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INFOLETTRE N°86

Vers la sobriété en Île-de-France : l’exigence de faire autrement / Zéro Artificialisation Nette #5

Sep 30, 2020

Le post-confinement et les vacances ont un peu ralenti tout le monde. Je reprends donc seulement mes activités normales, après avoir reçu l’autorisation de publier ce nouveau papier.
Avec le débat sur la sobriété, le cycle démarré en janvier par L’Institut Paris Region en était arrivé le 28 mai au stade du pentathlon. La sobriété est une exigence pour le ZAN, tel était le postulat de ce cinquième atelier. Au premier abord, l’hypothèse semble fondée. Moins consommer de foncier, moins bâtir, moins s’étaler, moins avoir à compenser, voilà une façon logique d’atteindre le zéro artificialisation nette. Moins, c’est d’ailleurs ce que nous avons fait durant ce confinement, mais nous y avons été contraints. Alors que cette étrange période a relancé les débats sur la croissance et que de multiples plans de relance de l’économie ont été discutés, et que celui finalement présenté ne fait plaisir à personne, quelle place aura la sobriété dans la transition écologique en général, dans le ZAN en particulier ? Six intervenants en ont débattu, dont Philippe Bihouix. Lien vidéo dans le texte.

Vers la sobriété en Île-de-France : l’exigence de faire autrement

Institut Paris Région/ ZAN#5 

(texte maquette disponible ici

Dans les médias, la sobriété est sur toutes les lèvres, mais surtout sur celles qui expriment le plus fort, celles des adeptes de la « décroissance. » Un mot pratique car jamais défini, à qui l’on peut donc tout faire dire. Décroissance de quoi ? La décroissance, c’est le plus souvent la réduction de ce que chacun de nous n’aime pas ou considère comme inutile… Une forme de syndrome Nimby (Not in my backyard). À tout le moins, elle est une interrogation très personnelle du rapport que nous entretenons avec l’achat de biens et de services. Un rapport que l’on peut qualifier d’intempérance, car, on ne cesse de nous le dire, nous consommons trop. Alors, soyons sobres. Toutefois, à force d’être présentée par ses défenseurs les plus énergiques comme un ascétisme, la sobriété sonne aux oreilles comme le mot pauvreté, ce qui sert ses adversaires que l’on trouve parmi les personnes considérant que le système économique actuel a ses défauts, mais qu’il n’existe néanmoins aucune alternative. Le dictionnaire nous apprend pourtant que la sobriété est une simple modération, une réserve.  

La sobriété, qu’est-ce que c’est ? L’avis de Philippe Bihouix

« La sobriété, c’est essayer de remplir nos besoins avec le moins de produits ou de services possibles tout en ayant une vie bonne et heureuse, » définit Philippe Bihouix, ingénieur, Directeur général adjoint d’Arep (Agence d’architecture interdisciplinaire, filiale de SNCF Gares & Connexions) et auteur de livres sur la question – L’Âge des Low tech paru au Seuil en 2014, par exemple. Il a été le grand témoin de ce cinquième débat. Sa définition renvoie à une question vieille comme la philosophie : qu’est-ce qu’être heureux ? Pour M. Bihouix, la sobriété permet de l’être, sans avoir à acheter, sans avoir à utiliser sans cesse plus de produits et de services. Voilà une définition qui suppose, par effet symétrique, qu’on n’est pas forcément joyeux lorsqu’on passe son temps à commander sur Internet. Ce serait même l’inverse. Une façon de consommer que nous avons pourtant beaucoup pratiqué durant le confinement, si l’on en croit les professionnels de la messagerie. La sobriété serait donc au sens de Philippe Bihouix le mode de vie du juste besoin : j’achète quand il y a nécessité, une fois mes besoins essentiels comblés, je n’achète plus qu’à la marge, c’est-à-dire rarement. Tout cela est très subjectif, car qu’est-ce qu’un besoin essentiel ? Qui le définit ? Une question de philo pour le bac 2021.

