Ceci n’est pas une fable. L’eau avait débordé à Valence quand en novembre 2024 à Evian s’est tenue la journée consacrée aux liens qui l’unissent à l’espace. Qu’est-ce que l’on voit de l’eau depuis le satellite, en quoi cela peut-il nous aider à la mieux gérer ? Une manière d’explorer les outils que chercheurs, techniciens et élus ont à leur disposition pour améliorer leur manière de comprendre, de connaître et de prévoir la vie de l’eau que le changement climatique perturbe depuis déjà une génération. Un colloque organisé au Palais Lumière d’Evian les Bains par Bertrand Cousin et son équipe du Cluster eau lémanique.
Le Léman depuis le bateau qui le traverse : c’est grand !
Il faut des sous et du terrain
Dans son introduction, Claude Haegi, Président de la Fondation – suisse – pour le développement durable des régions d’Europe (FEDRE) et Vice-président du Cluster Eau Lémanique organisateur de l’événement prévint d’emblée : « La montagne s’affaiblit ! » Elle s’érode, s’écoule, s’effondre. Elle descend dans les vallées, entraînée par le changement climatique. « Malgré les avertissements réitérés depuis longtemps, », a-t-il dit puis écrit dans un billet sur le réseau LinkedIn, « la fragilisation des espaces naturels, l’effondrement de parois rocheuses dans les vallées montagneuses, des terrains mouvants jusqu’en plaine et en sites urbains s’ouvrant à des flots d’eau et de boue, la fonte spectaculaire des glaciers aux multiples conséquences, » la science avait prévenu, les faits sont là. « On n’avait pas imaginé que des cours d’eau qui étaient tranquilles jusqu’à présent puissent se transformer en menaces considérables. L’eau est sans doute une des menaces les plus grandes, » et c’est tout l’intérêt, conclut-il, de structures telles que le Cluster Eau Lémanique et la Commission internationale de la protection des eaux du Léman (Cipel) de le rappeler et le démontrer sans cesse aux élus et à leurs administrés à l’échelle transfrontalière. Que faire ? « Améliorer le lien qu’il y a entre la gestion de l’eau sur les territoires et l’aménagement du territoire, » défend Bruno Faurel, membre du comité de bassin Rhône-Méditerranée-Corse et président du syndicat d’aménagement de l’Arve et de ses affluents. L’eau n’est toujours pas un élément structurant de l’aménagement du territoire. Elle est toujours considérée comme une ressource, alors que « nos forêts, notre agriculture, notre biodiversité ont aussi besoin d’eau ! ». Or, très peu de documents d’urbanisme et de planification tiennent compte de cette universalité de l’eau. « Rares sont les schémas de cohérence territoriaux (Scot) qui abordent l’eau sous un autre regard que le simple regard de la ressource, », prend-il pour exemple. Avant d’aborder deux sujets qui fâchent : d’abord lrse/e financement de l’eau, aujourd’hui basée sur la seule consommation. « Est-ce de cette manière-là qu’on arrivera à intégrer l’idée que le soin apporté à l’eau, c’est le soin apporté à la nature dans son entier, c’est le soin apporté à notre avenir et à notre qualité de vie ? » La réponse est dans la question. La taxe Gémapi (Gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations) a apporté un début de changement en faisant financer la protection… contre les débordements de l’eau par un. pourcentage sur la taxe foncière qui est prélevée par les collectivités. Autre sujet, celui de la gouvernance. Selon Bruno Faurel, l’eau se travaille au ras du terrain, au plus proche du territoire. Autrement dit, pas seulement à celle des six grands bassins-versants inscrits dans la loi de 1964 (voir plus bas). « Il est essentiel que l’échelon territorial puisse se saisir de cette question […] à travers des organisations particulières. Je pense que nous devons songer à couvrir la totalité du territoire français par des commissions locales de l’eau [CLE], qui permettent une démocratie de l’eau, mais aussi à travers des regroupements de collectivités en établissements publics territoriaux de bassins [EPTB], qui sont de véritables objets administratifs, démocratiques, qui ont une capacité d’action décuplée par l’investissement des élus de proximité sur ces sujets. »
Une bonne gouvernance soixantenaire
L’eau, c‘est avant tout une « gouvernance », autrement dit une manière de gouverner. En France, elle est plutôt bonne. Le système mis en place par la loi de 1964 a montré ses mérites, au point d’être exporté. Un petit rappel historique s’impose pour savoir de quoi on parle quand on aborde le sujet de « gouvernance. » Plus ou moins inspirée de ce que faisaient déjà Allemands et Hollandais, cette loi fondamentale a fait le ménage dans le foutoir des textes qui prétendaient jusque-là organiser l’administration de l’eau et faire baisser sa pollution. Elle a mis en place les agences de l’eau, une par bassin-versant (enfin, presque, car il fallait qu’à la tête de chacune pût être nommé un ingénieur d’un des grands corps de l’État !). Alors uniques au monde, les agences de l’eau françaises ont un peu révolutionné la manière d’administrer en France et ailleurs car leurs aires d’actions, les bassins hydrographiques, se substituent aux frontières administratives. Autre révolution à l’époque, la création des redevances, ces taxes assises sur la facture d’eau de chacun de nous en vertu d’un principe écolo, le fameux « pollueur-payeur » – tu pollues, tu paies à hauteur de ce que tu pollues ; et d’un autre, plus basique, plus tu consommes, plus tu dépenses. Vingt-huit ans plus tard, la loi de 1992 a introduit un principe essentiel : l’eau est considérée comme un bien commun de la nation. Cette loi a introduit également l’autorisation du Préfet pour tout projet susceptible d’altérer la qualité de l’eau, et instauré les schémas directeurs d’aménagement et de gestion de l’eau (SDAGE) – des outils de planification, un par agence, déclinés au niveau des sous-bassins (ceux des affluents des fleuves) en Schémas d’aménagement et de gestion de l’eau (SAGE). Les Sage sont mis en œuvre par les Commissions locales de l’eau, les CLE, qui sont des parlements d’usagers et d’élus où l’on parle d’eau et surtout, du territoire de vie. En 2006, la loi sur l’eau et les milieux aquatiques (LEMA) a poussé un peu plus loin le cran de la « démocratie de l’eau » en imposant que chacun de nous doive bénéficier d’une quantité minimale d’eau dans des conditions économiquement acceptables. La LEMA a aussi introduit dans le droit la hiérarchie des besoins sur laquelle les préfets s’appuient en cas de restrictions liées à la sécheresse (L’eau pour les hommes, l’eau pour les bêtes, l’eau pour la nature et, s’il en reste, pour les cultures et les usines). Cela dit, la LEMA est en partie la transposition de la directive-cadre européenne sur l’eau de l’année… 2000 qui fixe un objectif de retour au bon état des eaux, lequel n’est toujours pas atteint. Pas plus que les taux de nitrates dans certaines de nos rivières, qui sont encore assez hauts pour que les plages se couvrent d’algues vertes et que l’Europe fasse payer à la France des amendes pour irrespect de sa directive nitrates votée en… 1991.
La Suisse, la France et la Cipel : une gestion internationale de l’eau
La France est un bon exemple qui s’exporte mais s’arrête aux frontières. Le système se substitue uniquement aux frontières administratives nationales. Or, le Léman est franco-suisse. La limite est au milieu, on la traverse en bateau. Entre Evian et Lausanne, qui gère l’eau ? La Commission internationale de la protection des eaux du Léman, la Cipel. Nicole Gallina en est la secrétaire générale : « c’est une organisation intergouvernementale qui a été créée il y a soixante ans parce que les eaux du lac étaient alors insalubres. 10 000 km2 sur 5 territoires, 3 suisses, 2 français, » cantons et départements réunis par la Cipel en compagnie des agences de l’eau, de la Dreal et des préfectures. « Nous avons un rôle de coordination entre les différents territoires, mais pas uniquement, car la Cipel fait aussi des recommandations, efficaces car elles ont amené, par exemple, à [développer les unités de] déphosphatation des stations d’épuration. » Ce qui a fait disparaître les explosions démographiques d’algues vertes dans le lac-frontière. En cette fin d’année 2024, la Cipel a fait une nouvelle recommandation sur une menace de taille différente, la moule quagga, qui, bien aidée par le changement climatique, a envahi les hauts-fonds du Léman. « On fait de la sensibilisation auprès des propriétaires de bateaux, on leur dit par exemple de bien les laver, et on demande aux autorités concernées de regarder à une obligation en la matière. » La moule est là, l’essentiel aujourd’hui est de limiter sa dispersion. Mais aussi, de surveiller la température. Les eaux du lac se réchauffent, alors, elles se mélangent moins bien. Le Léman a besoin de froid pour qu’en hiver, une stratification s’y installe : une couche d’eau supérieure froide, dessous l’essentiel un peu plus chaud, et le fond, toujours à 4 °C (c’est à cette température que l’eau est la plus dense). Ainsi, au printemps, à la faveur des vents, les eaux peuvent-elles se mélanger, et les eaux du bas riches en nutriments remonter pour se mêler à celles du haut pleines de plancton et d’oxygène. « Il faut des températures hivernales extrêmement basses en parallèle avec des épisodes venteux, mais dans un contexte de changement climatique, les hivers deviennent de plus en plus doux. On n’aura peut-être plus d’hivers froids pour permettre ce brassage. Ça a déjà un impact sur tout l’écosystème, la biologie des poissons et même, l’oxygène : le fond du lac est aujourd’hui asphyxié. » Les efforts de la Cipel et des collectivités avaient permis au lac Léman, autrefois très pollué (quand l’auteur de ces lignes étudiait l’ingénierie de l’environnement à l’université de Lille, au débit des années 1990, le lac était un exemple de mauvaise gestion) de redevenir bien propre, ceux du changement climatique perturbent son fonctionnement biologique et physico-chimique. On ne va pas forcer les eaux à se mélanger, parce qu’on ne va pas faire tourner des hélices dans le lac. Alors, on se contente d’observer pour imaginer des solutions, ensemble. Directrice de l’Institut des sciences de l’environnement et codirectrice de la chaire Unesco-Hydropolitique pour l’Université de Genève, Géraldine Pflieger loue le succès de la Cipel, qu’elle assimile à de la science participative avant l’heure : « aux prémices même de toute cette action, il y a eu une coopération forte entre des acteurs qui étaient à la frontière entre la science et l’action, parce que la situation de sauvegarde du Léman l’exigeait à l’époque : la Cipel a fait un travail extraordinaire dès le début, avec des outils qu’on appelle aujourd’hui science participative. » À l’époque des jeunes avaient pris leurs petites éprouvettes pour analyser la qualité de l’eau des affluents du Léman, cela permit de dresser les premières cartes de pollution, et d’établir la gravité de celle-ci. « Ça a été un véritable déclencheur de l’action parce que cela a conduit à engager tout un programme à l’échelle de ce très vaste bassin, qui a abouti à une reprise complète de la qualité de l’eau de surface sur l’ensemble du bassin lémanique. » Mer intérieure, le Léman est une Méditerranée à l’entrée des Alpes. Soixante ans après la création de la Cipel, les résultats sont là : les taux de phosphore ont baissé et on peut se baigner.
Il semblerait pourtant qu’il faille recommencer car après le phosphore, après la moule quagga qui colmate le réseau de chaleur « écologique » de la bonne ville de Saint-Gingolph, dont Madame Pflieger est la maire – de l’eau captée dans le lac alimente une sorte de pompe à chaleur géante qui apporte aux bâtiments publics et à la moitié des familles chaleur en hiver et fraîcheur en été, voici à nouveau les blooms : « il y a à nouveau des explosions d’algues, comme celle de septembre 2022. Des Uroglena, pas toxiques, mais problématiques. Heureusement que le Cipel était là car il a permis une coordination de tout le monde à l’échelle du lac. » Après. Pourquoi la bonne gouvernance de la Cipel n’a pu permettre de prévoir ce qui pouvait se passer, alors que l’événement a été déclenché par un glissement de terres, autrement dit, par l’arrivée brutale dans les eaux du lac de nutriments portés par des sols… alors que le glissement d’une couche de terres est assez prévisible. « On n’a vu cela qu’a posteriori, il faut reconnaître », admet Nicole Gallina. Depuis lors, les sols sont un peu plus observés, comme la chlorophylle : les élus riverains devraient demain pouvoir être prévenus quelques heures plus tôt de l’imminence de l’explosion démographique d’une algue. Il faut toujours des éléments marquants pour avancer, et prévenir… ce qui est déjà advenu. Un modèle numérique a d’ailleurs été développé, il porte le nom d’une série télé, SWAT (Soil and Water Assessment Tool). Ce modèle, explique Nicole Gallina, « permet de modéliser l’hydrologie du territoire en prenant en compte notamment l’usage des sols et le changement climatique. » SWAT est un modèle d’évaluation du risque érosif autant que de la qualité et de la quantité d’eau dans un bassin-versant, selon la manière dont on modifie l’aménagement du territoire.
Un jour, il faudra s’occuper des débits
Il lui est difficile de prévenir, la Cipel a aussi un problème de coopération côté France. Les collectivités locales sont peu ou mal associées, ce dont témoigne Géraldine Pflieger, en tant que maire de sa commune. « Il manque une dimension multi-échelles, cette façon d’associer les acteurs du territoire qui est très bien faite sur la rive nord du lac, pas assez sur la rive sud. » Il manquerait également une dimension quantitative car la Cipel ne s’occupe « que » de la qualité de l’eau. Or, le travail sur la quantité, sur les débits, est celui des agences de l’eau. C’est dommage, car comme le rappelle Bruno Forel, président du Syndicat Mixte d’Aménagement de l’Arve et de ses Affluents (SM3A), « la moitié de l’eau présente à Arles, dans le Rhône, lors de l’étiage, provient du Léman, qui joue donc un rôle tampon. Il y a interdépendance entre le fleuve et le lac, entre des bassins différents. » Et puis, les problèmes de qualité de l’eau peuvent également survenir après des soubresauts de débits. Une inondation, une crue, cela peut altérer de loin en loin ce qui coulera du robinet. Il faudrait donc envisager une extension des prérogatives de la Cipel, c’est-à-dire, marcher sur les pieds des agences de l’eau. Ailleurs, où il n’y a pas d’agences, cela se fait. Dans le monde, on trouve beaucoup d’exemples de structures de gestion transfrontalières d’un fleuve ou d’un bassin-versant. Conseiller spécial du président (Louis Fauchon) du World Water Council, Guy Fradin les connaît aussi bien qu’il a l’habitude des institutions françaises : ingénieur des eaux et forêts, il a été directeur général de l’Agence de l’eau Seine-Normandie jusqu’en 2011 avant de présider le conseil d’administration de l’Agence de l’eau Rhin-Meuse et l’Observatoire environnemental du canal Seine-Nord-Europe. « Ce qui compte dans une bonne gouvernance, c’est la transparence des institutions, de leur fonctionnement, le rassemblement de l’ensemble des acteurs, le partage des connaissances, un bon financement et une grande cohérence. » Tout cela ensemble. Pour penser ensemble des bassins-versants, l’amont et l’aval, la source et le fleuve, il faut au moins que tout le monde soit d’accord sur les enjeux. « On ne peut pas avoir un pays pour qui l’important c’est la santé, qui doit s’occupèrent d’un fleuve avec un autre pour qui l’important c’est le rural. La hiérarchie des usages doit être la même. » La cohérence des visions, c’est ce qu’il y a de plus compliqué à établir. Elle existe peu ou prou sur le Rhin, le Danube, le Mékong et même le Nil. Elle est discutable sur le Jourdain et n’existe pas à propos du Colorado où la seule cohérence qui règne est celle du chacun pour soi. Géraldine Pflieger cite un bon millier d’accords multilatéraux ou bilatéraux sur l’eau dans le monde, à mettre en regard des 7 ou 8 conflits vraiment repérés dans l’histoire récente de notre planète autour de la ressource en eau. La guerre de l’eau, tarte à la crème médiatique, est un fantasme.
Ne pas oublier les gens…
La bonne gouvernance doit être cohérente à tout point de vue, abonde Jessica Bergstein-Colet, chef de projet à l’association Initiative pour l’avenir des grands fleuves, créée par Erik Orsenna. Elle ajoute le fleuve Sénégal à la liste des exemples de bonne gestion interétatique, partagée entre le Sénégal, la Mauritanie, le Mali et la Gambie. « Parce que tout n’est pas acceptable, dès lors qu’on parle d’eau, il faut expliquer, réexpliquer, toujours expliquer, il faut qu’il y ait un dispositif de sensibilisation mis en œuvre, déjà pour que la vision politique permette d’être instillée à tous les échelons… » Sans acceptation des gens, la meilleure des gouvernances ne sert à rien d’autre qu’à faire des séminaires et des colloques. « Si les populations locales ne s’approprient pas les projets qui les concernent, rien ne peut être fait, en tout cas de façon durable. » Il en va de l’eau comme du vent : les projets d’éoliennes sont souvent rejetés par des populations qui estiment n’avoir pas été consultées en amont, mises devant le fait accompli. L’association fondée par Erik Orsenna est un réseau d’acteurs pluridisciplinaires, d’experts en sciences humaines et sociales, des ingénieurs, des hydrologues, des gestionnaires de ports, qui se réunit régulièrement quelque part sur la Terre pour partager regards, connaissances et solutions de terrain. « Les fleuves sont des artères, ce sont par eux que sont charriées toutes les pollutions, ce sont en eux que se trouvent aussi les solutions. Ce sont des patrimoines, certes, des biens communs, qu’on se doit tous de préserver ensemble, et pour cela, il est indispensable de partager, effectivement, quelles que soient les échelles, une vision politique, » jusqu’aux citoyens, aux usagers premiers de l’eau qui s’écouleraient.
… ni les zones humides !
Christian Schwoeher est le directeur du Conservatoire des espaces naturels de Haute-Savoie. La sensibilisation, il en fait chaque jour à propos des zones humides, dont la plupart d’entre nous ont oublié la définition et l’intérêt. « Il y a une attention particulière apportée au niveau des zones humides dans ce département. On a aussi leur prise en compte dans différentes démarches, que ce soit les SAGE ou des contrats de milieux [ou de rivière], et ça peut se décliner derrière sur des travaux de restauration. Toute la question, en définitive, c’est comment les zones humides sont prises en compte le plus en amont possible, notamment en lien avec les Scot : plus les zones humides sont prises en compte en amont, plus elles sont intégrées dans la planification, plus il y a de relais et de prise en considération. » Il s’agirait que les tourbières deviennent un élément d’aménagement du territoire, estime Christian Schwoeher. On en est loin. Les élus semblent toutefois l’avoir compris, grâce notamment à l’action des agences de l’eau. Chez les agriculteurs ça progresse aussi, en particulier chez les éleveurs. « Il y a en ce moment une discussion sur les conditions des règles de préservation des milieux humides et des tourbières dans le cadre des critères de conditionnalité de la PAC. Demain, quel sera le niveau de prise en considération des milieux humides, étant donné qu’on va peut-être les restreindre à des habitats communautaires, comme les tourbières, c’est-à-dire à des sites protégés, ou à des sites labellisés Ramsar. Derrière cette question il y a celle de la connaissance : où sont les zones humides [communes] ? » Très importantes dans les têtes de bassin, c’est-à-dire dans le chevelu hydrographique de ruisseaux qui amènent l’eau des sources aux rivières, les zones humides sont des tampons en cas de sécheresse et de grands abats d’eau. Elles ne sont pas que des musées de biodiversité à couvrir d’une cloche de protection : ce sont des espaces utiles, presque tous situés en zones de production agricole. Une des difficultés est que leur définition légale est complexe, car elle nécessite à la fois de l’observation de terrain et un sérieux travail de pédologie. Ce n’est pas parce qu’il y a de l’eau qui stagne au milieu d’un champ qu’il y a zone humide, cela peut-être simplement de l’eau de pluie qui ne peut s’échapper car le sol a été tassé par un engin ! Les bureaux d’études se trompent dans un cas sur deux, en France. « On n’est pas en capacité de savoir quel est l’état des lieux de nos zones humides au niveau national, alors qu’on a a priori tous les outils, le spatial ou autres. » Le satellite observe une suspicion de zone humide, pas une zone humide. Photo en main, il faut aller vérifier sur le terrain. Lequel est souvent un terrain agricole, travaillé par un exploitant qui a parfois perdu la mémoire de ce qu’est une zone humide. Guy Fradin et Jessica Bergstein-Colet rebondissent de concert sur les propos de leur collègue de Haute-Savoie. « Les zones humides, c’est l’exemple typique de la cohérence entre la politique de l’eau et la politique agricole. Or, en France, dans un contexte de politique agricole qui est à la fois nationale et communautaire, la cohérence entre la politique environnementale, la politique de l’eau et la politique agricole n’est pas assurée, ni au niveau national ni communautaire. Donc, beaucoup d’agriculteurs sont pris dans ces contradictions, » et ne se préoccupent pas plus de leurs tourbières que de leurs haies. D’autant que la vie est dure : on peut sensibiliser autant qu’on veut, si l’agriculteur qui a du mal à vivre de son travail n’a aucun intérêt économique à ne pas drainer sa tourbière, on ne voit pas pourquoi il les garderait, à moins qu’on ne l’incite financièrement à le faire.
