prévient Olivier Le Pape.
On a compris, la pêche durable est sélective et humble, ou elle n’est pas. On ne connaît pas tout, tant s’en faut, si ce n’est l’impact déterminant du bon geste : « La fréquence de pêche ne change rien, la sélectivité est un facteur déterminant, c’est-à-dire les maillages des engins et les tailles limites des poisons » selon M. Le Pape. Par ailleurs, faire des coups de chalut moins longs, cela donne du poisson de meilleure qualité. Au cœur d’un chalut plein à ras bord, le poisson est écrasé, il ne se vendra pas. Dans l’idéal, les pêcheurs donnent des coups de chalut plus nombreux, mais remontent des filets dont le remplissage ne porte pas préjudice à la qualité du poisson. Moins de pertes, plus de bénéfices. « Travailler moins, en définitive, pour gagner plus ! » Après, c’est une question politique, poursuit Olivier Le Pape. « Du point de vue du poisson, que l’on ait cent bateaux qui vont en pêche deux jours par an, ou deux bateaux qui vont en pêche cent jours par an, c’est pareil, c’est une question de gouvernance. Comment on répartit le gâteau, ce n’est pas un problème d’écologie, mais de politique. »
De même, la réglementation des arts de pêche. L’Europe a interdit la pêche électrique, et il a été reproché aux pêcheurs français de ne pas l’avoir soutenue. Hubert Carré se défend : « les Hollandais ont eu, pour des raisons qu’on ignore, l’autorisation d’avoir un protocole expérimental pour quatorze navires. En fait ils étaient 82, et nous, on a dit à l’Europe, d’accord pour qu’ils restent dans le protocole scientifique, mais qu’ils pêchent chez eux, qu’ils ne viennent pas en France, et qu’ils apportent la preuve de l’innocuité de cette pêche. Si vous voulez, on se voyait mal, nous comité national demander à l’Europe d’interdire une pratique d’un seul pays. C’est comme si la Hollande demandait l’interdiction de la pêche pélagique sous prétexte de prises accessoires de dauphin [alors que les Pays-Bas n’ont pas de grands fonds où pêcher de la sorte]. On a dit qu’on n’était pas d’accord pour une pêche électrique dans les eaux françaises. » Et puis, l’autre aspect c’est que la pêche électrique n’est pas, quoi qu’on en dise, l’enjeu majeur de la pêche dans le monde.
Si l’on pêche deux fois moins, la biomasse triple, et on attrapera demain 20 % en plus, voilà le message envoyé lors de cette soirée MSC. Une approche prudente pour atteindre une durabilité d’autant plus urgente que le climat désormais s’en mêle. « Nos amis hollandais pêchaient du hareng et maintenant du rouget barbet, et dans le Golfe de Gascogne on capture une bonne partie de l’année du maigre qui fréquentait plus les côtes ouest-africaines. Tous les stocks ont actuellement tendance à migrer vers le nord (Norvège et en Islande), le changement climatique bouleverse les modèles mathématiques », constate Hubert Carré. Olivier Le Pape confirme : « on a des dérives d’espèces comme la morue en mer Celtique qui est en train de disparaître, mais pas en mer de Barents ou au Labrador. En fait, avec le réchauffement, les espèces en limite sud de leur répartition sont en train de disparaître. C’est l’inverse pour les espèces en limite nord, comme le maigre qui remonte » à mesure que son aire de répartition s’étend vers le nord.
L’angoisse de l’étal : que choisir ?
Autre façon de pérenniser la pêche, la consommation de poisson. Pour Ludovic Frère, c’est un élément essentiel, et efficace. « Aujourd’hui, la consommation de poissons, c’est beaucoup trop. Il faudrait que ce soit trois fois moins. On est en situation d’obésité. Et puis il faudrait changer les espèces que l’on mange : on prône une diversification des espèces, et la réduction des protéines animales au WWF. » En clair, se sortir des sempiternels saumons, cabillauds et bars pour acheter des mulets, ou bien des sardines et des maquereaux, des poissons pleins d’omega-3, aux effectifs riches pour certains stocks, et qui ont le bon goût de ne pas coûter cher. Tout en faisant attention à l’endroit où ces poissons sont attrapés… rendez-vous sur le site web du WWF pour avoir les bonnes recommandations, avec des pastilles colorées.
Le consommateur doit aujourd’hui détenir un solide capital culturel pour faire correctement ses courses. A-t-il cependant le temps de consulter le web sur son smartphone quand il passe devant le rayon poissonnerie du supermarché ? A-t-il même les bonnes informations sur place ? Les poissonniers n’affichent pas toujours les provenances ni les arts de pêche utilisés, en dépit de la réglementation. « C’est compliqué de tout demander au consommateur », reconnaît Édouard le Bart, directeur Adjoint Europe du Sud et « AMESA » (Africa Middle East South Asia) de MSC. « Sa connaissance du sujet augmente. Les enquêtes montrent que 80 % d’entre nous disent qu’ils sont conscients que leur façon de consommer a un impact. Ils ont par contre du mal à savoir ce qu’est un poisson durable. » Le label est là pour cela, on s’en doute. « Je ne vais pas dire le contraire ! Le label c’est une bonne idée, car le consommateur a 5 secondes pour choisir un poisson, et 80 % des poissons sont achetés en grandes et moyennes surfaces (GMS). Moi, personnellement, je ne fais pas mes courses en ouvrant un smartphone. Il faut donc donner une information simple, facile à intégrer. Le label MSC, par exemple. Rigoureux, indépendant, transparent. C’est une des solutions. »
Pas parfait, avoue sans peine M. Bart, mais c’est le label le plus reconnu, depuis sa naissance il y a vingt ans. Le plus décrié, donc. On lui reproche, classiquement, d’être vendu au grand capital. Quelles sont vos sources de financement ? « On en a deux. D’abord, les trois quarts sont les 0,5 % de redevances versées par les marques, ensuite des Fondations, et puis des fonds publics. Ce budget est utilisé pour payer les scientifiques, pour améliorer les choses. Les pêcheries ne paient pas pour l’utilisation du label, » elles paient par contre les agents qui viennent les contrôler, pour obtenir leur certification – même principe que pour les agriculteurs en bio. Mathématiquement, MSC perd des sous s’il retire sa certification à une marque, on peut se douter que cela peut-être embarrassant. Cela crée de la suspicion chez les ONG. Bloom par exemple qui en décembre 2017, dénonçait la certification par MSC de la pêche au chalut de grand fond du Hoki, en Nouvelle-Zélande. L’organisation de Claire Nouvian y allait au harpon : « MSC vient de prendre une décision fatale à sa crédibilité… MSC est officiellement devenu une imposture… ils pourraient labelliser la chasse à la baleine, cela ne nous étonnerait plus. Tout est désormais possible avec eux… ». Édouard le Bart, en habitué, répond sans peine : « on a le même référentiel pour tout le monde, qui est basé sur l’état des stocks. Ce n’est pas un système basique conforme/ non conforme, car il est fondé sur une trentaine de critères notés, chacun de zéro à cent. On n’est pas non plus manichéen, on regarde les choses sur du cas par cas. Sur le hoki, justement, on l’a certifié avec des chaluts de fond, sur des stocks certifiés dès 2001, qui depuis ont plus que doublé, et se trouvent aujourd’hui au-dessus du RMD, qui plus est sur une zone de chalutage ultra-limitée. »
Le consommateur doit faire attention, aux espèces, aux provenances, aux méthodes utilisées, à la taille, aussi (un poisson manifestement trop petit n’a pas eu le temps de se reproduire…), et si possible au label MSC, le Label rouge n’est pas mal non plus. Une fois encore, dans notre société individualiste et accusatoire, seul le consommateur a la main. La solution, c’est lui et uniquement lui. Donc, si les choses empirent, c’est qu’il n’a pas bien écouté, ne comprend rien, s’en fout, a mal agit.
