Sélectionner une page
INFOLETTRE N°31

la démocratie par l’eau, la démocratie pour l’eau

Jan 15, 2016

La démocratie par l’eau. La démocratie pour l’eau. Voilà le mot-clé des débats qui ont eu lieu en fin d’année dernière devant l’assemblée des présidents des commissions locales de l’eau de Bretagne, à Saint-Malo.

FC229A64-4FB7-425A-BD90-B5AAB4F47CC9.jpg

Les gardiens des CLE

Avant toute chose, vous expliquer comment l’eau est gérée en France.

Chaque bassin hydrographique est chapeauté, en France, par une agence de l’eau. Six bassins, six agences : Artois-Picardie, Seine-Normandie, Loire-Bretagne, Adour-Garonne, Rhin-Meuse, Rhône-Méditerranée (avec la Corse). Celles-ci mettent en œuvre ce que les comités de bassin décident. Des comités, véritables « parlements de l’eau », car tous les acteurs des territoires y sont réunis, et sont tenus de s’y concerter.

Se concerter entre usagers répartis en commissions (industriels, agriculteurs et particuliers, associations de consommateurs, collectivités locales, administration, élus locaux), lesquelles sont regroupées en trois collèges, pour élaborer un Schéma Directeur d’Aménagement et de Gestion des Eaux, un SDAGE. Il s’agit pour ce document fondamental, et pour quinze ans, de « garantir un développement durable conciliant le développement socio-économique avec la préservation des milieux aquatiques et l’équilibre des usages de l’eau. » Avant d’être définitivement adoptés, les SDAGE sont mis en consultation par départements, régions et État, puis doivent être approuvés par les préfets coordonnateurs de bassin. Cela fait beaucoup !

Si nécessaire, et en fonction de la nature et des enjeux écolo-économiques des bassins-versants, des déclinaisons locales des SDAGE, les Schémas d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE), sont mises en place, sous l’égide d’une déclinaison des parlements de l’eau, les Commissions locales de l’eau, les CLE. Nous y voilà.

Présidée par un élu local, une CLE est composée, à l’image des comités de bassin, de trois collèges – collectivités, usagers-propriétaires fonciers-organisations professionnelles-associations, État. Un modèle de démocratie participative, malheureusement déséquilibré, c’est le moins qu’on puisse dire.

Moins d’eau, plus d’eau

La Bretagne est une région particulière, car elle est la seule à être entièrement couverte par des SAGE. Ce sont les documents de planification les mieux à même d’envisager l’avenir en fonction de l’évolution prévisible des modes de production agricole, de l’aménagement du territoire, de la croissance démographique, du tourisme, des modes de vie et, bien entendu, du changement climatique. Lequel fut au centre de débats malouins : quel sera son impact sur l’eau et les milieux aquatiques ?

Il est déjà mesurable depuis les fenêtres de la mairie. Aujourd’hui, lorsqu’il pleut, c’est de plus en souvent violent. Un mois des pluies d’avant qui tombe maintenant en quelques jours, cela vous soulève les plaques d’égout, envahit les rues et sature les réseaux pourtant largement dimensionnés. Les météorologues et autres observateurs attentifs du ciel et de la terre disent par ailleurs que depuis une vingtaine d’années, les hivers sont chaque année plus doux (diminution du nombre de jours de gel) et les étés, plus secs (augmentation du nombre de jours au-dessus de 25 °C par exemple). La conséquence pour l’approvisionnement en eau est claire : le régime des rivières est perturbé, les variations de leur débit sont plus… variables, les étiages plus précoces, les reprises de débits plus tardives etc. La disponibilité de l’eau en été, quand tout le monde en a besoin en même temps, – la fameuse douche de 17 heures le 15 août ! – est de fait plus faible. Le risque d’inondation est à l’inverse plus important.

Comment gérer une telle variabilité à laquelle ni l’homme ni sa politique de l’eau ne sont préparés ? Une variabilité supplémentaire à la variabilité naturelle, d’origine humaine, qui ne fait jamais que rendre encore plus évident le rôle de l’aménagement du territoire, de l’urbanisation et des itinéraires agricoles, c’est-à-dire in fine l’usage des sols, dans le cycle de l’eau.

Une Bretagne préservée… pour l’instant

Cela dit, ce tableau relevé un peu partout en France ne l’est pas – encore ? – en Bretagne. On ne voit pas pourquoi cependant l’ancien duché y échapperait à moyen terme, car le changement climatique n’est pas près de s’arrêter, et l’altération du cycle de l’eau est cohérente avec les mécanismes en jeu : plus de chaleur, c’est plus d’énergie, des évaporations et des condensations gérant plus de volumes, générant des turbulences atmosphériques plus importantes. Les lois de la physique sont les mêmes partout.

