Dans Libération du 25 janvier, Magali Reghezza-Zitt, maître de conférences à l’École normale supérieure, déplore le je-m’en-foutisme général à propos de la crue. Les médias ont beau avoir transformé la montée des eaux en invasion toxique, ils passent largement sur la seule question qui vaille : aujourd’hui, ça va, comme il y a deux ans – déjà, mais demain, quand l’inévitable crue centennale adviendra ? A-t-on une idée précise des conséquences sur la première région de France ? Sur celle qui, ainsi que le précise Me Reghezza-Zitt, « concentre près de 19 % de la population métropolitaine, 24 % des emplois, 30 % de l’activité économique de la France, et 40 % de la recherche et développement, sans compter les fonctions régaliennes, les administrations, les infrastructures logistiques, etc. » ? La réponse est dans la question : ce serait catastrophique. Surtout quand on regarde ces abrutis se battre pour des pots de Nutella en promotion chez Intermarché. L’ennemi de la raison c’est l’acte réflexe, et la cécité volontaire. Voici le texte que j’ai écrit en 2015 à la suite à un grand débat qui s’était tenu à Boulogne-Billancourt à propos de notre (im)préparation à la crue centennale. Il reste d’actualité. La prise de conscience a depuis évolué dans le bon sens, mais elle n’a pas encore atteint notre cerveau reptilien. L’inondation reste un marronnier médiatique, un impensé. Hélas.
La Seine : quand elle débordera vraiment nous ne serons toujours pas prêts…
C’est celle dont on se souvient le plus 1910. Parvenue à la barbe du zouave, la Seine de cette année-là sortit de son lit pour se coucher au pied de l’Opéra. Photographiée, filmée, enregistrée, elle est, depuis, la star des inondations. La référence en matière de Paris-sous-l’eau. À peine trois morts, mais 100 000 soldats mobilisés, quatre ans avant la Guerre, le métro façon « conduite d’eau » et les Parisiens en barques ou se déplaçant, haut-de-forme et jaquette, sur des petits ponts de bois.
Ce ne fut pourtant pas la pire, ni la plus importante, nous disent les historiens et les hydrologues. Sur les soixante-deux inondations qu’a connues la capitale de la France depuis 1500, 18 sont survenues au cours du XVIIe siècle, et 14 entre les années 1700 et 1740. Avant, il y en eut aussi, et des bien meurtrières.
Sainte-Geneviève a souvent eu les pieds dans l’eau
En fait, quand on regarde bien, l’histoire de Paris est ponctuée de processions en l’honneur de Sainte Geneviève, la protectrice de la capitale, dont le clergé sortait les reliques afin de convaincre Dieu de bien vouloir faire dégonfler le fleuve. C’est que l’eau est, toujours, ce qui a le plus fait peur aux hommes. C’est elle qui, écrit Emmanuel Le Roy Ladurie, a de tout temps le plus abîmé, détruit et tué. Qu’elle soit trop abondante ou par trop manquante, l’eau est la première catastrophe.
Sauf que… muséifiée depuis 1910 dans un noir et blanc amusant, l’inondation « centennale » n’est plus dans notre esprit naïf qu’un aléa banal que notre génie a su contraindre. Si le fleuve déborde à nouveau, il sera conduit par le corset des berges jusqu’à des barrages-réservoirs qui le retiendront avant de le relâcher. On ne craint rien ! Dans un pays où l’on se tourne vers le maire ou l’État à la moindre ampoule qui claque, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Nous sommes un pays d’ingénieurs, non ? Après tout, quelle que soit la catastrophe, l’arrêté de catastrophe naturelle est signé et les victimes sont remboursées, non ?
5 millions de… réfugiés !?
Les participants au colloque « Mise en Seine » ont démontré d’une voix étonnamment chorale que notre confiance en la technique et l’arrêté de catastrophe naturelle relève largement de l’ignorance, voire de la cécité volontaire. « Tout le monde s’en fout, politiques comme citoyens », ont-ils clamé en substance. « On ne réagira, trop tard, que lorsque l’eau sera là ». Quand ? Nul ne le sait. La Seine ne déferle pas à la manière d’un torrent, elle monte lentement. On aura donc le temps, la prochaine fois, de voir venir. « Mais justement, si elle met des jours à monter, elle mettra aussi des semaines pour redescendre… ». Le temps pour elle de bien imprégner les réseaux de distribution, de transport et de communication, les fondations des maisons, les terrains fragiles, les stations d’épuration, les sites de stockage de produits dangereux, les champs agricoles, les berges des ports.
Selon l’OCDE, la prochaine crue majeure de la Seine, égale, au moins, à celle de 1910, générera dans les 600 000 chômeurs et peut-être deux fois plus de personnes mises en situation difficile c’est-à-dire, en termes de sécurité civile, susceptibles de devoir ficher le camp de sa maison. Peut-être 5 millions de Franciliens n’auront plus accès à l’un ou l’autre des réseaux. « Comment gérer autant de gens en autant de temps ? ». On ne sait pas. « La solidarité jouera quelques jours, peut-être quelques semaines, mais qu’en sera-t-il après quelques mois ? ». En effet, en 2002 dans le Gard, quatre cents familles eurent à être relogées, ce que l’on ne put faire que longtemps après l’inondation, parfois dix-huit mois !