Et le distributeur, alors ? Et le poissonnier ? C’est en cours, nous dit Édouard Le Bart. Un peu tard pour le second, alors que cela fait une dizaine d’années que MSC travaille avec le premier. « Toute la difficulté c’est d’avoir une chaîne qui permet d’avoir la traçabilité et l’explication, du poissonnier au consommateur, » avance Hubert Carré. Qui ajoute un point de bon sens : « de toute façon c’est le prix qui détermine l’achat. L’évolution nette c’est que le poisson est consommé par des gens de plus 50 ans, et que ça monte chez les 25-35 ans, mais sur des achats plaisir et raisonné, le week-end. » Attention donc à bien convaincre, sans passer par la culpabilisation, usée jusqu’à la corde et qui porte peu de fruits ; tout en maintenant les prix. Il ne s’agirait pas comme s’en sont inquiétés les intervenants, que le poisson issu de pêches durables devienne un marché de niche pour les plus riches. Le poisson de qualité doit aussi pouvoir se manger à la cantine et se trouver à la poissonnerie de l’hypermarché, « toute l’année et pas qu’en vacances », pour reprendre le mot d’Édouard Le Bart.
De l’élevage hors-sol
L’autre solution, c’est l’aquaculture, qui elle aussi a son petit label, délivré par le petit frère de MSC, ASC, Aquaculture Stewardship Council. Aquaculteur pas encore certifié, Pascal Goumain représentait également le Syndicat Français de l’Aquaculture Marine (SFAM) lors de la conférence du 19 février. Le label ASC ? « Il est basé sur la densité de l’élevage, les aliments doivent être issus de la pêche durable, il faut aussi limiter les médicaments, pas de pesticides, en résumé, ne pas dépasser la limite qui conduirait à l’intensification. » Laquelle est un risque, car comme le remarque Olivier le Pape, « les volumes de poissons issus d’élevages ont depuis 1960 été multipliés par 60, avec 8 à 9 % de croissance par an. Aucun autre marché alimentaire n’est à ce niveau de croissance ! » À part le bio depuis quelques années. « Ce n’est pas compliqué : l’aquaculture est la seule solution pour répondre à l’offre : on produit plus qu’il y a quinze ans, en utilisant moins de ressources. Il faut 5 kg d’aliments pour faire un saumon alors qu’il en fallait 7 auparavant. » Pourquoi s’inquiéter, alors ?
C’est que l’aquaculture utilise justement d’autres poissons, pêchés en mer, pas toujours de façon durable. Le fameux anchois du Pérou par exemple, longtemps source majeure de protéines pour les saumons que nous mangions avant à Noël, et que nous avons sur nos tables désormais en toute saison. « C’est vrai, il y a cela dit de plus en plus d’huiles, de coproduits de la pêche [des déchets], de végétaux, et même d’insectes », se défend M. Goumain. Qui pointe un autre problème : celui de la faible acceptabilité sociale de l’aquaculture en France : « notre pays a été pionnier avec l’Ifremer, sur l’élevage de poissons, mais voilà, le problème est que personne ne veut de fermes aquacoles sur les côtes, on ne veut que du tourisme ! » C’est une plainte que déposent volontiers les conchyliculteurs, qui ne trouvent non plus de place pour s’étendre : dans la carte postale, ils font tache. « Il y a autre chose. On ne veut pas de nous, et en plus la réglementation nous entrave. En France, nos établissements sont classés à partir d’un seuil de 20 tonnes, alors que le seuil dans les autres pays européens est en général de 800 tonnes », du coup, une exploitation moyenne ne peut selon M. Goumain faire plus de 15 ha alors qu’à Madagascar, pays de forte production de crevette, on est facilement à 100 hectares.
Allez au large faire vos affaires, c’est le message que la société envoie aux aquaculteurs. « L’avenir serait l’off-shore, l’aquaculture loin des côtes, on nous dit. Avec de l’aquaculture multitrophique intégrée, qui au même endroit produit coquillages, algues et poissons [chacun profitant des déchets de l’autre]. Mais encore faut-il qu’on ait des concessions ! Et puis le large, c’est très cher, c’est 100 millions d’euros, ce n’est pas à la portée des pisciculteurs. » Le développement de l’aquaculture, en réponse à l’appétit insatiable des consommateurs pour les produits de la mer, pourrait demain passer par son industrialisation. À moins « que le in-shore se développe ! C’est ce que je fais, des fermes aquacoles en pleine terre, en circuits fermés. » Du hors-mer comme du hors-sol, mais avec quand même de l’eau, où l’on pourrait élever autre chose que du saumon et du bar, des prédateurs qui nécessitent beaucoup de protéines. Après tout, en Asie du sud-est, on mange des poissons herbivores et des algues, élevés et récoltés de façon extensive, et on ne peut pas dire que les populations manquent de protéines ni que les milieux aient été plus abîmés que chez nous. Reste à convaincre le consommateur de manger du brouteur plutôt que du prédateur.
La symbolique n’est pas la même. Mais après tout, nous mangeons des vaches, pas des loups.
La Nature est-elle compatible avec la ville ? Le 23 novembre dernier, le Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis s’est posé la question. Comment aménager un territoire en faisant attention à la biodiversité ? Est-il possible, soyons fou, de l’augmenter ? Questions obligatoires pour tout aménageur à mesure que l’écologie infuse les esprits et que les réglementations se font plus exigeantes. Questions lancinantes en Île-de-France avec la multiplication de ces « grands travaux » qui, quand on en mesure le volume impressionnant de déblais, inquiètent. L’extrême densité de population dans la région hypertrophiée va-t-elle encore augmenter aux dépens de ce qu’il reste de nature ? Choses vues à Vaujours, où l’on a entendu les mots cours d’école, toitures végétalisées, expérimentation, herbes folles et aéroports.