La complexité de la décision

Il n’y a que dans ces « parlements de l’eau » que sont les comités de bassin et les commissions locales de l’eau que la réflexion puisse se faire, et naître la décision. Il n’y a que les SAGE à pouvoir développer une vision globale. Comment rendre in fine les territoires « résilients » face au changement climatique ? Faut-il des modifications techniques du réseau de distribution, de nouvelles réglementations sur la pollution, un nouveau schéma de prise de décision, une modification des documents d’urbanisme ? Le changement climatique est une certitude remplie d’inconnues, alors il n’est pas simple de prévenir et de l’envisager.

La loi Notre facilite un peu les choses, car elle confie aux nouvelles mega-super-hypra régions la concertation et l’animation sur la gestion de l’eau et la protection de la ressource, dès lors que « l’état des eaux présente des enjeux sanitaires et environnementaux justifiant une gestion coordonnée des différents sous-bassins hydrographiques de la région ». Ce qui est le cas en Bretagne. Mais elle ne sera pas suffisante, car les enjeux, considérables, réclament une nouvelle façon de gérer l’eau. Ne serait-ce qu’en raison du fait que la baisse de la quantité d’eau disponible en été, qui semble inévitable, aura un impact sur sa qualité. Quantité et qualité doivent donc être pensées ensemble, et gérées de même, or, on a l’habitude de le faire séparément. Ainsi, gérer l’eau, demain, c’est-à-dire dès aujourd’hui, devra se faire non seulement à partir de facteurs plus nombreux, mais avec l’idée d’envisager d’éventuels effets pervers de la manipulation d’un bon levier : préserver la quantité d’eau ne peut plus se faire sans penser les conséquences sur la qualité, un « bon » document d’urbanisme ne peut plus faire l’économie de l’usage des terres agricoles.

Une grande fragilité face au changement climatique

En même temps, l’incertitude ne doit pas gêner l’action. Ce n’est pas en 2040, quand la Bretagne aura atteint le seuil des 4 millions d’habitants, qu’il faudra se demander quoi faire. L’équilibre des usages, encore plus difficile à atteindre avec une variabilité de l’approvisionnement plus grande et une disponibilité plus faible en période estivale, a besoin d’être (re) pensé maintenant. Comment ? En intégrant par exemple tous les enjeux de l’eau dans les Schémas de cohérence territoriale (Scot). En interdisant aussi toute nouvelle destruction des zones humides, ces formidables tampons judicieusement placés dans les bassins hydrographiques.

Ce dernier point est d’autant plus important que le « tamponnement » n’existe pas en Bretagne : endogène, son bassin n’est alimenté que par lui-même, par ses rivières et ses nappes, rien ne venant abonder d’éventuels manques depuis l’extérieur. La Bretagne est une péninsule énergétique, elle est une île autonome en matière d’eau. Ce qui la rend pour le coup très fragile.

La question des sols revêt dès lors une importance capitale, car ce sont eux, les premiers réservoirs. Or, leur évapotranspiration s’accroît année après année. Comment faire pour corriger le tir ? Comment faire, aussi, près du littoral, alors que le « biseau salé », c’est-à-dire la limite entre l’eau de mer qui s’infiltre et les nappes situées tout près du rivage, ne cesse par endroits de s’enfoncer plus loin sous terre, portant le risque d’interdire bientôt l’exploitation de forages… là où les touristes s’agglutinent en été ?

L’eau ? Des sols !

L’aménagement du territoire est une des principales réponses. Pensé sans penser à l’eau, il conduit partout à l’inondation. À 800 millions par an de coût annuel, et 400 morts, en France, sans aucune crue majeure, cela commence à faire cher. Les assureurs donnent l’alerte depuis des années. Le fonds Barnier ne sera pas éternel. Et l’arrêté de catastrophe naturel n’est peut-être pas toujours la meilleure réponse quand il couvre des risques pris inconsidérément, comme à la Faute-sur-Mer. Qui n’est jamais qu’une catastrophe urbanistique, pas une catastrophe naturelle. La mer et l’eau n’ont fait qu’envahir des zones où en théorie nul n’a le droit d’habiter. Parce que l’eau et l’urbanisme s’ignorent superbement.

