L’union régionale des CAUE (conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement) des Hauts-de-France a réuni ses membres à Beauvais le 20 octobre pour fêter le vingtième anniversaire de la Convention européenne du paysage. Pas de gâteau, mais une table ronde réunissant un paysagiste et un géologue, tous deux certains que la notion même de paysage est l’une des clés pour penser l’avenir de nos territoires. Et si l’on pensait le paysage avant l’aménagement plutôt que de laisser les gens le construire après que celui-ci a été réalisé ? Une idée à creuser alors que l’assentiment social pour les éoliennes est proche de zéro. Pourquoi bouleverser nos paysages par des aménagements dont l’intérêt n’est pas évident, la réponse est dans les propos de Bertrand Folléa et Francis Melliez…
Écologie : le paysage, le grand oublié de la transition
Texte et photos © Frédéric Denhez pour URCAUE Hauts-de-France
L’avenir. En nos temps mélancoliques, c’est une notion figée par le flou du doute ou la précision collapsologique. Comme s’il n’existait plus, en vérité, alors qu’il nous faut envisager un monde d’après, de meilleur espoir.
Dans la période actuelle où l’on s’étonne presque de sourire, le présent s’est pétrifié en une camisole aveugle. Un carcan d’autant plus insupportable que nous l’avons tricoté nous-mêmes sans y penser, l’insouciance déroulant la pelote qui semblait sans fin. Nous sommes enfermés aujourd’hui sans rien pouvoir imaginer de demain. À quoi ressemblera ce qui m’entoure ? Plus rien n’est certain, ce à quoi on croyait est trop fragile, les institutions ne nous donnent plus confiance. À force de tirer sur la corde de la planète, qui pourtant de temps en temps, et de plus en plus souvent, se raidissait avant de filer à nouveau, la voici qui se venge, se bloquant tout à fait, lançant un mécanisme infernal : le feu est venu se mettre sous la marmite climatique, l’océan a commencé à monter à l’assaut de nos côtes, nos sols ont perdu leur fécondité, et un pangolin, aidé d’une chauve-souris, nous a transmis un virus messager qui nous tétanise. Nous, parasites de cette planète, sommes punis par celle-là même que nous avons outragée, c’est ainsi qu’il faut comprendre ses réactions. Il va désormais nous falloir avoir honte. Face aux méchants paysages que nous avons créés, seule la pénitence nous sera permise, un vœu de sobriété heureuse, et la Nature reconnaîtra enfin les siens. Ne touchons plus à rien. Voilà le tableau que nous dessinent les professeurs d’apocalypse. La fin des temps, ou bien le début d’un monde nouveau par une frugalité paradisiaque, un dénuement obligé par une vision aussi déterministe que fixiste de la société.
Comment dès lors envisager l’avenir ! ? En regardant nos paysages, justement, ce qui nous permet de nous projeter en commun et non de subir le présent comme s’il n’était que l’écrasement du passé.
Le paysage est un attachement
Paysagiste, urbaniste, cofondateur de l’agence Folléa Gautier et professeur aux écoles nationales supérieures du paysage de Blois et de Versailles, Bertrand Folléa est un grand nom du paysage en France et dans le monde. « Le paysage ? C’est ce que les gens font de leur pays ! », résume-t-il d’une belle formule : l’usage de la nature fait les paysages. Un écosystème est un réseau de relations sociales entre les espèces, le paysage le met en réseau avec les hommes et les femmes. Il est une constitution purement humaine, le reflet d’une appropriation, c’est-à-dire d’une culture.