Fioul et dominos
Le problème sera avant tout celui de la pollution, comme l’ont montré les inondations récentes à New York, Dresde, Prague, Dublin ou dans le sud de l’Angleterre. Les cuves à fioul flotteront, pour finir par se vider. Les voitures surnageront, mais leur contenu s’en échappera. Et puis rien ne dit que les usines d’épuration de l’eau seront encore fonctionnelles. « Le problème n’est pas tant que l’eau inonde, c’est qu’elle sera sans doute souillée ». L’autre grande interrogation est celle de l’effet domino le gestionnaire du réseau électrique qui coupe préventivement un poste de distribution stratégique, ce qui entraîne l’arrêt brutal d’une antenne-relais de téléphone mobile ou d’une pompe affectée au maintien au sec d’une voie du RER…
Une culture du risque proche de l’étiage
En fait, la résilience des réseaux est bonne… pris isolément, car chaque opérateur, comme d’ailleurs toutes les grandes entreprises, s’est préparé à la fois à la crue, et à l’après-crue. Mais considérés dans leur réalité, interconnectés qu’ils sont, les réseaux ne sont pas résilients. D’autant moins qu’ils font vivre une population largement… déconnectée de toute culture du risque, enfermée dans la certitude que rien de grave ne pourra arriver, et que quand bien même, les assureurs et l’État feront le nécessaire. « Fantasme de la protection absolue » derrière des digues qui ne font plus craindre l’épée de Damoclès, « sous-estimation des conséquences », généralement partagée. Nous sommes en 2015 comme nous étions il y a trente ans au sujet du tri des déchets. Au début. Entre le je-m’en-foutisme, l’à-quoi-bonisme et l’après-nous-le-déluge il y a tout à faire. C’est-à-dire de la communication. De la vulgarisation. De la pédagogie. Mais qui, à Paris et ailleurs, a récemment entendu parler de l’inondation à venir ? Qui a eu vent des exercices de préparation, d’évacuation, d’accueil de réfugiés organisés dans le cadre de l’opération Sequana l’an prochain ? Qui sait quoi faire quand l’eau sera là ? Personne ! Parce que l’information concrète, non catastrophiste, dédramatisée, régulière, manque. Bref, les « élites », celles qui étaient présentes lors du colloque, savent, mais le reste de la population ne sait pas. Encore que l’on peut se demander si autant de gens sont nécessaires pour présider à la résilience de l’Ile-de-France. Ne sont-ils pas trop nombreux, eux qui, disant tous la même chose, ont l’air de se marcher sur les pieds ? Une réelle autorité chapeautant l’ensemble des services de l’État et territoriaux ne serait-elle pas plus efficace en matière de cartographie précise des enjeux, de campagnes de communication et d’aides aux petites entreprises qui n’ont certes pas les moyens des grosses pour tenir le coup social durant les mois d’inactivité forcée ?
Les sols, la biodiversité, les TVB, efficaces barrières anti-crues
Une autorité qui s’occuperait de l’eau et des sols. Car – cela a été largement souligné lors du colloque – les sols participeront plus qu’il n’en faut à la prochaine inondation. En premier ceux qui n’existent plus, couverts qu’ils sont par des parkings, des rocades, des lotissements et des centres commerciaux. En second parce que les sols trop labourés, trop profonds, sont tellement déstructurés que leur capacité à retenir l’eau de pluie est atténuée et qu’en hiver, alors qu’ils sont nus, ils deviennent aussi durs et étanches qu’une croûte de macadam. Aujourd’hui les sols favorisent le ruissellement, c’est-à-dire le galop de l’eau qui pleut vers les rivières qui grossissent et inondent. Voire, ils peuvent aussi aggraver l’inondation qu’ils ont contribué à amplifier entraînée par l’eau qui tombe du ciel ou déborde, la terre trop fine, parce que trop travaillée, peu maintenue par les racines, se mêle à l’eau qu’elle transforme en une boue bien plus dévastatrice.
La prévention des crues est en définitive autant une affaire d’eau que de sols. Donc, d’agriculture. In fine, d’aménagement du territoire. Laisser aux sols le temps d’absorber l’eau qui leur arrive. Comment ? En laissant le sol vivre ! Celui des zones humides, évidemment. Mais aussi les prairies, permanentes ou temporaires, les bandes enherbées qui servent de frontière entre champs et rivières, et… les parcs urbains riverains et les berges « végétalisées ». Sans compter les haies et tout ce qui, le long des courbes de niveau, freine l’eau. Finalement, en s’alliant la biodiversité pour se prémunir un peu contre l’inondation, on redécouvre les trames vertes et bleues. Ce qui favorise la biodiversité nous aide à limiter la casse !
La Bassée, est-ce trop dépenser ?
