« L’élevage de ruminants, acteur des solutions climat (et de la 21e conférence internationale sur le climat) » : à la Maison de la RATP, deux journées entières ont été consacrées par les professionnels du secteur viande et lait les 9 et 10 juin 2015 au lien douloureux qui unit les ruminants au changement climatique, en prévision de la Cop21. Deux journées passionnantes sur les contradictions d’un monde en voie de disparition, celui de l’élevage. J’y reviens quelques mois après, au regard des polémiques récentes sur la viande et le mouvement récent des bonnets roses. Non, il n’y aura pas d’adaptation au changement climatique sans les éleveurs…
L’élevage, acteur du climat ?
(Photos © FD)
Une drôle d’année que 2015. Celle de la Cop21 qui, dans l’histoire des Cop (conférences des parties, c’est-à-dire des 196 pays signataires de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques), a causé agriculture. Auparavant considérée comme du domaine relevant strictement de la souveraineté de chaque nation – bien que la plupart soit dépendant des marchés mondiaux, l’agriculture a enfin fait partie des discussions climatiques grâce à la pression de la seconde puissance agricole du monde, la France. Laquelle a également été la seule à parler d’élevage lors de cette étrangeté diplomatico-commerciale que fut l’Expo universelle de Milan : consacré à l’alimentation, ce grand machin cause plus ou moins alimentation et gastronomie, mais entre un pavillon angolais étonnamment gigantesque et des constructions peu modestes bâties à la gloire de Nutella ou de Mac Donald’s, l’Expo n’a fait aucune référence aux vaches, cochons, poulets, moutons, chèvres et autres animaux mangeables. Comme si le mot « élevage » était devenu tabou.
Pays d’élevage, pays, sans doute, de plus grande diversité de races et de conduites de troupeaux au monde, en tout cas plus grand cheptel d’Europe qui entretient la moitié de sa surface agricole utile plantée en ces prairies qui nous offrent tant de services, la France a donc osé, l’an passé, parler du sujet qui fâche, la vache et le climat.
Tout en se fichant royalement du sort de ses éleveurs !
Depuis la fin des quotas laitiers, 25 000 éleveurs ont fermé boutique. D’ici dix ans, c’est 250 000 autres qui ont de bonnes chances de subir le même sort. En Brategne, les éleveurs de porcs se couvrent d’un bonnet rose : 10 élevages ferment leurs portes chaque mois. Le plus grand plan social de notre histoire se réalise dans un silence très écologique.
Le coup de fouet salvateur de 2006
Sujet fâcheux que l’élevage bovin, en effet, car la vache, la viande, est frappée d’excommunication par les zélateurs de l’Ordre du bon climat qui, prenant le carbone au pied de la lettre, lui font dire ce qu’ils ont envie d’entendre : puisque la viande – et le lait – c’est beaucoup de carbone émis par le nourrissage et la rumination, supprimons la viande, et l’on aura réglé une bonne partie de notre dette climatique. Ces rigides adorateurs du fétiche CO2 sont soutenus dans leur démarche pénitente par les défenseurs du bien-être animal, pour lesquels occire Rosalie est un crime aussi grand que celui de l’avoir élevée en stabulation, ainsi que par les bien-pensants de la bonne santé qui estiment que la viande, c’est du cancer en fibres. Heureusement qu’elle n’a rien en gluten, ils l’accuseraient en plus de déclencher la maladie de Crohn.
Il n’en reste pas moins que la société, confrontée à un changement climatique inéluctable et irrépressible, se pose de bonnes questions sur la façon de conduire les élevages auxquelles les professionnels doivent répondre. Dans un contexte de suspicion généralisée vis-à-vis de filières réputées opaques et corrompues depuis le scandale du cheval dans la bolognaise, de désastre social dans le monde des éleveurs (la conjonction des prix trop bas payés par la Grande distribution et de la difficulté d’un métier qui laisse peu de repos fait qu’il n’y a pas assez de jeunes pour reprendre les fermes mises en vente à la suite de faillites, suicides ou retraites) et de baisse de la consommation en France… alors même que la demande n’a jamais été aussi forte dans le monde. Et le sera encore plus demain, en 2050.