Par exemple, tous ces paysages que l’on qualifie de moches aujourd’hui, que nos parents et grands-parents trouvaient pourtant beaux, lorsqu’ils sont apparus durant les Trente glorieuses. Bertrand Folléa se souvient de l’affiche de la campagne présidentielle de François Mitterrand, en 1965. « Il est là, devant un champ, sous une ligne à haute tension, une usine en arrière-plan ! » Avant de présenter la force tranquille, le futur président amoureux de l’arbre trônait donc devant l’archétype du pays mis au pas par les ingénieurs. À cette époque, la technique s’était substituée au paysage, elle seule décidait. Elle était de fait le paysage, car on croyait en ses vertus. « C’était les grands projets gaulliens, dans une logique de progrès héritée du XIXe siècle. Il s’agissait d’équiper les territoires ! Alors, on considérait que les paysages qui résulteraient de ces aménagements feraient le bonheur des gens. »
Lesquels ont fait avec, et ont quand même trouvé cela beau, ces pylônes, ces autoroutes, ces usines, ces grands magasins, ces grands ensembles, qui étaient avant tout rationnels, fonctionnels, méthodiques, rectilignes, orthogonaux, simples comme des dessins sur papier millimétré, mais ils symbolisaient les accomplissements d’une société alors ils étaient acceptables. Les lignes à haute tension ne sont pas des monuments d’architecture, elles marquent tellement les paysages qu’on ne les voit plus. Mais dès qu’on y pense, qu’on se met à jeter le regard dessus comme les oiseaux y posent leurs pattes, on se dit qu’on aurait peut-être dû faire autrement – bien que l’enterrement de ces grosses lignes soit impossible. On se trompe, répond Bertrand Folléa, « car ces lignes à haute tension amenaient l’électricité, c’est-à-dire le confort aux gens, il ne faut pas l’oublier ! Du coup ils n’ont vu que le bénéfice qu’ils en tiraient ! »
Un paysage est une sorte de rapport entre le coût de la laideur et la beauté de notre bien-être. Alors, gardons-nous d’en juger la qualité. On se souvient de la une fameuse du magazine Télérama sur la « France moche ». Elle avait déplu, et même choqué, car elle dit les choses telles qu’elles étaient : oui, les Trente glorieuses ont certes aménagé, mais dans une telle fonctionnalité qu’elles nous ont laissée des paysages sans âme, laids comme des parpaings. Et alors ? « Un paysage est un attachement », et l’on s’est attaché à ces preuves du progrès de la société. On s’attache aussi à ce qui nous rassure. Oui, mon quartier pavillonnaire, ma barre d’HLM, n’est pas très belle, nul n’y viendrait en vacances, pourtant c’est chez moi, et si j’y habite, c’est bien parce que j’y ai des avantages. Oui, les chevalets de mines sont laids, mais ils sont des silos emplis de la sueur des mineurs, ce sont des tours qui rompent la monotonie des lieux en leur conférant une identité. Après tout, la Tour Eiffel avait horrifié ses contemporains… Un paysage se doit d’être bien vécu.
Grégory Villain, Richard Kaczynski et Pierre Mouysset, de l’URCAUE Hauts-de-France.
Un paysage se discute avec ceux qui y vivent
Aujourd’hui, les choses ont changé. Notre bien-être est là, on ne voit pas ce que la technique pourrait nous apporter de plus. Les territoires ont été aménagés, on n’imagine pas comment ils pourraient l’être plus. Alors sommes-nous devenus plus critiques.
Nous sommes aujourd’hui très fébriles quand il s’agit de notre paysage mental. Attention à l’intime… Nous n’acceptons plus de nous voir imposer des choses sans qu’on sollicite notre avis. Qu’est-ce qui le justifierait ? Il faut nous expliquer les avantages. Que vais-je gagner au regard de ce je risque de perdre ? « On le voit avec les éoliennes, » prend Bertrand Folléa comme exemple. « Si l’on donne l’impression à des gens que cela a déjà été décidé, parce qu’on les consulte tardivement, on reste dans la logique aménagiste du XXe siècle, qui est pyramidale, on perpétue un modèle dépassé qui prétend in fine imposer un paysage aux habitants, en leur imposant un équipement. » Forcément, les gens se braquent, ils se cachent derrière des arguments de santé, de biodiversité ou de dévaluation foncière pour justifier leur refus alors qu’ils n’ont jamais trouvé rien à redire bruyamment contre les lignes à haute tension. « Mais justement ! Ces lignes-là ont apporté quelque chose, or, qu’est-ce qu’apportent les éoliennes ? Une électricité verte, certes, mais les gens ont déjà l’électricité, » le bénéfice est donc moindre, pour un coût exorbitant, celui de la modification brutale d’un paysage par des gens qui n’en sont pas.