Le Schéma départemental de gestion et d’aménagement de l’eau, le SDAGE, a justement pour vocation de « laisser de l’espace libre au fleuve ». Difficile avec une telle densité de population. Le foncier manque déjà pour construire des logements. Le constat est pourtant clair on ne peut plus se permettre d’étanchéifier autant les zones inondables de la région, déjà couvertes à 90 % au cœur de Paris. Construire, certes, mais en préservant des usages multiples mine de rien, en remodelant les berges de façon à ce qu’elles accueillent aussi bien des promenades plantées que des zones industrielles, des plages que des zones humides, en réaménageant les ports pour qu’ils soient des éléments des trames vertes et bleues, on dit symboliquement que nous acceptons les aléas de la nature, parce que nous nous desserrons des appareillages techniques, du génie civil qui ne peut pas nous garantir à 100 %. Que faire du projet de la Bassée alors ? Ces casiers sont voués à retenir la Seine montante, le temps que passe le flot de l’Yonne, définitivement incontrôlable. La conjonction des deux flux fut en effet à l’origine de la crue géante de 1910. Mais de l’avis général, plus ou moins entendu lors de ce colloque, « dépenser un argent considérable pour un système qui ne nous mettra pas à l’abri d’une crue majeure n’a pas beaucoup de sens »… Par contre, il semblerait qu’il y en ait plus, du sens, à dépenser près de quarante milliards pour un Grand Paris Express mal conçu et à l’efficacité douteuse.
Les fleuves ? Moins que les pipelines…
De l’avis général également, la Seine est sous-utilisée. Comme l’ensemble du réseau fluvial français. La France est la première façade maritime d’Europe, et la seconde zone maritime mondiale. Qui s’en soucie ? Pas grand monde. Elle possède également le plus grand kilométrage européen de voies
navigables, plus de 8 000 km. Mais qui s’en soucie ? Peu de monde, car autrement, ce ne serait pas 2, 3 % à peine des marchandises qui emprunteraient la péniche plutôt que le camion, l’avion ou le train, mais au moins 25 % comme en Allemagne ! Par les fleuves transitent moins que par les pipelines, le constat est cruel. Mais voilà, la France a préféré investir sur la route, puis sur le TGV, oubliant que le corollaire de la massification qui est le véhicule de la mondialisation, par la mer, est la barge fluviale et le convoi ferré.
Pas de BTP sans Seine
Certes la Seine tient son rang, car l’essentiel des matériaux de construction, des granulats, et, dans l’autre sens, des déblais de chantier et des déchets lourds, sont véhiculés par elle. Mais ce rang pourrait être plus grand encore. Le réseau a été notoirement sous-investi. Les ouvrages d’art qui le ponctuent ne sont pas fiables. Selon VNF, des canaux importants n’ont toujours pas été requalifiés en « grand gabarit » afin de faciliter le passage des barges lourdes de 5 000 tonnes (équivalents à 200 semi-remorques) un élément du projet d’aménagement de La Bassée. Il manque des liaisons nettes, entre Le Havre et la Seine comme entre Fos et le Rhône. Il manque toujours ces grands canaux que sont le Seine-Escaut, qui devrait quand même voir le jour, et le Rhin-Rhône, aux oubliettes.
Il manque aussi des facilités d’accès. Du foncier, afin que les ports puissent exercer vraiment leur vocation de zones logistiques, vers lesquelles les ports maritimes évacueraient au plus vite leurs conteneurs et leurs vracs divers. Des ports facilités dans leurs tâches alors qu’élus et citoyens veulent tout à la fois des magasins près de chez eux, mais pas les affres de la livraison, quand bien même le serait-ce par la si vertueuse barge. Le pli est néanmoins pris depuis quelques années. La convention signée entre Voies navigables de France (VNF) et la Région a montré la cohérence réelle de celle-ci dans sa politique de transports quasi-autorité organisatrice du transport de marchandises, la Région, par ailleurs engagée dans un contrat de plan État-Région, accompagne le développement des ports de Gennevilliers, Achères et Bonneuil, et participe, avec l’Établissement public foncier, au réaménagement portuaire des anciennes papeteries de Nanterre.
La mise en Scène commence enfin
Ce n’est pas facile car on part de très loin, mais les cieux franciliens de plus en plus obscurcis par la pollution, la ferme volonté de la Mairie de Paris de proscrire sa voirie à tout camion non motorisé en Euro 6, l’attractivité nouvelle des ports maritimes français qui accroît le besoin d’évacuer au plus vite les marchandises débarquées, l’évidence que les travaux considérables inscrits dans le projet du Grand Paris ne pourront être menés sans l’aide du fleuve, l’aboutissement sans doute proche du projet de canal Seine-Escaut… Tous ces constats nourrissent un relatif optimisme. La France se remet à nouveau les pieds dans l’eau pour mieux voir passer ses péniches. Tout en scrutant le ciel afin de déceler le reflet qu’aura demain la Seine, perturbée par la variabilité chaque année plus forte du cycle de l’eau soumis au réchauffement climatique.
La mise en scène ne fait que commencer. Elle tarde un peu, tout de même.