Utiliser le mimétisme

Acheter a minima est une manière d’exister difficile à conduire dans une économie française qui, en se désindustrialisant massivement au profit des services, a fait le choix de vivre avant tout sur la demande et, donc, de la (sur) consommation sollicitée chaque jour par le marketing, la publicité, la livraison gratuite, le renouvellement régulier et rapide des produits et les soldes. Après le confinement, le gouvernement nous a d’ailleurs demandé de dépenser notre épargne pour soutenir l’économie, ce qui revient, soit dit en passant, à transférer de l’argent vers les pays exportateurs de biens, compte tenu de notre déficit commercial abyssal. Il n’y a pas que cela, cependant, poursuit Philippe Bihouix : « On est très mal partis pour être sobres, car nos besoins sont excités par la rivalité mimétique : nous construisons nos désirs à partir de ceux des autres. Lieux de vacances, taille de la voiture, il y a des codes de différenciation entre classes sociales sur tout ce que nous achetons. Nous achetons ce que le voisin achète. » Ce désir de copier a été théorisé par l’économiste Thorstein Veblen en 1899. Le consommateur agit pour ressembler à celui ou celle qu’il estime. C’est la base même de la publicité dans l’industrie du luxe. Un mimétisme qui peut toutefois aller dans le sens de la sobriété si le voisin, le beau-frère, l’ami proche, le collègue, se met à moins acheter, à prendre le vélo ou à changer sa chaudière alors qu’on l’avait connu dépensier et je-m’en-foutiste. Dès lors que quelqu’un de respecté change, le changement progresse.

La société est prête à changer quand la majorité ne trouve plus cela loufoque. Banaliser le changement, c’est l’objectif « La société change déjà », reconnaît Philippe Bihouix, « Il y a des actions un peu partout, il y a l’émergence du do it yourself, des circuits courts, le zéro déchet, des actions qui transcendent les âges et les classes, mais il faut derrière cela un accompagnement réglementaire et normatif, » pour entériner le changement, afin de le pérenniser. Ceci dit, il est des domaines où les choses n’avancent guère : nous, Français, achetons de plus en plus de véhicules propres… mais ce sont des SUV, qui occupent beaucoup de places sur la voirie, émettent plus de gaz à effet de serre et coûtent plus cher en fonctionnement. « Pourquoi n’interdirait-on pas ces véhicules ? » demande carrément Philippe Bihouix. Plutôt qu’interdire les diesels, programmons par la loi la fin des véhicules gros comme des autos blindées de film américain. Qui ont malgré tout leur utilité pour quiconque a une famille un peu large sans beaucoup de possibilités d’emprunter des transports publics.

Réindustrialiser ce dont on a le plus besoin

La contrainte de la crise sanitaire nous a fait changer notre façon de consommer, nos habitudes alimentaires en particulier. Pourra-t-on continuer sans de nouvelles contraintes ? Cela semble difficile. Car nous venons de loin, d’une histoire récente qui nous a progressivement éloignés du travail manuel au profit du travail intellectuel, particulièrement valorisé dans notre pays. « Cela a éloigné la production de la consommation, la mondialisation a ensuite accéléré les choses, » résume P. Bihouix. Pourquoi se préoccuper de ce que l’on consomme lorsqu’on ne sait plus d’où ça vient, ni comment c’est fait ? Ce qui est désincarné n’a pas de valeur intrinsèque, il en va d’un objet comme de ce que nous mettons dans l’assiette. En particulier si l’objet est tellement peu cher, et si peu réparable : on jette, on en prend un nouveau.

Se pose alors la question de la réindustrialisation, agitée durant le confinement par ceux-là et celles-là mêmes qui, il y a quelques mois, considéraient cette idée comme du dernier archaïsme. Philippe Bihouix est pour ; toutefois, il n’aime pas les solutions univoques : « Il ne s’agit pas de tout réindustrialiser, de remettre des usines partout. Je pense qu’il faut favoriser ce dont nous avons besoin au quotidien. » Philippe Bihouix désigne les industries assez faciles à multiplier, celles qui ne nécessitent pas de coûts gigantesques et ont un marché captif, nous : fabriquer de l’outillage, des pièces détachées pour la plomberie ou l’électricité, des cordes pour les raquettes de tennis ou des trottinettes, est plus facile à faire que remettre en route des usines métallurgiques.