Des études scientifiques menées en Australie et en Nouvelle-Zélande l’ont montré, plus les gens sont consultés tôt, moins il y a d’opposition à l’installation d’éoliennes. Plus c’est tard, plus il y a de gens qui se déclarent malades des éoliennes avant même qu’elles ne tournent au vent. On ne peut brutaliser comme cela le territoire vécu, au risque autrement de provoquer des réactions épidermiques.
Francis Melliez et Bertrand Folléa
Le paysage avant l’aménagement
Le paysage est une construction intime. Il est une projection de notre intimité. « Il est le fruit des relations, des usages d’un pays, d’un territoire, il est le produit des perceptions que les gens en ont. On ne peut pas séparer les choses. » Un attachement, une dimension qui s’ajoute, en la dépassant, à la dimension écologique. Ainsi, le territoire qui sera bientôt grand ouvert pour tracer le canal Seine-Nord. Il est plat, boueux, peu arboré. Entre Compiègne et Cambrai, ses 107 km vont écarter la craie sur 54 m, dans un aplat de champs de bataille. Comment éviter que cet aménagement sans doute utile ne soit considéré un jour comme une blessure ? « Il faut se l’approprier. Or, on l’a pensé comme si on était au XXe siècle, » déplore Bertrand Folléa qui a participé à la préfiguration du projet. Déjà, fait-il remarquer, « on part de Paris, il ne faut pas l’oublier, c’est-à-dire de l’État, puis on traverse quatre départements… » La symbolique est assez forte. Elle l’est plus encore : cette balafre, « on n’a pas pensé à l’inscrire dans le paysage, par exemple par des circulations douces, alors que de fait l’eau attire, y compris quand elle est spectaculaire comme ce sera le cas. En plus, on est sur une topographie adoucie, qui permettrait de découvrir des régions sans effort, à vélo… Un aménagement pareil, on a besoin de broder autour, de le couturer, d’innerver ce grand fil d’eau avec toute la toile existante et à venir des circulations douces. » Sur le site internet du projet, il n’y a pas un mot sur le vélo. Mais ses promoteurs l’assurent, les pentes seront douces pour la faune. Le canal devrait être pensé comme un paysage en soi, il risque de n’être qu’un banal outil.
« Le paysage ne doit plus être une conséquence fortuite avec laquelle. les gens se débrouillent comme ils peuvent. Il devrait être une cause commune, être remonté très haut dans la création d’un projet pour être un point de ralliement, de façon à connaître et reconnaître ce qui rassemble, ce qui relie, c’est la seule façon de se projeter. » Quel territoire veut-on construire ? Ce n’est pas seulement à ses habitants de le décider, car l’intérêt général peut s’imposer, mais sans eux, le paysage risque d’être un mal-être. Bertrand Folléa aimerait qu’on inverse les choses, de façon que l’aménagement du territoire se conçoive par les paysages. « Les conditions vont nous aider », se rassure-t-il. « L’interventionnisme, toute l’idéologie du modernisme du XXe siècle interagissait avec cette puissance de feu du pétrole bon marché. Cela nous a donné un sentiment de surpuissance. Or, aujourd’hui, l’énergie bon marché, c’est terminé : mieux vaut donc bien penser aux choses en amont. » L’open bar des Trente glorieuses a fermé ses portes, il nous faut aménager aujourd’hui avec des ressources bien plus limitées. Or, penser par le paysage permet de faire ceinture sans douleur. Déjà la voiture n’a plus le droit de Cité, alors qu’il n’y a pas si longtemps, les paysages, campagnards et urbains, étaient tenus de se plier à son bon vouloir. Alors vite, des pistes à vélo le long du canal Seine-Nord !