L’élevage des ruminants peut-il donc être un acteur des « solutions climat » ? La réponse est dans la question, car puisque l’élevage émet beaucoup de gaz à effet de serre, il ne peut qu’en émettre moins. Cela, il l’a compris après le choc qu’a constitué le fameux rapport de la FAO sur le sujet. Paru en 2006, « L’ombre portée de l’élevage », selon sa traduction française, a inscrit dans la mémoire collective des chiffres terribles qui ont fait passer la profession pour criminelle : manger de la viande ? Mais c’est pire que de conduire un 4×4 en ville et d’arroser sans arrêt son gazon en pleine canicule !
Frustrés, surpris, les professionnels ont fait une introspection, puis sont passés à l’action. Reconnaissant leur responsabilité dans la crise climatique, rappelant tout de même qu’il faudra toujours faire avec ce carbone qu’émettent les vaches par le seul fait qu’elles ruminent, ils se sont mis à diagnostiquer leurs filières, leurs fermes, leurs ateliers, leurs parcelles, leurs produits pour dénicher le carbone, le mesurer et trouver comment l’empêcher de fuir trop vite. En collaboration avec chercheurs et ONG : la révolution de 2006 aura été comme le Grenelle de l’Environnement, une claque qui a ouvert les yeux et décidé à agir. Et communiquer, comme avec ces deux journées, uniques en leur genre autant par la diversité des intervenants, des participants… et des points de vue. De la science participative, oserai-je dire, car c’est très à la mode, et en l’espèce, justifié.
La demande explose, comme le climat
L’élevage mesure donc ce qu’il fait, dans un contexte très particulier. Pourquoi faire des efforts, alors même que la société ne cesse de lui signifier son mépris en lui assénant chaque jour que « la viande, c’est mal », et que la hausse de la demande mondiale annule mécaniquement les bénéfices de toute amélioration de l’efficacité ? À quoi cela sert-il de se fatiguer à chercher comment convertir le rot des vaches en chauffage urbain quand les Chinois veulent maintenant de la côte de bœuf sur le barbecue ? !
La consommation explose, selon les dires répétés de la FAO. On mange deux fois et demie plus de viande aujourd’hui qu’il y a cinquante ans ! Soixante pour cent d’écart entre 1990 et 2010. Et l’on imagine volontiers une croissance de 70 % d’ici 2050, tirée par la hausse démographique, celle des revenus et de l’urbanisation : plus d’êtres humains, dans des pays qui émergent de la pauvreté avec des classes moyennes qui, dans les villes, ont accès à l’électricité, et donc au réfrigérateur… cela fait plus de bouffeurs de viandes et de yaourts. À la fois parce que les produits issus de l’élevage sont un marqueur social lisible par chacun, et parce que les protéines animales, sous quelque forme qu’elles soient, sont la garantie pour les parents d’une nutrition équilibrée pour les jeunes enfants. La viande est une source de protéines et de micronutriments facilement assimilables pour le petit, indispensables à son développement cognitif.
Les marchés de la viande et du lait se portent donc bien, et sont promis à un avenir juteux. Comme les émissions de gaz à effet de serre ! Pour autant, les 800 et quelques millions de Terriens affamés ou trop peu nourris sont presque tous des éleveurs pauvres. Manifestement, ils n’ont pas profité de la hausse de la demande ! Laquelle a été soutenue par les filières agro-industrielles des pays riches et émergents, qui ont capté environ 80 % du marché. Ce qui veut dire que les pays les moins riches, ceux dont les terres sont parcourues par les éleveurs les plus pauvres, sont de plus en plus dépendants des marchés mondiaux.