ZAN #5 : Vers la sobriété en Île-de-France : l'exigence de faire autrement

Réindustrialiser par le bon bout

Un argument d’ordre psychologique est souvent avancé pour promouvoir la réindustrialisation : lorsqu’on aura à nouveau des usines, des endroits où l’on produit les biens que nous utilisons, nous prendrons enfin conscience de la réalité des choses. Des conséquences de la fabrication de nos objets électroniques. Nous en finirions avec la délocalisation, l’extra-territorialisation des externalités négatives de notre mode de vie. Prenons l’exemple des mines de terres rares et de métaux précieux. Nos téléphones portables en ont besoin, or, ces matériaux sont issus de carrières exploitées en dépit du bon sens écologique dans des pays aux règlements aussi légers que les salaires versés aux ouvriers. « Est-ce que si l’on rouvrait des mines en France, plutôt qu’en Chine ou au Congo, ça nous permettrait de prendre conscience ? Je ne le crois pas. Quand l’industrie lourde était en ville, on n’avait pas plus de conscience écologique, on continuait à consommer ! » Certes, mais les mentalités ont évolué, nous ne tolérons plus les mêmes choses. « Et puis, on aurait des mines, certes, mais on n’aurait pas toute l’industrie de transformation qui va des terres ou des métaux rares aux composants électroniques, » une industrie qui n’existe quasiment plus en France. Notons que les terres rares sont absentes de la métropole, où l’on pourrait par contre faire comme avant, dans les années 1980, purifier les terres rares extraites de Chine.

Faut-il donc réindustrialiser par les filières qui polluent le plus à l’étranger, afin de réduire les impacts ? C’est une bonne question. Faut-il pour cela réindustrialiser les filières abandonnées comme l’électronique, la sidérurgie, l’extraction de métaux rares comme l’or, en Guyane ? Après un certain temps, c’est impossible, car les compétences ne sont plus là. Les savoir-faire, cela se transmet, ou cela se perd. « Une fois que l’industrie est partie trop longtemps, elle ne peut plus revenir », abonde Nadine Levratto, directrice de recherches au CNRS (laboratoire Economix). En attendant, changeons moins souvent nos téléphones portables, achetons des modèles réparables, réutilisables et réemployables, cela sollicitera moins l’industrie minière. La sobriété c’est aussi cela : avoir en tête que la centaine de grammes d’un téléphone portable cache très bien les cinq à sept kilos de matières premières mobilisées pour sa fabrication.

Comment rester sobre avec un foncier si convoité ?

Où remettre des usines ? Là où l’industrie existe toujours. La fabrique a de beaux restes, nous apprend Madame Levratto, et ne se trouve pas là où on l’imagine, à la campagne et dans les territoires périurbains. Au contraire, les emplois industriels se trouvent majoritairement dans les espaces urbains, à Nantes, Marseille, Toulouse, Nantes, Montpellier, Clermont-Ferrand, Bordeaux, Toulon, Marseille, Lyon ou Rennes. « En Île-de-France, dans 559 communes, soit 4,8 millions d’habitants – sur 12 millions au total, il existe toujours une part significative d’emploi industriel. » Ce sont des territoires où l’industrie irrigue toujours largement l’économie. Dans l’automobile, le numérique, la mécanique, le matériel médical, PME et grandes entreprises sont nombreuses et bien aidées par certains EPCI, comme Grand-Orly-Seine-Bièvre, Est-Ensemble, ou le département de la Seine-et-Marne. « Le problème, c’est que vu le prix du foncier, la concurrence pour l’espace exclut l’économie productive, au profit des bureaux ou des logements. Beaucoup de villes moyennes n’ont même plus de disponibilité foncière. » Or, 1 emploi industriel génère 2,5 à 3 emplois, « et ce ne sont pas les data centers qui créent de l’emploi, en dehors de la phase de construction, ça fonctionne sans personne ou presque ! » Les data centers comme les services ne remplacent pas les emplois perdus dans l’industrie. Ils ne constituent pas une transition sociale, et encore moins une transition écologique et énergétique : ce n’est pas parce qu’ils ne risquent pas d’exploser comme l’usine Lubrizol de Rouen qu’ils sont propres.