Quand le secouriste aura-t-il l’information en temps réel ?
Pour Géraldine Pflieger, un des intérêts majeurs du satellite est celui du « downscaling », de la descente d’échelle, en français pas tellement plus compréhensible : avec la machine qui tourne, on peut aujourd’hui à la fois disposer d’une vision large des choses et regarder par le trou de la serrure. « On peut aller voir les acteurs locaux, des agriculteurs, des pêcheurs, des élus pour leur montrer les changements à l’œuvre chez eux, » en les comparant avec ailleurs. Le satellite fait un lien entre le global et le local. Son intérêt, finalement, c’est de produire une aide à la décision. Par des gens de terrain, rappelle en conclusion Guy Fradin : « les données doivent toujours être validées, elles doivent être interprétées, elles doivent être croisées, modélisées, utilisées et elles doivent être confrontées à la réalité de terrain quand elles viennent d’en haut. » On aura toujours besoin de techniciens et d’ingénieurs pour développer un regard d’ensemble et interpréter les données venues d’en haut. En particulier lorsqu’elles sont censées éclaire la décision à l’occasion d’une crise majeure. Elle a bien failli être astronaute, elle est officier de marine de réserve et directrice à l’ESA (« conseillère senior ») où elle s’occupe en particulier des réponses aux crises. Isabelle Duvaux-Béchon indique sans fard un problème : les satellites ne dialoguent pas entre eux, et trop peu avec les personnels précipités sur le terrain… « Vous savez, il n’est pas intelligent le satellite, il va prendre des images, envoyer des données, mais il reste l’humain, que ce soit pour fabriquer le satellite ou pour l’utilisation de ses données. » Petit rappel : l’ESA, c’est l’Europe plus la Suisse, le Canada, le Royaume-Uni et la Norvège. L’ESA envoie des satellites pour le compte de ses clients, lesquels peuvent passer par d’autres agences du monde pour envoyer d’autres satellites dans l’espace, tout cela fait un beau petit monde en orbite. Toujours ponctuel, toujours en retard : les satellites d’observation ne sont pas géostationnaires, alors ils passent et repassent au-dessus du même endroit à la même heure, tous les x jours, durant le même laps de temps. « Vous obtenez les informations du satellite deux jours après les avoir demandées, au mieux, car en cas de crise majeure ça peut être un peu plus long. » On peut faire moins avec le système Copernicus (qui a permis de rationaliser la collecte et la diffusion de données satellitaires sur l’environnement et les crises), atteindre six heures, mais six heures, c’est déjà trop tard, surtout quand on prétend suivre depuis là-haut un incendie de forêt gigantesque. « Le vrai problème en cas de crise c’est d’avoir une information de suite, au moment où elle est nécessaire. Mais pour cela, c’est toute la chaîne qui doit réagir entre le moment où l’image va être prise et le moment où les informations traitées par des êtres humains ou par l’intelligence artificielle vont arriver sur le terminal du pompier ou du spécialiste de protection civile ou du centre de gestion de crise. » Une charte internationale « espace et catastrophes majeures « a été signée en septembre 2000 entre 17 agences spatiales et 7 sociétés fournisseurs de données (provenant de 270 satellites), afin d’être à même de fournir des images le plus rapidement possible après sollicitation d’un État. Ce fut le cas le 12 octobre avec le Sri Lanka embarrassé par des inondations. L’information peut être délivrée plus vite, elle n’en restera pas moins entachée de biais, masquée par exemple ici et là par des nuages qui interceptent la lumière renvoyée par le sol, créant des secteurs tout blancs sur les images. Pour pallier, il peut être demandé à un autre satellite, radar, de se pencher sur le problème. Uniquement s’il se promène dans la même zone orbitale, car on ne peut demander à un satellite de sauter d’une orbite à l’autre, ce qui coûterait une fortune en carburant. Heureusement, beaucoup de satellites se suivent sur une même orbite… à distance de quelques heures. « Vous comprenez que si vous voulez avoir une image en un claquement de doigts, il vous faut beaucoup, beaucoup de satellites, et puis il faut les systèmes qui vont avec pour permettre d’acheminer les données et les traiter. » L’image doit être interprétée avant qu’elle n’arrive au pompier, car celui-ci n’aura jamais le temps d’y réfléchir. En cas de crise, des spécialistes doivent être là pour épauler les secours, pour leur délivrer des informations vraiment utiles. Pour leur indiquer, par exemple, à partir d’images d’inondations et d’autres données satellitaires, le nombre de bâtiments encore secs, le nombre de bâtiments détruits, le nombre de bâtiments inondés, l’état des routes, celles praticables pour les engins de secours etc.
Encore faut-il que ces informations parviennent au ras de la Terre. Or, sur le terrain, lors d’une crise majeure, les réseaux de télécommunications sont en général détruits ou fonctionnent très mal. Comment alors recevoir des images à haute résolution qui exigent une large bande passante ? Heureusement, même là où il n’y a plus rien, il y a toujours au-dessus des satellites de télécommunications qui tournent. Mais de modèles, de nationalités et donc de standards et de protocoles différents… Les satellites ne communiquent pas tous entre eux, et si d’aventure le terminal du pompier n’est pas compatible avec certains protocoles, il ne pourra pas recevoir grand-chose. La transparence du téléphone mobile et l’universalité de l’Internet nous ont habitués à la simplicité. Or, en matière de données satellitaires, le bordel règne. Voilà pourquoi l’ESA a proposé il y a deux ans une initiative pour que l’ensemble des moyens spatiaux – et aériens (drones) – sachent se parler de manière que le pompier, sur le terrain, reçoive une information sans avoir à se demander à qui il doit la demander, ni pour combien. « C’est toujours pareil, que voulez-vous, chacun travaille en silo, chaque agence dans son agence, chaque fabricant avec son matériel, chaque spécialiste d’un satellite n’en connaît pas d’autres etc. » L’humanité aime se répartir en casiers, l’ESA espère les rendre transparents, au moins à l’occasion de crises majeures. Pas seulement les grands casiers des grandes organisations, toutes les séparations : « il faudrait conférer à un centre de gestion de crise la capacité à n’importe quel moment non seulement de récupérer de l’image interprétée, mais aussi tous les autres médias, que ce soit la télévision, la personne qui est sur place et filme avec son téléphone et poste sur les réseaux, l’internet des objets, les senseurs connectés qui mesurent par exemple la hauteur d’eau ; bref, toutes ces informations-là devraient pouvoir être récupérées de façon à être intégrées à un flot d’informations interprétées en plus des images satellitaires. » Ajoutons les HABS (High Altitude Pseudo Satellite), c’est-à-dire des ballons que l’on peut envoyer à tout moment à 20 km d’altitude pendant 2 ou 3 mois au-dessus d’une zone. « Tout cela, ce sont des systèmes qui n’ont pas été conçus pour se parler, il faudra qu’ils puissent le faire, ou qu’ils parlent à un orchestrateur commun et qu’on mette en place aussi toute la gouvernance au sens de qui a accès à quoi, quand et à quel prix. »
Cela s’appelle serenity pilot implementation, en langage Duvaux-Béchon. Dans l’idéal, « le pompier une fois sur le terrain précisera sa demande auprès d’un système – on va appeler ça une place de marché digital, qui lui dira par exemple que pour cette demande-là, voilà ce qu’on peut vous proposer, et ça va vous coûter tant : une image dans les 15 minutes d’un satellite privé sera payante (OneWeb, ICEYE etc.), mais si vous pouvez attendre une demi-heure, vous allez avoir une image gratuite d’un satellite étatique, par contre ça coûtera quand même un peu parce qu’il faut compter le traitement derrière de l’image. » La proposition de l’ESA en est aujourd’hui à identifier les « trous capacitaires, » les manques, les besoins en services, en technologies ou en développement. Chaque État membre de l’ESA s’occupe d’un manque identifié, pour éviter que chacun ne fasse la même chose dans son coin. Premières démonstrations en 2025 au sujet des feux de forêt, de la surveillance maritime et même, de la gestion de crise dans un stade. « Oui, en quoi les satellites peuvent aider lors d’une crise de type terrorisme : mobiliser un système de télécommunication parce que les terroristes auront coupé les télécoms sur place, s’assurer depuis l’espace que les voies d’accès pour les forces de police sont bien dégagées etc. »
Le chantier semble considérable. Sur son incendie, le pompier a besoin de prévoir l’avancée du front de flammes, à partir d’informations sur les vents, la température et le degré d’hygrométrie de l’air, sur le type de végétation, son niveau d’assèchement et celui du sol. Il a besoin d’évaluer les risques, donc de données sur les habitations, les bâtiments, qui ou quoi est dedans par exemple à partir du nombre de téléphones actifs dans la zone d’intervention. Les téléphones sont d’ailleurs un bon indicateur de l’ampleur d’une catastrophe : lorsqu’aucun n’est détecté, c’est que les batteries sont vides et qu’il n’y a plus un électron pour les recharger. Le pompier devrait pouvoir disposer de données, d’images rafraîchies toutes les demi-heures. Ça ne sera possible selon la conseillère senior de l’ESA qu’à partir du moment où l’on aura rendu tous les satellites et tous les systèmes de communication interopérables, et que les images et les données puissent être interprétées bien en amont, avant que le pompier ne les reçoive, en les interpolant avec des données issues d’autres mondes, dont les réseaux sociaux : « quand on parle d’une crise ou d’un événement qui se passe quelque part dans une ville, le fait d’avoir la photo de manifestants en train de se réunir quelque part, ou d’une route qui est coupée par un barrage ou un accident, ça va être fondamental, et même peut-être plus utile que d’attendre l’image satellite. » Isabelle Duvaux-Béchon se souvient d’une épidémie de grippe survenue il y a quelques années à l’est des États-Unis. L’information était arrivée plus vite par les médias sociaux que par le pourtant efficace Center of Disease Control d’Atlanta : les gens allaient sur Internet pour consulter les symptômes, tous les mêmes, les algorithmes ont fait le reste, et les autorités ont pu se rendre compte de l’ampleur du problème avant que leurs services ne les informent ! Cela tombait bien, les informations véhiculées par les réseaux étaient valides. Or, ils diffusent aussi énormément de rumeurs, d’informations infondées voire, fabriquées. Issues du satellite ou d’une éprouvette, les données nécessaires à la bonne gouvernance de l’eau doivent plus que jamais être croisées et interprétées.
Le Léman sur appli
Elles le sont de fait si elles sont nourries par les citoyens eux-mêmes. Par exemple dans le cadre du projet Lemanscope, qui récolte des données sur la qualité des eaux du Léman à partir des téléphones portables des gens. « L’idée est de sensibiliser, d’éduquer le public, qui ne le sera jamais assez, mais aussi… de mieux comprendre les variations saisonnières et spatiales de la qualité de l’eau sur l’ensemble du lac. » commence Laurence Glass-Haller, collaboratrice scientifique à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne, une des coordinatrices du projet. « On a les données satellites sur le lac, mais pour les valider, on a besoin des sciences citoyennes, d’observations in situ par les gens. » L’École polytechnique de Lausanne utilise également une plateforme fixe qui flotte sur le Léman, devant Lausanne, baptisée LéXPLORE. Un ponton de 10 m sur 10 m avec une centaine de capteurs sur laquelle les chercheurs se succèdent afin de recueillir des données objectives sur l’eau du lac Léman. « Avec le Lemanscope, on a en plus de cette plateforme quelque 2 000 points de mesures répartis sur la totalité de la surface du lac ! » Des milliers de points réalisés par des centaines de citoyens bénévoles. Et toute l’année, chaque jour et pas uniquement à 11 h 30 comme le satellite qui passe au-dessus du lac comme le facteur, toujours à la même heure. À l’heure où nous écrivons, 655 personnes participent au programme, ce nombre augmente chaque jour. Elles ont réalisé à ce jour 2 346 mesures, à peu près partout sauf au centre du lac, et plutôt côté suisse.
Comment cela se passe ?Que vous soyez à la nage, en bateau, en voilier, en kayak ou même, c’est plus hasardeux, sur un paddle, vous pouvez donc apporter des données au monde scientifique. Des données sur la qualité de l’eau, estimée par sa couleur, évaluée par l’appareil photo du téléphone portable. Toute se passe via une application qui s’appelle EyeOnWater. « Une fois l’application chargée, il suffit de prendre une photo selon un protocole précis : à l’ombre ou dos au soleil, sans vagues, téléphone bien à plat, autant que possible. Et on indique la couleur que l’on voit, à partir d’une échelle qui en comporte 21, » l’échelle de couleurs de François-Alphonse Forel, un savant suisse mort en 1912, un standard dans le monde de la recherche. Voilà pour les teintes allant du bleu au vert.
En ce qui concerne la transparence, le public connecté peut vraiment jouer au chercheur : un disque de Secchi lui est proposé. Connu des étudiants en biologie, cet engin est donc un disque blanc, suspendu à un décamètre souple. On le plonge dans l’eau, et on note la profondeur à partir de laquelle on ne le distingue plus. « On l’envoie par la Poste aux participants ! » Le disque donne une idée de la turbidité de l’eau, donc de la présence de particules en suspension, du phytoplancton, etc. Inventé en 1865, cet outil simple n’a pas été démodé par le satellite. « En hiver, en général, on a des Secchi à 10 m, voire à 17 m. En été, on remonte à 2,5 m. » Plus il y a de plancton, plus l’eau est verte, moins elle est transparente. Et inversement en été, avec la couleur bleue qui domine.
Toutes les six semaines, les organisateurs proposent aux participants du Lemanscope des visites sur la plateforme LéXPLORE, ainsi que des webinaires et des ateliers pour maintenir la motivation qui a tendance à suivre la courbe des températures : quand il fait froid, il est plus difficile d’avoir des observations. « Cela permet aussi à cette communauté de discuter avec les scientifiques sur les problématiques du lac, sur leur perception de la qualité de l’eau, sur leur expérience science participative. » Des participants qui ne sont pas mauvais : d’après Laurence Glass-Haller, ils ne feraient que 15 % d’erreurs. C’est beaucoup, mais pas si mal, d’autant que le satellite lui aussi se trompe : en dessous de 10 m, il ne peut plus mesurer convenablement la transparence et puis, l’analyse des données a prouvé que le satellite est perturbé dans la partie genevoise du lac, ce qu’on appelle le « Petit lac » : « Apparemment, ce serait un problème de brouillage des signaux optiques, parce qu’en fait, le Petit lac est plus étroit, on est plus proche des rives, et la réflectance est plus grande. » Un biais qui peut cela dit s’appliquer aux observations des gens, car « pour les mêmes raisons, on voit que les observations proches des rives sont légèrement moins bonnes que celles prises à plus de 1 km des rives. » Démarré il y a six mois, le projet Lemanscope va durer vingt mois. Il a déjà montré son intérêt : outre la motivation des citoyens amoureux de leur Lac, la masse importante de données contrebalance les erreurs de mesures, et démontre que des citoyens non scientifiques peuvent en termes de qualité de travail s’approcher de la rigueur des chercheurs et de celle du satellite. Et leur fait gagner du temps.
Suivre les blooms
Disque de Secchi ou caméra embarquée sur un satellite, les chercheurs sont capables de dresser régulièrement des cartes de transparence de l’eau et de biomasse planctonique. Frédéric Soulignac, par exemple. Cet ingénieur à l’INRAE travaille avec Géraldine Pflieger sur la modélisation des explosions démographiques d’algues, les fameux « blooms » qui arrivent encore à surprendre tout le monde, en dépit de tous ces appareils braqués sur le lac Léman. « On n’arrive pas à anticiper parce que la vie, c’est complexe ! On ne sait pas tout… On arrive juste à bien reproduire la succession saisonnière des différentes espèces dans le lac avec, au printemps, plutôt des diatomées dans les eaux de surface, et puis, au fur et à mesure que les eaux de surface perdent en nutriments, on a un développement en profondeur d’autres espèces. Par contre, on n’arrive pas à reproduire des événements particuliers comme ce bloom de septembre 2021 [celui des Oroglena sp.] où, en deux, trois jours, on a eu une explosion de la biomasse. » Le satellite permet à Frédéric Soulignac de suivre l’état global du phytoplancton. Il lui donne chaque jour l’état initial… de la veille, vu que le satellite ne passe qu’une fois par jour, à la même heure. « Et puisque l’on connaît bien les courants du Léman, à partir de là, s’il y a un bloom photographié, je peux prévoir sa circulation dans le lac, sur trois à quatre jours. » Une modélisation utile pour les élus qui pourraient décider la fermeture d’un point de captage lacustre de leur réseau d’eau potable.
Il existe une multitude de facteurs expliquant la survenue d’un bloom, mais le seul finalement que maîtrisent à peu près les chercheurs est le mouvement de l’eau, la courantologie. Et cela tombe bien, elle est assez stable. Sauf en vertical : « On voit que la stratification thermique s’intensifie avec le réchauffement climatique. On a une différence de température entre la surface et le fond qui est plus élevée. On a en conséquence un lac plus stable, qui est plus résistant à des tempêtes. » Or, ce sont elles qui obligent les couches d’eau à se mélanger, à faire se rencontrer algues et nutriments. « La stratification atténue la circulation verticale de l’eau, ça déconnecte les eaux du bas des eaux du haut. Les nutriments restent en bas. » Ce qui devrait empêcher les blooms ! « Certes, mais ce sont des bombes à retardement, tous ces nutriments, tout ce phosphore qui s’accumule au fond du lac. » Apparaissant et croissant au printemps et en été, les algues meurent, tombent au fond où elles entrent en décomposition. Aux dépens de l’oxygène, consommé par les bactéries à l’œuvre, au profit du phosphore, produit par la décomposition, qui reste donc sur les fonds. « Or, normalement, en hiver, avec le refroidissement de l’atmosphère, les eaux deviennent froides et comme elles sont plus denses, une convection verticale se met en place, » elles descendent, remplacent les eaux du fond qui remontent, « avec le réchauffement climatique, on s’attend à ce que ce brassage soit de moins en moins profond. » Par-dessus le marché, la moule quagga redistribue elle aussi les nutriments. « Elle se développe au fond, pas dans l’eau ; par son activité filtrante, elle redirige donc les nutriments là où elle se trouve, vers les zones littorales et au fond du lac. Cette moule est désormais la maîtresse du phosphore dans le lac », comme l’est par endroits la crépidule, gastéropode invasif sur côtes de Bretagne.