La quadrature du cercle est atteinte lorsqu’on lui intègre la dimension climatique. Les consommateurs dévorent une viande qui ne profite pas à ceux qui devraient la produire, lesquels ne profitent pas vraiment du changement climatique. L’assèchement de la bande intertropicale porte en effet la menace d’un effondrement de ce terroir en déplacement qu’est le pastoralisme. Cette coévolution, ce dialogue entre un éleveur, une race, des végétaux, un sol et un climat est en effet très sensible à la hausse de la température moyenne, c’est-à-dire, in fine, à la disponibilité de l’eau. La vulnérabilité économique des éleveurs est encore plus grande quand il s’agit d’aller faire paître ses animaux toujours plus loin, chaque jour.
Pour ces 80 % d’éleveurs pauvres, atténuer le changement climatique est donc primordial. Mais cela passe, le serpent continue de se mordre la queue, par une atténuation des émissions de leurs si fragiles élevages… On estime la part de responsabilité de l’élevage « mondial » à 14,5 % environ, dont les trois quarts viennent de l’élevage bovin, viande, lait ou mixte. Dont près de 40 % se trouvent dans le rot des vaches : la rumination est le premier fabricant de méthane, un gaz plus « effet-de-serrogène » que le dioxyde de carbone, tant s’en faut. Et la majorité des vaches sont la propriété de ces pasteurs immémoriaux.
Des effets de leviers et des prairies
Que faire, alors ? Se réjouir de l’extrême diversité des élevages, nous dit la FAO. Car il n’y en a pas deux identiques, si bien qu’à niveau de production égal, dans des conditions comparables, on ne mesure pas du tout les mêmes émissions de gaz à effet de serre. Parce qu’on est dans le vivant ! Une telle diversité, que l’on retrouve également dans la multiplicité des postes d’émissions existant dans la filière, est gage d’une immense variété de leviers, de solutions à étudier, exploiter, diffuser. En particulier chez ces 80 % d’éleveurs pauvres : une augmentation faible de leur productivité ridiculement basse selon nos critères générerait d’énormes économies de carbone, un effet de levier considérable lié au « principe de massification » qui fait que plus on augmente la production de viande ou de lait par vache, moins celle-ci émet-elle par kilo ou litre. En améliorant la gestion du pâturage, les pratiques de reproduction des bêtes ainsi que leur santé, et en recyclant les fumiers, des formules peu coûteuses, on pourrait donc, en tenant compte aussi de la séquestration du carbone par les sols – si tant est qu’ils sont correctement travaillés et ne subissent pas trop le changement climatique, économiser près de 40 % du carbone émis tout en augmentant la production de 20 %.
Sera-ce suffisant ? Rien qu’en France, le respect de l’objectif « pas plus de 2 °C », c’est-à-dire la division par quatre de nos émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2050 implique une division par deux de celle de l’agriculture…
Cela dit, encore faut-il savoir mesurer le carbone. Il faut bien avouer qu’en dépit de progrès considérables, il est toujours aussi difficile de le faire parler. Ou plutôt de l’entendre, car selon l’endroit dans l’espace et le temps où l’on place les curseurs, on n’obtient pas le même diagnostic. D’autant qu’il a été dit durant ce colloque qu’il faut absolument tenir compte de ce que le législateur n’imagine même pas, le stockage. À savoir les quantités qui, chaque année, restent dans le sol. Où elles constituent jusqu’à 1 m de profondeur un stock de carbone deux à trois fois plus important que le stock atmosphérique.
Et quel est l’agrosystème qui stocke le plus ? La prairie, autrement dit l’élevage !
Avec 80 tonnes de carbone par hectare, elle fait aussi bien que la forêt (si l’on n’additionne pas ce qui est stocké par la litière, auquel cas on arrive à une centaine de tonnes), et beaucoup mieux que les vergers (50 tonnes), et surtout les vignes (35 tonnes). À l’année, c’est quelque 760 kg de carbone qui rejoignent ce stock sous les prairies européennes. C’est précisément cela que l’on appelle « stockage ». Une moyenne, que ce chiffre, qui change énormément selon le climat, le type de végétation et le mode de gestion : par exemple, le stockage serait favorisé par des températures et des précipitations élevées, un léger épandage d’engrais azoté, pas plus de 2 vaches à l’hectare ni plus de 4 fauchages à l’année. Sous climat tempéré, et dans l’idéal. En France, où les bovins passent la majorité de leur temps à brouter la majorité de leur ration alimentaire (66 % du temps et 80 % d’herbe dans la ration pour les bovins viande, respectivement 42 et 50 % dans le système lait), le stockage est de fait très important ; il compenserait à hauteur de 28 % les émissions des gaz à effet de serre des bovins nationaux.