« En France le numérique représente 9 % de notre consommation d’électricité, dont 2 % pour les data centers. Les projections mondiales montrent qu’en 2030, on sera respectivement à… 51 % et 13 %, » sans parler des émissions de gaz à effet de serre, aujourd’hui équivalentes à celles du tant décrié secteur aérien (à hauteur de 3-4 %), précise Cécile Diguet, urbaniste, directrice du département urbanisme, aménagement et territoires à L’Institut Paris Region. Ne plus prendre l’avion, pourquoi pas, mais alors, soyons cohérents, et utilisons différemment Internet. Madame Diguet poursuit : « En Île-de-France, il y a 130 data centers connus, et beaucoup de projets, de demandes de raccordements électriques chez Enedis et RTE. Il y a ceux qu’on voit, des sortes d’entrepôts géants sans camions, et ceux qu’on ne voit pas, cachés dans des immeubles en plein Paris. » Et il y a ceux qui vont nous arriver, qui ont déjà poussé sur les terres irlandaises, pour le compte des GAFAM, comme cet « hyperscale » que Microsoft a fait bâtir près de Dublin : 10 hectares ! « Face à la pression, la métropole d’Amsterdam a décrété un moratoire d’un an qui s’achève bientôt. Celle de Stockholm a orienté les data centers vers des sites déjà urbanisés, avec un bon approvisionnement électrique et en fibres. » La planification, qui est revenue durant tous les séminaires, est une fois encore rappelée.

Construire, pourquoi ?

Et le ZAN dans tout ça ? Philippe Bihouix se pose à son propos la question suivante : la région Île-de-France a-t-elle réellement besoin d’accueillir toujours plus de monde ? Commencer par les besoins véritables, toujours. « On l’a vu pendant le confinement, on a tenu bon logistiquement, mais on s’est fait quelques frayeurs. Je pense qu’il faut réfléchir à une nouvelle vague de décentralisation. On est peut-être à l’heure de la revanche des sous-préfectures ! » D’autant que beaucoup d’entre nous, découvrant le télétravail, se sont mis à s’imaginer migrer vers les villes moyennes… qu’ils pensent vertes, sans bruit ni pollution et veulent aussi bien équipées que les grandes villes qu’ils considèrent désormais invivables. La région francilienne devrait peut-être observer nos comportements avant de se projeter trop vite dans le futur. 

Le risque existe de voir la demande foncière exploser dans les villes moyennes, si d’aventure la banalisation du télétravail entraînait un appétit pour le jardin. « On n’a pas assez de recul, on ne sait pas trop où va la demande ou l’offre, on est plutôt à essayer à voir comment émergent les tendances, » avoue François Bertrand, directeur général adjoint et directeur du pôle stratégie et ressources. « Il ne faut pas croire que cela se fait comme ça : ce n’est pas une évidence de ramener de l’activité et des gens dans les villes moyennes, car les valeurs foncières y sont en achat relativement fortes et en vente, relativement basses. »