Grégory Giuliani [dont j’ai fait le portrait dans Marianne le 18 mai 2025] est maître de conférences « senior » à l’université de Genève, au sein de l’Institut de l’Environnement (qui regroupe 130 chercheurs de tout domaine, droit, sciences, économie, management, de l’université de Genève). Selon lui, en dépit de leur qualité (et souvent, de leur gratuité), 93 % des images issues des satellites n’atteignent en définitive pas leurs cibles. « Al Gore, déjà en 1998, disait, à propos du programme américain d’observation de la Terre que la majorité de ces images satellitaires n’avaient allumé aucun neurone d’un être humain sur cette Terre. Et on s’est dit, avec un groupe de collègues, qu’il fallait qu’on maximise l’utilisation de ces données satellitaires au niveau national. » Ils ont alors construit le Swiss Data Cube, une infrastructure technique qui collecte l’ensemble des données de dix satellites américains et européens surla Suisse. Et un peu la France, l’italie, le Lichtenstein et l’Allemagne, vu que les orbites sont inclinées, la focale des satellites déborde donc sur les frontières. « Cela fait environ 3 000 milliards d’observations engrangées, 80 000 images, pour pas très cher », environ 40 millions d’euros. Le programme existe depuis 1984, il couvre l’ensemble des problématiques liées à l’environnement : l’évolution de l’enneigement, l’impact des sécheresses sur le réseau hydrographique, l’identification des poussières atmosphériques afin de prévoir les niveaux de pollutions en microparticules, ou encore la caractérisation des espaces artificialisés par le niveau… la densité de leurs végétations. « Le Cube a permis de montrer l’arrivée de végétations de type méditerranéen en Suisse et la dégradation des terres : on a pu montrer que celle-ci est deux fois supérieure à ce qui est officiellement rapporté par le gouvernement suisse. » La dégradation des terres est évaluée en mesurant les changements de couverture du sol ou de productivité des terres, cette dernière étant basée sur le calcul de l’évolution de la productivité photosynthétique sur une année. Cette (nouvelle) bonne connaissance de l’érosion des sols n’a pas pour autant fait réagir le gouvernement fédéral suisse. « C’est un petit peu frustrant, » reconnaît le chercheur.
C’est en réalité un peu plus que cela, à propos de l’évolution de l’enneigement. Sur une carte des Alpes, à l’est du lac Léman, on voit comme un réseau sanguin rouge qui semble alimenter un tissu bleu. C’est une photo satellite. « En rouge, les endroits où il y a de la neige durant 0 à 20 % du temps en hiver. En bleu, 80 à 100 % du temps. On a comparé cette image toute récente avec d’autres, prises des années auparavant. On a ainsi pu démontrer que la zone rouge, c’est-à-dire le niveau où on trouve peu de neige, remonte en altitude. Et que les zones bleues, bleu foncé en particulier, ont diminué. On a pu quantifier cette diminution et faire une carte qui montre les zones de gains et les zones de pertes à travers le pays sur ces 20 dernières années. » Cette carte, la voici : la Suisse est ponctuée de rouge et de vert. En rouge, les endroits où l’enneigement a baissé, largement majoritaires ; en vert, au nord et au sud de la confédération, les lieux où au contraire, la neige continue de tomber. « On a déjà perdu presque 5 % de neige permanente à l’échelle du pays. Ça fait quand même quelques milliers de km² ! Et on a logiquement une augmentation proportionnelle des zones où pendant les mois d’hiver la neige est rare, de l’ordre de 8 %. » Les prévisions indiquent un avenir potentiel avec 40 % de neige en moins en 2080, à moins que l’on ne parvienne à freiner la hausse des températures à 2,5 °C, auquel cas la baisse ne, serait que de 20 %. « Toutes les stations de ski installées sous les 2 000 m sont a priori condamnées, » conclut Grégory Giuliani, qui hormis justement chez les gestionnaires de station, n’a pas perçu de grand intérêt parmi ses interlocuteurs, en particulier les élus.
Son laboratoire a également travaillé avec Danone au sujet de son impluvium. À partir de photos satellites et de données de terrain « participatives, mais aussi des relevés déjà faits par le passé. On a entré tout cela dans le Cube, on a généré ce qu’on appelle des séries temporelles sur la végétation, l’eau, le bâti etc. On a mixé le tout et on l’a injecté dans un petit truc qui est à la mode maintenant, l’intelligence artificielle. Et, à la fin, on a obtenu une carte qui montre » les différents types d’usages des sols, sûre à 92 %. Chaque pixel mesure 10 m sur 10 m. Chaque année, Danone peut voir l’évolution de son impluvium en observant les changements très précis de couleur. En bleu clair, les zones humides. En gris, les terres artificialisées. L’IA n’est pas un mot-clé, « elle est vraiment utile parce que les volumes de données sont tels qu’actuellement, les techniques qu’on utilisait dans le passé ne permettent plus d’extraire de manière pertinente l’information utile. » Sauf pour l’enneigement, sujet sur lequel l’intelligence artificielle ne marche pas, selon le chercheur suisse.
Malgré la faiblesse relative de la prise de conscience des politiques, Grégory Giuliani continue de penser que montrer de telles cartes synthétiques est indispensable pour susciter ou maintenir l’intérêt des politiques. Ingénieure à la Direction partenariats et stratégie Objectifs de développement durable de l’Agence Spatiale Européenne, Maria-Gabriella Sarah en est convaincue. Il y a 17 ODD définis par l’ONU en 2015, déclinés 169 sous-objectifs (les targets). « C’est le satellite qui nous sert à vérifier où on en est par rapport aux à ces objectifs. On vérifie avec eux les 240 indicateurs (les KPI, en anglais) qu’on s’est donnés. » Grâce à eux, on sait au moins que les ODD ne seront pas atteints en 2030, au rythme où l’on va. La France est bien placée, derrière la Suède, le Danemark et la Finlande. À l’échelle du monde, 17% seulement des objectifs seraient sur la bonne voie, 33% sont au point mort, voire, régressent. Qu’elle provienne du satellite, de laboratoires ou de la science participative, la connaissance n’est qu’un matériau que la société façonne à son image.
Les eaux de pluie ne sont plus gênantes. Longtemps furent-elles considérées à l’égale de déchets, à ôter des regards, sous les pieds, dans des tuyaux, à l’extérieur des villes. La cité devait revêtir un aspect contrôlé. Elle était régentée par le génie civil qui face à un volume de pluie répondait par une section de tuyaux. Et si d’aventure l’eau débordait quand même, à l’occasion d’un orage à l’intensité originale, si elle occasionnait beaucoup de dégâts, la ville demandait aux ingénieurs de lui usiner des canalisations plus grosses, des déversoirs plus profonds, des bords de rivière plus lisses. Comme dans un spectacle de fin d’année perturbé par un spectateur qui se précipite tout nu sur la scène, quand l’eau de pluie s’échappait de son corset, il fallait l’évacuer fermement et discrètement. Tout cela est peut-être terminé. Depuis quelques années, l’eau de pluie n’est plus considérée comme un déchet, elle est une ressource pour faire de l’ombre en hiver et même, pour réaménager la ville. La pluie est devenue un acteur social, grâce notamment au travail conduit par Idealco qui depuis près de dix ans organise le forum national de gestion des eaux pluviales. La dernière édition a eu lieu dans les salons du stade Bollaert-Delelis à Lens.
Rien d’étrange à ce que ces deux journées d’ateliers et de plénière se soient déroulées en pays ch’ti dans la mesure où les eaux pluviales sont entrées en révolution près d’ici, à Douai. Entre 1992 et 1998, la ville du joli musée de la Chartreuse s’était retrouvée, cinq années de suite, débordée par des orages majeurs qui avaient fait se répandre la Scarpe, l’une des grandes rivières du Nord. Les élus s’étaient rendu compte que les systèmes d’assainissement n’étaient pas parvenus à gérer les flots, qu’il allait en conséquence falloir faire un choix : ou bien changer les tuyaux pour des plus gros, très chers, ou bien s’occuper des pluies avant qu’elles ne parviennent jusqu’aux mêmes tuyaux. Le système traditionnel avait atteint ses limites, il débordait de partout et menaçait les finances publiques. Encore fallait-il oser le transformer. Créée pour trouver des solutions, l’association Adopta (association pour le développement de techniques alternatives) s’est révélée être un modèle de concertation entre usagers et acteurs de l’eau, et d’inventivité technique. C’est avec elle que l’agglomération de Douai arrêta le fait que tout aménagement à venir sera sans connexion physique avec le réseau d’eau pluviale. Il fut décidé de ne plus rejeter dans le système de tuyaux habituel, de laisser la pluie s’infiltrer là où elle tombe, à l’air libre, en se rapprochant le plus possible du cycle naturel de l’eau. Créée pour accompagner ce changement de paradigme, comme on dit sur les plateaux télé, Adopta était censée servir de modèle pour les associations du même type, pour chaque collectivité de l’alors région Nord-Pas-de-Calais. Ici et là, les Adopta auraient conseillé bureaux d’études, maîtres d’œuvre, géomètres, paysagistes, entreprises du BTP, pour comprendre et mettre en musique l’infiltration dite à la parcelle, la déconnexion des réseaux, le retour de l’eau dans la ville. En réalité, tout le monde est venu vers l’association qui, une génération plus tard, est quasiment seule sur le territoire ch’ti. Un modèle. Plus de 2 000 réalisations en vingt ans, présentées dans un showroom à Douai et un parcours pédagogique à Clairoix, dans l’Oise. Allez-y si vous voulez savoir comment installer une toiture végétalisée sur votre projet de gymnase, une chaussée réservoir à la place du vieux boulevard, des dalles de gazon sur la place, une tranchée d’infiltration au milieu de l’avenue. Du bon sens vulgarisé sans cesse par l’association : voulez-vous construire un parking ? Bordez-le d’une bande enherbée de façon que l’eau s’y imprègne. Vous allez bâtir un immeuble, vous aurez un parc tout autour ? Dérivez-y les gouttières afin qu’elles l’abreuvent. Aujourd’hui, à Douai, le boulevard Bréguet, pendu entre la Scarpe et son canal de dérivation au nord de la ville, est séparé en deux tronçons par une large bande enherbée qui récupère les eaux de pluie. 25 % environ de la surface de la ville sont gérées de cette manière. En 2005, Douai a connu un orage centennal, il n’y a pas eu d’inondations. Ailleurs, à Oignies, dans le bassin minier, la cité Bonnier a été modifiée de façon que les eaux de pluie, « tamponnées » par des trottoirs de terre, des noues épaisses, des massifs plantés dans les jardins et les espaces verts, puissent être rejetées directement dans le milieu naturel. Cela a coûté 1 170 euros TTC par mètre linéaire de voirie, 11 165 euros TTC par logement. Plus au nord, sur la partie est du port de Dunkerque, des massifs d’infiltration, tout herbus, ont été installés à la place des joints séparant les grands pavés de porphyre. Les pluies habituelles attrapent la pollution formidable des toitures et des pavés du port, passent au travers des massifs, traversent en une journée du sable et des graviers avant d’être drainées en profondeur par des petits tuyaux qui les amènent, en grande partie épurées, vers le réseau traditionnel. Marier sol ajouré et tuyaux pour faire face à la pollution : les solutions fondées (SfN) sur la nature ne sont pas antinomiques avec le bon vieux génie civil pour gérer différemment les eaux pluviales.
Le couperet de la DERU 2
L’expérience douaiso-adoptienne a marqué. En référence ou pas, l’État en a inscrit la philosophie dans le droit : les arrêtés du 21 juillet 2015 et du 31 juillet 2020 demandent aux villes de faire en sorte que « les rejets par temps de pluie représentent moins de 5 % des volumes d’eaux usées produits dans la zone desservie, sur le mode unitaire ou mixte, par le système de collecte » ou bien qu’ils soient à l’origine de moins de 5 % des flux de pollution produits dans la zone desservie par le système de collecte concerné » ou, autre option, « que moins de 20 jours de déversement soient constatés au niveau de chaque déversoir d’orages soumis à autosurveillance réglementaire. » En clair, la loi impose de ne pas verser l’eau de pluie dans le réseau d’assainissement plus de 20 fois dans l’année, ou bien que ces vidages restent inférieurs à 5 % des volumes habituels d’eaux usées. Les villes doivent choisir et trouver des solutions de stockage ou de tamponnage. Par du béton pour stocker le trop-plein, avec la nature pour le limiter et le ralentir. Comme le rappelle Philippe Gouteyron, directeur de projet Plan Eau au ministère de l’écologie, ce seuil de 5 % va être très abaissé avec la DERU (directive eaux résiduaires urbaines) version 2 : « ce sera 2 % ! Et on a jusqu’à fin juillet 2027 pour traduire cette nouvelle directive européenne en droit français. Elle sera un aiguillon, une boussole, qui va nous inciter à trouver de nouveaux leviers pour agir sur les eaux pluviales. Il va falloir trouver des solutions qui facilitent la limitation des rejets par temps de pluie, et donc, réduire au maximum les déversements. Les collectivités devront développer une vraie stratégie, une vision d’ensemble. » Déjà, ne plus considérer que les bassins d’orage sont la destination de la moindre pluie. « La priorité est et sera d’infiltrer le plus en amont possible, en particulier dans les agglomérations où le réseau unitaire existe toujours : il faut réduire à tout prix le déversement et le dimensionner uniquement en rapport avec les orages. » Aux SfN les pluies habituelles, aux bassins d’orage tout ce qui dépasse. Encore faut-il bien calibrer. Eu égard à l’augmentation de l’imprévisibilité des précipitations par l’effet du changement climatique, qui s’accélère, qui s’aggrave nous dit le programme européen Copernicus dans sa dernière livraison du 15 avril 2025, les collectivités ont avant toute décision intérêt à développer zonages pluviaux ou schémas directeurs de gestion des eaux pluviales (SDGEP). Des préalables. Les premiers datent d’une loi de 2010, ils sont obligatoires et adossés aux PLU (i). À partir des équipements d’assainissements et pluviaux existants, ils sont censés permettre de gérer le ruissellement et de prévenir la dégradation des milieux aquatiques lors des grosses pluies. Située entre Valenciennes, Douai et la Belgique, sur l’axe Denain-Saint-Amand-les-Eaux, la Communauté d’Agglomération de la Porte du Hainaut a le sien, avec dedans une cartographie du potentiel de « déraccordement » (sic). Aller plus loin, pour apprécier l’adéquation du réseau d’eau pluviale aux évolutions prévisibles de la démographie urbaine et des précipitations réclame la réalisation d’un schéma directeur de gestion des eaux pluviales. Mis en place en 2015, ce document est facultatif et non opposable, à moins qu’un SAGE ne décide d’en faire une obligation.
La ministre Agnès Pannier-Runnacher a tenu à participer à une table ronde créée rien que pour elle à la fin des rencontres pour parler de tout sauf des eaux pluviales (mais des aires de captages), sous un format discours et non table ronde, sans questions du public, après être arrivée en grand équipage (2 voitures, 2 vans, des motards, une douzaine de personnes avec elle). Après s’être ennuyée assez vite, l’assistance a en général vite oublié les propos ministériels.
Les eaux pluviales ne sont pas financées
Des outils réglementaires veillent donc à la bonne gestion de l’eau tombant du ciel. Il fallait quand même voir s’ils fonctionnaient convenablement. En 2017, l’État commanda donc une enquête à Pierre-Alain Roche, membre du conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD). « On a pu prendre une bonne année pour faire un travail plus approfondi que d’habitude alors que les calendriers sont d’ordinaire toujours trop réduits. On s’était donné l’échéance de 2027 pour nos objectifs, cela faisait dix ans. » 10 ans pour agir, un laps de temps nécessaire, conforme au temps de la décision publique. « Il y avait urgence à travailler sur la question des eaux pluviales, car si on prend l’entrée protection des milieux aquatiques et de la biodiversité, il était clair qu’au fur et à mesure de la dépollution des eaux, les rejets d’eaux pluviales prenaient une part prépondérante dans la pollution des eaux rejetées. Il y avait en 2017 le sentiment qu’on était pris en cisaille entre des objectifs ambitieux et pas réalistes – comme la dépollution totale par tous les temps, ce qui aurait supposé des investissements impossibles à réaliser, et un sentiment d’inadaptation aux risques liés aux eaux débordantes. » Il y avait aussi un souci de financement, bien surligné dans le rapport. Sans base légale irréfutable, la gestion des eaux pluviales urbaines était – elle l’est encore – confondue avec le service public de l’assainissement, financé par l’usager du service public, à hauteur, à l’époque, de quelque 2 milliards d’euros. Ce serait 2,5 milliards aujourd’hui, soit plus que le budget de toutes les agences de l’eau. Dans son rapport, remis en décembre 2016 au ministère de l’écologie, publié seulement une bonne année plus tard après un délai de réflexion qui a fait sourciller, Pierre-Alain Roche recommandait d’établir une compétence particulière eaux pluviale pour certaines collectivités (les EPCI), comprenant le ruissellement. Aussi, de « fusionner le service public de gestion des eaux pluviales urbaines et celui de l’assainissement collectif en l’étendant au ruissellement, avec des dispositions financières adaptées. Il s’agit d’abonder le budget annexe d’assainissement ainsi élargi, par une combinaison de compensations de charges de service public issue du budget général des collectivités pour les voiries et espaces publics, et par des redevances d’usage du service perçues sur les constructions et leurs annexes. » Pierre-Alain Roche proposait non seulement de réunir administrativement les eaux dans une compétence unique eaux usées-eaux de ruissellement-eaux pluviales-Gémapi (inondation) avec schéma directeur unique, mais aussi de financer leur gestion par de nouvelles taxes perçues sur les constructions et tout ce qui imperméabilise les sols, et non plus seulement à partir des redevances perçues sur les factures des usagers. Pierre-Alain Roche fondait sa demande sur l’échec de la taxe pour la gestion des eaux pluviales, mise en place par la loi sur l’eau et les milieux aquatiques (LEMA) de 2006, modifiée par la loi Grenelle 2 de juillet 2010, finalement supprimée par la loi de finances de 2015. Elle était de 1 €/m2/an au maximum. « Le désagrément de voir les budgets de voirie amputés pour alimenter les budgets d’assainissement a pesé lourd dans le désintérêt de beaucoup d’élus pour cette mesure. Seuls ceux qui étaient en charge des syndicats d’assainissement, potentiellement bénéficiaires de la taxe, la soutenaient véritablement », peut-on lire dans le rapport. Autre raison avancée par M. Roche, la taxe, « dans ses dernières étapes, concernait autant les collectivités locales elles-mêmes, au titre de l’imperméabilisation des espaces publics et voiries que les propriétés privées. » Elle n’était pas populaire, peu d’élus s’en sont saisis. Président d’Adopta, Jean-Jacques Hérin la regrette avec amertume : « Sur Douai, c’était 5 c le m2, c’était faible, mais cela avait l’immense avantage de mettre en lumière le fait que déverser ses eaux pluviales – privées – vers le service public avait un prix. Or, dans notre société, ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur… » Président du comité de bassin Artois-Picardie, grande figure régionale de l’eau, André Flajolet acquiesce avec un dépit semblable : « que voulez-vous, la France est ce pays merveilleux qui a toujours pensé que l’eau devait être gratuite alors qu’elle a un coût ! » Jean-Jacques Hérin poursuit : « le tort que cette taxe a eu était de s’appeler… taxe. Pourtant, elle a incité les élus à une gestion différente. D’ailleurs depuis qu’elle n’existe plus il y a eu des reculs. »
Le rapport Roche a-t-il été lu ?