Des solutions, mais à quels coûts ?
Cela dit, pour passer du stockage au stock, il faut du temps. Beaucoup de temps. Plusieurs décennies. Évidemment, l’inverse est plus rapide : le retournement d’une prairie par un éleveur pris à la gorge conduit à un déstockage massif durant vingt ans. Preuve que le labour conduit, par oxydation de la matière organique et perturbation du fonctionnement de l’écosystème-sol, à des émissions massives. Ce qui signifie qu’une « agriculture stockante » est possible : labours moins profonds et moins fréquents, semis directs, mais aussi couverture des sols, apports de composts et de fumiers sur les terres, cultures intermédiaires – notamment avec des légumineuses, les méthodes existent et sont efficaces.
On peut aussi jouer, quel que soit le type de cultures ou d’élevage, avec la santé des vaches (moins Rosalie fait de mammites, plus elle produit, donc moins émet-elle de CO2 par kilo de lait ou de viande), avec ce qu’elles mangent (moins de tourteaux de soja, c’est moins de carbone émis lors de la fabrication de ces concentrés ; plus de lin ou de produits riches en lipides, c’est moins de méthane produit dans la panse…), sur les imports d’intrants (les produits chimiques sont riches en carbone, les engrais émettent du protoxyde d’azote, encore pire que le méthane ; le fioul du tracteur est économisé en labourant moins profond, un travail d’économie d’énergie sur l’exploitation permet aussi de réduire l’impact carbone…), sur l’exportation du carbone contenu dans les déjections (pour méthanisation par exemple) ou encore sur l’organisation même des parcelles (la plantation d’arbres, de haies, de bandes enherbées, de bandes intercalaires arbustives capte du carbone…).
Mais pour quels coûts ? Car tout ce qu’on vient de dire est théorique. Comment mettre en œuvre les bonnes pratiques quand on en est déjà sous-payé par la Grande distribution ? La question n’a pas été abordée, la Grande distribution revêtant toujours dans ce genre de débat les habits de Voldemort dans Harry Potter : elle est celle à laquelle tout le monde pense, sans jamais oser prononcer son nom, de peur que ses foudres ne s’abattent sur la profession.
On en est donc resté à une évaluation des coûts. Qui vont de très faibles – les économies d’énergie, la plantation de légumineuses et l’apport de fertilisants naturels ; à élevés pour la méthanisation et très importants en ce qui concerne la plantation d’arbres, l’introduction de lin et autres lipides dans la ration alimentaire ou la mise en place de couverts végétaux permanents. Mais avec un retour sur investissement théoriquement favorable : l’introduction de chicorée en couvert ferait par exemple augmenter de 8 % la production de lait, tout en diminuant les émissions nettes de GES d’un quart.
Deux autres postes de réduction des émissions de gaz à effet de serre sont testés un peu partout dans le monde afin de réduire le budget carbone à l’échelle du produit fini. La première est celle de l’utilisation (entendez « valorisation ») optimale des « coproduits » que sont les déchets en tout genre d’un élevage digne de ce nom (déjections, cornes, poils…) sous forme d’aliments… pour insectes, ou de composés organiques obtenus par extraction pour la filière naissante des bioplastiques. L’autre piste de réflexion concerne le troupeau : avec moins de génisses dans un troupeau, un sevrage des veaux plus tôt, la mise à l’abattoir des individus les moins « performants », on réduit in fine de beaucoup le poids en carbone d’un kilo de viande ou de lait. Le carbone est une ligne comptable à gérer comme une autre.