Plus personne ne peut faire semblant de l’ignorer : après le changement climatique, la biodiversité est en train de passer dans le langage commun. Lorsqu’on fait quelque chose, il faut aujourd’hui penser à elle. La société n’accepte plus que l’on touche à quoi que ce soit dès lors qu’on lui présente un projet d’aménagement. Elle veut être consultée, au début, pas à la fin, elle veut bien des parkings, des routes et des maisons, mais les plus transparents possible vis-à-vis de la nature. On ne coupe plus d’arbre ! De l’emploi, de l’économie, mais aussi les mêmes paysages. Que les territoires soient préservés ! Une injonction qui rime avec contradiction dans la mesure où nous disons collectivement abhorrer les entrées de ville défigurées par les ZAC tout en y faisant nos courses, nous déclarons aux sondeurs notre regret d’une nature perdue tout en avouant ne pas la connaître, nous voulons des villes en vert mais surtout des villes avec des espaces verts.
Heureusement, le législateur entend ce que nous avons du mal à formuler. Il sait mettre en mots l’air du temps. Alors a-t-il renforcé les lois de façon à ce que la nature ne soit plus la dernière case à cocher dans la réflexion préalable à un projet de travaux publics. À écouter les élus et les entreprises du BTP, c’est même devenu compliqué de simplement faire des fondations, ne serait-ce, d’ailleurs, que de bien comprendre les différentes réglementations afin de rester dans les clous de la légalité. Cahin-caha, les choses avancent pourtant, car conjuguer biodiversité et aménagements ramène un peu de beauté dans des agglomérations largement défigurées par le laisser-faire des années 1970 et 1980, puis la libéralisation de l’installation des grandes surfaces en 2008 (grâce à la loi de modernisation de l’économie, inspirée notamment par… Emmanuel Macron).
De la beauté, et du lien social. Mais comment le faire ? Comment conjuguer ville et nature alors que la France est de plus en plus urbaine, que les villes continuent de s’étaler sur des milieux agricoles qui ont été largement vidés de leur biodiversité par la façon de produire issue des Trente Glorieuses ? Voilà de quoi l’on a causé durant une journée grise de novembre à Vaujours, commune de la Seine-Saint-Denis. Une « rencontre technique », neuvième du nom, à destination des techniciens et des élus d’Île-de-France, du département en particulier, organisée par le Conseil départemental, en partenariat avec le Lycée du paysage et de l’environnement Fénelon, l’Union Nationale des Entrepreneurs du Paysage (UNEP), la Fédération Française du Paysage (FFP) et le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement de la Seine-Saint-Denis (CAUE 93). Cette rencontre s’est tenue au Lycée Fénelon, installé au pied de la rue de Coubron qui conduit, au bout d’une longue côte, à une forêt menacée par un projet de carrière. Une sorte de mise en abîme du sujet de la journée.
Quelle valeur donnons-nous à la nature ?
Commençons par l’essentiel. De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque la biodiversité dans les aménagements ? De temps… « La valeur qu’on donne à un milieu, à la nature, à la biodiversité, est liée quoi qu’il en soit à celle de la réglementation. La loi de 1976 est là, son application est de plus en plus présente. » Mais cela ne suffira pas, selon Florent Yvert, directeur de Biodiversita, bureau d’études en écologie appliquée, car « la loi ne crée pas une culture de la nature. On n’a pas encore franchi le cap d’une valeur intrinsèque que chacun de nous donnerait à la nature. Il faut être lucide : la biodiversité est encore considérée comme une contrainte réglementaire, un point c’est tout, et on compte sur nous, les écologues, pour trouver des solutions. » Le constat est dur. Comme beaucoup de spécialistes du sujet, M. Yvert se sent à la fois moins seul dans une société qui s’acculture doucement en matière de biodiversité, dans un monde qui accorde toujours moins de crédits pour s’assurer que la biodiversité sera correctement préservée par les projets d’aménagements ou de rénovation. La réglementation a démultiplié le besoin d’études et de rapports, toujours plus mal payés. Le reflet de nos contradictions : oui nous voulons de la biodiversité en ville, mais comme elle n’a pas plus de valeur que cela, nous ne voulons pas dépenser plus que cela pour la connaître et la préserver.
Dommage, car les villes sont riches en biodiversité, notamment en faune ailée. Délégué régional de la LPO, Frédéric Malher en a fait la preuve : « Il y a tant d’endroits pour nicher dans une ville. Pour un oiseau, en volume c’est un peu comme une forêt. Voilà pourquoi on y trouve tant de rapaces. » Sans parler des pigeons. La ville semble bruisser de battements d’ailes alors qu’on n’en entend plus guère à la campagne. Déjà qu’on ne voit plus son pare-brise se salir d’insectes éclatés, on n’entend plus beaucoup pépier dans les fourrés. Parce qu’il n’y en a plus beaucoup, des fourrés. « En Île-de-France, un oiseau sur trois a disparu entre 2004 et 2017, les plus touchés sont ceux qui dépendent des milieux agricoles, avec un bon -45 %. Les chasseurs n’attrapent plus de perdrix, et l’on n’entend plus l’alouette des champs, » un des rares oiseaux à chanter continûment en vol. Qui sait encore son gazouillis complexe ? « Attention, on parle de chute des effectifs, pas des espèces. L’alouette n’a pas disparu, c’est sa population qui a fondu. À cause de l’intensification des pratiques agricoles. Les parcelles augmentent de taille, les chemins disparaissent, les herbes folles qui les bordent aussi, les jachères se font plus rares etc. » Cela explique un peu… la baisse du moineau domestique en ville, qui, certes, aime la protection et la chaleur de la cité, mais a besoin d’insectes pour vivre, contrairement au pigeon, qui se fait à tout.
« Depuis quelques années, on voit les conséquences de la rénovation énergétique des bâtiments : de moins en moins de trous dans les murs, de rebords de fenêtres, de greniers ouverts, partout où les oiseaux nichaient, mais aussi les chauves-souris. » C’est au moins la preuve que la transition énergétique est en marche. « Il ne faudrait pas qu’elle aille à l’encontre de la biodiversité ! La rénovation par l’extérieur, les nouvelles constructions toutes lisses, c’est bien, sauf pour la faune. » Déjà que les éoliennes et les panneaux photovoltaïques ont un impact sur oiseaux et chiroptères supérieur à celui des centrales nucléaires… Que faire ? Penser à ne pas faire trop propre, à laisser de la variété dans l’architecture, des occasions à la vie de s’accrocher quelque part. Il en va des oiseaux comme des herbes folles : une fente, un trou, un peu de laisser-faire, et la vie revient. « On peut aussi poser des nichoirs, très utiles aux mésanges, mais pas aux moineaux qui ont besoin de buissons, et qui sont des animaux coloniaux, » ajoute M. Malher.