Sobriété ne rime pas avec recycler

Professeure et chercheuse à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne (UMR Géographie-Cités), Sabine Barles met en avant l’intensification des usages. Mieux on utilise, moins on consomme de ressources. « Il faut comprendre que la ville est dotée d’un métabolisme de flux, comme l’eau, les sols, la nourriture, etc. La question n’est donc pas de recycler, comme on l’entend toujours, mais de diminuer par principe tous ces flux de matières. » Pour avoir des choses à recycler, il faut en effet avoir des choses à démolir, donc si on met l’accent sur le recyclage, on ne met pas l’accent sur la sobriété. Madame Barles déteste pour cette raison l’expression économie circulaire. « C’est un peu comme le développement durable, c’est une tarte à la crème, sans aucun fondement, ni engagement réel. » C’est dit. C’est même assez fondé d’un point de vue scientifique, car l’économie circulaire suppose intuitivement que tout est recyclable, réparable, réutilisable, réemployable à l’infini. Une hérésie : dans le secteur du BTP en Île-de-France, dans le meilleur des cas, seul un gros quart des déchets de construction pourrait être réutilisé. C’est pas mal, mais loin d’être suffisant. « L’économie circulaire, c’est la valorisation du déchet, alors que ce qu’il faut, c’est moins consommer de matières premières, de flux : la sobriété, c’est vraiment en amont qu’elle se situe. » Difficile à faire, car cela fait un peu plus de deux siècles que nous nous sommes enfin affranchis de la contrainte de temps et d’espace pour alimenter le métabolisme des villes : « avant, il fallait d’immenses surfaces de forêts pour avoir de quoi se chauffer, et une ville comme Paris s’est retrouvée à plusieurs reprises en manque de bois. La transition des combustibles renouvelables vers le non renouvelable a libéré de la surface. » Avant, il fallait des milliers d’hectares pour faire le foin qui nourrissait les chevaux, aujourd’hui il suffit de quelque puits de pétrole pour faire avancer les camions. Demain, il faudra des surfaces considérables assignées au photovoltaïque et aux pylônes d’éoliennes.

La révolution des engrais chimiques a aussi profondément changé le métabolisme urbain en fermant le flux des déchets, aliments, urines, fèces et autres matières organiques qui, durant des siècles, ont été déversés sur les champs. Moyennant quoi aujourd’hui, nos usines de potabilisation consomment de l’énergie pour détruire ces matières qui contiennent pourtant de l’azote et du phosphore, tandis que d’autres usines consomment de l’énergie pour fabriquer des engrais à partir de l’azote de l’air et du phosphate. « Les projets qui se multiplient sur les réseaux séparatifs, afin de récupérer au moins les urines, pour s’en servir comme engrais après filtration et traitement, seraient une façon de fermer la parenthèse du métabolisme urbain gaspilleur, » conclut Me Barles. Une manière de redonner de la valeur agronomique aux sols agricoles en leur apportant la matière organique qui leur fait défaut pour faire pousser les plantes et les animaux qui les mangent, et assurer les services écologiques qu’ils nous offrent, comme celui de la régulation de l’eau pluviale.

Raconter une histoire alternative

Qui peut décider la sobriété ? Philippe Bihouix désigne le citoyen, le consommateur, nous. Pour Sabine Barles, l’idée est un peu courte : « Notre capacité à choisir est très inégalement répartie en fonction de nos niveaux de vie, de nos revenus, de nos connaissances, finalement, notre capacité d’action est limitée, la décision n’est pas toujours entre les mains des consommateurs. Il y a une multiplicité de décideurs, parmi lesquelles nous, individus, mais aussi la puissance publique et les grandes compagnies internationales, » qui ont bien profité de l’usage massif d’Internet durant le confinement. Est-on vraiment libre d’agir ? Question éternelle. « Indépendamment de qui décide, comment décidons-nous ? Quels sont les fondements épistémologiques de nos décisions ? » se demande-t-elle. Notre imaginaire est fondé par la croissance, la propriété privée et le commerce. Cécile Diguet se pose la même question : « Comment on fait évoluer les sociétés… aujourd’hui ce qu’on nous raconte comme histoire, c’est que la consommation nous rend heureux, il faut donc inventer d’autres histoires. » À tout le moins s’agit-il de bien raconter la nôtre : la numérisation qui a permis le télétravail est fondée sur la fausse gratuité d’Internet, qui se paie au prix d’une accumulation de données personnelles par quelques entreprises, laquelle accumulation est la base du marketing qui nous fait acheter, et conduit… « à tout autre chose que la sobriété foncière, car les data centers ont besoin de beaucoup de surfaces ! » ajoute Madame Diguet, alors que la 5G, pour quelques millisecondes gagnées sur le téléchargement d’une vidéo, risque de faire exploser la demande. Comment rendre la sobriété désirable, face à une culture de la consommation dont les messages, très concrets, véhiculent la certitude que tous les désirs peuvent (et doivent) être comblés ?