De la science participative pour mieux mesurer le carbone
Tous les outils existent, mais, nonobstant leurs coûts nets, ils ne sont efficaces que si on leur laisse le temps. Or, le temps économique, celui du retour sur investissement rapide et des taux d’actualisation élevés, n’est pas celui qui leur permet toujours de s’épanouir. Il favorise plutôt les itinéraires simplifiés, efficaces parce qu’intensifs, du type « ferme des Mille vaches » : les émissions de carbone par kilo de lait y seront plus faibles qu’ailleurs (1 kg de carbone environ par kilo de lait en moyenne en France, ce taux pourrait descendre sous les 800 grammes dans la Somme) parce que les déjections seront intégralement transformées en kilowattheures, mais si ce système se généralisait, que deviendrait ce formidable puits de carbone (et, accessoirement, producteurs de multiples services pour l’humanité) qu’est la prairie ?
Cela dit, tout est relatif pourrait-on dire, car la première journée de ce colloque a montré à quel point un diagnostic carbone est difficile à établir. Les choses ont avancé, les manières de compter sont en voie de normalisation, on entre dans l’ère de l’harmonisation des méthodologies. Mais les périmètres se recoupent, on ne sait pas toujours si l’on a attribué les déjections au passif de la ferme d’élevage ou à l’actif de la prairie sur laquelle on les a déversées. Bref, il est difficile à la fois de mesurer, puis de comparer. Et de sortir de notre envie de considérer les chiffres obtenus en valeur absolue, alors qu’ils ne sont jamais que des indicateurs qui donnent une idée de l’empreinte environnementale d’un élevage.
Pour aider les éleveurs à y voir clair, la profession a mis en place en France l’outil Cap’2ER, grâce auquel un diagnostic d’impact environnemental, multicritère (du carbone à la biodiversité) peut être conduit sur un élevage. Il permet de positionner l’exploitation par rapport à la moyenne et les façons de corriger le tir en identifiant les principaux postes d’émission et donc, les leviers à actionner à plus ou moins court terme. Leviers que l’on simule pour savoir l’impact réel de leur mise en œuvre, et surtout leur coût ! Cet outil, qui soit dit en passant transforme les fermes utilisatrices en « fermes exemplaires (pilotes) », s’inscrit dans deux politiques de réduction globale des émissions de gaz à effet de serre mis en place par les professions laitière et viande : Carbon Life Dairy pour la première, et Beef Carbon pour la seconde. Concrètement, l’engagement partagé de diminuer de 20 % le carbone émis d’ici 2018 (pour le lait) et 2020 (pour la viande) concerne pour l’instant 3 900 éleveurs répartis sur six régions de production française pour le lait (soit deux tiers de la production nationale), entraînées par 60 fermes pilotes ; et, pour la viande, 2 000 éleveurs européens (dont 170 fermes pilotes) dispersés dans quatre pays, soit un tiers de la production communautaire.
La difficulté à bien mesurer le poids en carbone fait que ces trois programmes sont menés en relation étroite avec les chercheurs, qui espèrent pouvoir en utiliser les données pour réaliser un portrait plus réaliste de l’élevage français et européen, et affiner leurs méthodologies. De la science participative, à la ferme. Et en plusieurs langues.