Accompagner, pour rester dans les clous
La ville attire la biodiversité qui a du mal à exister dans les régions de grandes cultures. Mais ne nous y trompons pas : c’est une biodiversité particulière, qui ne constitue pas des écosystèmes fonctionnels. La ville c’est une faune diverse, mais peu liée. « Il y a un autre aspect qu’on n’a pas en tête », ajoute Marc Barra, écologue à l’Agence régionale de biodiversité (ARB) de l’Île-de-France, « c’est la biodiversité grise, à savoir l’impact de la production de matériaux sur le vivant : la biodiversité dans les aménagements, elle est aussi à penser dès le début, de façon à privilégier les matériaux bio-sourcés. » Fibres de bois pour l’isolant, briques monomurs en argile, chanvre, lin, paille, peintures et autres vernis écologiques, beaucoup de produits existent. « En fait, je vais vous dire, le meilleur bâtiment pour la biodiversité, eh bien… c’est celui qui n’existe pas. » Disons que pour M. Barra, c’est l’aménagement du territoire dans son ensemble qui doit être favorable à la nature, pas seulement la ville. « Une ville devrait par exemple être une éponge à eau. Utiliser les sols pour stocker l’eau, cela veut dire les laisser à la végétation, comme les bassins d’orage, les noues, etc. » Le macadam et le béton nuisent à la biodiversité car ils effacent les sols vivants. Du coup, cela prive la ville de capacités d’épuration naturelle de l’eau et d’absorption des pluies hors normes. « Et ça coûte moins cher, in fine, car le béton est toujours plus coûteux que le sol laissé en place quand on regarde l’ensemble. » Marc Barra promeut un réaménagement du territoire au profit de la nature, sans toutefois tomber dans l’excès que serait une « densification non pensée, qui ferait des villes des bunkers minéraux, posés dans des campagnes vides. » Et pour densifier de façon intelligente, de façon à laisser respirer les terres agricoles et les milieux naturels, pour que l’artificialisation recule, il s’agit de former. « Malgré certains grands projets inutiles, comme Europa City, je vois de plus en plus de gens venir en formation, notamment des architectes. Les professionnels sont en train de se conscientiser, ils commencent à comprendre que la réponse à la minéralisation n’est pas le paysage, mais l’écologie. » Ce n’est pas parce qu’on fait des toitures végétalisées et des parkings ombragés d’églantiers qu’on favorise la nature !
Voilà un des rôles de l’ARB : intervenir le plus en amont possible pour aider les maîtres d’ouvrage, voire, les maîtres d’œuvre. Quel est celui de l’équivalent régional de la Dreal, la Direction régionale et interdépartementale de l’Environnement et de l’Énergie (Driee) ? Elle s’occupe des carrières, des espaces protégés, de la protection des paysages. Mais pas de l’aménagement, chasse gardée de la Driea (Direction régionale et interdépartementale de l’Équipement et de l’Aménagement). « Notre rôle est d’évaluer les projets que les aménageurs nous montrent. Ils doivent se soumettre à des évaluations au titre de l’urbanisme et de l’environnement, on s’assure qu’ils le font. » De l’aveu même de Jean-Marc Bernard, chargé de mission trame verte et bleue à la Driee, ce n’est pas si simple, car il y a beaucoup de structures qui interviennent sur les dossiers d’aménagements. M. Bernard a dû faire une petite « diapo » pour qu’on y comprenne quelque chose. Donc, depuis la loi de 1976, qui a mis un peu de temps à être appliquée, la prise en compte de la biodiversité dans les projets est encadrée par la doctrine Éviter-Réduire-Compenser (ERC), les différents schémas et documents d’urbanisme et de planification (SRCE, SDAGE, SDRIF, SRCEA, etc.) ; s’ils dépassent une certaine taille ou sont implantés dans certains sites, les projets doivent en plus se soumettre à une étude d’impact, ainsi qu’aux différentes procédures relatives à la loi sur l’eau, aux installations classées, aux espèces protégées, aux défrichements, aux travaux en sites protégés ou encore aux évaluations des incidences Natura 2 000, liées aux directives Habitats et Oiseaux.
« Cela fait beaucoup, et on n’a plus le droit de dire si l’on est favorable ou pas au projet. En fait, on est là non pour censurer un projet, mais pour conseiller le maître d’ouvrage de façon à ce qu’il reste bien dans les clous. » Conseiller en délivrant par exemple des éléments de référence pour conduire convenablement les études d’impact. Vérifier qu’il n’y a pas de localisations alternatives, afin de répondre à la séquence ERC (éviter, réduire, compenser) par le E et le R… qui n’existe en pratique que par le C. « Il faut ajouter que c’est l’ensemble de l’environnement du projet que l’on regarde. La biodiversité n’est donc qu’un élément de la prise en compte de l’évaluation environnementale, qui doit couvrir les paysages, l’eau, le bruit, le cadre de vie, les sols, etc. » Tout ceci à la charge de l’aménageur, qui doit tout assumer. « Quand c’est une petite commune, qui révise son PLU tous les cinq ans, cela peut être difficile, car tout ce dispositif est difficile à maîtriser. On les aide, en s’assurant que ces petites communes ne créeront pas trop de désordres, que les espaces naturels seront maintenus. » Quant aux grandes agglomérations, à l’ingénierie suffisante, la Driee les pousse à créer toujours plus d’espaces de nature. « C’est-à-dire qu’on ne peut pas se contenter d’avoir des parkings avec des arbres, promouvoir ça, c’est se tromper d’échelle, c’est vraiment le niveau zéro de l’écologie urbaine. C’est un métier l’écologie, » rappelle M. Bernard, qui constate chaque jour la médiocrité de la plupart des projets sur lesquels la Driee a à délivrer un avis.