Baux commerciaux

Délégué général de Procos (la fédération représentative du commerce spécialisé, 260 enseignes) Emmanuel Le Roch rappelle une évidence : le commerce va là où se trouvent les habitants. Mais où seront-ils demain ? Il ne le sait pas, mais il voit comment nous avons acheté durant le confinement : « Il y a eu une accélération : nous avons acheté plus local, y compris en supermarchés. Cela va avec un retour du commerce en centre-ville. En même temps, l’hypermarché continuera d’être central pour la consommation alimentaire, par contre, les plus gros de 20 000 m2 n’ont pas d’avenir. » C’est le rapport à l’espace qui est en train de changer. La notion de magasin évolue. « Nous avons une vie multiple, il faut donc des lieux de vie multifonctionnels. » En pratique c’est un peu compliqué, réglementairement et financièrement, d’associer logements, services publics, bureaux et zones commerciales. Si c’était facilité, on aurait la réalisation du rêve des promoteurs des retail parks : la création ex nihilo de pseudo-villages privatisés, qui achèverait les centres-villes déjà largement désertifiés par le développement des zones commerciales périphériques. On n’en est pas encore là, car nous ne le voulons pas – encore, selon M. Le Roch : « Ne serait-ce que la logistique, nous voulons tous être livrés vite et bien, mais sans un bruit ni odeurs. Comment on fait ? » On compose en permanence, comme à propos des quais de la Seine : on veut bien développer le transport fluvial, parce que c’est écolo, mais on veut aussi conserver l’entièreté des quais pour la promenade.

Un autre blocage se trouve dans la législation. « Le droit d’utiliser les mètres carrés est attaché à un site, ce qui fait que quand un propriétaire s’en va, son ancien centre commercial a encore une valeur durant trois années, c’est un actif. En faire autre chose, avant ce délai, serait une dépréciation. » Que faire ? M. Le Roch a une idée simple : « Réformer les Commissions départementales d’aménagement commercial (CDAC) de façon à ce que le droit soit attaché à une fonction, aux mètres carrés. Ainsi le propriétaire pourrait transférer son métier d’un site à l’autre sans perdre la valeur de son actif », et un nouveau pourrait plus facilement transformer ces mètres carrés abandonnés. Les friches commerciales auraient enfin un avenir.

Un avenir dont s’occupe l’Établissement public foncier d’Île-de-France (EPFIF). « Nous achetons par exemple un commerce, nous laissons le commerçant exploiter, nous utilisons les loyers payés de façon à ce que la rentabilité couvre nos emprunts et au bout de dix ans, quinze ans, quand le bien nous appartient enfin, nous pouvons le vendre en dessous du prix du marché, » explique François Bertrand, directeur général adjoint et directeur du pôle stratégie et ressources. La maîtrise foncière passe aussi par des mécanismes locatifs comme l’amodiation. « Si l’État n’avait pas vendu les terres sur lesquelles on a construit La Défense, s’il avait créé un régime d’amodiation, vous imaginez ce qu’il tirerait comme bénéfices ? » Après tout, c’est ainsi que l’État gère ses grands ports maritimes et ses voies navigables. « L’amodiation est par essence une stratégie sobre car au bout de trente à quarante ans on récupère les terrains et on en fait ce qu’on veut. Et on en a maîtrisé l’usage de toute façon. Par contre, ce n’est rentable que sur le très long terme. » En réalité, la sobriété foncière coûte cher dans les zones tendues. On en fait baisser le coût au mètre carré en réalisant de la densité : « Prenez un pavillon, acheté 200 000 euros, revendu 500 000 euros. Pour l’amortir, si vous voulez faire une opération immobilière, la seule solution est de détruire pour mettre un petit immeuble. » La densité n’est pas un but, mais une conséquence du prix du foncier. La sobriété en découle.