La méthanisation et la vache performante
Des étrangers étaient d’ailleurs là pour dresser leurs portraits et évoquer à gros traits ce qui a été mis en place chez eux pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
L’Irlande est un pays d’élevage extensif, une nation agricole de petites exploitations (moins de 32 ha en moyenne) à l’herbe (70 % de la SAU), qui exporte 90 % de sa production de viande et de lait. Un tiers de son budget carbone provient de son agriculture, un chiffre considérable. Entre 10 % et 15 % de réduction des émissions est envisageable en améliorant les pratiques existantes, ce qui amènerait en 2020 à une baisse de 10 % par rapport à 2008. Des programmes équivalents à ceux mis en place en France ont été développés sur une grosse moitié des fermes irlandaises (45 000 fermes à viande, 18 000 à lait). Les données sont centralisées, analysées et les grands domaines d’action ont été identifiés : gestion des effluents, meilleure application des fertilisants et amélioration de la nourriture des bêtes. Rien de bien original. Chaque ferme auditée reçoit un bilan chiffré, qui lui donne à voir ses performances en matière, par exemple, de gestion des effluents, de consommation énergétique ou de fermentation entérique. Pour encourager l’éleveur à faire mieux, le « Carbon navigator » lui indique ce qu’il gagnerait en gaz à effet de serre et en bénéfices s’il atteignait les objectifs chiffrés issus de l’exploitation des données centralisées à l’échelle nationale : des couleurs, des pourcentages, un outil pratique permettant de s’y retrouver sur 6 leviers (durée du pâturage et âge du sevrage, notamment).
En Italie, la situation est un tantinet différente. Un nombre d’exploitations identiques à l’Irlande, mais des élevages plus gros en taille (on dénombre plus de 200 têtes de bétail dans un bon tiers des fermes) depuis un vaste mouvement de concentration entamé en 2000. Lequel a abouti à une baisse de 6 % du nombre de têtes de bétail et à près de 30 % de celui des exploitations ! Conséquence logique, les émissions de carbone ont baissé de 16 %. La diminution de l’usage des engrais azotés minéraux a également joué, à hauteur de 15 %. Du coup, elle est devenue un objectif du programme national de réduction des émissions de l’élevage, avec le développement des méthaniseurs, l’amélioration de l’alimentation, de la performance des élevages (en termes de taux de reproduction, de mortalité, de gain de poids journalier etc.), et du stockage de carbone par les sols (par des cultures telles que le sorgho et le triticale, plantes qui en plus ont la vertu d’être appréciées des méthaniseurs) Chacun des postes identifiés a un potentiel de 10 % de réduction, pas plus. La méthanisation, par contre, crève les plafonds avec plus de 15 %.
Aux Pays-Bas, grande nation laitière, il y a plus de vaches et de porcs que d’habitants. Les autorités ont fixé un but simple : – 30 % de gaz à effet de serre pour le secteur agricole en 2020, soit -5 % pour chaque vache laitière. Comment ? En remettant les vaches au pré… car elles connaissent aussi peu l’herbe qu’en Italie, les pauvresses. Et en fertilisant ces prés avec les propres déjections des animaux. Une « extensification », donc, qui ne surprendra pas l’éleveur français, qui visiblement n’est pas contradictoire avec « l’intensitification » visant à augmenter la lactation de chaque vache de façon à diminuer les émissions par kilo de lait produit. Le principe de massification fait qu’avec une vache qui produit mille malheureux litres de lait par an on se retrouve avec pas loin de 6 kg de CO2 par kilo de lait, alors qu’avec 8 000 litres de lait, standard batave, on est à 1,08. Un « mieux encore » est possible : diminuer de 300 grammes environ le bilan du kilo de lait en allongeant l’espérance de vie des vaches laitières et en troquant les produits concentrés (tourteaux) par des produits plus simples.
Génomique, économies énergétiques et chicorée
Aux États-Unis, l’intensification est déjà chose faite. Le lait est une industrie concentrée dans 4 états, il est produit au sein d’une cinquantaine de milliers d’exploitations familiales qui se partagent un cheptel de plus de 9 millions de vaches… et à peine 2 % des émissions de gaz à effet de serre fédérales, toutes sources confondues. Qu’il faudra bien réduire d’un quart d’ici 2020, par rapport à 2007. Un levier est évident : valoriser là aussi les déjections, en augmentant le nombre de méthaniseurs (au nombre actuel de 202, leur potentiel est dix fois plus élevé, selon la taille et la localisation des troupeaux), tout en optimisant la ration alimentaire des vaches. Un autre levier est assez original : la consommation en énergie du lait, depuis le pis vers le frigo du consommateur étant tenu pour responsable d’un tiers des émissions, chaque maillon de la chaîne doit réduire ses consommations d’énergie, par les méthodes classiques. Le programme « Cow of the future » vise à optimiser d’une autre manière la gestion des troupeaux et de leur génome : en sélectionnant par exemple les bêtes selon leur résistance aux maladies, on augmentera leur durée de vie et donc, leur productivité et ainsi leur efficacité. L’effet massification, toujours. Et un lait dont on peut se demander s’il n’est pas d’ores et déjà un sous-produit de l’industrie de l’énergie, un stock de kilowattheures plutôt que de protéines.