Montrer aux élus qu’on peut faire autrement
« Quand on habite dans un quartier populaire, on a le droit au beau », défend Bélaïde Bedreddine, le vice-président du Département de la Seine-Saint-Denis chargé de l’écologie urbaine, de l’environnement et de l’assainissement. La biodiversité est un thermomètre, sa raréfaction est le symbole du fonctionnement d’une société qui n’a plus les pieds sur terre. Y penser très en amont des projets, c’est mieux protéger l’environnement, c’est donc se protéger soi-même. Et puis, mettre de la nature en ville, c’est ramener de la beauté et du bien-être dans les quartiers : « Il y a un vrai besoin d’espaces verts dans le 93. Quand on fait des sorties ornithologiques au parc du Sausset, il y a toujours du monde, des questions, et des comportements étonnants apparaissent, comme les enfants qui corrigent leurs mères qui veulent nourrir les oiseaux. »
Natif et habitant de Montreuil, M. Bedreddine considère Paris comme sa banlieue. Les années lui ont montré une chose : « On ne peut pas laisser des espaces moches dans la cité, ce n’est plus possible. Plus c’est beau, plus c’est utile et moins c’est dégradé, c’est aussi simple que cela. » On dégraderait ce qui ne nous valorise pas, ce qui ne nous apaise pas. Un jardin n’est jamais tagué. Il n’est pas pour autant toujours bien respecté. L’élu a un espoir : que les cours d’école soient un jour végétalisées, que les enfants y puissent tourner autour des arbres et cultiver des légumes. « C’est là que l’éducation se fait, or les enfants sont accueillis dans des bâtiments moches, avec des cours en macadam… »
À chaque fois, ses collègues qui ne veulent pas faire autrement que d’habitude se retranchent derrière le coût. « Pourtant, c’est faux, faire de la biodiversité ne coûte pas forcément cher », affirme M. Bedreddine. « En fait, il faut inverser le raisonnement : ce sont les élus qui ne veulent pas payer, car même si je constate que les choses avancent, elles se font toujours aux mêmes budgets », lui répond Sylvain Fabiani, du groupe Ségex, allant dans le sens de Florent Yvert. « Par exemple, on nous dit que la gestion différenciée vaut plus cher, c’est faux, mais ça renvoie le client à la valeur qu’il veut donner à la nature. » Pas beaucoup, faut-il comprendre… Le groupe Ségex est un des principaux aménageurs de jardins publics en France. Il a réalisé celui du nouveau Forum des Halles. « Même pour un acteur gros comme nous sommes, les budgets sont toujours difficiles. Sur le budget entretien par exemple, qui est prévu dès le départ, les lignes budgétaires n’apparaissent qu’à la fin du chantier, ce qui fait qu’elles ne sont pas bien grosses. » L’argent manque, la culture, aussi. Aménageurs, élus mais aussi citoyens ont une vision très paysagère de la biodiversité. Il y a le riverain qui vient râler parce que les équipes Ségex ont laissé pousser des mauvaises herbes en pied d’arbre, mais ne remarque pas que le trottoir est maculé de crottes de chien. Une attitude récurrente. « Pour les marchés publics, il faut faire beaucoup de pédagogie. Notamment sur la notion de propreté, comme si la nature devait être propre. Non, la flore spontanée n’est pas sale ! Mais on progresse, on progresse… » Le fauchage est encore sujet à discussions. Faire comprendre que le gyrobroyage meurtrit les tiges, et qu’on peut garder les résidus sous forme de paillage, ce n’est pas simple. « Nous, on essaie de faire de l’écopaysage. On va jusqu’à proposer le pâturage des espaces verts par des brebis de race solognote, pour laquelle nous sommes, Ségex, naisseur, sélectionneur et éleveur. » Mais pas mangeur car une fois leur service terminé, les moutons finissent leur vie paisiblement dans un pré.
La compensation écologique par l’exemple
Chef de projets à la CDC Biodiversité, Caroline Girardière a montré à M. Fabiani qu’on peut parfois améliorer l’existant sans créer de décalage entre la préservation locale de la biodiversité et l’écologie au sens large. Certes, ce n’est pas en ville, mais sur des espaces très particuliers.
La CDC Biodiversité s’occupe en effet de la dernière lettre de la séquence ERC. Elle porte le foncier et gère des espaces dévolus à compenser la dégradation de milieux naturels occasionnée par un aménagement. Dégradation que le maître d’ouvrage était au préalable censé avoir tout fait pour éviter et réduire, bien entendu. Exemple à Châtenay-Malabry. « Les travaux de construction de la ligne de tram T10, qui ira d’Antony à Clamart, ont détruit un petit bois de trois ha. Le but était d’en recréer un autre à côté, » sur 9,5 ha en 4 parcelles de la forêt de Verrières, en plus de 12 ha d’espaces en friches qui seront reboisés en Île-de-France. « On a fait un repérage, on a identifié les secteurs les plus proches du lieu de l’impact, pour pouvoir être sur un secteur et un milieu identiques. Une fois qu’on a choisi le site, on a abattu des arbres, pour ouvrir les milieux, pour faire des prairies, on a créé des « îlots de sénescence » où on a laissé du bois mort, on a replanté des lisières et créé des mares. » Ce foncier – le Bois de la Béguinière et le Bois du Carreau – appartenait à l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris (AP-HP), il a été acheté pour le compte de l’aménageur, Île-de-France Mobilités (l’ex-Stif), par la CDC Biodiversité. « Le chantier a duré un an, deux ans en comptant les études. Il nous a fallu faire beaucoup de communication afin de rassurer les riverains qui pensaient qu’on allait détruire une partie de la forêt de Verrières. » Des riverains qui ne comprennent pas plus que d’autres ce qu’est la compensation, si ce n’est qu’elle serait un permis à aménager, comme le marché du carbone serait un permis à polluer.
La biodiversité par le potager
La CDC Biodiversité suivra cet espace de compensation durant 30 ans. D’ici-là, parions que la biodiversité sera devenue un objet social comme le bruit et l’eau. Parce qu’elle aura été cultivée dans les potagers ? C’est ce que pense Ana Cristina Torres, post-doctorante au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris (MNHN), qui a fait sa thèse sur les usagers des jardins partagés. « Ce qui est frappant, c’est que les gens font du jardin pas forcément pour la nature en tant qu’entité, mais pour répondre à un besoin social : la recherche d’une qualité de vie, de relations sociales au sein d’un quartier. » C’est ensuite que vient la nature, devant même l’alimentation, et alors que les personnes suivies durant sa thèse par Mme Torres font bien pousser des légumes : « Après le social, il y a l’envie d’être en lien avec la nature, d’apprendre les cycles de la nature, et d’apprendre aux enfants. » Tout le monde reconnaît le côté apaisant du travail au grand air, de l’effort et de ses fruits : les légumes qu’on a plantés, qui poussent, donnent, se donnent et sont donnés. De là, l’idée de nature fait son chemin dans les esprits, « par les sens, par tous les sens, il faut que cela implique les sens, la biodiversité, si on veut la développer. » Les mauvaises herbes ne le sont plus tant que cela, lorsqu’on les voit pousser près des légumes, dans les espaces entre les jardins, progressivement, on les accepte comme une flore spontanée, et l’on réécrit alors une relation différente avec la nature. Fondée aussi sur l’absence de produits chimiques, proscrits par la charte des jardins partagés de la Ville de Paris, la Charte Main Verte.
Ces nouveaux jardins ne sont qu’une présentation moderne de ce qui existait avant, les cités-jardins et les jardins ouvriers. D’individuels, ils sont devenus collectifs et participatifs. Est-ce de l’agriculture urbaine ? « Non, et d’ailleurs celle-ci est anecdotique, elle a néanmoins le mérite d’interroger le fonctionnement des systèmes urbains », estime Sabine Bognon, Maîtresse de Conférences au MNHN. L’agriculture urbaine ne prétend cela dit pas nourrir la population des villes mais, au moins recréer un lien entre elles et leurs campagnes. « Avant, ce lien se faisait par exemple par les déchets qui étaient déversés sur les champs, comme engrais », mais l’industrialisation du traitement d’une masse croissante de poubelles, de même que l’hygiénisation de la société, ont coupé ce lien. Lequel était aussi direct par la présence de poules, de cochons et de maraîchage un peu partout en ville.