La fabrique de la sobriété

Selon M. Bertrand, elle est consubstantielle des établissements publics fonciers : « Par définition, nous sommes là pour lutter contre l’étalement urbain, car nous sommes là pour fabriquer du recyclage urbain. Notre rôle est d’acheter des terrains d’occasion, avec des bâtis dessus. » Un objectif difficile à atteindre car il reste toujours plus compliqué de faire du recyclage urbain, de déconstruire, de densifier plutôt que d’utiliser de la terre agricole et de faire du pavillon. « La sobriété se conçoit cela dit dans une économie au sens large. Quand on déconstruit un pavillon, par exemple, cela coûte cher, et il n’y a pas forcément de filières – ou de règlements – pour réutiliser tel ou tel matériau. »

Les nouveaux matériaux, comme les nouvelles façons de construire, l’architecte Dominique Gauzin-Muller, en est la porte-parole. « Moi je ne parle pas de sobriété, mais de frugalité, heureuse et créative. La frugalité c’est la récolte des fruits, c’est plus positif, c’est une manière de mieux utiliser les fruits de la terre ». Elle a lancé le mouvement de cette frugalité heureuse et créative en janvier 2018. Il défend un avenir fait de villes moyennes, où l’on peut tout faire à vélo ou à pied. Des villes faites de bâtiments construits avec les matériaux du territoire : « Nos groupes locaux sont en train de créer des cartes de ressources, notamment en Lorraine. Le but est que chaque architecte puisse disposer de toute l’information nécessaire pour trouver les ressources les moins impactantes sur l’environnement. » Il n’est pas nécessaire de construire en béton si l’on a du bois à côté, en brique si l’on peut construire en terre et ou paille. « Il s’agit aussi de valoriser le site de la future maison. On analyse le lieu, ses caractéristiques, on regarde le vent, le soleil, la météo pour diminuer les besoins énergétiques, et ce n’est que lorsqu’on a épuisé toutes les spécificités locales qu’on va commencer à utiliser des techniques et des matériaux autres. » Preuve visuelle à l’appui, Madame Gauzin-Muller démontre qu’en France, en réhabilitation comme en neuf, on sait bâtir en bois, en terre, en paille. Et même, des écoles, comme celle de Boutours, à Rosny-sous-Bois, signe que la réglementation a su s’adapter.

« Cela dit, la question n’est pas de concevoir des choses plus écolos parce qu’elles sont en bois, biosourcées, mais de se demander si l’on a besoin de construire ! » En effet : un étalement urbain par des maisons passives en bois et paille sera toujours un étalement urbain, comme un bouchon en voiture électrique sera juste un bouchon muet. « Il faut arrêter d’artificialiser, point ! Utiliser le bâti existant, et, avec le télétravail, utiliser les mètres carrés familiaux plutôt que de construire des mètres carrés de bureaux. Utiliser les écoles pendant les vacances scolaires pour en faire autre chose. Intensifier les usages, mieux utiliser le bâti, réhabiliter, bref, faire des choses légères. » Utiliser des parkings pour faire de la logistique, le soir ; mêler hôtels et bureaux, bref, mutualiser la ressource rare qu’est désormais le mètre carré. Mais il en va du plancher de camion, de la surface logistique comme du foncier urbain : la mutualisation, pour optimiser, intensifier l’usage, tout le monde en parle, personne ne le fait. Pourquoi ? Le modèle économique, les questions de normes et d’assurance, tous les arguments sont bons. Une culture, il faut du temps pour en changer. L’avons-nous ?

Taxer le capital plus que le travail ?