Avoir en tête le temps long des grandes modifications
« Partager une expérience c’est un facteur d’apaisement », dans la construction d’un projet, voilà pourquoi Bertrand Folléa est certain que la concertation permet de dessiner l’avenir. Pour Francis Melliez, professeur émérite de géologie à l’Université de Lille 1, l’apaisement arrive déjà quand on pense au temps très long des soubassements. Réfléchir aux ères a des vertus calmantes. On se sent si ridicule ! Un paysage repose sur une logique géologique. S’il est ce qu’il est, c’est parce que les hommes ont fait avec les sols, l’eau, la topographie, et cela, avec ce qu’ont produit les millions d’années de la lente évolution des formes. « Il ne faut jamais oublier que le premier facteur d’installation des hommes, c’est l’eau », explique M. Melliez à partir d’une image prise depuis les collines de l’Artois : « c’est elle qui explique l’habitat dispersé dans cette région agricole, et néanmoins urbanisée. Là où l’eau était facile d’accès, les hommes se sont installés, » et ils y sont toujours. Sans eau immédiate, sans puits abondant, pas de peuplements. « Regardez la carte hydrographique de la région, et comparez-la avec la carte géologique. Tout correspond ! Le blanc hydrographique correspond au vert géologique : là où il y a de la craie, roche perméable, il y a énormément d’eau, mais loin dans le sous-sol, très peu en surface, du coup il y a moins de villages » comme en Picardie. Le peuplement des Hauts-de-France, c’est avant tout au nord, sur les sables et argiles imperméables pleins d’eau facile à pomper.
Les Hauts-de-France sont le résultat d’une longue histoire que racontent les mines, les collines de Laon, la pierre bleue des maisons de l’Avesnois et encore toutes les carrières de la région. « Tout cela nous détaille une histoire complète : les Hauts-de-France, c’est 540 millions d’années de géologie, en continu ! On a des témoins de toute l’histoire de la vie, entre la période calédonienne et la surrection des Alpes. » Contrairement aux apparences, la région a donc une certaine dynamique, car elle a été déformée dans le passé, il n’y a aucune raison de croire qu’elle ne se déformera pas à nouveau. Rien n’est statique ni figé dans la vie, c’est la première leçon de la géologie.
Le patrimoine peut être invisible
« Cela, on le voit dans les carrières, notamment celle de Bettrechies-Bellignies, dans l’Avesnois. On y trouve des structures géologiques du cœur des Alpes… » et une pierre de couleur gris-bleu qui fait dire aux maisons la naissance des Ardennes. La carrière fait certes un vilain trou dans le pays, elle n’en est pas moins son paysage depuis le début du XVIIIe siècle, doublé d’un lieu formidable d’apprentissage pour les géologues inscrit à l’inventaire national du patrimoine géologique. D’autres endroits, dans la vallée de la Somme, sont des références tout aussi bien inscrites : « savez-vous que la vallée est la référence mondiale pour les dépôts et paysages du Quaternaire ! ? » Un paysage quotidien qui est aussi celui, en pensée, de centaines de chercheurs de par le monde ! Un patrimoine référentiel qui peut aussi bien être un trou artificiel, les strates d’une vallée fluviale ou un mamelon pas très rond : regardons la ville de Laon, toute regroupée autour de sa cathédrale sur une butte que l’on voit de très loin, comme posée, incongrue, sur une plaine bien plate : « elle est un témoin du tertiaire, une époque largement érodée partout ailleurs dans la région. Tout au-dessus, il y a de l’argile, puis du sable, puis du calcaire. Comme l’argile est imperméable, les gens se sont installés là-haut car il y avait de l’eau dans le sable ! » Du coup, disposant de l’essentiel, ils ont fait de la butte un nid d’aigle et un étendard de la foi. Le bâti a été construit avec le produit du temps très long, avec les pierres qui en disent long sur le temps qui a passé, à un endroit qui ne s’explique que par la loterie des strates.