Les eaux pluviales ne sont toujours pas financées. Sont-elles vraiment considérées ? Il semblerait que la lecture du rapport ait décidément pris un peu de temps, car aucune des autres propositions n’a été sérieusement mise en œuvre par le législateur. Dans le Plan d’action eaux pluviales rendu public par le ministère de l’écologie en novembre 2021, trois ans après la diffusion publique du travail de M. Roche, on en restait encore aux constats lénifiants et on déployait pour y répondre des « actions phares » qui encourageaient, incitaient, facilitaient, sensibilisaient, formaient, développaient. Ça ne mange pas de pain. On se rassurait un peu en lisant page 17 « [qu’] un travail sur l’articulation entre les compétences GEPU [Gestion des eaux pluviales urbaines], GEMAPI et assainissement est prévu au cours de la période 2022-2024. » C’est bien, de prévoir. Les choses semblent bien avancer avec la hâte d’un ruisseau sous canicule. Pierre-Alain Roche a l’art de la litote : « quand on raisonne sur le changement climatique, il ne faut pas oublier que la construction des villes a ignoré les risques, on a donc un exercice de rattrapage, sans doute plus facile à concevoir lors de la conception d’un quartier nouveau comme Matra à Romorantin [un quartier inondable, et inondé sans dommages, conçu en 2015], encore trop rare. Il s’agit de penser la ville, en n’oubliant pas la nécessité de maîtriser les eaux débordantes. Retravailler le bâti, les voiries, les espaces verts existants, pour faire en sorte d’éviter les obstacles et les embâcles. » L’eau passe sur la ville, elle s’écoule à travers elle, la ville doit la laisser s’écouler lorsqu’elle déborde, faire en sorte que le parking souterrain ne se transforme pas en piscine enterrée ou les automobilistes se noient. M. Roche donne l’exemple de Cannes et de Figueras en Espagne, qui ont su s’adapter à l’inéluctable, des pluies fortes et des inondations plus fréquentes : « les aménagements y tiennent compte du fait que l’eau doit circuler, avec par exemple des trottoirs hauts ; en 24 heures les services de la ville sont capables de tout remettre en état… oui ça a progressé, mais il manque encore des réformes institutionnelles, » celles qu’il avait estimées indispensables en 2017. « Il faudrait au moins que l’État ait un deal avec les collectivités, avec une contractualisation d’objectifs, là non plus ça n’a pas beaucoup avancé, » demande M. Roche.
Philippe Gouteyron voit le verre à moitié plein, il défend son employeur : « depuis décembre 2024, un décret renforce la prise en compte du Sage et de son contenu dans les documents d’urbanisme, » ce qui pourrait augmenter mécaniquement le nombre de schémas directeurs de gestion des eaux pluviales. « Les SDAGE et les SAGE, c’est la bonne échelle, c’est là où les choses se passent, » les seuls documents de planification qui permettent d’avoir un effet de levier. Dans le SDAGE du bassin Artois-Picardie que présente Hervé Canler, chargé d’études sur les eaux pluviales à l’agence de l’eau Artois-Picardie, on lit en effet que « les orientations et prescriptions des SCOT et des PLU comprennent des dispositions visant à favoriser l’infiltration des eaux de pluie à l’emprise du projet, » que « la conception des aménagements ou des ouvrages d’assainissement nouveaux intègre la gestion des eaux pluviales dans le cadre d’une stratégie de valorisation de l’eau sur le territoire, » ou encore que « chaque projet ou renouvellement urbain doit être élaboré en privilégiant les solutions fondées sur la nature. » Chargée d’animation du SAGE Croult-Enghien-Vieille-Mer, au nord-est de Paris, Aline Girard indique que chez elle, les règlements d’assainissement et les zonages pluviaux, opposables dans les PLU et PLUi, ont été revus afin d’y inscrire les principes du SAGE, de la manière suivante : « L’infiltration et l’évaporation sur la parcelle doivent être les premières solutions recherchées pour l’évacuation des eaux pluviales recueillies sur la parcelle (…) ainsi, pour les 8 premiers mm de chaque épisode pluvieux, le rejet 0 est considéré comme le cas général. » Pour accompagner les collectivités, un poste d’animateur eaux pluviales et désimperméabilisation a été créé, et un « référentiel des paysages de l’eau » a été élaboré. Tout repose sur l’échelon local, autrement dit, sur les bonnes volontés.
Il faudrait déjà savoir ce qu’est… une eau pluviale
La frontière entre gestion du risque inondation, gestion des eaux pluviales, assainissement et ruissellement demeure très floue, d’autant que le cycle de l’eau se partage toujours entre une multitude de services au sein des collectivités. Le PPRi ne tient toujours pas compte de l’eau qui s’écoule sur la ville. Il faudrait une « approche décloisonnée », défend Sébastien Dupray, directeur technique Risques, eaux et mer au Cerema. Chacun est dans son couloir de nage, la France pense en silo, et les silos sont nombreux, tout le monde le déplore, tous réclament des interfaces où ils pourraient dialoguer. L’eau est séparée en ses multiples états, et en autant de services qu’il en existe dans les collectivités. Rares sont les agglomérations telle que Montpellier qui ont créé un poste d’ingénieur désimperméabilisation et urbanisme, ou Poitiers une vice-présidence dédiée au pluvial. Peut-être est-ce une explication, les eaux pluviales sont mal connues. En France, on passe sa vie à se réunir, à faire table ronde ou atelier, sans se demander si les participants savent de quoi ils parlent. Il manque une culture commune, un vocabulaire partagé. Conjointement, la CDC habitat et la Semac, Société d’Économie Mixte d’Aménagement et de Construction de l’île de la Réunion ont constaté la chose de manière abrupte : « Faute de règles et de normes, on trouve nombre de guides produits par des collectivités ou des associations, proposant chacun leur propre définition de la GIEP [gestion intégrée des eaux pluviales], générant parfois de la confusion à la fois sur la définition du besoin et sur l’atteinte des objectifs. La GIEP, c’est un environnement professionnel propice à la confusion et au greenwashing. » Pan ! Durant un atelier, Pierre Kolditz, chargé de mission cycle de l’eau à la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) a appelé chacun à s’entendre avec l’autre sur une définition commune de la gestion des eaux pluviales… « C’est la partie de l’écoulement qui est gérée par des dispositifs dédiés (infiltration, stockage, collecte, transport, traitement éventuel) ; elles [les eaux pluviales] interagissent en permanence avec les eaux souterraines et les autres réseaux, » et une autre, qui en découle, le ruissellement (« la partie de l’écoulement qui n’est pas gérée par des dispositifs dédiés, » c’est tout simple). Deux définitions tout bêtement extraites du rapport… de Pierre-Alain Roche. Une fois bien en tête, on peut lire le Guide de bonne gestion des écoulements pluviaux et de ruissellement qu’a concocté la FNCCR pour les élus. « Agir en cohérence avec les autres acteurs ; articuler la gestion des eaux pluviales avec les autres politiques publiques ; comprendre quelles sont les responsabilités juridiques respectives de chacun ; mobiliser et mettre en place des mécanismes financiers partenariaux ; prendre appui sur les outils de coopération public-public et public-privé, » en voici quelques canons. Le manque de connaissances et de concertation nourrit la confusion qui crée des blocages. Directeur du développement et de la maîtrise d’ouvrage à la Semac, François Outin parle de mauvaises habitudes et de croyances malheureuses : « Culturellement [à la Réunion], l’eau ne se stocke pas, elle se canalise, elle fait peur, elle est un « ennemi » des biens et des personnes que le maître d’œuvre doit s’empresser d’évacuer de l’assiette foncière du projet, » décrivait-il dans un autre atelier, tout en désignant la méconnaissance générale de la gestion des eaux pluviales à toutes les échelles administratives. Cette inculture génère bien des a priori, en particulier sur l’île de la Réunion : « on entend que la GIEP ne fonctionne pas quand il y a de la pente ; sous les tropiques et ses épisodes pluvieux intenses ; dans toutes les natures de sol ; [qu’elle] n’est pas autorisée par tel texte ou telle norme ; [qu’elle] n’est pas compatible avec les règles sanitaires relatives aux moustiques ; [qu’elle] nécessite d’augmenter la surface des bassins et n’assure pas la pérennité des ouvrages, etc. » Avec la société Elleny et l’association Qualitel, la Semac a créé un label GIEP pour rassurer les porteurs de projet. L’école des Ponts et chaussées propose une autre certification, le « Global Aqua Building. » Quant à elle, l’association scientifique et technique pour l’eau et l’environnement (Astee) a développé un cadre de bonnes pratiques, sous la forme d’une « Charte de qualité nationale des ouvrages et aménagements de gestion durable et intégrée des eaux pluviales. » Le principe ? C’est la société Elleny qui le présente : une bonne gestion des eaux pluviales, c’est gérer l’eau au plus près du lieu où elle précipite, ne pas la mettre en mouvement en la faisant transiter d’ouvrage en ouvrage, rechercher un stockage le plus superficiel possible, définir des temps de vidange selon les usages des zones de stockage, prioriser l’infiltration de l’eau dans les espaces verts, et réaliser des ouvrages simples et pérennes. Dis comme cela, ça a l’air simple.
Le ruissellement et les sols, ces grands oubliés
André Flajolet s’interroge. « Il s’agirait de constater enfin que les eaux usées, il ne faudrait plus y mettre les eaux pluviales, ce qui aujourd’hui oblige à créer des cathédrales souterraines pour les stocker. Qu’elle passe dans les réseaux ou qu’elle glisse le long des fossés, l’eau pluviale va à un moment donné à la station d’épuration, qui se retrouve en surcharge, ou à la mer, » on fait donc du génie civil pour bâtir des réservoirs gigantesques afin de ne pas noyer les stations d’épuration. Mieux vaudrait que l’eau de pluie soit infiltrée aussitôt qu’elle commence à ruisseler, « à la parcelle ». Créer en quelque sorte des mini-zones d’expansion de crue avant la crue. Certes, cela fait longtemps qu’on le dit, mais, que voulez-vous, « on n’est pas équipés en bureau d’études compétents, ni en ingénierie politique, on manque de techniciens et d’élus capables de porter ce discours, car c’est un changement de vision des rapports entre l’homme et la nature, et un changement financier car cela suppose des aménagements urbains conséquents, et des aménagements ruraux qui vont à l’encontre de ce que subventionne la PAC. » Les bureaux d’études. Les témoignages d’élus sont nombreux sur leur incompétence ou leur opportunisme. Un parmi d’autres, recueilli par téléphone en Haute-Savoie par l’auteur de ces lignes : « ils jouent sur notre manque de temps et notre manque de compétences en la matière. Pourtant, faire des études sur les eaux pluviales, c’est un mélange d’hydrologie, de connaissance des sols et du réseau existant. C’est appliquer surtout des formules… sans aller sur le terrain, ce qui conduit à des recommandations aberrantes, sans rapport avec la réalité. » Qui plus est, « les eaux de ruissellement, celles qui circulent sur la voirie, ils n’en tiennent pas compte. Et nous, notre station d’épuration, quand il pleut beaucoup, elle consomme plus de réactifs… » Un coût approché de l’artificialisation des sols. André Flajolet la dénonce. La terre a été domestiquée car il faut qu’elle produise, dit-il, et l’on paie les dommages collatéraux avec le ruissellement, « parent pauvre des réflexions sur l’eau. » Un autre parent pauvre, ce sont les sols : « ils n’absorbent plus, alors que le rapport de la terre à l’eau est devenu central. Comment puis-je utiliser intelligemment l’eau de ruissellement pour en faire une donnée de mon développement ? Comment faire en sorte que demain on ne soit plus en train d’évacuer l’eau de ruissellement mais de la récupérer, de la transformer, de l’utiliser, pour en faire une alliée du développement durable ? Déjà en se disant qu’on ne commande à la nature qu’en lui obéissant, ce qu’on est en train de redécouvrir. Est-ce que l’homme est capable de modifier son rapport à la nature, de modifier ses aménagements ruraux de manière que les types de productions soient en adéquation avec la saisonnalité et l’espace rural ? » André Flajolet critique autant l’espace urbain pensé uniquement pour l’évacuation rapide des eaux pluviales et l’espace agricole dévolu par « l’agrochimie » au « commerce international. » Conseillère technique à la FNCCR, Sandrine Potier ne dit pas le contraire : « on ne gère pas les eaux pluviales en autarcie, il faut voir plus largement, le ruissellement et les aires rurales. » Ne pas oublier non plus, comme le rappelle Sébastien Dupray, que 80% du foncier est privé en ville. L’infiltration à la parcelle, les noues végétalisées, les jardins d’eau, et autres « jardinières loi LOM » installées à Boulogne)-Billancourt (Hauts-de-Seine) ne peuvent donc capter qu’une petite partie des eaux pluviales et limiter un petit peu le ruissellement. Tirer le fil des eaux pluviales déroule une sacrée pelote, celle de notre mode de vie, l’organisation de la société. « Il y a des choses qui bougent, c’est sûr, mais cela ne pas assez vite, car il faut remonter tout un schéma de… désorganisation sociétale pour modifier ne serait-ce que la base de la gestion de l’eau, et trouver des schémas agricoles plus adéquats. » Il faudrait des lieux de partage, d’échange et de propositions, par exemple pour que les différentes sensibilités agricoles aient un lieu d’expression. « Les EPTB, c’est pas mal. » Pourquoi pas les commissions locales de l’eau ? « Elles ne respirent pas toujours la démocratie, il y règne la force des habitudes. »
Un engagement politique impérieux
L’eau pourrait être un acteur du ménagement des territoires. L’eau pluviale en particulier. Cependant elle n’est pas tout à fait bien comprise par les collectivités. Elle n’est pas non plus toujours considérée en tant que facteur d’inondation : le PPRI, répétons-le, ne tient pas compte du ruissellement, à moins qu’on ne le modifie pour cela ou, comme l’a réalisé en 2018 la Métropole de Lille, que l’on élabore un plan spécifique, « le PPRI ruissellement pour le bassin-versant de la Lys à l’aval de la Deûle. » Un PPR peut être établi pour n’importe quel risque. Le Cerema est là pour aider. En faisant visiter son établissement de Saint-Quentin dans l’Aisne. « On a fait de notre site un démonstrateur, pour faire venir les élus, » présente Bruno Kerloc’h, Chef de groupe. « On a planté en phase 1 une haie et un bosquet, on a laissé en croissance libre une « petite forêt » de 270 m2. En phase 2, après une année d’études, on a végétalisé des toitures, créé une mare à niveau variable (elle se vide naturellement), désimperméabilisé le parking avec notamment une chaussée à structure réservoir sur la partie la plus basse. » Rendez-vous dans trois ans pour l’évaluation complète du projet, avec déjà un résultat : le ruissellement sur les toitures végétalisées a diminué de 71 %. De quoi montrer à quelque 1 000 collectivités qu’elles n’ont pas adhéré pour rien au Cerema. Sébastien Dupray : « Elles nous disent qu’elles sont parfois démunies, elles nous interrogent à propos de la directive inondation ou de la cartographie des inondations. » Il y a 19 millions de citoyens en zone inondable, or, d’après M. Dupray, 50 % des dégâts ne sont pas liés au débordement d’un cours d’eau, mais à ceux des égouts, au ruissellement. C’est sans doute beaucoup plus à lire les travaux de l’Institut Paris Région (IPR). Dans une de ses « chroniques des crues et inondations en Île-de-France » de novembre 2023, Ludovic Faytre, géographe-urbaniste, référent études risques majeurs-aménagement de l’IPR met en exergue les chiffres suivants : 88 % des événements enregistrés depuis 1982 donnant lieu à des arrêtés de catastrophe naturelle « inondation » en Île-de-France peuvent être rattachés à des phénomènes de ruissellement ; 100 % des communes franciliennes sont potentiellement exposées à l’aléa ruissellement, soit 101 400 ha (8,4 % du territoire régional). « On essaie de donner des éléments d’informations pour faire prendre conscience, cela a énormément progressé, la question qui se pose maintenant c’est « comment faire ? », alors nous produisons des guides, des outils, pour passer à l’action, » présente Sébastien Dupray. Des solutions adaptées pour les petites pluies, les moyennes ou les plus intenses, en fonction de chaque territoire. « On essaie de faire comprendre aussi qu’il y aura toujours des éléments qu’on n’avait pas prévus, et que la réponse n’est pas qu’une question de tuyaux. » Comment faire mieux ? « Collecter les bonnes solutions, les capitaliser, et les partager. » Le Cerema est un centre de ressources. « Les solutions sont toujours une forme de compromis entre ce qu’on sait faire, ce qu’on peut s’offrir en termes d’argent public, le coût de l’inaction et ce qui est acceptable. Elles apportent toujours plein de services par euro investi. » Ce dont sont certains les gestionnaires de l’habitat social. En conclusion des journées de Bollaert, l’Union régionale de l’habitat, l’agence de l’eau Artois-Picardie et la Banque des territoires ont signé une convention qui les engage à soutenir la gestion des eaux pluviales à la parcelle dans tout projet de construction de ou de rénovation de logements. Trois autres conventions semblables avaient déjà été signées par d’autres agences de l’eau. Un peu avant la signature de celle-ci, Maya Cazin Directrice générale adjointe d’Épinal habitat avait donné le sourire à tout le monde. Elle rapportait les résultats de l’étude du potentiel de déconnexion de 5 000 logements sociaux répartis entre 300 bâtiments : « 60 % des sites sont caractérisés par un potentiel de déconnexion facile à très facile ! » Y a plus qu’à, comme l’a fait la quarantaine des techniciens qui durant deux jours ont présenté leurs chantiers ou leurs réalisations. Gérer différemment les eaux pluviales, c’est possible et cela donne des résultats immédiats. À la condition d’un engagement politique impérieux, ont dit la plupart.
La haie, tout le monde en parle. Tout le monde loue ses vertus écologiques, l’ombre qu’elle fait au bétail, aux vaches, surtout, l’écran qu’elle est face aux vents, les paysages qu’elle fabrique. Quelques politiques et la plupart des chercheurs, naturalistes et chasseurs de ce pays la promeuvent, déplorant qu’on l’ait tant détruite. Mais comment a-t-on pu la détruire ? Qui est-ce « on » ? Dans notre culture collective, ce sont les agriculteurs, coupables d’avoir osé – à la demande des pouvoirs publics – couper ce patrimoine durant le remembrement des années 1960-1980, et de le faire encore par facilité ou désintérêt. Coupables d’un crime, celui d’avoir rendu la France chauve, de l’avoir unifiée par la coupe rase de ses arbres paysans. Corridor sociologique autant qu’écologique selon le mot de Léo Magnin dans son livre La vie sociale des haies, paru chez Actes Sud, la haie est un fétiche sur lequel chacun projette ses fantasmes. En tant que telle, elle cristallise la confrontation habituelle, polarisée, entre des groupes sociaux. Selon le manichéisme qui sert lieu de débat en France, l’agriculteur y verrait un obstacle du passé tandis que l’urbain ou même le rural – après tout, les agriculteurs sont désormais minoritaires dans les espaces ruraux – la considère comme l’acteur indispensable de la beauté de leurs paysages. Cliché contre cliché. Chacun voit l’autre dans la haie, et la haie en subit les conséquences : elle n’avance pas ! On a beau en planter, elle continue de reculer. Votée le 30 janvier 2005 par le Sénat, la proposition de loi « en faveur de la gestion durable et de la reconquête de la haie » a pour ambition d’ajouter réellement 50 000 kilomètres de haies au linéaire actuel d’ici le 1er janvier 2030. Lequel se monte à 750 000 km, contre 2 millions au début du XXe siècle. Comment faire ? L’Ademe, la DRAAF, la Région de Bourgogne-Franche-Comté ont en partenariat avec Alterre et le réseau haies (ex-Afac agroforesteries, un des rares lobbys de la haie) cherché des réponses en interrogeant les professionnels qui font vivre la haie. Filière amont, filière aval, agriculteurs et techniciens, le monde de la haie s’est réuni à Dijon le 23 janvier 2025.