Le résultat est que depuis Haussmann, pour faire court, le végétal et l’animal n’ont plus en ville qu’une « fonction ornementale et maîtrisée, au sein de parcs zoologiques, de jardins botaniques, d’espaces récréatifs. » Dont les jardins ouvriers avant tout conçus, y compris autour des usines installées à la campagne, pour distraire l’ouvrier de son envie d’oublier son labeur au bistro, en lui vantant les vertus de la terre pour lui et sa famille. Une forme de morale issue du catholicisme social qu’on retrouve dans les déclarations des pratiquants et même dans la charte des jardins ouvriers, familiaux et sociaux, établie par le Ministère de l’environnement en 1993 et qui affirme qu’ils sont « des équipements sociaux indispensables à l’harmonie de la ville et un outil de solidarité. »
Au bien-être de groupes privés également, prévient Mme Bognon dans ses publications. Puisque l’agriculture urbaine est devenue un objet tendance dans la pensée urbanistique, rien d’étonnant à ce que des opérateurs financiers se penchent dessus. Le cas de Newark, près de New York, n’est pas anecdotique : sur un immense site industriel en friche (Ironbound), un consortium a installé une ferme verticale qui, en augmentant l’attractivité du quartier par une offre de maraîchage bio très connotée culturellement aux États-Unis, porte le risque d’une augmentation des prix de l’immobilier et donc, d’une sélection sociale de la population. Une gentifrication, la « boboïsation » par les légumes. « En fait, l’agriculture urbaine crée une nouvelle concurrence pour le foncier urbain », qui ne peut qu’accentuer la spéculation dans une ville, Paris, où le marché est laissé à faire ce qu’il veut, et qui s’est installé dans la course marketing entre capitales voulant être plus vertes que vertes. La responsabilité des politiques est donc immense, comme celle des urbanistes. Ces derniers « ne sont pas agronomes, or il y a contradiction entre la volonté de densifier et celle d’ouvrir des espaces de maraîchage, de jardin. Bref, cela demande une réflexion globale, territoriale, dans le cadre d’une gouvernance alimentaire », celle des Projets alimentaires territoriaux (PAT) et du Pacte de Milan par exemple. Penser la nature en ville, sous quelque forme qu’elle soit, exige de ne pas réfléchir chacun dans son coin.
Une demande démocratique nouvelle
À Besançon, il y a aussi des jardins ouvriers, comme partout. Il y a aussi une demande sociale qui change. Étienne Voiriot est paysagiste à l’Agence Territoires : « Cette nouvelle demande », notamment sur les fauches différenciées, le zéro pesticide, les herbes folles, « permet de reformuler celle des collectivités. Et surtout, de leur faire comprendre que ce n’est plus comme avant : on ne peut plus imposer un projet. Les citoyens veulent dire ce qu’ils pensent. Concrètement, aujourd’hui, il faut que la personne publique porteuse d’un projet ait suffisamment de souplesse et de confiance dans un processus d’élaboration moins linéaire. » Sans confondre, comme c’est souvent le cas, participation et communication. Demander au public, recueillir ses remarques, ce n’est pas faire semblant, pour lui servir un discours lénifiant qui, in fine, masque mal le fait que tout est déjà décidé. « Et puis il ne faut pas avoir de posture technique. Les gens ne sont pas savants ; il faut se mettre à leur niveau. » Même si, reconnaît M. Voiriot, ce sont un peu toujours les mêmes citoyens qui participent aux réunions publiques, et qu’ils posent toujours un peu les mêmes questions. « Chacun défend son pas-de-porte, et en définitive, on peut résumer les remarques par « surtout n’empêchez pas les voitures de rouler ! » À quelques kilomètres de Besançon, la Suisse a des années d’avance en la matière. « Il y a les votations citoyennes, qui font que tout le monde vote pour tout, il y a aussi une vision différente de la nature. Par exemple, les écoles : le week-end, elles sont ouvertes, afin d’en faire un lieu de vie auquel chacun fait attention, et leurs cours sont des espaces de vie, riches en plantes et en arbres. » M. Bedreddine devrait peut-être demander un permis de travail de l’autre côté des Alpes. L’acculturation en cours de la population dévoile en tout cas ce que le mouvement des Gilets jaunes lancé fin 2018 a rendu visible : le besoin viscéral d’être consulté, écouté et entendu, dans un système démocratique libéré des seules mains des experts.
Du bon sens et pas de verre
Après une matinée de débats, et un déjeuner remarquable fait maison par la cuisine du Lycée Fénelon, la centaine de participants s’est interrogée. Quatre ateliers, quatre thèmes, quatre réponses techniques. Quelles sont les choses c concrètes que l’on peut faire ? comment intégrer la biodiversité dans la maîtrise d’ouvrage publique ? comment l’intégrer dans la maîtrise d’ouvrage privée?, et la recherche qu’est-ce qu’elle pense de tout cela ?
Sur le terrain, les réponses trouvées par les lycéens et étudiants du lycée sont d’une simplicité irréelle. Mais après tout, c’est cela, l’écologie, l’art de redécouvrir en permanence la recette de l’eau tiède. Pour accueillir la faune, et ne pas la gêner dans sa vie de tous les jours, évitez les clôtures hermétiques et mettez des plantes grimpantes. « Il faut privilégier le low tech », s’amuse Marc Barra, qui s’est occupé de ce premier atelier (que peut-on faire, tout de suite ?), en compagnie de Magali Contrasty, coordinatrice du service éducation, formation et nature de proximité à la Délégation Aquitaine de la LPO. « Des plantes grimpantes, c’est moins coûteux et ça nécessite moins d’entretien que les murs végétalisés », très à la mode, mais qui tombent vite en ruine faute d’entretien. Ils consomment en effet une quantité invraisemblable d’eau et exigent des soins de tous les jours pour qu’ils continuent de ressembler à quelque chose. Marc Barra continue de s’amuser : « Quant aux clôtures, mine de rien ça remet en cause notre rapport à la propriété, dès lors qu’on ne les ferme pas tout à fait. » Il met en avant les toitures végétalisées, la perméabilisation des parkings et de la voirie pour qu’enfin, comme il l’avait défendu au cours de la matinée, les villes redeviennent les éponges qu’elles étaient ; il conseille aussi de réaménager l’existant en gardant les vieux arbres, aussi importants pour le patrimoine que pour l’ombre en été.