Mais souvent, le temps efface les choses, il rabote, érode, digère au point d’empêcher de voir des éléments essentiels. Francis Melliez a un exemple étonnant : « lorsqu’on regarde précisément la carte hydrologique de la région, on repère une divergence. À partir d’un point, s’écoulent la Sambre, l’Escaut la Somme et pas mal d’autres rivières qui vont se jeter dans l’Aisne, l’Oise et la Seine ! » Où est ce point essentiel que l’on ne voit pas ? « C’est le massif de l’Arrouaise, situé dans l’Avesnois, du côté de Wassignies. » Le temps a aplani les formes, on ne voit guère de mamelon, la forêt a disparu, rien ne suggère un massif, et aujourd’hui ce château d’eau est invisible ; il faut donc se méfier de la topographie qui ne renseigne pas toujours sur les écoulements. Cela interroge encore une fois la définition du paysage. Arrouaise est d’importance pour la ressource en eau, mais est-il encore un paysage dans la mesure où les gens ont oublié cette éminente fonction ? Celui qu’ils vivent est fait de champs, de boisements, d’une départementale qui va du Cateau à Saint-Quentin, il est assez banal. Si on leur apprenait qu’ils ont sous les pieds l’origine de plein de rivières, leur regard changerait-il ? Sans doute prendrait-il une importance plus grande encore. Ce ne sont que des betteraves, certes, mais dessous, il y a vos rivières !
Une création permanente
« Tout cela démontre qu’un paysage est en permanence en mouvement, même dans sa dimension non vivante. Ça bouge ! Cela doit nous inspirer : s’intéresser aux processus, ceux de l’eau, et de sa consommation par exemple, c’est une façon d’être en situation de repenser notre rapport à l’eau, » abonde Bertrand Folléa. L’eau est là, mais elle n’est plus là, lointaine, déréalisée parce que l’on ne sait plus d’où elle vient. Savoir lire le paysage permet de la retrouver et donc, peut-être de faire attention aux conditions de son cycle, c’est-à-dire à la consommation et aux polluants. Si les habitants de Wassigny savaient, seraient-ils plus attentifs au changement climatique et à la surconsommation qui diminuent la quantité d’eau disponible en été ?
Le paysage est un livre ouvert, encore faut-il savoir le lire. Francis Meilliez prend une illustration : « les habitants de Bailleul ne savent pas tous que leur eau vient des pluies qui tombent sur les monts de l’Artois. L’eau qui tombe à Marles-les-Mines s’infiltre dans la craie et s’écoule, dessous, le long de la pente jusqu’à la plaine de la Lys. Il lui faut cinquante ans pour faire ce chemin. » Ainsi, l’eau qui chute aujourd’hui d’un robinet à Bailleul s’était infiltrée au début des années 1970, à 50 km de là, « quand les agriculteurs utilisaient massivement des tas de pesticides ! À l’époque on n’a pas fait attention. » Le principe de solidarité entre l’amont et l’aval qui est un des piliers des agences de l’eau trouve sa source dans ce genre d’hydrographie particulière. 50 km, 50 ans. Boire de l’eau est un transect, le verre résume tout un paysage.
Rien n’est figé, décidément. « Des unités de paysage, il s’en crée tout le temps. Là où il y a des relations entre un territoire et les gens, il y a paysage. Même autour d’une ZAC ou d’un quartier pavillonnaire. Il faut qu’il y ait des relations sensibles. » S’il n’y en a pas, on peut en créer de nouvelles et ainsi faire paysage. « Il faut travailler à créer de l’attachement, en recréant des centralités vivantes, » c’est-à-dire de l’activité, l’esprit village dirait un magazine de décoration intérieure. Des centralités qui ont disparu à cause des ZAC : « en centre bourg, on a fragilisé le paysage dans sa dimension sensible. » Ce qu’ont bien compris les gestionnaires des mêmes ZAC qui, faisant face à la désaffection des consommateurs, optent pour la fuite en avant de création de retail parks, c’est-à-dire de centres-villes privés. Un paysage, c’est fragile : tant que les centres commerciaux apportaient un bénéfice, ils étaient acceptés, maintenant que les gens y vont moins, ils les regardent plus, et voient leur laideur. Se muera-t-elle à nouveau en beauté avec ces centres-villes artificiels ?