En Nouvelle-Zélande on parie également sur la génétique et la physiologie animales. Repérer pour les hybrider des animaux moins émetteurs de méthane, les vacciner contre les pathogènes, peut-être aussi introduire dans leurs génomes un ou tout des 5 inhibiteurs de la méthanisation identifiés à ce jour. Un autre volant de réduction se trouve dans l’azote. Ou plutôt, dans l’urine : parce que cela augmente leur fréquence de miction durant le pâturage, la supplémentation en sel de la ration – les animaux paissent, en Nouvelle-Zélande – diminue in fine les taux d’azote produits par les vaches chaque jour. De l’azote que les plantes à longues racines comme le plantain, la chicorée (encore elle) et la luzerne, savent fixer et stocker en profondeur.
Intensifier et extensifier, un paradoxe fertile ?
« What else ? », comme dirait un buveur de café.
Il s’agirait d’intensifier la production tout en l’extensifiant.
De jouer sur la baisse du carbone « global » (celui du produit final) accessible par des solutions techniques profitables à court terme, tout en jouant sur celle du carbone « spécifique » (celui de la parcelle) accessible par le stockage à long terme dans des prairies reconnues comme providentielles pour l’atténuation du changement climatique. Un paradoxe ! Une contradiction que les éleveurs vont devoir gérer finement. Considéré comme une ligne comptable, le carbone se voit déjà inscrit en passif ou en actif par l’éleveur suivant les bilans qui lui sont fournis, avec une marge d’erreur non négligeable, et selon son bilan financier, rarement fameux. Sur quels « postes » agir ? Les plus simples, les moins coûteux. Si la société veut que l’élevage soit plus « propre » et climato-compatible, comme disent les ONG vertes, et qu’il continue d’entretenir cet extraordinaire agrosystème qu’est la prairie, bien plus robuste qu’un champ de maïs face au réchauffement, en particulier s’il est diversifié et entretenu par des races elles aussi robustes, pour ne pas dire rustiques, il va lui falloir assumer ce choix coûteux. En permettant aux professionnels de vivre de leur métier.
Car de toute façon, les solutions seront toujours mises en œuvre par des professionnels qui doivent s’y retrouver. On en revient toujours à l’argent.
Comment ? Leur verser une rémunération pour l’entretien des services rendus par la prairie, certes, mais aussi, surtout, faire en sorte qu’ils puissent enfin gagner leur vie avec le fruit de leur travail. Mais tant que la très grande majorité des consommateurs continuera d’acheter sa viande et son lait dans des hypermarchés qui, mine de rien empiètent chaque année un peu plus sur des bonnes terres agricoles, la mainmise de ceux-ci sur les filières viande et lait ne risque pas de se relâcher. Pour que les éleveurs puissent dialoguer sereinement avec le climat, il faut que la société les soutienne. Et donc que les consommateurs acceptent de mettre le prix dans une viande de qualité, achetée chez un boucher.
Plus chère ? On en achètera moins ! Ce qui du coup fera baisser les émissions globales de carbone de la filière, comme c’est déjà le cas depuis 10 ans : la baisse de la demande a été un facteur aussi efficace que les efforts consentis. Idem pour le lait. En France, c’est 15 % de gaz à effet de serre en moins entre 1990 et 2010 (-5 % pour la viande, -20 % pour le lait).