La haie c’est d’abord des graines, des plants et puis des plantations. Ce sont des métiers, des techniques, des savoir-faire, du temps et de l’argent. Installé à Sennecey-le-Grand, Maxime Lacroix produit en semis direct du colza, de l’orge, du blé, du sorgho, du soja et du maïs sur 250 ha, en fermage. La haie lui est venue à la fois d’une demande de ses propriétaires et de la nécessité de trouver une solution à deux problèmes récurrents : l’érosion du sol, et des attaques d’insectes parasites. « Ma motivation, c’est vraiment la biodiversité. Avoir des insectes, et des oiseaux qui mangent les pucerons, les cécidomyies, les cicadelles, les limaces et les petits rongeurs qui m’embêtent. » Quand il a pris ses terres [FD : c’est son vocabulaire, en itv], des haies avaient été arrachées par ses prédécesseurs. Il fallait en replanter, mais il allait lui en coûter autour de 50 000 euros, pour 3,8 km. La haie était du temps de sa gloire un atelier à part entière ou un appoint à tous les autres qui rapportait à l’exploitation, désormais elle est une « infrastructure écologique » qui coûte cher. « Sans le Plan de Relance, je n’aurais pas pu le faire. » Sans le bénévolat non plus : 2 km ont été plantés par des élèves du lycée agricole de Tournus. Des prunelliers, des érables, des charmes, des aubépines, introduits sur un seul rang, sur un sol que l’agriculteur avait en prévision préparé. Plantée, la haie doit ensuite être entretenue. Un autre coût, qui oscille entre 300 et 450 euros HT par an et par kilomètre, selon le nombre de rangs et le matériel utilisé. Et là, il n’y a pas de discussion, « l’épareuse, ce n’est pas du boulot, ça abîme ! » Elle coupe mal en arrachant un peu, ouvrant les tiges aux attaques de parasites et aux maladies. Le lamier n’est pas mieux, il serait même pire. « Avec ma femme on fait de la taille douce, on coupe, net, ça prend du temps. » Dans un monde idéal, le paysan partirait chaque matin faire son tour de plaine avec un sécateur dans la poche. Il couperait un peu chaque jour, mais quoi, comment ? L’entretien de la haie s’apparente dans le geste à un travail de forestier, à tout le moins à celui d’un jardinier-paysagiste, pas à celui d’un agriculteur. Il s’agirait de le former. « Mais de toute façon, il n’y a plus assez de personnes dans les fermes… » déplore le cultivateur qui regrette qu’on ne pense pas la haie aussi pour son entretien futur : « on lui laisse quelques mètres de large, mais c’est une bande enherbée qu’il faut à ses pieds, large, afin que l’on puisse passer le tracteur pour venir l’entretenir correctement. Sinon, faute de place, on ne pourra faire passer que l’épareuse dans le champ. » La réglementation ne dit rien de précis, la haie doit faire dans les 1 mètre de large, avec un « ourlet » herbacé d’1 mètre. On est loin des 3 à 7 mètres qu’en général défendent les chercheurs. Maxime Lacroix en est à 5 mètres.
Rencontre sur une ferme d’élevage organisée en Vendée par le CPIE Sèvre et Bocage le 7 mars 2025, à l’occasion des premières assises du bocage vendéen. À droite, Laurent Desnouhes, directeur du CPIE.
Partir des graines
Naturellement, on a envie de voir ce que l’on fait. si l’on plante une haie, on a envie que cela se remarque, et vite ! Alors il est tentant d’acheter des plants déjà hauts. Non, répondent les spécialistes : il faut des plants jeunes qui seront moins fragiles. Des plants locaux nés de graines locales, de la marque « Végétal local » (créée par l’OFB) que des pépiniéristes ont fait grandir. « C’est ce qu’on fait depuis 6 générations, 150 ans : on produit des jeunes plants forestiers et bocagers depuis… toujours, » présente Pierre-Henri Petit, responsable commercial des historiques pépinières Naudet. Qui font aussi dans le sapin de Noël, le reboisement et la compensation carbone. « On part toujours de la graine. Pour la forêt on l’achète aux deux fournisseurs autorisés par l’État, la sécherie de La Joux et Vilmorin. Pour le végétal local, pour la haie, on passe par des associations » qui font la récolte manuellement. Les promeneurs récupèrent des fruits, des baies, des drupes et des coques, qu’ils « dépulpent » afin de récupérer les graines. Un vrai métier : imaginez extraire les quatre pépins d’une pomme, à la main, sur des centaines de fruits ! La mécanisation est presque impossible eu égard à son coût. Il faut des mains. « Ensuite tous ces récolteurs nous livrent, et on regarde la qualité de la graine. Elle est très variable, elle va dépendre de la récolte, de l’hygrométrie, du conditionnement, et du hasard. » Le pépiniériste coupe quelques graines pour voir, il fait des tests de germination : ça pousse, et comment ? « On a des surprises chaque année. En 2023, les sureaux ont fait beaucoup de fruits, pourtant les graines avaient séché sur pied, à cause de la canicule. » Les aléas de la météo se lisent dans les graines. Difficulté supplémentaire pour les végétaux ligneux, la dormance hivernale, qui oblige à faire germer lentement les graines, à conduire les plants doucement du chaud des serres au temps qu’il fait dehors. « On appelle cela une stratification, pour la viorne par exemple la latence est de 24 mois. » Trois personnes formées par Naudet ne s’occupent que de la levée des graines.
Chemin creux bordé de haies dans le Finistère sud.
Former une filière
Les chasseurs aiment la haie bocagère et sont parfois aussi des récolteurs pour les pépinières. La haie, c’est du gibier. [FD : il n’y a pas de guillemets, ce n’est donc pas ses propos, mais son style, et le mien : une haie bien vive, c’est une planque à gibier] Chargé de mission bocage à la fédération départementale des chasseurs de Saône-et-Loire, Gaëtan Bergeron propose du clé en mains aux agriculteurs : « Selon les besoins de l’agriculteur, ses objectifs, on lui propose de tout prendre en charge, la séquence de plantation, l’organisation du chantier, la préparation du sol, le paillage, la protection des plants, tout cela avec les pépinières Naudet. » Coût moyen, entre 18 et 20 euros le mètre linéaire, hors taxes. Une fois plantée, bien entretenue, garantie des chevreuils – le coût du manchon de protection qui entoure le tronc du jeune plant est équivalent au coût de celui-ci ! la haie va produire du bois. Qui se doit de servir à quelque chose. À fabriquer de la plaquette par exemple. « On travaille là-dessus avec la coopérative Bourgogne du Sud depuis 2013. Notre but est de développer une filière commune, avec des approvisionnements de chaudières, dans un rayon de 50 km maximum, » histoire de ne pas grever les coûts de production du kWh par ceux du camion et par la même occasion ne pas risquer d’annuler la neutralité carbone du système par un transport sur une trop longue distance. Le bilan carbone et énergie de la filière bois-énergie a toujours été fragile. C’est la coopérative qui gère le transport du bois. « On alimente aujourd’hui 16 chaudières à bois collectives, en grande partie avec de la plaquette produite par déchiquetage de bois issu de haies. On complète avec du bois forestier quand il n’y en a pas assez. » Cinq agriculteurs, des éleveurs et des producteurs de céréales, alimentent à eux seuls la filière. Ils sont assurés d’avoir les fonds pour entretenir leurs linéaires de haies. « Chacun a signé un Plan de Gestion Durable de la Haie (PGDH). C’est un peu compliqué [42 critères] et un peu cher, mais pour nous, cela nous permet de connaître précisément le linéaire de haies grâce à un inventaire, et à l’agriculteur d’avoir un plan de gestion sur 25 ans. » La mise en place d’un PGDH revient entre 1500 et 2500 euros HT (plus le coût annuel d’utilisation d’un programme informatique, 200 €/ferme par an et 50 €/utilisateur) ; de 30 à 70 % du montant pouvant être pris en charge par les collectivités, dont la Région Bourgogne-Franche-Comté (qui finance entre 50 % et 60% selon certains critères techniques). La part d’aides publiques peut grimper à 80 % dès lors qu’il y a un abondement complémentaire en plus des de certains département des aides la région). Et même… 100% avec le concours de la DRAAF Bourgogne-Franche-Comté, via le Pacte en faveur de la Haie, si le projet représente un minimum de 3 000 euros HT. Alterre, l’agence de l’environnement de la région BFC est là pour aider les agriculteurs et les porteurs de projets à s’y retrouver parmi tous ces financeurs. Grâce à ces aides publiques, et si le paysan peut justifier d’au moins 6 % de haies sur sa surface agricole utile (SAU) – en gros, pour une SAU de 100 hectares, il faut un minimum de 3 kilomètres de haie – il peut toucher 7 euros par hectare de « bonus haie » dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC). Si, et seulement si son PGDH a été labellisé « Label Haie ». Lequel revient pour l’agriculteur à 350 € /an (100 € de redevance au Label Haie et 250 € de coût d’audit externe par CERTIS /an). Ces montants ne sont pas rien : il faut que la haie rapporte pour qu’elle en vaille le coup.
Les Fournier Père et fils, éleveurs installés à Forest-sur-Marcq, dans la Métropole de Lille, aidés par celle-ci et ENRX (espaces naturels régionaux) pour planter des haies, qu’ils auraient plantées de toutes façons.
Se chauffer à la haie
Elle le vaut pour Christian Simonin, maire de Vendenesse-sur-Arnoux. « On a intégré la haie dans le cadre du plan d’alimentation territoriale (PAT) et dans notre Plan climat-air-énergie territorial PCAET, comme revenu complémentaire pour les agriculteurs. » Quentin Boyer, agriculteur et conseiller municipal de la commune, s’est donc engagé à la fournir en bois produit par la coupe de ses deux kilomètres de haies, des alignements d’arbres en bordure de la rivière Arroux. Sur place, les chênes sont élagués et les bois « blancs » typiques d’une ripisylve (aulnes, saules, frênes…) sont coupés, mais pas dessouchés, et sur un linéaire restreint. Partenaire de l’opération, la CUMA Compost 71 fournit le « grappin-coupeur » et la déchiqueteuse. D’un coût initial de 200 000 euros, la chaufferie bois existe depuis une dizaine d’années, une unité de stockage du bois déchiqueté est en projet. C’est un maillon important de la filière, car le séchage des plaquettes demande quatre mois, passés pour l’instant sur un terrain qui voisine le cimetière ; or nombre de dossiers de subventions exige une proximité entre stockage du combustible et lieux de combustion. « On a commencé à se chauffer au bois bocager l’an dernier, en 2024. C’est très satisfaisant. Avec cet exemple, on fait en sorte de proposer une demande, pour que l’offre suive, localement. » Intéresser les agriculteurs pour qu’ils ne broient plus leurs coupes de haies, car la commune leur propose de les valoriser à condition que les haies aient été bien taillées. La déchiqueteuse passe chez eux, un camion se charge ensuite d’amener les plaquettes à la commune. « On achète à l’agriculteur au même tarif que le bois forestier, qui normalement vaut plus cher, c’est-à-dire 117 € HT la tonne. » Un prix a priori aussi attractif pour le paysan qu’il est intéressant pour la commune : par rapport à ce que lui coûtaient en fioul ses trois anciennes chaudières d’avant 2013, le budget énergie de la commune est passé de 13 000 euros HT à 7 000 euros HT, pour une consommation en copeaux de bois et depuis l’an dernier en copeaux et plaquettes bocagères, qui oscille entre 50 et 60 tonnes à l’année.
Rien ne se fait sans subventions et sans volonté politique. À Saint-Usuge, patrie bressane de l’épagneul du même nom, le maire Didier Laurency s’est rendu compte que sur les 1 000 km² de sa commune, il ne pouvait rien faire contre les arrachages de haie. À part, comme l’a fait son collègue de Vendenesse-sur-Arroux, convaincre les agriculteurs de garder leurs haies en leur proposant une filière pour les résultats de leurs coupes. « On a commencé en 2014 avec la coopérative Bourgogne du sud, en créant un embryon de filière plaquettes. On a mis en relation un potentiel de production agricole avec les chaufferies locales existantes. Ça a marché ! » Pourtant, l’équation n’est pas simple même si ça en a l’air : un agriculteur, une haie, du bois, une chaudière. Tout peut avoir une influence sur le rendement énergétique final de la chaudière et les émissions de carbone nettes de la filière, depuis la coupe de la haie jusqu’à la combustion. « Le résultat pour nous à Saint-Usuge, pour chauffer l’école, la mairie, la bibliothèque, la salle polyvalente, la garderie, une cantine, en tout, 1 200 m² de planchers, c’est une chaudière [623 000 euros], couverte à 57 % par des subventions. » Le complément a été trouvé sur le marché des certificats d’économie d’énergie (CEE) : les industriels producteurs d’énergie sont en Europe [FD : oui, ça existe dans d’autres pays sous l’appellation white certificates/ directive D3E] tenus d’aider leurs clients à diminuer leur consommation, en leur achetant les économies qu’ils pourront faire dès lors qu’ils auront investi dans un nouvel équipement. Pour l’approvisionnement, la coopérative a trouvé des agriculteurs volontaires, a signé des plans bocagers avec la fédération des chasseurs et s’est engagée à prendre le bois de coupe des haies dans un rayon de 30 km autour du site de stockage des plaquettes. L’histoire s’écrit encore, car au printemps de l’an dernier, « on a fait une réunion avec des maires qui ont aussi des chaufferies, ceux qui les envisagent, ceux qui se posent des questions, l’idée était de leur proposer notre aide, une sorte de référence, et on va tenter maintenant de construire une sorte de comité d’utilisateurs des plaquettes, pour être, nous, élus, le pendant des producteurs, les coopératives et les agriculteurs. »
Coût pour 200 « mètres cubes apparents plaquettes (MAP): »
abattage : 5,5 heures à 135 € /h + 150 € de déplacement = 892,50 €
déchiquetage : 2 heures à 480 €/ h + 100 € de déplacement = 1 060 €
transport, mise en tas : 350 €
stockage sous bâche perforée : 350 € (4 mois pour atteindre 20 % d’humidité
total pour l’agriculteur : 2 660 € soit 13,30 € / MAP (ou 53,20 € / tonne).
Déchiquetage filmé lors d’un tournage dans la ferme de François Déchelette, à Celles-sur-Durolle dans le Puy-de-Dôme.
Des fournisseurs d’énergie dans le bocage
En France, un des principaux acteurs de la médiation en matière d’environnement est le réseau des centres permanents d’initiatives pour l’environnement (CPIE). En Bourgogne, dans le Puisaye-Forterre, le CPIE Yonne et Nièvre fait justement se rencontrer les gens à propos du bocage. C’est le rôle de Florence Terrasse, chargée de la mission bocage, trognes et agroforesteries (au pluriel) : « on fait de la sensibilisation, mais aussi de l’accompagnement technique comme sur les PGDH, on accompagne la mise en place du Label Haie, on fait des visites conseils chez des agriculteurs, dans des mairies… » Inscrire ses richesses naturelles et sociales, dont le bocage, dans le développement du territoire. Pour cela, il faut de la « viabilité économique » pour la haie, sinon, les agriculteurs ne l’entretiennent plus, ou la coupent. Et afin de la trouver, le CPIE a créé avec la Communauté de communes de Puisaye-Forterre, la Station de Recherche Pluridisciplinaire des Metz (SRPM), l’Établissement et Service d’Aide par le Travail (ESAT) Epnak, le bureau d’études Pyxair, le chauffagiste La Technique Moderne et un agriculteur, Hugues Barrey une coopérative de fourniture d’énergie, la SCIC Charbonnette. « La coopérative, c’est le meilleur modèle pour proposer des chaufferies clés en mains aux élus. Parce que tous les acteurs de la chaîne sont représentés, donc, on peut modéliser une filière plus facilement », de manière que la chaufferie fonctionne toujours à rendement élevé, explique Marc-Antoine Brice, le directeur de la coopérative. La collectivité n’a plus à se soucier des questions techniques, elle signe un contrat de fourniture de chaleur sur quinze ans, avec garantie d’un prix stable et des indices de révision. Pour une commune qui a subi l’explosion du prix du fioul ou du gaz avec la guerre en Ukraine, la promesse est attirante. La SCIC fait les études, réalise les travaux, exploite le réseau de chaleur collectif, s’occupe de l’approvisionnement en plaquettes, de l’entretien et de la maintenance. C’est aussi elle qui porte le financement, et s’occupe de trouver aides et subventions – Ademe, Région, département, Europe, banques. Pour le client, c’est transparent, il n’achète que du kilowattheure. « Tout le monde a intérêt à ce que ça marche, vu que tout le monde fait partie de la Scic et participe aux décisions, y compris les clients. » Pour l’instant, trois projets sont en cours de réalisation : le centre aquatique de Toucy, l’Ehpad Saint-Sauveur-en-Puisaye et des bâtiments collectifs à Bléneau.
Quelque part dans les Vosges, mais où ?
Le paillage, l’autre avenir de la haie
Autre filière, le paillage, démontre Francis Terrier, chargé de l’approvisionnement en plaquettes des 22 magasins Gamm’Vert, une filiale de la coopérative Bourgogne du sud. Le paillage est donc un marché potentiel pour la haie. « On achète son bois à l’éleveur pour environ 39 euros la tonne sèche. On s’occupe du déchiquetage et du séchage. » Six cents tonnes de plaquettes sont ainsi produites par la coopérative, dont seulement 20 tonnes partent en sacs et en big bags chez Gamm’Vert. « Vous savez, notre but n’est pas de gagner de l’argent mais de préserver le paysage… » Quand bien même, paysagistes et particuliers achètent, le paillage se vend chaque année un peu plus, « au détriment du film plastique et de l’écorce de pin. Il a fallu convaincre nos clients, c’est l’argument de la production et bocagère, et locale, qui a fonctionné. » Autre motif de satisfaction, Francis Terrier voit de plus en plus d’agriculteurs qui replantent ici et là, « lorsqu’ils se rendent compte que leurs parcelles sont devenues séchantes. » Les haies retiennent les sols et l’eau, elles font de l’ombre et de la couverture. Ce n’est cependant pas suffisant, « il faudrait des formations pour tout le monde, les agriculteurs en particulier, pour valoriser les bienfaits de la haie et apprendre les bonnes techniques de taille », qui ont vraiment l’air de laisser à désirer. Un autre paillage à développer est celui en litière de stabulation. La plaquette prend plus de place que la paille, elle est plus fraîche, ce qui peut rebuter des vaches, toutefois elle draine mieux les bouses et l’urine et favorise moins le développement d’agents pathogènes. Pour un élevage d’une centaine de têtes, il faut 200 tonnes de pailles, ou bien la moitié avec 300 m3 de plaquettes en sous-couche ou alors 800 m3 en remplacement total. C’est-à-dire entre 100 et 300 m de haies. Y aura-t-il un jour concurrence pour ce gisement ? On en n’est pas encore là, tant la haie peine toujours à justifier son existence.