C’était le projet d’Europacity, qui a n’a pas convaincu. En dépit des retombées économiques promises dans un territoire sinistré, transformer un paysage agricole en un paysage urbain fantasmagorique n’a pas été considéré comme une modernité acceptable. Les gens n’y ont pas trouvé d’attachement possible.
Ménagement du territoire
Nous avons abîmé nos pays en établissant avec eux des relations toxiques qui ont abouti à des paysages dont nous ne sommes pas toujours fiers. Il ne s’agirait pas de refaire la même erreur. Pour Bertrand Folléa, « à l’évidence, on ne peut pas mettre la question des paysages en dehors des démarches de planification du territoire. La démarche paysagère doit être partout, dans les documents d’urbanisme et de planification tels que les Scot, les PLU, mais aussi les PCAET et les Sraddet régionaux, » jusqu’à la PPE, la programmation pluriannuelle de l’énergie. Ces documents font des cartes, des chiffres, mais ils ne sont pas des projets de paysages. Pas plus que les CDPENAF, Safer et syndicats agricoles ne réfléchissent aux paysages ruraux dont ils sont pourtant la charge, alors qu’ils incarnent pourtant mieux qu’un autre l’abandon de tout esprit critique devant les promesses du progrès. Pourquoi l’habitant d’un secteur sauvegardé au titre du patrimoine historique doit-il demander à l’architecte des bâtiments de France son avis pour la réfection de ses volets, alors que l’agriculteur qui construit un grand hangar en tôle et son voisin qui désouche ses haies séculaires n’ont pas à consulter pour les conséquences visuelles de leurs décisions ? Les agriculteurs sont les auteurs de nos paysages ruraux, ils n’en sont pas pour autant les propriétaires.
L’État rédige des atlas des unités paysagères, via ses Dreal. Il promeut également des Plans de paysage, qui sont des documents censés apporter une certaine cohérence dans les documents de planification, par la formulation d’objectifs de qualité paysagère et de plan d’actions. Nées dans les années 1960, formalisés en 1993 par la loi… paysage, ces plans n’ont pas de rôle prescripteur et peinent toujours à se concrétiser. Le paysage reste un matériau malléable auquel quiconque peut toucher tant qu’il promet de le valoriser.
Comment changer le regard ?
En le guidant vers les éléments qui expliquent le paysage, depuis les tréfonds de la géologie jusqu’au sommet de la vieille cheminée d’usine. « Il n’y a pas de paysage sans appropriation, sans lecture, » répète Bertrand Folléa. Ça s’apprend, et c’est fondamental car la réindustrialisation, auparavant donnée comme archaïque, est depuis la crise sanitaire considérée comme un programme par tous les partis politiques. On ne pourra pas ramener toutes nos usines chez nous, mais il faut y penser d’ores et déjà afin de n’être pas surpris : « Cela aurait le mérite de réinscrire nos sources d’énergie, de matériaux, de produits, de pollutions dans notre univers quotidien. Regardez à Béthune. Au Moyen-Âge, la ville était entourée d’une cinquantaine de moulins à eau. Ils ont disparu. L’énergie qui était partie prenante du paysage, a été réduite à quelques gros monuments, les barrages et les centrales nucléaires. L’énergie est devenue abstraite. » Si on veut l’économiser, il faut en prendre conscience, la rendre palpable. Quoi de mieux… qu’une éolienne devant sa fenêtre dont on use directement de la production ? Accepter une révision manifeste du paysage peut modifier nos usages qui, sur le long terme et ailleurs, éviteront des refontes dans l’urgence. Ménager avant d’aménager le territoire.
« Le paysage, c’est une image dans un film long-métrage, un instantané dont on essaie de restituer le scénario antérieur, et d’esquisser ce qui pourrait se passer dans les images suivantes, » dessine Francis Melliez. Le construire demande une maturation plus longue qu’un mandat électoral, qui puisse se poursuivre malgré la succession des élus aux responsabilités. Oui, décidément, le futur a de l’avenir si l’on parvient à en faire ensemble un joli dessin.