Sans oublier les arbustes, ajoute Magali Contrasty : « Souvent, en ville, il manque une strate intermédiaire, buissonnante où nidifient les oiseaux. » Et puis l’on met des nichoirs comme ça, sans y penser, alors « qu’il faut les orienter à l’Est, sans oublier de laisser des habitats sur les bâtiments », anciens et rénovés. Il faut des excroissances, des décrochements, des cavités, des tuiles canal, boucher les trous des poteaux électriques (au pied desquels on plante des grimpantes, vous avez bien compris) et proscrire les façades en verre qui perturbent les oiseaux jusqu’à provoquer leur collision. La tendance architecturale et urbanistique est pourtant toujours aux immeubles lisses comme des miroirs. Enfin, n’oublions pas les abeilles : les ruches, c’est bien, mais pas trop, afin de ne pas concurrencer les pollinisateurs sauvages, et quand on a des serres comme au Lycée Fénelon, s’il vous plaît, ménagez-y des ouvertures afin que ces insectes puissent… sortir après avoir butiné !
La nature dans les cours et les crèches
L’atelier n° 2 était consacré à la maîtrise d’ouvrage publique. Comment les institutions peuvent-elles être exemplaires en matière de biodiversité, alors que la pression foncière croît en raison inverse des budgets publics ? Les bailleurs sociaux parisiens commencent à relayer la politique municipale de biodiversité positive, dans les cours d’immeubles. Le Département de la Seine-Saint-Denis commence à prendre en compte les arbres dans les projets de rénovation de crèches : innovant car en général, lorsqu’on refait une crèche, on élimine toute source potentielle d’accidents, ne serait-ce que les sources de feuilles mortes. Animé par Philippe Jacob de l’Observatoire parisien de la biodiversité, avec les interventions de Christophe Davallo, chef du service espaces verts de Paris Habitat, Cédissia About et Nicolas Pasquale de la direction des constructions publiques de la ville de Paris, et d’Estelle Beauchemin, cheffe du service des espaces extérieurs et continuités vertes de la direction de la Nature, des paysages et de la biodiversité du Département de la Seine-Saint-Denis, l’atelier a pointé une grande différence d’appréciation du sujet entre Paris et son voisin séquano-dyonisien. Notamment en ce qui concerne la désimperméabilisation et l’intégration de la nature dans les espaces extérieurs de bâtiments accueillant bébés et enfants. Autant à Paris les parents n’y voient, semble-t-il, rien à redire, autant c’est plus difficile dans le Département, sans qu’il soit encore vraiment possible de comprendre pourquoi. Il y a pourtant un patrimoine arboré étonnamment riche en Seine-Saint-Denis, avec 74 espèces différentes dans les cours des crèches, presque un arboretum…
Par contre, la nature dans les cours d’immeubles HLM à Paris, tout le monde semble très heureux de la voir s’épanouir tranquillement, sans gestion excessive. Les bailleurs constatent moins d’incivilités à mesure que ces jardins deviennent un peu plus fouillis, au prix d’un accompagnement constant et de propositions d’activités : l’appropriation est au bout de la route, mais celle-ci est longue. Pour le reste, on s’interroge au sein des organismes publics sur la perception par les administrés des feuilles qui tombent et qu’on ne ramasse plus si souvent, des herbes folles au pied des arbres, des racines qui soulèvent les trottoirs, des résidus de fauchage qu’on laisse un peu sur place… Jusqu’à quand les citoyens de Paris et de la Seine-Saint-Denis vont-ils accepter que leurs rues ne soient plus » propres » ?
Le cas emblématique des aéroports
Dans le privé, les maîtres d’ouvrage sont tenus de faire attention par une multitude de textes. D’autant que les plus grandes entreprises ont signé publiquement le 10 juillet 2018, en présence de l’ex-ministre Hulot et des directeurs et directrices des principales associations de protection de la nature françaises, la charte Act4Nature, sorte de Plan National de la Biodiversité privé. Les engagements présentés par ces entreprises n’engagent que celles et ceux qui y croient, certes, ils ont tout de même été pris devant les personnes les plus susceptibles de les leur rappeler publiquement en cas de manquement… Cet acte marque en réalité que la biodiversité ne fait plus sourire dans les entreprises privées, qu’elle commence à faire partie de la bonne gouvernance. Alors, les professionnels n’ignorent plus à quel point le végétal est devenu aussi important que les aménagements à réaliser.
Animé par Juliette Allenet de l’Unep, en présence de Tolga Coskun, responsable écologie chez le conseiller en immobilier et développement durable Arp-Astrance, Pierre Darmet, secrétaire du Conseil international biodiversité et immobilier (CIBI), et Julia et Roland Seitre, cofondateurs de l’association Hop ! Biodiversité, l’atelier n° 3 a montré qu’effectivement, l’on pouvait aménager et faire de la biodiversité. Fleury-Michon par exemple, entreprise familiale viscéralement attachée à la Vendée, qui a totalement repensé l’accueil de son siège social en en faisant un jardin pédagogique et des potagers pour ses employés. Les salariés ont été informés au fur et à mesure, ils ont adopté le projet, ce qui semble être une condition nécessaire pour que la biodiversité entre dans l’entreprise. Il est vrai que c’était assez facile avec Fleury-Michon, dans son contexte très rural et bocager. Cette réalisation n’a pas obtenu le label BiodiverCity® du CIBI, qu’elle n’avait cela dit pas demandé. Promouvant « les meilleures pratiques en matière de biodiversité urbaine pendant les phases de planification, conception, d’entretien, d’occupation et de valorisation de l’environnement bâti », le CIBI, juge et partie, labellise des projets grâce à « un outil inédit d’évaluation et de valorisation de la prise en compte de la biodiversité pour tous les projets immobiliers. » À l’heure actuelle six aménagements ont été labellisés. Parmi eux, citons le gigantesque centre commercial Cap 3 000 en bord de mer à Nice et à l’embouchure du Var (et d’une zone Natura 2 000) – 17 760 m² de jardin créés, 4 282 m² désimperméabilisés et 4 450 m² de toitures végétalisées ; l’écoquartier Eikenott à Gland, en Suisse (2,1 ha de prairies fleuries, 450 logements, 800 vélos, 0 voiture) ; la Seine musicale sur l’île Séguin, à Boulogne-Billancourt, où tout en principe a été fait pour que faune et flore locales s’implantent comme elles veulent, notamment sur la colline plantée qui marque l’entrée du bâtiment (6 755 m²) ; ou encore la rénovation de Challenger, le siège social de Bouygues à Guyancourt dans les Yvelines (36 ha ! dont 24 ha de parc paysager, avec recréation de prairies et de zones humides).
En termes de surface, il y a beaucoup plus ambitieux avec les aéroports. 70 % de leurs surfaces sont occupées par des prairies. Du coup, celles-ci occupent la moitié de la surface prairiale du Grand Paris… Par une action pédagogique intelligente, relayée par la DGAC puis le Ministère de l’écologie, l’association Hop ! Biodiversité, cofondée avec la compagnie low cost Hop ! est en train de fédérer l’ensemble des aéroports français dans la prise en compte de ces prairies comme un élément à la fois de patrimoine écologique et de sécurité aérienne. En jouant sur la hauteur des graminées qui poussent, on diminue en effet le risque de percuter un rapace, tout en favorisant la nichée d’oiseaux parfois emblématiques comme l’Outarde canetière (qu’on trouve pas en Ile-de-France mais sur des aéroports du sud de la France). Semblables aux steppes pré-agricoles, peuplées d’orchidées, les prairies aéroportuaires sont, en soi, des espaces naturels… protégés par une industrie très polluante, le transport aérien. Un paradoxe, et une réussite, fruit d’un long travail de conviction qui n’a pas coûté grand-chose, si ce n’est de faire comprendre aux gestionnaires qu’on peut faucher différemment.