Considérer la sobriété implique de regarder large. Comme le rappelle Me Levratto, quand on observe les flux mondiaux de marchandises, deux tiers des échanges – en volume – sont le fait d’entreprises qui achètent à d’autres entreprises. « Ce n’est donc pas que la fonction de consommation, mais l’organisation du système productif qui est en jeu. Le système est intrinsèquement très consommateur de transports. » Parce que celui-ci ne coûte pas grand-chose, tant il est massifié. La chercheuse pointe une autre explication, une évolution majeure de notre société : les gens ont montré leur flexibilité, durant le confinement, alors que le capital, lui, l’est de moins en moins. « En fait, c’est le travail qui est flexible, malléable, alors que le capital, lui, est de plus en plus spécialisé, de moins en moins malléable, ce qui fait qu’il est difficile par exemple de faire de la mutualisation de lieux. » Ou de la réhabilitation d’une friche industrielle : « ce sera toujours plus cher que de faire du neuf, car le système fiscal et la protection sociale sont basés sur le travail humain et très peu sur les ressources et l’énergie, » déplore Philippe Bihouix. Le travail est donc la variable d’ajustement, parce qu’il est trop taxé, en particulier en France. Du coup, réparer, réhabiliter, réutiliser coûte trop cher. Mieux vaut racheter, construire du neuf. « Les cotisations sociales représentent 400 milliards environ par an, alors que les taxes environnementales représentent 50 milliards, dont 45 sur le seul carburant, » cela donne une idée des leviers fiscaux sur lesquels on pourrait agir, conclue Philippe Bihouix. Que les produits et services paient une partie de leurs coûts sociaux, et environnementaux, en particulier ceux qui paient ou remplacent l’homme, et le travail reviendrait moins cher, tandis que les produits que nous apprécions à jeter, que les friches que nous allions laisser sans usage, le seraient plus. Cependant, dans un pays comme le nôtre ou la taxe carbone est rejetée par la plupart d’entre nous, cette révolution fiscale est très hypothétique.

Des idées sobres

Pour finir, les participants ont émis quelques pensées afin de faire de la sobriété un objet politique véritable. Sabine Barles aimerait une gestion centralisée des sols, ressource rare qui va le devenir de plus en plus à mesure que la transition énergétique réclamera l’installation de panneaux solaires sur les sols, et que ceux-ci seront de plus en plus travaillés avec moins de labours, moins d’intrants, de plus en plus sollicités pour remplir une diversité de fonctions : « la question de la surface va redevenir essentielle. » Une hypothèse confortée par Philippe Bihouix qui pense qu’il faut d’ores et déjà construire moins mais mieux, sur moins de surface. Cécile Diguet opte pour une échelle régionale afin de piloter l’usage des choses tandis que Nadine Levratto, se projette plus loin encore : « aussitôt que l’on calcule la surface de sols qui est nécessaire à l’alimentation de Paris et à l’utilisation de ses déchets… il faut envisager l’échelle du bassin de la Seine pour bien rendre compte du métabolisme urbain ! ». Madame Diguet défend le développement des baux emphytéotiques (des loyers modiques sur des durées très longues) afin que la puissance publique conserve sa maîtrise foncière. Elle se fait fiscaliste lorsqu’elle évoque l’explosion de la consommation de données : « Pourquoi ne pas faire le tri dans les données comme on trie des déchets ? Taxons les mauvaises, remettons en cause la gratuité du système ? » afin qu’il y ait moins de flux à transiter par les data centers. Sur une journée de travail, 60 à 80 % des mails sont des spams ou des pubs. M. Le Roch imagine que le commerce, en tant que fonction métabolique, soit intégré le plus en amont possible à l’échelle régionale, et de là aux autres échelles. « Cela dit, avec un Scot tous les 5 ans, on n’est pas capables d’être agiles par rapport à l’évolution de la société ! » déplore-t-il. La sobriété exige beaucoup d’innovations culturelles, sociales, sociétales, organisationnelles, pour utiliser différemment la ville et les sols, répartir les temps de travail et de vie de façon différente. « C’est indispensable, car on ne peut pas imaginer atteindre la sobriété par des réponses purement techniques ! » estime Philippe Bihouix. « Le rôle des pouvoirs publics est fondamental, de par le levier prescriptif des achats des collectivités, afin de donner une impulsion. » Il n’y aura pas de sobriété sans vision politique de l’avenir, sans une réflexion à l’échelle régionale, au moins, et sans contraintes. Sans, non plus, de belle pédagogie : tant qu’on l’entendra rimer avec pauvreté et décroissance, la sobriété a peu de chances de se banaliser comme le mot biodiversité.