À l’échelle de la planète, c’est la hausse plus forte de la consommation de non ruminants, comme les porcs, par rapport à celle de la viande bovine, ainsi que la régression de la part des élevages les plus intensifs qui explique l’augmentation plus faible que prévue des émissions de carbone de tout le secteur de l’élevage : comme le secteur de l’industrie, l’élevage fabrique plus de calories en émettant moins de carbone. On dit que son « intensité carbone » est plus faible, parce que la courbe mesurant la croissance de ses émissions de gaz à effet de serre s’est découplée et s’éloigne de plus en plus de celle mesurant la hausse vertigineuse de l’offre en protéines.
L’utopie de la viande et du lait « zéro carbone », et celle du goût
L’élevage des ruminants peut donc être un excellent acteur du climat et de la Cop21, car son empreinte carbone a déjà baissé, et les solutions à différentes échelles de temps, d’espace et de coûts, existent. Pour les mettre en œuvre plus facilement, les éleveurs réclament par exemple une simplification administrative et tarifaire de la mise en œuvre des méthaniseurs, et la prise en compte de tout équipement de production d’énergie renouvelable dans le bilan carbone de leurs exploitations. Ils demandent aussi, avec les chercheurs, que le puits de carbone qu’est une prairie, stock considérable alimenté par le stockage annuel, soit enfin considéré par les pouvoirs publics. L’idée suit son chemin, car la loi sur la transition énergétique cite clairement cet aspect dans son article 48, tandis que le ministère de l’agriculture a lancé le projet de recherches international 4 p 1000 : oui, en augmentant d’un petit quatre pour mille la teneur du sol en matières organiques, on pourrait absorber le carbone que nous exhalons chaque année dans l’atmosphère. Les vaches ont de l’avenir.
Comme ailleurs dans le monde, chez leurs collègues pasteurs pauvres, les éleveurs lorgnent aussi sur le marché de la compensation. Pourquoi ne pas être payé pour le carbone que les prairies stockent en étant le destinataire de financements de compensation, pourquoi également ne pas toucher de l’argent sur le carbone évité dès lors que le stockage serait comptabilisé dans les bilans d’objectifs ? Dans un marché du carbone idéal qui n’existe toujours pas, et qui est même, en Europe, un échec, l’éleveur financerait une partie de ses efforts par les bénéfices que la planète en tirerait. On pourrait d’ailleurs imaginer étendre ce système à tous les autres services rendus par les prairies. Car il n’y a pas que le carbone dans la vie. Les prairies sont indispensables à la société, et elles ne peuvent être entretenues que par des animaux. Ne serait-ce que lui, l’entretien du système de régulation de la quantité et de la qualité de l’eau circulant sur les sols, vaut bien quelques dépenses en carbone.
Virtuellement, une viande et un lait « zéro carbone » sont possibles, comme à peu près tout sur le papier. Mais ils n’existeront pas si la virtualisation du carbone par sa transformation en ligne comptable fait oublier que l’élevage, c’est du vivant, qui broute du vivant, par la vie d’hommes et de femmes qui ont exprimé lors de ces deux journées ce qui finalement leur semble essentiel : le besoin qu’on leur fasse confiance. Qu’on les laisse expérimenter pour atteindre des objectifs écologiques que, globalement, ils acceptent.
Je rajoute, qu’on leur donne les moyens de le faire.
L’agriculture sera la clé de voûte de notre adaptation au changement climatique dans une France qui commence à comprendre l’intérêt de préserver ses sols, elle l’est déjà dans notre édifice touristique qui repose sur l’attrait qu’exerce dans le monde entier nos paysages totalement fabriqués par la polyculture-élevage depuis des siècles, elle seule peut entretenir les services rendus par la nature dont nous n’avons pas les moyens de financer la disparition. Mais l’agriculture n’est rien sans le consommateur qui mange et qui boit. La France est dans l’assiette. L’élevage sera un bien meilleur acteur du climat si les Français avaient à nouveau le sens du goût. Et savaient acheter les bons produits, dûment étiquetés, français, vendus ailleurs qu’en hypermarchés.