La recherche aime les toits et les mosaïques
Philippe Clergeau, Professeur au MNHN, Gilles Lecuir, chargé d’études à l’ARB Île-de-France, Nicolas Buttazzoni, technicien au parc départemental du Sausset (en Seine-Saint-Denis) et Stéphane Berdoulet, directeur de l’association Halage ont fait le point avec les animateurs de l’Observatoire départemental de la biodiversité urbaine de la Seine-Saint-Denis, Mehdi Azdoud et Cyril Roussel, et les participants de l’atelier.
La recherche travaille déjà sur le fonctionnement de la biodiversité en ville, qui n’est pas le même que dans ses milieux d’origine. Le constat est clair : même si les villes accueillent beaucoup de nature, celle-ci ne fonctionne pas comme là d’où elle vient. Les écosystèmes urbains sont pauvres. Pour un écologue, qui étudie les relations entre les espèces et le fonctionnement des chaînes trophiques, la ville est un pis-aller, une sorte de village Potemkine de la nature. Ceci posé, la recherche sur la biodiversité en ville est balbutiante. Elle commence à s’interroger sur les formes urbaines, des rues, des quartiers, des bâtiments, qui seraient, dans l’espace et le volume, les plus susceptibles d’accueillir une « belle » biodiversité. On n’en sait pas non plus encore assez sur les matériaux et les bonnes techniques qui aideraient à faire des façades véritablement « vertes ».
Quant aux toits végétalisés, qui commencent à être bien connus, ils ont un intérêt réel, mais on ne sait toujours pas les faire durer dans le temps. L’étude Grooves de l’ARB a été menée durant trois ans sur 37 toitures. Elle a montré que la richesse en pollinisateurs était du même ordre que celle au sol. Qu’en nombre de plantes venues spontanément s’installer, le toit végétalisé tenait la comparaison avec une prairie et un parc urbain, en particulier sur un sol épais (l’optimum serait de 27 cm) et d’origine végétale. La hauteur du toit aurait aussi un impact, car plus on est haut, plus il y a de vent, plus l’air est sec, ce qui sélectionne les espèces. Enfin, bien fait, un toit vert serait capable d’absorber un abat d’eau digne d’une pluie décennale. Conclusion : oubliez les classiques toitures couvertes de sedum, qui ne servent à rien. Et les murs végétaux ? Il semblerait que la science n’en pense pas le plus grand bien. Il faut beaucoup d’eau, d’intrants, de substrats, et beaucoup d’énergie pour amener tout cela quand la hauteur est importante. La hauteur idéale serait de l’ordre de celle des immeubles… haussmanniens. Le Baron a décidément créé des formes urbaines dont urbanistes, thermiciens, sociologues et écologues redécouvrent chaque année les mérites.
En fait, murs végétaux, toits végétalisés et autres originalités, peu importe, nous disent les chercheurs : l’important, c’est, comme dans la nature, la diversité des formes, la mosaïque des milieux. De la nature partout, sur plein de supports, les premiers étant, il ne faut pas les oublier, les vénérables et intemporels parcs urbains, dont la superficie minimale tournerait autour de 50 ha afin de constater la mise en place d’écosystèmes urbains vraiment fonctionnels. Cette nécessité de diversifier ne doit pas être oubliée quand on pense à implanter un système de production agricole en ville, au parc départemental du Sausset par exemple. C’est un projet du Département, à la fois alimentaire, écologique et socio-éducatif. La collectivité est en train d’en conduire un autre sur l’Île-Saint-Denis, dans le cadre de l’extension du parc du même nom et de la réhabilitation d’un site de friche industrielle. Cette zone de 3,6 ha, à la terre bien polluée, sera un « démonstrateur de la reconquête de biodiversité », par un laboratoire d’analyse des sols urbains, la rénovation de ceux-ci par des solutions « naturelles » (phytoréhabilitation, agroforesterie, permaculture), la restauration des berges, l’implantation d’activités agricoles et de compostage ainsi que d’espaces de découvertes et de formation pour la population. Un beau projet à la fois scientifique, écologique, agricole et socio-éducatif mené par l’association Halage. Comme le dit Florent Yvert qui a conclu cette journée, « c’est de l’expérimentation, et c’est ce dont on a le plus besoin : on ne sait pas faire, encore, la biodiversité en ville. On est en train de s’affranchir de l’idéal de nature, enfin, on découvre qu’il faut des interactions entre la ville et la nature. Très bien. Mais on tâtonne, on essaie, et c’est souvent le fait de non-professionnels. En fait, dans les projets, tout dépend un peu de qui les porte. »
La biodiversité en ville est un choix très politique. La favoriser, vraiment, c’est remettre en cause le schéma actuel, très complexe, de la prise de décision. Car cela oblige à avoir une vision transversale, dans l’espace et le temps, afin de ne pas considérer uniquement l’aménagement, mais l’aménagement dans son quartier, dans sa ville, dans son territoire de biodiversité. Repenser le territoire en faisant le constat de l’état de sa nature. Une vision fondée sur les relations entre espèces locales plus que sur les espèces elles-mêmes, sur les relations entre les populations de ces espèces en ville et autour de la ville. Un projet d’aménagement devrait être pensé dans l’optique d’augmenter la diversité des milieux, de multiplier la mosaïque de formes accueillantes pour la nature, autour des parcs urbains qui restent les pivots de la biodiversité en ville. Amener de la beauté, finalement. Par l’expérimentation. Par les potagers, les cours d’école, les arbres devant les crèches. En expliquant qu’elle ne rime pas avec propreté. Les herbes folles au pied des platanes et au bord des tombes, dans le cimetière, c’est la vie qui va, avec ses aléas que la démocratie locale doit apprendre à considérer. Le besoin de nature exprimé dans les enquêtes d’opinion est un des signaux que la population envoie pour retrouver du sens à l’existence dans une société, dans des agglomérations, de plus en plus désincarnées. On a besoin aujourd’hui de se raccrocher aux branches. On manifeste sur des ronds-points aussi pour dire que ces ronds-points on n’en veut plus, tant ils ont enlaidi nos villes au bénéfice de zones d’activités sans identité. Favoriser la nature en ville c’est une façon de refaire de la politique avec un grand p, de réhabiliter les élus en leur demandant de ne plus laisser que des traces subtiles de leur passage, qui formeront bien après eux les paysages dont on leur saura gré.