Dans le Cotentin, mais où ?
Quelle valeur a la haie ?
Une justification purement économique. Aider la haie, c’est financer l’agriculteur. Sans subventions en amont, sans filières rémunératrices en aval, il est difficile de convaincre. La haie n’est plus un souci si elle n’est pas un coût trop lourd. Mais que vaut-elle alors si elle ne coûte pas un peu ? Dans une société de marché, la valeur est indiquée par le prix affiché. L’argent est un langage. Si un agriculteur n’a que quelques centaines d’euros à débourser pour planter 4 km de haies, en prendra-t-il soin autant que s’il avait dépensé quelques milliers ? La question mérite d’être posée (en off par des participants à cette journée) alors que le Sénat a raboté [FD : a priori oui, les crédits passent de 100 à 30 millions d’euros] . Le marché carbone pourrait-il compenser ? « Non, pour un industriel qui veut compenser, le prix de vente du carbone issu de bocages est trop élevé, de l’ordre de 140 à 180 euros la tonne [nous avons trouvé une fourchette de 80 à 160 euros], alors qu’il est de 60 euros pour la forêt », indique Pierre-Henri Petit. La haie n’est pour l’instant pas très intéressante pour la finance carbone. Elle ne l’est que si… elle n’existe pas : le consentement à payer de l’industriel est d’autant plus important qu’il sait que son investissement va lui permettre d’absorber virtuellement beaucoup du carbone qu’il a émis, il a donc intérêt à privilégier la plantation de haies sur un terrain où il n’y en a aucune, de façon que le stock de carbone soit maximal. On appelle cela l’additionnalité, minimale pour une haie déjà là et bien entretenue.
À Guiclan, dans le Finistère.
Et pourquoi pas le tourisme ?
Lors d’ateliers, la centaine de participants à la journée a pu dire ce qu’elle pensait des haies. À la question « pourquoi et comment privilégier l’approvisionnement local en plants et plaquettes dans les marchés publics », ils ont mis en relief de nombreux freins tels que le coût de la certification Label Haie et la difficulté à évaluer le linéaire disponible pour alimenter à l’année une chaufferie. Pour pallier cette seconde difficulté, il s’agirait de se réunir un peu plus souvent entre collectivités, acteurs de la filière bois et agriculteurs, avec lesquels il serait sans doute judicieux de signer des contrats pluriannuels attachés à l’exploitation. Ainsi, l’approvisionnement survivrait à un éventuel changement de fermier ou de propriétaire. Autre question, « comment mieux organiser la production de plants ? » D’abord, en rendant visible la demande auprès des pépiniéristes afin qu’ils puissent anticiper achats et commandes. Ce qui implique a minima de mieux dialoguer avec les communes et les maîtres d’œuvre, de regrouper pourquoi pas les commandes pour des projets différents. Aux pépiniéristes de se regrouper afin d’y mieux répondre… Troisième question, « quels moyens mettre en œuvre pour inciter à une gestion durable des haies ? » Ne pas chercher à tout prix à en mettre une sur la haie : son intérêt économique reste modeste pour les paysans. Et puis, les plans de gestion sont complexes à mettre en œuvre, et il manque des interlocuteurs compétents pour ce faire. Comme il manque de formateurs pour… former les agriculteurs, les élus, et tous les acteurs du bois ou de l’énergie, même si des financements ont été fléchés par les DRAAF dans le cadre du Pacte en faveur de la haie. Il manque surtout des techniciens “labellisés” pour délivrer le Label Haie. En fait, les gens se parlent peu, et se parlent mal, faute de mots à la définition commune, d’un échange réel des savoirs et de discours adaptés. Adaptés à qui on parle et à la réalité du sujet : la haie étant un bois, les forestiers ont sans doute plein de choses intéressantes à dire sur sa gestion, son entretien, sa coupe. Comme tant d’autres sujets dans notre pays qui méconnaît le dialogue, la haie est décidément bien lourde à porter parce qu’elle est difficile à dire. Enfin, « y a-t-il d’autres débouchés que l’énergie et le paillage ? » Pour répondre à cette dernière question, les participants ont beaucoup insisté sur la difficulté d’évaluer quoi planter, avec quelle diversité, quel écartement entre les plants, quelle largeur de haie, sur combien de rangs et avec quelles interactions avec les cultures. Mitigés sur le paillage en stabulation, ils le sont moins sur une filière peu développée, celle du bois-bûche. Après tout, il y a dans les haies des arbres d’âge suffisant pour être débités de la sorte. Il y a aussi des essences et des tailles qui permettent de faire du bois d’œuvre et du piquet de clôture. Il y a enfin des feuillages qui peuvent constituer un excellent fourrage pour le bétail. Mais, toujours la même interrogation, avec quel retour économique ? Sans massification de chaque filière, il n’y aura pas d’amortissement possible, et l’agriculteur se détournera de la haie. La justification économique touche en fait à ses limites. Pourquoi après tout la haie devait-elle valoir quelque chose ? Vaste débat, dans un pays où seul le patrimoine culturel à une valeur intrinsèque. Le moindre vestige du passé est classé, respecté, subventionné sans que personne ne s’offusque. Pourquoi pas la haie, alors que les paysages constitutifs des identités territoriales peuvent être classés ? D’ailleurs, des participants ont évoqué l’idée de valoriser la haie en tant qu’élément majeur de paysages touristiques. Alors, pourraient-elles se voir destiner un pourcentage des taxes de séjour prélevées sur les nuitées des touristes. Mais que vaudrait alors une haie qui n’attirerait pas de touristes ? Aussi peu qu’une espèce non classée ?
Du côté de Gourdon, dans le Lot.
SOcialiser la haie ?
« On tourne en rond dans le bocage. Ce qui était un atelier dans des exploitations autonomes est devenu un bien public dans des fermes dépendantes. Au cours du XIXe siècle la haie a été le vecteur d’un réaménagement des territoires agricoles dans une économie rurale largement fondée sur la nature. Aujourd’hui, la société hors-sol demande à une minorité de ses citoyens, les agriculteurs, de l’entretenir parce qu’elle lui offre beaucoup de services, alors qu’elle ne leur en procure pas de manière évidente et leur coûte selon le modèle économique et culturel dont ils ont hérité. La haie est à la fois un fossile et un fétiche. Agriculteur ou urbain, chacun y projette ses fantasmes : la haie d’aujourd’hui est une réécriture du passé. Comme les prairies et les bosquets, les rivières non canalisées et les zones humides, les haies sont certes des écosystèmes bien vivants qui limitent pour nous les risques d’inondation, de sécheresse, d’érosion des sols, de pollution et d’emballement climatique. Mais voilà, ces écosystèmes d’une grande complexité se trouvent pour l’essentiel sur des parcelles agricoles. Privées. Dévolues à un but, la production de nourriture dans un marché où les agriculteurs ne fixent pas leurs prix de vente. De par leur importance écologique, les haies sont de fait des biens publics, peut-être des biens communs, dont nous exigeons le bon entretien aux agriculteurs sans leur donner vraiment les moyens de le faire, ni même de vivre au regard du temps qu’ils passent à nous nourrir. Ils sont victimes du plus grand plan social de l’histoire, ils se sentent largement déconsidérés, tout de même on les plaint une fois par an à l’occasion du Salon international de l’agriculture, et il faudrait qu’ils plantent et entretiennent nos haies, pour notre plaisir de promeneur ou de simple contemplateur d’une nature résumée à des clichés à la télé ! Des haies qu’ils devraient planter et entretenir en respectant une dizaine de textes réglementaires complexes et à l’issue de multiples processus d’aides publiques. Si la haie est aussi importante, pourquoi la société décourage-t-elle sa multiplication par cette absence de simplicité ? D’ailleurs, pourquoi l’État a-t-il réduit le budget de son pacte en faveur de la haie ? Les temps sont durs, mais le message est contradictoire : dans une enquête BVA parue en mai 2024, les agriculteurs interrogés à propos de la pause du plan EcoPhyto déclarent que c’est une « non décision » qui crée encore plus d’incertitude… un « retour en arrière » qui rend inutiles les investissements déjà réalisés par certains pour s’y conformer… et une « incohérence dans le message véhiculé » : si le sujet était considéré comme important, pourquoi reculer ? On peut se poser la même question à propos du Pacte en faveur de la haie. 110 millions d’euros, puis 30. Des haies dont les atteintes ont été largement dépénalisées par la loi d’orientation agricole. La haie c’est donc important… mais en réalité, ça ne l’est pas tant que ça. Alors, pourquoi s’embêter à en planter ? Oui nous tournons en rond dans le bocage. Nous nous agitons pour recoller des pansements sur une infrastructure qui n’est pas vraiment reconnue et dont le contexte de l’altération n’est pas contredit. Et si nous assumions ? À voir la complexité à monter des dossiers de financement pour planter cent malheureux mètres de haie, à considérer l’impasse de justifier l’existence d’un bocage à l’aune de ce qu’il pourrait rapporter en kilowattheures demain – ce qui rend impossible de planter une haie sur une parcelle trop loin d’une chaufferie-bois, on peut se demander si d’une manière ou d’une autre il ne faudrait pas sortir les haies de leur appartenance agricole, les socialiser pour en faire des éléments d’urbanisme à la charge des collectivités, c’est-à-dire, des contribuables. Pourquoi ne pas les considérer comme la voirie ou les rivières ? Allons plus loin, les haies ne sont-elles pas aussi, avant tout ?, des biens culturels, constitutifs de notre patrimoine immatériel, car en modelant nos paysages au fil du temps, les agriculteurs ont créé ici et là des œuvres au même titre que les architectes de notre patrimoine historique, intouchable autant que dispendieux. Un bocage bourguignon vaut-il moins qu’une des innombrables églises romanes de la région ? Voilà des réalisations qui sont autant des œuvres de la main que de l’esprit, qui pourraient générer des sortes de droits d’auteur à redistribuer vers celles et ceux qui les entretiennent. Le risque étant de figer ce patrimoine naturel-culturel, de l’empêcher d’évoluer, comme on muséifie les secteurs sauvegardés des villes et certains espaces naturels protégés Puisqu’on demande tout aux agriculteurs, accordons-leur d’être aussi des forestiers, des architectes et des créateurs. Et d’être payés pour cela.
Guiclan, encore.
Ce texte a été publié sous une autre forme par l’Ademe :
Los Angeles est en feu et la France est toute rouge.
C’est un réflexe conditionné : lorsque les présidentielles arrivent aux États-Unis, c’est comme si nous Français allions bientôt voter, les élections envahissent les médias, les directs s’additionnent et on se demande un moment où sont les bureaux de vote. Là, c’est le feu, alors ça devrait nous brûler. Parce que c’est l’Amérique, à qui, depuis Omaha beach, nous devons une certaine soumission.
Une soumission à sa culture populaire née à et diffusée depuis Los Angeles. La capitale mondiale du cinéma est en feu, celle qui inonde le monde de films catastrophe où elle se met en scène, elle et tous les lieux des pouvoirs américains qui sont un peu devenus à longueur de films les lieux du pouvoir mondial. Ces incendies sont des mises en abîmes des blockbusters où Los Angeles, New York ou San Francisco sont ravagés par la Bombe, un volcan, un tsunami, un tremblement de terre, la glace et, en définitive, des incendies. Hollywood est entrée dans ses fictions.
Voilà qui nous fascine. Contrairement à l’eau qui envahit, le feu, c’est beau, car… c’est beau, et à un moment il s’arrête. Après avoir débarrassé, épuré, assaini : le feu est une rédemption et une punition. Il a un bon visage. Après avoir fait table rase, on pourra mieux construire et vivre différemment. Et la nature revient toujours, comme l’a montré l’Australie : six ans après ses grands incendies, la catastrophe écologique n’a pas eu lieu, car les espèces ont repris le terrain carbonisé. Dans notre culture judéo-chrétienne, qui plus est au pays des bondieuseries, les États-Unis, le feu a quelque chose du jugement divin. Mais puisqu’il fascine, puisqu’il est beau, nous l’oublierons aussitôt qu’il sera éteint.
Ce feu-là a eu en plus le mérite de consumer des maisons de riches. Ce qui nous plonge dans la détresse : que des riches brûlent, tant mieux pour eux, c’est une forme de justice, en même temps, ça nous embête car nous en parlons tout le temps, les riches nous excitent, nous donnent envie, ce faisant, nous oublions les milliers de maisons de pauvres et de pas assez riches qui sont parties en fumée, condamnant leurs occupants à trouver bientôt refuge dans des caravanes à Palm Springs.
Et voilà que nous nous effrayons un peu : si même les riches sont touchés, qui ne le sera pas ? Depuis la nuit des temps, les riches vivent dans l’apaisement de clôtures hautes et de murs épais, ils ont les moyens de se garantir des affres de la vie du commun et des aléas de la nature. Quand la Montagne Pelée avait donné des signes d’une éruption, en avril et mai 1902, les paysans martiniquais s’étaient réfugiés dans la ville des riches, la seule ville construire en dur, Saint-Pierre. Laquelle a pourtant été rasée en quatre-vingt-dix secondes par la nuée ardente crachée par le volcan le 8 mai 1902.
Même les riches brûlent, dans une ville où la vie est belle. Le soleil toute l’année, une lumière claire, à gauche, le Pacifique, à droite, la Sierre Nevada, la nature sauvage à portée de voiture, , des daims dans les parcs, des millionnaires en bermuda sur des planches, l’insouciance et la réussite en t-shirt. C’est embêtant, ça, car la Côte d’Azur ressemble à la Californie. Le changement climatique, via ses méga incendies, pourrait-il donc toucher le bord si plaisant de la Méditerranée ? Là où rien ne vient dire qu’il y a déjà des risques à vivre ? Là où les villas avec piscine sont presque la norme ? Oui.
La Californie en feu nous montre qu’elle sera peut-être un jour inhabitable. Comme la Côte d’Azur. Ou le Pays basque. Où en dépit des alertes de feu et d’eau, et de la hausse des franchises d’assurance le foncier continue d’augmenter parce que tout le monde veut encore y habiter.
Certes, la France n’est pas la Californie. Là-bas, le marché décide presque seul et les obligations réglementaires sont moindres. Là-bas, un, appartement familial bien placé, c’est-à-dire avec vue sur l’océan, se loue entre 5 000 et 7 000 dollars par mois. La demande est telle néanmoins qu’on a construit toujours plus loin, toujours plus haut, toujours pour avoir la meilleure vue. Dans les forêts, sans qu’il soit obligatoire de débroussailler. Dans un Comté de Los Angeles où la végétation a su profiter des inondations et des pluies récentes pour prospérer, avant de se dessécher sous l’effet de la chaleur de cet hiver. De l’étoupe, sur laquelle a soufflé le sèche-cheveux du vent venu de l’Utah, sec et chaud.
Les médias en parlent, et puis les médias n’en parleront plus. Jusqu’à la prochaine inondation. Les politiques en parlent-ils ? Non, ils ont mieux à faire dans leur fébrile travail de construction de la médiocrité parlementaire.
En 2027 se tiendront les prochaines présidentielles, hélas. Le réaménagement du territoire pour s’adapter au changement climatique sera-t-il un sujet de campagne ? Si on ne peut plus rigoler…
Une nouvelle crise agricole couvre de lisier les Préfectures et enrichit l’air de fumées de pneus brûlés. La tradition agricole est respectée. Comme d’habitude le président du syndicat majoritaire désigne des coupables, demande des sous et des allègements de tout, comme d’habitude l’État lui a répondu oui par l’intermédiaire de sa ministre de l’agriculture qui fait semblant de croire qu’elle est (future ex-) ministre de l’agriculture. L’essentiel étant que le scénario intangible de la comédie humaine soit respecté et que les débordements ne s’écartent pas trop de ce qui est invariablement prévu et négocié entre les acteurs. Il faut avant tout sidérer, saturer d’images et de mots-valises de manière à ne surtout pas parler du problème, tout en faisant croire qu’on en cause. Les élections des membres des chambres d’agriculture sont proches (le 31 janvier prochain), et il s’agit en cette fin d’année de marquer les esprits de manière que chacun vote comme il faut, c’est-à-dire pour la FNSEA ou la Coordination. rurale.Quand même, il est dit que les agriculteurs ne peuvent vivre car ils sont obligés de vendre sous leurs prix de revient, et que c’est à cause de la Grande distribution, de certains industriels et de quelques grosses coopératives. Ce sont des phrases obligées, qui font partie du rituel sémantique de toute bonne crise agricole. Elles ne servent à rien, pas plus qu’une déclaration contre la guerre ou le cancer, vu qu’elles sont prononcées chaque fois, sans que quoi que ce soit n’avance réellement d’une crise à l’autre. Mais puisqu’il faut faire semblant d’agir, donner des os à ronger à la vindicte, on désigne chaque année un bouc émissaire : cette année, c’est l’ex-Premier ministre Gabriel Attal qui l’a nommé en donnant en pâture ses fonctionnaires de l’OFB à l’occasion d’une déclaration sur bottes de paille, le 26 janvier. Et depuis quelques semaines c’est aussi le Mercosur, qui devrait dévaster l’agriculture française à lui tout seul. Il ne le fera pas, il ne fait que rendre encore plus frappante la fragilité des agriculteurs, c’est un clou de plus dans le cercueil au fond duquel la société voudrait les voir enfermés. Car la France n’aime pas ses paysans, sinon, elle les ferait vivre. Notre société assiste depuis une vingtaine d’années au plus grand plan social de son histoire sans rien faire pour l’empêcher. Demain, dans moins de dix ans, il pourrait ne plus y avoir un seul élevage en France. Sauf ceux qui viendront encore décorer le Salon international de l’agriculture, musée vivant de nos fantasmes et de leurs espoirs, théâtre indigne où s’illustrent des rapports de force qui écrasent les agriculteurs de leur mépris. L’agriculture crève sous les clichés, les agriculteurs en sont les personnages méprisés et consentants. Pourtant, l’avenir est à eux. Car ils travaillent notre actif le plus important à l’avenir : les sols. Voici à peu près ce que j’ai dit il y a quelques semaines à Montpellier, à des lycéens qui se destinaient à être « entrepreneurs de leur vie », pour beaucoup, paysans. Texte enrichi par quelques colloques et l’actualité.
Les agriculteurs constituent le corps social qui a le plus changé au cours du XXe siècle. En une quinzaine d’années aux lendemains de la Guerre, ils sont passés de l’Ancien régime à la France industrielle. Aujourd’hui, sans demande claire et ferme de la société, ils avancent, inventent, changent de manière éparpillée, au gré des aléas politiques et syndicaux. Ils savent quoi faire pour demain, les labos de recherche, les chambres d’agriculture (via leurs cellules Innovation, recherche et développement) et les instituts techniques les y aident par un maillage souple de sciences participatives (appelons-le comme cela). Ils font, mais ce n’est pas assez, car l’agriculture a été méthodiquement fragilisée par la société.