Le maire fait ce qu’il veut, car il détient le permis de construire, qu’il faudra bien lui retirer un jour ou l’autre. La plupart des communes sont pauvres, et la pauvreté n’aide pas à refuser les sollicitations commerciales et particulières qui rapporteront des impôts. La proximité géographique du maire avec les requérants ne participe pas de l’analyse impartiale des dossiers. La corruption devient inévitable et elle est France, trop souvent, le synonyme de la décentralisation. Mais pour le remettre à qui, ce droit de dire l’usage des sols, héritage de l’Ancien régime ? La question est posée. Intercos, régions, État ?

Plus largement, dans notre inconscient collectif, l’eau n’a pas de valeur en soi. Quand une collectivité élabore un PLU, elle n’intègre pas son hydrographie dans sa réflexion. Comme d’ailleurs elle ne donne de valeur à la biodiversité ni à la terre agricole, laquelle est, de fait, la variable d’ajustement, le réservoir de l’étalement urbain. Que les rivières et les pluies fassent plus souvent qu’avant des inondations plus destructrices n’a finalement rien de surprenant.

Cependant, notre aménagement du territoire aberrant ne doit pas faire oublier notre aménagement agricole tout aussi stupide. Le béton et le macadam se nourrissent de terres agricoles, souvent des meilleures, et parallèlement un champ de maïs laissé nu en hiver, sans haies ni buissons, avec aucune bande enherbée du côté de la route, comme un gazon-thuya bien coupé, c’est une patinoire pour l’eau. Pas une éponge.

Une profonde révolution politique

Ainsi, la réponse à la question « eau et changement climatique que faire ? » posée durant ces débats est avant tout politique.

D’abord, réformer CLE et Comités de bassin de façon à ce qu’ils soient les seuls à même de délivrer les autorisations de prélèvement, d’allouer la ressource en eau, et ainsi, d’évaluer la pertinence des nouvelles demandes en fonction des volumes réellement prélevables. Des décisions qui, soyons positifs, devraient aussi s’appuyer sur les expérimentations locales, celles mises en place par les CLE, via des associations comme Avril, dans le pays de Coutances, qui forme les élus dans des « Classes d’eau ».

Pourquoi ? Parce que renouvelés au rythme des élections, les nouveaux élus, membres de fait des parlements de l’eau, ont à peine le temps de se former aux rouages de la très complexe gestion de l’eau ; alors que les usagers professionnels tels que les agriculteurs et les industriels, parce qu’ils sont présents sur de plus longues périodes, deviennent des professionnels de la gestion de l’eau, très efficaces dans la défense de leurs intérêts catégoriels.

Former en continue les décideurs, certes, mais dans le cadre d’une réforme de la gouvernance de ces comités, tant les professionnels y sont privilégiés. Une revendication tenace des ONG, qui rejoint une remarque perfide de la Cour des Comptes dans un rapport par elle consacré aux Agences de l’eau en 2015 : dans le bassin Rhône-Méditerranée, par exemple, « le montant de la redevance pour les prélèvements destinés à l’irrigation ne représente que 3 % du montant total de la redevance prélèvement en 2013, alors que l’irrigation est à l’origine de 70 % des prélèvements dans les eaux de surface »… Parce que les irriguants ont toute possibilité de se présenter dans tous les collèges. Comme le réclame FNE, la part des usagers particuliers (chacun de nous) et des associations doit augmenter, par la création d’un collège dédié, qui ferait passer leur part réelle de… 10 % en moyenne à 25 %.

Enfin, il faut bien se dire qu’on ne résoudra pas l’entièreté de l’équation avec des barrages et des retenues collinaires, ni avec une hausse des prix sur la facture de l’usager. Mais par une nouvelle façon de voir l’eau. Transversale verticalement (l’eau ne peut pas s’arrêter aux entités administratives et politiques, ni au littoral, elle exige d’être considérée depuis la montagne à la mer, quelles que soient les féodalités qu’elle traverse), transversale horizontalement (l’eau, c’est les sols, c’est l’aménagement du territoire, c’est donc le foncier, in fine le régime de propriété). Locale, selon les enjeux : si la politique de l’eau est décidée par bassin-versant, elle ne peut être mise en pratique qu’au niveau des parlements de l’eau. L’eau interroge nos pratiques d’élevage, nos itinéraires de culture. Dans les bassins les moins résilients au changement climatique, d’autres usages des sols devront demain dominer. Une autre couverture végétale. Bref, l’eau et le changement climatique, c’est en miroir la remise en cause de la façon dont on décide en France. Une révolution politique.