Un « modèle économique » artificiel
L’agriculture est de fait un service public. D’abord parce qu’elle fournit des biens dont on ne peut se passer, nos aliments. Ensuite parce que pour produire, elle absorbe des fonds publics, ceux de l’Europe (à hauteur de 21 %), de l’État (à 59 % sous forme d’exonérations des cotisations sociales par exemple ou de subventions des agences de l’eau), des collectivités (20 %). Pour donner une idée, la masse salariale du monde agricole est égale au montant total des subventions de la PAC. Une autre image ? Environ trois quarts du chiffre d’affaires (RCAI, résultat courant avant impôt) d’un agriculteur proviennent de l’Europe. C’est même… 250 % pour les éleveurs bovins-viande ! 128 % pour les céréaliculteurs. Mais seulement 4 % pour les producteurs de fleurs. De même que les médecins et les pharmaciens, les agriculteurs exercent un métier d’intérêt général qui ne peut plus être exercé sans l’aide du contribuable. Ce sont des chefs d’entreprise en délégation de service public. Il n’y a pas qu’en France ni même en Europe, d’ailleurs : aux États-Unis, les aides publiques (directes et indirectes) sont quatre fois supérieures aux aides perçues par les agriculteurs français. Pourquoi un tel régime d’aides ? Parce qu’il est légitime d’orienter l’agriculture vers ce que les élus de la République et des autres pays de l’Union européenne ont décidé. Parce que surtout, très peu d’agriculteurs sont capables de vivre de leur métier. Il n’y a en réalité aucun « modèle économique » pour l’agriculture : c’est la seule activité pour laquelle le producteur ne fixe pas les prix, dans la majorité des cas, l’agriculteur découvre son prix de vente lorsque son acheteur lui a remis la facture. Le producteur ne fixe pas son prix, c’est son client qui s’en charge… Moyennant quoi les revenus agricoles sont faibles, même s’ils ne sont pas aussi bas qu’on le dit : le « RCAI par unité de travail agricole non salariée » (ce n’est pas tout à fait un salaire) va de 69 500 euros par an pour les 10 % des agriculteurs qui gagnent le plus, à 8 400 euros par an pour les 10 % les moins fortunés, la moyenne se trouvant aux alentours de 29 500 euros par an. De manière générale, les éleveurs gagnent moins que les cultivateurs et les viticulteurs.
» Environ trois quarts du chiffre d’affaires (RCAI, résultat courant avant impôt) d’un agriculteur proviennent de l’Europe «
Des entrepreneurs dépendants
La réalité est celle-ci : 390 000 exploitants agricoles ne peuvent pas faire autrement que de vendre à 4 centrales d’achats françaises, toutes en association avec d’autres centrales d’achats d’autres pays européens au sein de structures paneuropéennes qui ne paient aucuns impôts en France. 80 % des produits alimentaires sont vendus en GMS et à peu près la moitié ont vu leurs prix de vente négociés par ces méga centrales d’achats. Négociés, ou plutôt imposés : y compris lors des commissions d’enquêtes parlementaires et sénatoriales qui se succèdent à propos de la crise du monde agricole, les élus de la République parlent de « racket. » Les agriculteurs sont dépendants d’un système qui en plus de leur interdire de fixer leurs propres prix, les oblige à vendre moins cher que sous leurs prix de production au risque, sinon, d’être « déréférencés. » D’autres dépendances existent cependant. Nombre d’agriculteurs sont assujettis à une coopérative, à des conseillers agricoles plus ou moins liés à des vendeurs de matériels ou d’intrants. D’autres dépendances sont en train de naître avec la maturation de la robotique et de l’IA appliquées au monde agricole. Déjà, le matériel crée en soi une dépendance, eu égard à son prix : il n’y a pas un tracteur en dessous de 40 000 euros, certains vont, toutes options confondues, jusqu’à 600 000, la plupart voient leur puissance et leur taille augmenter année après année avec les coûts de maintenance qui vont avec. À 1 500 euros la vidange de base, le tracteur est un poste important. On peut réunir toutes ses dépendances en une seule : le taux d’endettement moyen d’un agriculteur français est de 42 %, un des plus élevés de l’Union européenne. Les cultivateurs sont à 10 % tandis que les maraîchers le sont à 55 %, et les producteurs de poules et d’œufs à… 70 %.
» Le taux d’endettement moyen d’un agriculteur français est de 42 %, un des plus élevés de l’Union européenne «
Un corps social très contrôlé… mais par qui ?
Quand Arnaud Rousseau, président de la FNSEA, toujours bien mis, va voir ses « troupes » à un barrage agricole, là où l’attendent des caméras, il ressemble à un hobereau allant visiter ses gens pour leur dire sur qui s’énerver. Une préfecture (après avoir prévenu le Préfet), une antenne de l’Urssaf, ou n’importe quelle administration, devant des policiers ou des gendarmes passifs. Étrangement, les hypermarchés et encore moins les entrepôts logistiques de la Grande distribution ne sont que rarement visés. Ni même certains industriels ou coopératives géantes. Par contre, depuis quelques mois, les agriculteurs qui manifestent ciblent beaucoup les antennes de l’office français de la biodiversité (OFB). Voilà le totem que leur a proposé l’ex-premier ministre Gabriel Attal lors de son point presse sur ballots de paille du 26 janvier dernier. Dès lors, la frustration et le malheur des gens ont pu se trouver une échappatoire, et la violence s’exprimer dans une atmosphère légitimée par le Premier ministre, et canalisée depuis par les directions de la FSEA et de la Coordination rurale. Sur le terrain, les agriculteurs discutent avec les agents de l’OFB, devant les caméras une minorité bien excitée est prête à les conduire au bûcher.
C’est que d’après Gabriel Attal, l’OFB commettait bien trop de contrôles, qui plus est armés. Or, c’est totalement faux : dans un rapport interministériel rendu public le 13 novembre, on lit que 89 % des exploitations agricoles n’ont subi aucun contrôle au cours de l’année 2023, 10% 1 seul contrôle et 1 % deux contrôles ou plus. Des contrôles… par la douzaine d’agences et d’administrations, dont l’OFB. En moyenne, d’après l’Office, un agriculteur a une chance sur 100 et quelques de se voir contrôler par lui, sachant que sa vie professionnelle dure une quarantaine d’années. Autrement dit, cela ne risque pas de lui arriver au cours de sa vie. En 2023, 3 370 procédures ont été menées par l’OFB, dont l’essentiel, 92 %, en flagrance. Sur 390 000 exploitations. En sachant, précise le rapport, que « le taux de poursuite est bien plus faible dans le domaine du droit pénal de l’environnement, soit 31,6 %, contre un taux de poursuite tous contentieux confondus de 59 % en 2022 » et que « très peu de peines sont prononcées à [l’encontre des agriculteurs incriminés], et que ces peines sont rarement sévères ». Les agriculteurs sont contrôlés, certes, mais par le syndicat majoritaire qui leur trouve des os à ronger plutôt de se préoccuper de leurs conditions de vie.
» 89 % des exploitations agricoles n’ont subi aucun contrôle au cours de l’année 2023, 10% 1 seul contrôle et 1 % deux contrôles ou plus «
Des consommateurs contradictoires
Les agriculteurs se plaignent que les consommateurs, c’est-à-dire chacun de nous, ne veulent plus dépenser autant qu’avant pour se nourrir. En 1960, presque 40 % de l’argent gagné par un ménage partait en achats alimentaires. C’était encore 25% en 2007, c’est tombé à environ 15 % aujourd’hui. Ce pourcentage est plus important évidemment pour les ménages les moins aisés car la dépendance alimentaire est difficilement compressible. Nous dépensons moins parce que le logement nous coûte plus cher, parce que l’énergie utilisée par nos radiateurs et nos voitures a vu ses prix grimper depuis la mise en place du marché européen de l’énergie et la guerre en Ukraine, parce qu’est apparu un nouveau poste de dépenses, les télécommunications. Nous dépensons moins, parce que nous dépensons ailleurs, parce qu’aussi nous nous appauvrissons à cause de l’inflation et de l’explosion des prix de l’immobilier. Moyennant quoi, en dépit des amortisseurs sociaux qui réduisent largement les inégalités, le nombre de gens pauvres augmente : selon les méthodes de calcul et les indicateurs que l’on retient, on les chiffre entre 2 et 11 millions. De toute façon, pourquoi dépenserions-nous plus ? Depuis une trentaine d’années les GMS, emmenées par Michel-Édouard Leclerc, nous incitent à acheter toujours moins cher. Alors, pour nous, un bon produit est avant tout un produit qui coûte peu. Or, pour qu’il coûte peu, il faut qu’il ait été acheté très peu cher, c’est-à-dire, le plus souvent, sous le coût de revient du fournisseur. « La vie est moins chère », a avant tout profité à la Grande distribution (80 % des achats alimentaires des ménages français) qui a fait les poches des agriculteurs, mais aussi des consommateurs, car les prix moins chers ne sont qu’une manière d’attraper le client, incité par ces bas prix à entrer dans le magasin pour déambuler dans les magasins afin qu’il se fasse avoir par des produits qu’il ne pensait pas acheter. Notamment par les produits transformés (60 % des achats alimentaires en grandes surfaces), en apparence peu chers, qui dégagent une valeur ajoutée maximale récupérée par les distributeurs, et qui ont fini par coûter très cher à la société française : l’obésité, le diabète gras, le syndrome métabolique sont largement dus aux excès de sucres rapides, aux additifs et à la transformation même des ingrédients de ces produits. Tout cela nous le savons, d’ailleurs, nous réclamons de manger mieux, plus sain, ce qui ne veut rien dire car dans un pays de bouffe tel que le nôtre chacun se projette sur ce qu’il mange. Un produit transformé est un produit sain au regard de la microbiologie. Une tomate poussée sous serre comme dans une éprouvette est saine au regard des résidus de pesticides. Qu’est-ce qu’un bon produit ? Bon pour qui ? Nous, l’agriculteur, l’eau, le sol, les animaux, la sécurité sociale ? Intuitivement, c’est un petit tout cela, c’est donc un produit cher que nous ne pensons pas pouvoir nous permettre d’acheter car nous avons pris la mauvaise habitude de considérer l’alimentation comme une dépense secondaire. Bref, nous voulons manger mieux sans acheter les « bons » produits, et sans que la société n’aide vraiment les agriculteurs à les faire pousser. Sans aussi que nous y passions du temps : nous ne voulons plus faire à manger, car nous n’aurions pas le temps.
» En 1960, presque 40 % de l’argent gagné par un ménage partait en achats alimentaires. C’était encore 25% en 2007, c’est tombé à environ 15 % aujourd’hui. «
Une éthique de l’alimentation
Derrière le véganisme, le végétarisme, l’abolitionnisme (de l’élevage), la multiplication des allergies déclarées (le plus souvent inexistantes), le wokisme, nonobstant les excès de ces mouvements revendicatifs et l’augmentation des attentes (ne pas faire mal aux animaux, ne pas détruire les forêts tropicales, ne pas pulvériser de produits chimiques etc.), il y a quelque chose de profond : ne pas (se) nuire. Il y a comme une volonté de pureté dans la société, qui emmène certains d’entre nous vers l’orthorexie, c’est-à-dire le contrôle obsessionnel de ce que l’on mange. Un aliment doit donc ne pas avoir nui, aux agriculteurs, aux sols, à l’eau, au bétail, à la planète, et ne pas nuire à celui ou celle qui l’ingurgite. Sans qu’il coûte plus cher, évidemment. Le « consentement à payer » pour avoir ce que l’on souhaite ne dépasse guère 10 % du prix du produit de base. Toutefois, le succès de la marque « C’est qui le patron » montre que les consommateurs peuvent aller réellement là où ils disent : au départ de cette aventure, il y avait des gens qui souhaitaient que le lait profite d’abord à l’agriculteur, ils ont ainsi formé eux-mêmes le prix de façon que les producteurs… puissent partir en vacances. En définitive, il y a une éthique du corps, de la nature, de la sincérité, de l’animal et de la solidarité qui est en train de se développer autour de l’alimentation dans notre société. Pour l’instant, cette éthique ressemble à de la segmentation marketing : à chaque revendication son créneau, sa niche de marché, et le système alimentaire pousse à cela car il n’y a que sur les nouveaux produits, les nouveaux segments que les GMS acceptent de faire moins de marge durant un temps très court. Plus on sépare, plus on crée de la valeur. Cette éthique de l’alimentation est alimentée par des chiffres qui effraient : la société française dépenserait chaque année presque 20 milliards d’euros pour compenser et réparer les impacts délétères du système agroalimentaire sur notre santé et notre environnement. Sur ces quelque 20 milliards, la santé représenterait à peu près 12 milliards, dépensés pour soigner les malades de la mauvaise bouffe, en premier lieu, les pauvres.
» La santé représenterait à peu près 12 milliards, dépensés pour soigner les malades de la mauvaise bouffe, en premier lieu, les pauvres. «
Ce à quoi l’agriculture est confrontée :
À des injonctions contradictoires, à des lois incohérentes, à une bureaucratie sans autre objet qu’éloigner toujours plus l’agriculteur de l’administration, à un climat qui change tout, à un système économique qui veut les considérer comme des agents de production.
Se rapprocher des gens
Les enquêtes donnent à peu près les mêmes résultats depuis le drame de la crise de la vache folle : ce qui rassure les gens dans l’imbroglio formidable qu’est devenu le système agroalimentaire, c’est une incarnation. Dans notre société hygiéniste et réductionniste (on résume l’alimentation à des paramètres nutritifs, l’écologie à quelques indicateurs), on doute de tout, on a peur de tout, sauf quand on arrive à mettre un nom, une figure, en qui l’on a confiance. En pleine vache folle, c’est le boucher qui a (ré) assuré les consommateurs ! Les labels existent, ils sont nombreux, mais ce n’est pas eux qui provoquent l’achat. C’est bien de savoir d’où ça vient. D’où l’augmentation des rayons « produits locaux » dans les GMS, le succès des magasins de producteurs et le renouveau des marchés de plein vent. Cela rassure, et cela rapporte. En vente directe (mais tous les producteurs ne peuvent se le permettre, vendre, c’est un métier et cela nécessite quelques investissements), l’agriculteur gagne plus, et il doit répondre aux interrogations de ses clients. Des études ont d’ailleurs montré que les agriculteurs en vente directe sont cinq fois plus nombreux à modifier leurs itinéraires que ceux en distribution classique. Quand on parle à son client, on se doit un peu à lui. Le dialogue est en réalité aussi fondamental que rare, en France. Nous sommes un pays où l’on ne se parle pas. Il y a les agriculteurs d’un côté, et les consommateurs de l’autre. Même dans les villages, en zone rurale, les uns ne parlent pas aux autres parce que les occasions de se croiser sont rares. Les Français disent aimer les agriculteurs, ils aiment en réalité l’image d’une agriculture qu’ils aimeraient, surannée. Il y a beaucoup d’incompréhension et de déconsidération réciproque. Il faut que les paysans ouvrent leurs fermes, soient présents dans les foires et les fêtes rurales, participent aux réunions publiques, expliquent aux gens les contraintes de leur travail. Cela prend du temps, donc, de l’argent, et les agriculteurs ne sont pas tous à même de parler en public. Mais c’est indispensable. Ce n’est pas en allant au salon de l’agriculture qu’on rencontre les gens, encore moins qu’on donne une image réaliste de l’agriculture : le « salon » est devenu un zoo honteux qui enferme les agriculteurs dans des clichés. Les PAT (plans d’alimentation territoriale) sont faits pour aider ces rencontres de manière à faire participer directement les agriculteurs à la vie des communes… en en approvisionnant les cantines, moyennant des aides à l’installation, au maintien, au changement d’itinéraires.
» Ce n’est pas en allant au salon de l’agriculture qu’on rencontre les gens, encore moins qu’on donne une image réaliste de l’agriculture : le « salon » est devenu un zoo honteux qui enferme les agriculteurs dans des clichés. «
Ne pas nuire
Les agriculteurs sont accusés de tout. En particulier de polluer, d’éroder les sols, de détruire les haies, de tuer la biodiversité et de faire mal aux animaux qu’ils élèvent. Ces accusations ne sont pas infondées : la société a demandé aux agriculteurs de produire pour produire, ils l’ont fait, c’est maintenant que l’on fait semblant de se rendre compte des conséquences. Ces déprédations coûteraient 8 milliards environ chaque année au contribuable, ne serait-ce qu’en dépollution et en potabilisation des eaux. Sans parler de l’achat obligatoire en certains endroits d’eau en bouteille pour s’éviter de boire l’eau du robinet où tourbillonnent trop de nitrates. Les agriculteurs doivent donc produire mieux, sans nuire aux paysages qu’ils ont eux-mêmes créés. Alors que personne ne leur achète leurs produits à leurs coûts de production, qu’ils dépendent largement des concours publics et sont très endettés. Ne plus nuire est pourtant inévitable. La crise écologique a fini par alarmer tous les pouvoirs publics, en particulier la commission européenne. La France n’est pas en reste. Si elle ne « surtranspose pas », car cela ne veut rien dire d’un point de vue juridique, elle se veut être la bonne élève de l’Europe en matière environnementale en transposant à la lettre les réglementations européennes dans sa législation, et en les appliquant plus tôt que ce qui était prévu. L’avenir de l’agriculture est à l’agroécologie, c’est-à-dire à des pratiques qui utilisent peu d’intrants (engrais minéraux, pesticides, machinisme, fioul), travaillent peu les sols, limitent les pollutions, plantent des haies et des arbres. En ce qui concerne l’élevage, l’avenir est à la moindre violence – le terme étant très subjectif. Qu’elles soient à l’herbe toute l’année ou entièrement en stabulation, les bêtes devront être les moins stressées possibles et tuées vite fait dans des abattoirs très surveillés. L’élevage est intéressant, car il cristallise notre ambivalence : il est honni en tant qu’émetteur de gaz à effet de serre, alors que c’est lui qui, par les prairies qu’il entretient, apporte aux paysages l’ouverture nécessaire à l’augmentation de la biodiversité, à l’hydrologie un régulateur et un épurateur hors pair, et… au climat, une éponge à carbone plus efficace (en flux, pas en stock) que les forêts. Bien conduit, le pâturage nuit moins que le labourage, il apporte bien plus à la société que les champs de betteraves.
» Ces déprédations coûteraient 8 milliards environ chaque année au contribuable, ne serait-ce qu’en dépollution et en potabilisation des eaux. «
L’eau, premier écueil
Les paysans ont été parmi les premiers observateurs du changement climatique. Ils en sont aussi les premiers témoins de par la modification du cycle de vie des plantes qu’ils cultivent. Ils voient ce qui change vraiment : l’imprévisibilité de leur première ressource, l’eau. La quantité qui leur tombe dessus ne change pas vraiment à l’année, mais elle arrive désormais sans prévenir, et dans des proportions difficiles à évaluer. Avant, il y a encore vingt ans, le monde était à peu près immuable. Un agriculteur pouvait prévoir car les normales saisonnières revenaient chaque année. Désormais, les normales se déplacent vers les bornes de leurs intervalles, ce qui était rare ne l’est plus, les extrêmes deviennent banals. La France a beau être de climat tempéré, son visage prend des allures de plus en plus contrastées : des hivers doux, des étés secs, entre les deux des abats d’eau violents. Comment s’adapter à cela alors qu’un paysan, c’est quarante récoltes en une vie, un risque important chaque année ? Les viticulteurs ont été les premiers à répondre. À appliquer ce qu’eux-mêmes, dans le cadre de l’agriculture productiviste des années 1960 à 1980, avaient abandonné et qu’on appelle aujourd’hui l’agroécologie : couvrir les sols entre les vignes pour limiter l’évaporation, laisser pousser les feuilles hautes afin d’éviter l’échaudage, sélectionner des variétés plus adaptées au manque d’eau, investir dans des équipements de protection tels que les filets anti-grêles et d’ombrage, voire, les panneaux solaires, et l’irrigation. Goutte-à-goutte. En pied de ceps. Mais à partir de quelle eau ? L’irrigation a toujours été la réponse la plus simple aux aléas du temps agricole. Mettre les plantes sous perfusion d’engrais et de pesticides, mais aussi, d’eau. Moyennant une consommation importante (60 % des 9 % que l’agriculture prélève dans l’eau), qui n’est pas contrôlée : les agriculteurs n’ont pas tous des compteurs, les valeurs déclarées sont hasardeuses et de toute façon, les agriculteurs ne paient presque pas ce qu’ils utilisent. Ce qui ne durera pas, compte tenu de l’inévitable hausse du prix de l’eau (qui restera cela dit toujours minoritaire dans le budget des ménages) pour faire face à la rénovation des réseaux et à l’adaptation aux normes de potabilité. L’irrigation n’est pas en soit une mauvaise chose, mais du fait de la raréfaction de la ressource quand tout le monde en a besoin, en été, et de la hiérarchie des usages que les Préfets et les citoyens ont en tête (d’abord de l’eau pour les humains, ensuite les milieux naturels, les bêtes et les cultures), elle devra être à l’avenir mesurée. C’est-à-dire décidée par la société, à l’échelle de chaque bassin-versant, et non plus seulement par les paysans. De l’irrigation, oui, mais pour quoi faire ? Si c’est pour des cultures d’exportation, cela rapporte de l’argent à la France, certes, mais cela revient à exporter de l’eau. De l’irrigation, oui, mais comment ? Les « grandes bassines » ont été rendues obsolètes par l’imprévisibilité nouvelle de l’approvisionnement des nappes et des rivières induite par le changement climatique. Des petits ouvrages collectifs, conçus pour chaque parcelle, mais pensés à l’échelle d’un bassin-versant, paraissent plus judicieux.
» Comment s’adapter à cela alors qu’un paysan, c’est quarante récoltes en une vie, un risque important chaque année ? «
Les sols, l’obligation de demain
La première réserve en eau de surface n’est pas les rivières ni les lacs, mais les sols (60 %). Les sols « de qualité », c’est-à-dire bien structurés, riches en matière organique, avec un bon équilibre entre gros trous, petits trous, et « colle » organique » (mucus, fèces) des êtres vivants. Typiquement, les sols de prairies et de forêts. Or, ces sols de qualité, capables d’absorber l’eau de pluies, de l’épurer, et en même temps, d’absorber du carbone de par leur activité biologique, sont devenus rares. Les sols, sans lesquels on ne peut produire de nourriture, ont été dégradés par l’agriculture : trop labourés, laissés nus entre deux récoltes, gavés d’engrais, pulvérisés de pesticides, ils ont perdu beaucoup de leur matière organique et de leurs propriétés hydrologiques. Qui plus est, le remembrement agricole s’est fait par l’arrachage des arbres et des haies, dont les racines et la matière organique des feuilles participent largement de la bonne santé des sols. Les sols ont été les victimes en premier lieu du labourage systématique et profond et de l’absence de couverture entre les cultures, qui ont altéré leur structure ; d’assolements trop courts qui ont épuisé leurs stocks de minéraux ; d’usages intensifs d’engrais « rapides », minéraux, qui, perfusant les plantes, ont ôté à celles-ci tout intérêt de développer leurs réseaux racinaires et leur coopération symbiotiques avec les champignons dont les réseaux sont les premiers laboureurs du sol (et, accessoirement, les plus efficaces des réseaux d’irrigation et d’approvisionnement en phosphore) ; des champignons détruits par-dessus le marché par les fongicides, lesquels font partie des pesticides dont le mésusage a ralenti la capacité de la vie du sol à dégrader la matière organique. Heureusement, le monde agricole a pris conscience de cette situation. On peut estimer à une dizaine de pourcents les exploitations qui ont des pratiques « douces » vis-à-vis du sol. Conservation des sols, semis direct, labours superficiels, agriculture « régénérative » etc. et dans tous les cas couverture des sols entre les cultures, voire entre les rangs des cultures de rente, par des légumineuses notamment. Ces pratiques seront un jour obligatoires. Elles sont poussées pas les pouvoirs publics via les MAEC (mesures agro-environnementales et climatiques, désormais versées par les agences de l’eau) et les PSE (paiements pour services environnementaux, par les collectivités). Elles seront demain promues par l’Europe via sa directive-cadre sur les sols, qui sera soumise au vote en 2025. Bien qu’elle ait été édulcorée, la directive porte en elle une révolution : assujettir le versement des subventions PAC et le prix de vente des terres à des critères de qualité objective des sols. Personne n’y est prêt en France, tant les sols constituent un impensé. La pensée magique est à l’œuvre : tout continuera comme avant ! Non. Demain, il faudra prouver que les taux de matière organique, de vers de terre, de champignons auront augmenté depuis la précédente mesure pour que l’argent arrive. À partir de diagnostics qui coûtent cher, que les agriculteurs eux-mêmes ne pourront réaliser. Un jour, les sols auront droit à une existence juridique en France, ce qu’ils n’ont pas, contrairement à l’air, à l’eau et la nature. Ils commencent à en avoir une avec la loi ZAN, bien que celle-ci ait été en partie vidée par le Sénat et le Premier ministre : en sanctuarisant les terres agricoles, le législateur a donné une valeur relative juridique aux sols et a mis une limite à ce qui en a peu en France, la propriété privée.
» Bien qu’elle ait été édulcorée, la directive porte en elle une révolution : assujettir le versement des subventions PAC et le prix de vente des terres à des critères de qualité objective des sols. «
Réduire les coûts
Durant la sécheresse de l’année 2022 et depuis la guerre en Ukraine, les paysans sont confrontés à des hausses considérables du prix d’achat de leurs intrants. L’électricité, utilisée par les pompes d’irrigation. Les engrais minéraux, car ils sont constitués à partir de gaz naturel. Le gazole des tracteurs. Les pesticides, qui sont des produits dérivés du pétrole. Beaucoup d’agriculteurs ont essayé et essaient encore de réduire ces charges. Comment ? Et on en revient à l’agroécologie : moins labourer, c’est consommer moins de gazole (sur un champ de patates, la réduction va de 50 à 70 %, dans le nord du pays). Couvrir ses sols par des légumineuses, ou bien simplement pailler, apporter des engrais verts ou du fumier – comme dans le temps ? – fait baisser le besoin en engrais minéraux. Ils restent nécessaires, notamment au début du printemps, ils ne sont plus. indispensables dès lors que les sols sont à nouveau capables de produire eux-mêmes leur fertilité à partir de matières organiques (fumier, digestats de méthaniseurs…). L’agroécologie a un réel intérêt économique, car elle diminue les charges, y compris sur le poste pesticides. Moins toucher aux sols, les couvrir, augmente la vie du sol, le nombre d’organismes qui y habitent, cela accroît les capacités des plantes à résister d’elles-mêmes à certains parasites. Mais c’est difficile à évaluer. Cette capacité augmente encore si près des cultures il existe des refuges à antiparasites, les arbres et les arbustes. Cette agriculture-là ressemble assez à la polyculture-élevage d’avant le remembrement. En effet ; on la redécouvre même dans les institutions scientifiques qui, il y a soixante ans, l’avaient déclaré inapte au développement agricole. Ne serait-ce que parce qu’elle rapproche les élevages qui produisent de l’engrais et les cultures qui n’en ont pas, la polyculture-élevage a un intérêt économique évident. Pourquoi en France produit-on tant de lisiers en Bretagne qui partent en mer alors que les prairies de la Creuse manquent de matières organiques ? Parce que le transport coûte cher. Alors rapprochons éleveurs et agriculteurs. Ce qui ne va pas de soi. Ce sont deux mondes différents, séparés par des barrières culturelles parfois archaïques. Il est toujours difficile pour un producteur de blé de faire promener sur ses champs les moutons désherbants et fertiliseurs du voisin.
La course à la biomasse Une alerte : le besoin en matières organiques ne peut qu’augmenter, à la fois pour remplacer une bonne partie des engrais minéraux devenus trop chers (et problématiques), et pour nourrir les réacteurs des méthaniseurs. En réalité, les engrais vont redevenir une « commodité » si ce n’est rare, du moins tendue, car tout le monde en voudra. Les agriculteurs ont potentiellement entre les mains un or vert et brun
Les avenirs qui se dessinent
Quels qu’ils soient, aussi vertueux qu’ils puissent être, il n’est pas certain qu’ils concernent la même anthropologie qu’aujourd’hui : y aura-t-il encore des petites fermes familiales en France dans dix ans ? Ou bien l’agriculture, écologique ou pas, sera-t-elle réduite à quelques néokolkhozes capitalistes façon Xavier Niel ? Les deux ?
L’agriculteur-carbone
Un sol de qualité, un paysage agricole ouvert, divers, c’est un formidable puits de carbone. Voilà pourquoi l’agriculture intéresse depuis quelques années des sociétés financières qui cherchent des placements sûrs et d’autres chargées d’assurer les obligations en matière de compensation environnementale pour les aménageurs. Le sol en France n’a pas d’existence juridique mais il en a une sur le marché du carbone : un sol de qualité est pour un banquier prévoyant un investissement sûr dès lors que l’Europe imposera via sa future directive-cadre la mesure de critères de qualité objective ; un sol mauvais est pour un opérateur de compensation un excellent vecteur à « additionnalité », c’est-à-dire qu’il ne peut, en modifiant les pratiques, qu’absorber bien plus de carbone qu’il ne le fait aujourd’hui. Les agriculteurs qui feront attention à leurs sols, à leurs arbres, à leurs zones humides (les tourbières sont d’incroyables pompes à carbone) pourront gagner des sous, demain. En vendant des crédits carbone et pourquoi pas aussi, quand ? des crédits biodiversité. Ils pourront même être aidés à le faire par ce même monde financier si d’aventure le système de subventions n’était plus adapté à leurs contraintes. Comment payer les « infrastructures écologiques » telles que les haies et surtout, leur entretien ? Comment acheter les outils qui permettent de cultiver sans labourer et qui coûtent si cher ? Le « marché » pourrait être là, ajoutant un nouvel assujettissement au monde agricole.
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L’agriculteur-kWh
Les pratiques changent, décidément. Les agriculteurs produisent aussi de l’énergie. Directement, en conduisant au méthaniseur leurs déchets de cultures ou leurs plantes intercalaires. Indirectement, en accueillant sur leurs terres des éoliennes ou des panneaux photovoltaïques. Lesquels, lorsqu’ils sont hauts et suivent la course du soleil (agrivoltaïsme) ont le triple avantage de protéger les cultures des éléments (soleil ardent, grêle), de limiter l’évaporation en été et le gel en hiver, et de produire de l’électricité, tout cela en même temps.
Se pose la question désormais du partage de la valeur entre l’agriculteur… et lui-même. Quel intérêt a-t-il à demeurer agriculteur si l’énergie qu’il produit lui rapporte plus, via les contrats de location de l’usage de ses terres, que les aliments qu’il cultive et les animaux qu’il élève ? La loi nous protège de cela en imposant une part de culture dévolue aux méthaniseurs (15 %) ou une part de SAU sur laquelle se trouvent des panneaux photovoltaïques (40 % de taux de couverture, avec pas plus de 10 % de pertes de rendements des cultures). Mais cela résistera-t-il à l’appauvrissement du monde agricole qui, en dépit d’une amélioration de ses revenus grâce à la guerre en Ukraine, est une tendance angoissante ? En particulier chez les éleveurs. Et puis, ajouter aux métiers de l’agriculteur celui d’énergéticien pourrait lui créer un nouvel assujettissement. Sera-t-il libre de ses choix, de ses investissements, à qui devra-t-il rendre des comptes ? Quoi qu’il en soit, le monde agricole ne pourra (plus) décider seul : les paysages, ils les créent, ils n’en sont pas propriétaires. Preuve en est la défiance croissante envers les éoliennes de citoyens qui s’estiment dépossédés de leurs territoires vécus, de leurs paysages intimes. Ne pas consulter les gens au départ des projets, ne pas leur faire dessiner leurs paysages avec les possibles futures éoliennes ou installations photovoltaïques, c’est leur donner l’idée qu’ils ne sont rien, que leur campagne n’appartient qu’aux agriculteurs qui se plaignent sans cesse et se gavent pourtant avec le marché de l’énergie.
» Se pose la question désormais du partage de la valeur entre l’agriculteur… et lui-même. Quel intérêt a-t-il à demeurer agriculteur si l’énergie qu’il produit lui rapporte plus «
L’agriculteur 2.0
Pour l’aider à y voir plus clair, la technologie a des choses à proposer. Les colloques ne cessent d’en parler : la robotique, la data, l’IA seraient au service de l’agriculteur. De l’imagerie par satellite, des pulvérisateurs asservis à celle-ci, des drones pour faire le tour de plaine, des programmes qui gèrent depuis le bureau les robots de traite, des alertes électroniques d’échappement du bétail, une reconnaissance en temps réel de la présence de tel ou tel parasite, des capteurs permanents de qualité des sols, et, bien entendu, l’IA pour interpréter toutes ces données afin d’aider l’agriculteur à prendre les bonnes décisions. Mais les bonnes décisions pour quoi ? Pour qui ? Dans quel but utiliser ces technologies ? Et à quels coûts ?
Ces technologies peuvent permettre d’utiliser moins d’intrants, de pulvériser au minimum, de travailler les sols au mieux, de prévenir les attaques de parasites ou la survenue d’épisodes météo brutaux. Mais ils peuvent tout autant favoriser une agriculture uniquement orientée vers la productivité, l’exportation, la valeur ajoutée pour le système agroalimentaire. Et assujettir une fois de plus le monde agricole à un système technique complexe, hors de sa portée financière et, qui plus est, dont les données qu’il produit risquent de lui échapper. Quel agriculteur est-on lorsqu’on dépend de matériels dont la mise en œuvre dépend de feux verts décidés par d’autres ?
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L’agriculteur gardien de nos risques
C’est après tout l’essence-même du mot paysan : celui qui fait le paysage. Cela fait quelques années, notamment depuis la loi Bachelot de 2003, que les pouvoirs publics, via les agences de l’eau en particulier, subventionnent les agriculteurs afin qu’ils acceptent l’installation ou l’entretien « d’infrastructures écologiques » sur leurs terres. Bandes enherbées, fascines, haies, zones humides, mais aussi méandres nouveaux de rivière.
C’est surtout pour l’eau que la société a besoin d’eux : il s’agit aujourd’hui de la ralentir afin qu’elle déborde moins en ville. Laisser s’épandre les rivières pour que les sols (de qualité) absorbent leurs eaux. Faire de la terre agricole une zone naturelle d’expansion de crue. Et un épurateur tout aussi naturel. Aider directement l’éleveur et ses bonnes prairies à se maintenir, au besoin en subventionnant la réfection d’un abattoir. Participer à la construction d’un silo pour que des producteurs de céréales bios s’installent près d’une zone de captage. Verser une aide modulée selon la bonne atteinte d’objectifs de réductions des engrais azotés, la liste est grande de tout ce que les agences de l’eau (avec les MAEC) et les collectivités (PSE) sont capables de mettre en œuvre pour faire « transitionner » le monde agricole.
À cela, il faut ajouter le financement lié à la compensation environnementale. Les agriculteurs ont beau jeu de dire qu’elle se fait à leurs dépens, c’est globalement faux. Au contraire, un bon projet de compensation peut leur permettre de récupérer des loyers pour les « infrastructures écologiques » (en général, c’est fauche tardive, pâturage extensif, conversion d’une culture en prairie, plantation de haies ou de bandes enherbées) que des aménageurs seraient obligés par la loi d’installer chez eux.
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Un avenir (de) compromis
L’agriculture est à un tournant. Son anthropologie très particulière en France, familiale, petites surfaces, avec un contrôle des prix du foncier (par les Safer) pourrait disparaître au profit d’une structuration banalement entrepreneuriale, au seul profit de l’industrie. Les fermes en panne d’héritiers pourraient être rachetées par des groupes financiers, l’industrie agroalimentaire ou des groupes de distribution pour constituer cette « agriculture de firme » que certains fantasment : demain, des fermes de 1 000 ha comme aux États-Unis ou en Roumanie, qui produiraient des molécules-base pour l’industrie et des produits d’exportation ? Avec des agriculteurs salariés commandant des robots et des drones, commandés par des applications d’aides-comptables à la décision ? Peut-être. Avec ou sans l’agriculture traditionnelle qui pourrait tout à fait renaître si la société lui donnait les moyens d’être ce qu’elle est : un moyen fondamental d’adaptation au changement climatique fondé sur le maintien de la diversité biologique – et des saveurs. Il n’y a pas de pays sans paysages, il n’y a pas de paysages sans paysans, il n’y a pas de paysans sans argent ni considération. Le futur de la France sera agricole ou ne sera pas.
L’agriculture de demain pourrait (devrait ?) être :
ni industrielle, ni familiale, un partage entre les deux, entre une agriculture dévouée à la production de molécules-base et celle chargée de nous nourrir avant de nourrir le monde ;
planifiée dans ses grandes lignes afin qu’elle sache où elle va, entre molécules-base, exportation et son premier objectif, nourrir d’abord les Français ;
elle sera agroécologique pour des raisons économiques, d’indépendance nationale et de maintien des grands cycles de matières ;
c’est-à-dire économe en intrants et en actions sur les agroécosystèmes ;
attentive à ses sols, car ils sont la ressource naturelle la moins renouvelable, qui sera la plus protégée par l’Europe, voire, les marchés financiers ;
très économe en eau, le facteur désormais limitant de notre développement, dont on redécouvre les dangers, qu’elle manque ou qu’elle déborde ;
de toute façon, la loi l’y obligera, en dépit des postures des syndicats agricoles ;
elle devra décider sous le regard des autres usagers de la nature, de l’eau et des sols, car les paysans font les paysages, mais les paysages, les gens y vivent, et ce que fait un agriculteur a des impacts sur bien au-delà de sa ferme ;
elle sera encore plus aidée par les concours publics, car la société demandera aux agriculteurs à la fois de nous nourrir sans nuire et d’entretenir nos biens communs – l’eau, les sols, la biodiversité, les paysages ;
ne serait-ce que parce que la société va lui assigner le bon entretien de services écologiques tels que l’épuration de l’eau ou la diversité naturelle ;
la polyculture-élevage sera promue, pour conserver un maximum de matières organiques, selon une échelle souple, déterminée localement ;
car la course à la matière organique a commencé, pour remplacer une partie des engrais minéraux, produire de l’énergie et… des engrais sous forme de composts ou de thés ;
raison pour laquelle la méthanisation sera mesurée par des instances locales afin d’éviter les cultures dédiées et le transport de matières organiques sur de longues distances ;
l’agriculture produira de l’énergie tant qu’elle produit avant tout de l’alimentation, le kilowattheure ne pourra pas être l’essentiel de la rémunération d’un agriculteur ;
elle vendra plus en circuits courts qu’aujourd’hui, pour garder sa valeur ajoutée ;
les prix auxquels les GMS leur achètent leurs produits seront encadrés (on peut toujours rêver) ;
l’industrie agroalimentaire sera contrainte par des obligations en matière de composition de ses produits et de publicité, pour en finir avec l’épidémie de maladies liées à la malbouffe (on peut là encore rêver un peu !).